Jean qui grogne et Jean qui rit/21

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XXI

SÉPARATION DES DEUX FRÈRES


Simon et Jean montèrent pour la dernière fois dans leur chambre. Ils firent chacun leur modeste et très petit paquet. Simon ouvrit le portefeuille que lui avait donné M. Abel ; il y trouva pour deux mille francs d’obligations du chemin de fer de l’Est et un billet de mille francs, plus l’anneau de mariage et la médaille que Simon devait, selon l’usage, donner à sa femme.

« Est-il possible ! Quelle bonté ! quelle générosité ! s’écria Simon.

Jean.

Je vais t’accompagner jusque chez toi, Simon.

Simon.

Certainement, mon ami : tu m’aideras à m’arranger. Ce ne sera pas long, je pense.

— Non, mais nous serons restés ensemble le plus longtemps possible. »

Les deux frères firent leurs adieux à M. Métis, qui leur donna à chacun une gratification de vingt francs ; et ensuite ils prirent congé de leurs camarades, qui les voyaient partir avec regret.

En arrivant chez M. Amédée, ils furent reçus avec une grande joie.

« Seulement, mon ami, lui dit Mme Amédée, vous auriez dû nous prévenir pour les meubles ; je ne savais pas que vous en eussiez acheté, et j’avais mis dans votre chambre ceux que j’avais : pas beaux, mais pouvant servir. Il a fallu enlever mes vieilleries pour y placer votre joli mobilier. Les tapissiers y ont travaillé depuis le jour naissant ; rideaux, alcôves, ils ont tout mis en quelques heures. C’est que vos meubles sont charmants ; ils sont très bien. La future chambre d’Aimée est même trop élégante ; je ne lui fais pas d’autre reproche. »

Simon était stupéfait ; la surprise l’avait empêché d’interrompre sa future belle-mère.

Simon.

Mes meubles ! La chambre d’Aimée ! dit-il enfin. Mais je n’ai rien acheté. Je ne sais ce que cela veut dire.

Jean.

Comment, Simon, tu ne devines pas ? Mon cœur me dit, à moi, que c’est M. Abel ; toujours M. Abel. Allons vite voir ce qu’il y a dans tes deux chambres. Je suis content pour toi et pour Aimée. »

Ils montèrent tous au premier, au-dessus du magasin. Simon et Jean trouvèrent, en effet, un mobilier complet dans chaque chambre ; les meubles étaient en acajou et perse de laine, simples et jolis. Dans la chambre de Simon il y avait une petite bibliothèque avec une vingtaine de volumes reliés, bien choisis et tous intéressants et utiles.

Madame Amédée.

On a mis l’armoire et le linge dans la chambre d’Aimée, puisque c’est elle qui doit le soigner et s’en servir. Et, quant à la malle de vos effets, Simon, je ne l’ai pas ouverte ; j’ai pensé que vous aimeriez mieux ranger vos affaires vous-même.

Simon.

Ma malle ! mes effets ! Mais je n’ai pas de malle, et mes effets sont dans le paquet que j’ai apporté.

Jean.

Encore M. Abel, notre chère providence ! »

Jean courut à la malle, l’ouvrit et la trouva pleine de linge, d’habits, de chaussures, de tout ce qui pouvait être nécessaire à Simon dans sa condition de petit commerçant aisé, mais travaillant encore.

Pour le coup, Simon sentit ses yeux se mouiller de larmes.

« C’est trop, dit-il, c’est trop bon ! Et voyez, ajouta-t-il en leur montrant le portefeuille et ce qu’il contenait, voyez ce qu’il m’a donné ; avant lui, je n’avais rien ; j’envoyais à ma mère tout ce que je gagnais. Et ce billet de mille francs, prenez-le comme cadeau de noces pour Aimée, ma mère : achetez ce que vous croirez lui être utile et agréable. »

M. et Mme Amédée étaient enchantés ; il leur importait peu de qui venaient ces richesses, pourvu que leur fille en profitât. Ils se hâtèrent de descendre pour faire part à Aimée des générosités de M. Abel. Les yeux de Mme Amédée brillaient de bonheur.

Madame Amédée.

Avec un pareil protecteur, Aimée, tu n’auras pas besoin de t’inquiéter de l’avenir de tes enfants.

Aimée.

J’espère bien, maman, que Simon n’aura jamais besoin d’avoir recours à la générosité de son bienfaiteur après tout ce qu’il lui a donné.

Madame Amédée.

Je ne dis pas que tu demandes jamais rien à M. Abel ; je veux dire seulement que sa générosité prévoit tout et pense à tout. »

Aimée n’était pas contente de l’explication de sa mère ; mais elle ne dit rien. C’était sa mère !

Simon et Jean, restés seuls, s’embrassèrent tendrement et longuement ; tous deux avaient des larmes dans les yeux ; leur silence exprimait, mieux que des paroles, leur joie et leur reconnaissance.

« Rangeons tes effets, dit Jean après quelques instants de silence ; et puis je te quitterai pour aller aussi dans ma nouvelle demeure. Hélas ! mon bon et cher frère, c’est là le chagrin ; chacun chez soi : nous ne serons plus ensemble. Toujours, toujours séparés à l’avenir !

— Mais pas séparés de cœur, mon cher, cher Jean. Ces deux années que nous avons passées ensemble si étroitement unis, sont de beaux moments de notre vie : ils nous laisseront un charmant et heureux souvenir. Je n’ai jamais été si heureux que dans notre pauvre chambrette du cinquième, où nous manquions de tout et où nous avions tout ce qui fait le bonheur : une conscience tranquille et notre tendresse fraternelle. Nous les avons toujours, ces deux éléments de bonheur. Nous nous verrons moins, c’est vrai, mais nous nous aimerons autant et nous penserons l’un à l’autre. Et à présent mettons-nous à l’ouvrage. »

Jean embrassa encore une fois Simon et commença avec lui à tout placer dans la commode et dans l’armoire, et à accrocher les habits aux porte-manteaux.

Au fond de la caisse, Simon trouva d’abord un crucifix et une petite statue de la Sainte Vierge, puis un petit paquet ; il l’ouvrit et en tira deux jolis livres, les Évangiles et l’Imitation ; ensuite une petite boîte contenant une belle montre d’homme avec sa chaîne d’or.

Jean.

Encore ! Tu vois s’il nous aime ! Est-il possible qu’il y ait un homme meilleur que mon cher M. Abel ? Je ne le crois pas ; non, c’est impossible ! »

La malle était vidée. Simon se trouvait monté de tout pour des années ; jusqu’aux chaussures et aux affaires de toilette, rien n’avait été oublié.

Il commençait à se faire tard ; il était temps que Jean se rendît chez ses nouveaux maîtres. Les deux frères s’embrassèrent à plusieurs reprises ; Jean descendit l’escalier, la vue un peu troublée par des larmes qui remplissaient ses yeux, malgré ses efforts ; et Simon, partagé entre le regret de quitter son frère et le bonheur de sa situation actuelle et à venir.

Les frères se séparèrent au bas de l’escalier. Jean sortit ; Simon entra dans le magasin, où il trouva Aimée, qu’il n’avait pas encore vue, à laquelle il avait tant de choses à dire, et dont la sympathie et l’affection dissipèrent promptement le nuage de tristesse que lui avait laissé le départ de Jean.

Celui-ci marchait vite et cherchait à se distraire ; en passant devant l’épicerie de Pontois, il se heurta contre Jeannot qui en sortait.

Jean.

« Ah ! où vas-tu si précipitamment, Jeannot ?

Jeannot.

Je vais entrer chez M. le comte de Pufières ; une fameuse place, va ; des gens très riches ; j’ai quatre cents francs de gages pour commencer ; habillé comme un prince, nourri comme un roi ! Presque rien à faire, et puis des profits.

Jean.

Quels profits peux-tu avoir ?

Jeannot.

M. Boissec, l’intendant, me les a expliqués ; je les aurai si je me conduis bien. Je te dirai ça quand j’y serai et que je saurai bien au juste ce que c’est. Et toi, où vas-tu si bien habillé ?

Jean.

J’entre aussi, moi, dans une maison où m’a placé notre cher bienfaiteur M. Abel.

Jeannot.

Et quel genre de maison est-ce ?

Jean.

Des personnes excellentes. Il y a un pauvre petit garçon de dix ans bien malade ; c’est un vrai petit ange. Et les pauvres parents, si résignés et si tristes ! mais si pieux ! Un chagrin si doux, si bon !

Jeannot, d’un air moqueur.

Ce sera amusant ! un joli présent que t’a fait ton cher bienfaiteur !

Jean.

Oui, c’est un beau présent, et il faut qu’il m’aime bien pour m’avoir trouvé digne d’entrer dans cette maison. Pauvre Jeannot, tu ne comprends plus cela, toi !

Jeannot.

Laisse-moi donc avec ta pitié ! Tes pauvre Jeannot ! m’ennuient à la fin. Pendant que tu geindras, que tu prieras comme un imbécile, je m’amuserai comme un roi, je mangerai, je boirai, je dormirai.

Jean.

Et après ?

Jeannot.

Après ? Eh bien… après… je recommencerai.

Jean.

Et après ?

Jeannot.

Après… après… Je continuerai.

Jean.

Et après ?

Jeannot.

Ah ! laisse-moi donc tranquille avec ton après.

Jean.

C’est qu’après tu mourras, Jeannot. Et que lorsque tu seras mort, il y aura encore un après et un toujours ! »

Jeannot lança à Jean un regard de colère et de mépris, et passa de l’autre côté de la rue pour ne plus marcher avec lui. Au coin de la rue Castiglione, Jeannot tourna à droite, Jean continua tout droit et dit un dernier adieu au pauvre Jeannot, qui se croyait très heureux et qui ne daigna ni répondre ni tourner la tête.

« Quel dommage qu’il ait quitté le pays ! se dit-il ; Paris l’a perdu ! »

Jean arriva chez M. et Mme de Grignan ; ce fut Barcuss qui le reçut.

« Ah ! te voilà donc, mon ami ! Je suis bien content de t’avoir chez nous, et nous allons nous mettre à l’ouvrage tout de suite ; M. Abel dîne ici ; tu vas essuyer les assiettes et les verres pendant que je préparerai le dessert et le vin.

Jean.

Comment va ce pauvre petit M. Roger ? A-t-il passé une bonne nuit ?

Barcuss.

Non. Mauvaise comme toutes celles qu’il passe depuis quinze mois. Il souffre constamment ; il n’a pas de sommeil, le pauvre petit. Le père et la mère sont sur les dents. »

Un coup de sonnette se fit entendre.

Barcuss.

Vas-y, Jean ; vas-y ; ma corbeille de fruits va crouler si je l’abandonne. »

Jean courut au salon et y trouva Mme de Grignan.

« C’est vous, Jean ? Je sonnais tout juste pour savoir si vous étiez arrivé ; mon pauvre Roger vous demande ; il désire beaucoup vous voir ; lui qui ne demande jamais rien et qui semble ne rien désirer, il a demandé qu’on vous envoyât chez lui aussitôt que vous seriez arrivé. Allez-y, mon ami !

— Oui, madame. Madame veut-elle me permettre de prévenir M. Barcuss ?

— Oui, Jean, allez ; c’est très bien à vous d’être déférent pour M. Barcuss. »

Jean revint un instant après et il entra dans la chambre de Roger.

Le bruit léger que fit la porte attira l’attention du petit malade. Il ouvrit les yeux ; un demi-sourire et une légère rougeur vinrent animer son visage. Il fit signe à Jean d’approcher et lui tendit la main. Jean la prit doucement, y appuya ses lèvres, et regarda le visage si souffrant, si contracté du pauvre enfant.

Roger examinait Jean de son côté ; il sourit légèrement.

« Tu as pitié de moi, Jean ? Tu ne veux pas croire que je ne suis pas malheureux… Je souffre, il est vrai ; je souffre beaucoup, mais le bon Jésus me donne de la force pour souffrir… Et toi qui es pieux, tu dois savoir que plus on souffre, plus on est heureux dans l’autre monde… Je mourrai bientôt, et je serai bien, bien heureux avec le bon Dieu… Je prierai pour toi, Jean, quand je serai là-haut. »

Roger se tut et ferma les yeux ; il ne pouvait plus parler, tant sa faiblesse était grande et sa souffrance aiguë. Jean voulut se relever, mais Roger sourit légèrement sans ouvrir les yeux et retint la main qu’il tenait.

« Prions, dit-il très bas.

Jean.

Oh oui ! Prions, pour que le bon Dieu vous rende la santé.

Roger.

Non !… Prions pour que sa volonté soit faite, et qu’il fasse de moi tout ce qu’il voudra… C’est mieux, ça… Je suis content aujourd’hui, reprit-il après un assez long silence. Papa et maman pourront se reposer pendant que tu es près de moi, Jean… Et je suis tranquille quand ils se reposent… Mon ami Abel t’aime beaucoup, Jean… parce que tu aimes bien le bon Dieu… Et moi aussi, je t’aime pour cela, et je suis content quand tu es là, près de mon lit… Et puis, j’aime à voir tes yeux ; ils sont doux, ils sont bons ; ils ont toujours l’air d’aimer. »

Roger s’arrêta ; son visage se contracta.

« Jean, Jean… prie pour moi… que le bon Dieu m’aide… Je souffre, je souffre !… Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu !… Pardon. Ma bonne Sainte Vierge ! Aidez-moi ! Ayez pitié de moi ! Oh ! Dieu ! »

Jean retira sa main d’entre celles de Roger, qui n’eut pas la force de la retenir, et il courut chercher Mme de Grignan, qui causait avec le médecin de la maladie et des souffrances de son enfant. Ils entrèrent et renvoyèrent Jean à Barcuss. M. Abel arriva peu de temps après. Jean profita de ce qu’il se trouvait seul avec M. Abel pour lui dire rapidement ses nouveaux motifs de reconnaissance ; il se mit à genoux devant lui pour donner un coup de brosse à ses bottes, et, dans cette position humble et reconnaissante, il lui dit des paroles de tendresse et de dévouement.

M. Abel.

Tais-toi, tais-toi, mon enfant. Tu sais que tu es convenu avec moi de ne me remercier que par les yeux. Si quelqu’un t’entendait, on pourrait croire que je suis réellement ton sauveur, ton bienfaiteur. Je veux être ton ami et ton protecteur, rien de plus. Voici Barcuss. Silence… Eh bien, Barcuss, où avez-vous logé mon petit Jean ?

Barcuss.

Monsieur, j’ai fait porter sa malle dans la chambre près de la mienne. »

Jean regarda M. Abel d’un air surpris en répétant : « Ma malle ? Ma malle ?

M. Abel.

Mais oui, ta malle, nigaud ! Où voulais-tu qu’on la mît, si ce n’est dans ta chambre ? C’est comme pour Simon ; quand il a déménagé, sa malle a été portée dans sa nouvelle chambre. Il en est de même pour toi. »

Tout cela fut dit d’un air significatif, avec un sourire bienveillant et un peu malin, et avec quelques signes du doigt qui voulaient dire : « Ne me trahis pas, tais-toi ».

Barcuss.

Je vais voir si madame est dans le salon.

— Monsieur ! dit Jean dès qu’ils furent seuls.

M. Abel.

Chut ! Barcuss va revenir. Tu as manqué me trahir… Crois-tu donc que ce que j’ai fait pour Simon, je ne l’aurais pas fait pour toi ? toi, mon ami, mon confident ! » ajouta-t-il en riant.

À table, Jean vit pour la première fois Mlle Suzanne de Grignan, jeune personne gracieuse, aimable, charmante. Toute la famille était si unie, si bonne, que Jean se sentit tout de suite à son aise comme s’il en faisait partie. Pour la première fois il eut l’occasion d’apprécier l’esprit gai, vif et charmant de M. Abel. Il l’admira d’autant plus ; il ne le quittait pas des yeux, et plus d’une fois cet enthousiasme muet excita le rire bienveillant des cinq convives.