Jean qui grogne et Jean qui rit/32

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XXXII

DEUX MARIAGES


La famille resta plongée dans une profonde douleur, mais jamais un murmure ne fut prononcé ; Abel ne les quittait presque pas. Il tint la promesse qu’il avait faite à Suzanne ; il fut pour elle l’ami le plus dévoué, le frère le plus attentif. Les mois, les années se passèrent ainsi. La réputation d’Abel avait encore grandi ; ses derniers tableaux avaient fait fureur. Il avait reçu le titre de baron après l’exposition où il avait eu un si brillant succès. Il continuait sa vie simple et bienfaisante ; il avait restreint de plus en plus le cercle de ses relations intimes ; et de plus en plus il donnait son temps à ses amis de Grignan. Suzanne était arrivée à l’âge où une jeune, jolie, riche et charmante héritière est demandée par tous ceux qui cherchent une fortune et un nom. Ces demandes étaient loyalement soumises à Suzanne, qui les refusait toutes sans examen.

« Chère Suzanne, lui dit un jour Abel, votre mère me dit que vous avez refusé le duc de G… Vous voulez donc rester fille ? ajouta-t-il en souriant.

Suzanne.

Je n’épouserai jamais un homme que je ne connais pas, que je n’aime pas, et qui me demande pour la fortune que je dois avoir.

Abel.

Mais, chère enfant, vous connaissez le duc de G… : vous l’avez vu bien des fois.

Suzanne.

Ce que j’en connais ne me convient pas. Il parle légèrement de tout ce qui me plaît, de tout ce que j’aime ! Auriez-vous le courage de m’engager à épouser un homme sans religion ?

Abel, vivement.

Non, jamais, Suzanne ; je suis trop votre ami pour vous donner un si dangereux conseil.

Suzanne.

Alors ne me proposez plus personne, jusqu’à ce que…

Abel.

Achevez, Suzanne ; jusqu’à ce que… ?

Suzanne, souriant.

Jusqu’à ce que vous m’ayez trouvé un homme qui vous ressemble.

Abel, après un instant de silence et très ému.

Suzanne… je sais que vous pensez tout haut avec moi. Je connais votre franchise, votre sincérité. Dites-moi le fond de votre pensée. Que voulez-vous dire par là ?

Suzanne, souriant.

Si vous ne le comprenez pas, demandez-en l’explication à maman ; elle vous la donnera. La voici qui vient, tout juste ; je me sauve. »

Et Suzanne disparut en courant.

Madame de Grignan.

Eh bien, qu’y a-t-il donc, Abel ? Suzanne s’enfuit et vous êtes tout interdit.

Abel.

Il y a de quoi, chère madame. Si vous saviez ce que vient de me dire Suzanne ! »

Et Abel répéta mot pour mot sa conversation avec Suzanne.

Madame de Grignan.

Elle a parfaitement raison, mon ami. Et je dis comme elle.

Abel, vivement ému.

Madame ! chère madame ! Comprenez-vous bien toute la portée de vos paroles ? Ne pourrais-je me figurer… que si j’osais… vous demander Suzanne, vous me la donneriez ?

Madame de Grignan.

Certainement vous pourriez le croire ; je vous la donnerais, et avec un vrai bonheur, et Suzanne en serait aussi heureuse que nous le serions, mon mari et moi.

Abel.

Serait-il possible ? Comment ! ce vœu que je renfermais dans le plus profond de mon cœur, serait exaucé ? Suzanne serait ma femme ? de votre consentement ? du sien ?

Madame de Grignan.

Oui, mon ami ; vous seriez son mari et mon gendre ; le vrai frère de mon cher petit Roger, ajouta-t-elle en prenant les deux mains d’Abel dans les siennes. Ce cher petit ! il vous aimait tant ! Sa dernière parole a été votre nom. »

Mme de Grignan pleura dans les bras de ce fils qu’elle venait de se donner. Il lui baisa mille fois les mains en la remerciant du fond de son cœur.

Abel.

Ne puis-je voir Suzanne, chère madame ?

Madame de Grignan.

C’est trop juste ; je vais vous l’envoyer. »

Deux minutes après, Suzanne rentrait, souriante mais légèrement embarrassée.

« Suzanne ! dit Abel en allant à elle et lui baisant les mains, Dieu me récompense bien richement du peu que j’ai fait pour son service.

Suzanne.

Et moi, mon ami ? C’est à notre cher petit Roger que je dois ce bonheur, que j’ai si souvent demandé au bon Dieu, et que vous me refusiez toujours.

Abel.

Moi ! Ah ! Suzanne, comment n’avez-vous pas compris que je n’osais pas ? J’ai beau avoir été chamarré de décorations, avoir été fait baron, je ne croyais pas pouvoir prétendre à la jeune et charmante héritière demandée par les plus grands noms de France. Mon intimité avec vos parents, leurs bontés pour moi, et jusqu’à la grande amitié et préférence que vous me témoigniez en toutes occasions, m’interdisaient toute tentative, par conséquent tout espoir. Mais si vous saviez combien j’ai souffert de ce silence forcé !

Suzanne, souriant.

À présent, mon ami, vous ne souffrirez plus que de m’avoir fait souffrir, moi aussi. À tout autre que vous (qui êtes mon confident intime, vous savez), je n’aurais jamais osé dire ce que je vous ai dit aujourd’hui. Et pourtant je pensais bien que vous n’en seriez pas fâché. »

À partir de ce jour, le mariage de Suzanne de Grignan avec M. le baron de N… fut le sujet de toutes les conversations ; il fut non seulement approuvé, mais extrêmement applaudi ; la réputation et la célébrité d’Abel l’avaient mis au rang des grands partis, et plus d’une mère envia le bonheur de Mme de Grignan.

Trois jours avant cet événement, Kersac revenait joyeusement à sa ferme de Sainte-Anne. Son premier soin fut de chercher Hélène, qu’il trouva dans la cuisine, occupée des soins du ménage.

« Hélène, Hélène, s’écria Kersac, me voici ! Et bien content d’être revenu.

Hélène.

Et Jean ?

Kersac.

Jean va très bien ; il viendra un peu plus tard. Je vous expliquerai ça. Et moi, je viens vous demander une chose.

Hélène.

Tout ce que vous voudrez, monsieur ; vous savez si j’ai la volonté de vous obéir en tout.

Kersac.

Oh ! il ne s’agit pas d’obéir, il s’agit de vouloir.

Hélène.

C’est pour moi la même chose ; je veux tout ce que vous voulez.

Kersac.

C’est-il bien vrai, ça ? Alors ! sac à papier !… j’ai peur. Parole, j’ai peur !

Hélène.

Qu’est-ce donc, mon Dieu ? Est-ce que… mon petit Jean… ?

Kersac.

Il ne s’agit pas de petit Jean ! Brave garçon, cet enfant ! j’en suis fou… mais il ne s’agit pas de ça ; il s’agit de vous.

Hélène.

Mais parlez donc, monsieur, vous me faites une peur !

Kersac.

Hélène, Hélène, vous ne devinez pas ? »

Et comme Hélène le regardait avec de grands yeux étonnés, Kersac la saisit dans ses bras, manqua l’étouffer, et dit enfin :

« Je veux que vous soyez ma femme ! »

Puis il la lâcha si subitement, qu’elle alla tomber sur un banc qui se trouvait derrière elle.

La surprise et la chute la rendirent immobile ! Kersac crut l’avoir blessée sérieusement.

« Animal que je suis ! s’écria-t-il. Hélène, ma pauvre Hélène ! vous êtes blessée ? souffrez-vous ?

Hélène.

Je ne suis pas blessée, monsieur ; je ne souffre pas. Mais je suis si étonnée, que je ne comprends pas ; je ne sais pas du tout ce que vous voulez dire.

Kersac.

Parbleu ! ce n’est pourtant pas difficile à comprendre. Vous êtes une brave, excellente femme, active, propre, au fait de l’ouvrage d’une ferme. Je suis garçon, je m’ennuie d’être garçon, et je veux vous épouser. Parbleu ! C’est pourtant bien simple et bien naturel. Et je vous dis : Voulez-vous, oui ou non ? Si vous dites oui, vous me rendrez bien content ; vous me payerez de tout ce que vous prétendez me devoir. Si vous dites non, vous êtes une ingrate, un mauvais cœur ; vous me donnez du chagrin en récompense de ce que j’ai fait pour vous. Voyons, Hélène, répondez, au lieu de me regarder d’un air effaré, comme si je venais vous égorger.

Hélène.

Monsieur Kersac, est-il possible que vous ayez cette idée ?

Kersac.

Il ne s’agit pas de ça. Oui ou non ?

Hélène.

Oui, mille fois oui, monsieur. Pouvez-vous douter du bonheur avec lequel j’accepte ce nouveau bienfait ?

Kersac.

À la bonne heure donc ! Ce coquin de Simon ! m’a-t-il causé du tourment ! »

Et la serrant encore dans ses bras avec une force qui fit crier grâce à Hélène, il courut annoncer à ses gens la nouvelle surprenante de son mariage.

Kersac.

« Eh bien, vous n’êtes pas surpris, vous autres ?

— Pour ça non, monsieur ! lui répondit-on en souriant. Chacun le désirait et l’espérait depuis longtemps. Hélène mérite bien le bonheur que lui envoie le bon Dieu. Vous ne pouviez mieux choisir, monsieur. »

Une fois la chose convenue, annoncée, Kersac se hâta de la terminer. Quinze jours après il était marié, et, sauf qu’Hélène fut Mme Kersac et que Kersac fut dix fois plus heureux qu’auparavant, la ferme de Sainte-Anne continua à marcher comme par le passé.

Un fait important qu’il ne faut pas oublier, c’est que, le lendemain de l’arrivée de Kersac, Hélène vint le prévenir qu’un homme et un cheval venaient de lui arriver.

Kersac.

Un homme ! un cheval ! Je ne comprends pas ; je n’ai rien acheté, moi ! »

Il alla voir ; à peine eut-il jeté un coup d’œil sur le cheval, qu’il poussa un cri de joie en reconnaissant la magnifique trotteuse d’Abel. Le palefrenier lui expliqua que c’était un cadeau de M. Abel de N…, et lui présenta une lettre, qu’il ouvrit avec empressement. Il lut ce qui suit :

« Mon cher Kersac, vous avez raison ; la vie de Paris ne convient pas à la bête que je vous envoie ; elle sera plus heureuse chez vous ; rendez-moi le service de l’accepter pour votre usage personnel ; c’est à la campagne qu’elle déploiera tous ses moyens. Renvoyez-moi mon palefrenier le plus tôt possible, j’en ai besoin ici. Adieu ; n’oubliez pas votre ami.

« Abel N… »
Kersac.

Excellent homme ! perle des hommes ! cœur d’or ! comme dit mon petit Jean. Quel bonheur d’avoir cette bête ! Personne n’y touchera que moi ! Entrez, monsieur le palefrenier. Venez vous rafraîchir. »

Kersac confia à Hélène le soin de bien faire boire et manger le palefrenier. Il mena lui-même sa belle jument à l’écurie, lui fit une litière excellente, la pansa, la bouchonna, lui donna de l’avoine, de la paille. Quand le palefrenier voulut partir, il lui glissa quarante francs dans la main. C’était beaucoup pour tous les deux. Ils se séparèrent avec force poignées de main.

Cette jument fut une source de joie et de plaisir pour Kersac ; tous les jours il faisait naître l’occasion de l’atteler à une voiture légère, et il la faisait trotter pendant une heure ou deux, ne se lassant jamais de la regarder fendre l’air et faire l’admiration de tous ceux qu’il rencontrait. Il emmena Hélène une fois, mais elle demanda grâce pour l’avenir, assurant que cette course si rapide lui faisait peur.

Ils reçurent la visite de Jean peu de temps après la mort du petit Roger ; M. et Mme de Grignan étaient allés faire un voyage en Suisse et dans le nord de l’Italie avec leur ami Abel, pour distraire Suzanne de son chagrin. Ils y réussirent en partie, mais Suzanne continua à parler sans cesse avec M. Abel de son frère Roger ; et pour tous deux ce souvenir avait un charme inexprimable. Ce fut pendant ce voyage, durant lequel ils n’emmenèrent que Barcuss, que Jean obtint sans difficulté, par l’entremise de M. Abel, la permission de passer le temps de leur absence à Elven.