Jean qui grogne et Jean qui rit/34

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XXXIV

ET JEANNOT ?


Et Jeannot ? · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · Hélas ! pauvre Jeannot, il est loin de mener la vie douce et heureuse de Jean et de ses amis. Mes lecteurs se souviennent de sa dernière conversation au café avec Kersac et Jean. Il continua sa vie de fripon et de mauvais sujet. Un jour, il tomba malade à force de boisson et d’excès. Ses maîtres s’en débarrassèrent, comme font les maîtres insouciants, en l’envoyant à l’hôpital. Pendant sa maladie, M. Boissec dut faire ses affaires lui-même. Il découvrit ainsi les friponneries de Jeannot. Au lieu de s’en accuser en raison du mauvais exemple, des mauvais conseils qu’il lui avait donnés, il s’emporta contre lui, gémit sur les sommes considérables que Jeannot lui avait soustraites, et résolut de l’en punir sévèrement.

À l’hôpital, Jeannot, comparant son abandon à la position si heureuse de Jean, fit quelques réflexions qui auraient porté de bons fruits si Jeannot avait eu plus de foi et de courage.

Mais quand il sortit de l’hôpital, et qu’il se traîna, pâle et faible, chez ses maîtres, Boissec le reçut avec des injures et des menaces.

Jeannot.

Que me reprochez-vous donc, monsieur Boissec, que vous n’ayez fait vous-même ?

M. Boissec.

Moi et toi, ce n’est pas la même chose, coquin. J’étais le maître, tu étais mon subordonné. C’est moi qui t’avais formé…

Jeannot.

Et à quoi m’avez-vous formé, monsieur ? À voler mon maître, comme vous ! À ne croire à rien, comme vous ! À vivre pour le plaisir, comme vous ! Que voulez-vous donc de moi ? Si j’avais été honnête, je vous aurais dénoncé à M. le comte ! Est-ce ça que vous regrettez ? Est-ce ça que vous voulez ? Prenez garde de me pousser à bout !

M. Boissec.

Serpent ! vipère ! tu oses menacer ton bienfaiteur ?

Jeannot.

Vous, mon bienfaiteur ! Vous êtes mon corrupteur, mon mauvais génie, mon ennemi le plus cruel, le plus acharné !

M. Boissec.

Attends, gredin, je vais te faire comprendre ce que je suis. Auguste ! Félix ! par ici. Mettez à la porte ce drôle, ce voleur ; jetez-lui ses effets, et ne le laissez jamais remettre les pieds à l’hôtel. »

Auguste et Félix n’eurent pas de peine à exécuter l’ordre de l’intendant, de l’homme de confiance de monsieur. Ils traînèrent Jeannot jusque dans la rue, et lui jetèrent ses effets, comme l’avait ordonné M. Boissec. Obligé de céder à la force, il ramassa ses effets épars et se trouva heureux de retrouver une bourse bien garnie dans la poche d’un de ses gilets ; il prit un fiacre et se logea dans un hôtel. En attendant une place qui n’arriva pas, il mangea tout son argent, vendit ses effets, se trouva sans ressources, se réunit à une bande de vagabonds, se fit arrêter et mettre en prison ; il en sortit plus corrompu qu’il n’y était entré, fut arrêté pour vol simple une première fois, et condamné à un an de prison ; une seconde fois pour vol avec effraction et menaces, il fut condamné à dix ans de galères ; il est au bagne maintenant ; on parle de le transporter à Cayenne, à cause de son indocilité et de son humeur intraitable. Il est probable qu’il fera partie du prochain transport de galériens.

Et Simon ?

Simon vit heureux et content ; il est bon mari, bon père, bon fils et toujours bon chrétien.

Son beau-père l’ennuie quelquefois pour des affaires de commerce. Il trouve Simon trop délicat, trop consciencieux. Simon assure qu’il n’est qu’honnête et qu’il ne fera aucune affaire qui ne soit parfaitement loyale et honorable. Dans le magasin, les pratiques aiment mieux avoir affaire au gendre qu’au beau-père. Ce dernier, s’étant retiré du commerce et ayant cédé les affaires à ses enfants, voit avec surprise l’agrandissement du commerce de Simon. Celui-ci a déjà acquis une fortune suffisante pour vivre agréablement. Il va quelquefois à Sainte-Anne, où il trouve réunis tous ses anciens amis et son frère Jean, qu’il aime toujours tendrement.

Au milieu de cette prospérité il a eu deux peines assez vives ; d’abord il n’a pas d’enfants. Ensuite, Aimée, mal conseillée par sa mère, menait une vie trop dissipée, faisait trop de dépenses de toilette, de vanité ; elle se révoltait contre Simon, le traitait de sévère, d’avare, d’exagéré. Enfin, il n’y avait pas accord parfait dans ce ménage. M. Abel, qu’il voyait quelquefois à Paris, lui conseillait la douceur, la patience et la fermeté.

« Ne cède jamais pour ce qui est mal ou qui mène au mal, mon ami ; pour le reste, laisse faire le plus que tu pourras. Avec les années, Aimée deviendra raisonnable ; elle comprendra alors et approuvera ta conduite, elle t’en aimera et t’en respectera davantage. »

Simon attendait, soupirait, espérait. Enfin, le bon Dieu lui vint en aide. Aimée eut la petite vérole, qui la défigura ; le monde et la toilette ne lui offrirent plus aucun attrait ; son âme s’embellit par suite du changement de son visage ; elle devint ce que Simon désirait qu’elle fût ; il l’aima laide bien plus qu’il ne l’avait aimée jolie. Aimée, de son côté, comprit alors les qualités et les vertus de son mari ; et quand ils allaient passer quelques jours à la ferme de Sainte-Anne, elle s’entendait parfaitement avec tous les membres de l’excellente famille qui l’habitait. Simon serait donc parfaitement heureux s’il avait des enfants. Mais, hélas ! il n’en a pas encore et il n’en aura sans doute jamais, car la jolie Aimée a… Calculez vous-même son âge. Je préfère ne pas vous le dire.

Et le petit Jean ?… Il avait quatorze ans quand il vous est apparu pour la première fois.

Et Abel ?… Il avait vingt-sept ans !

Et Kersac ?… Il en avait trente-cinq !!!



fin