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Jean qui grogne et Jean qui rit/7

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VII

VISITE À KÉRANTRÉ


Pendant que Jean et Jeannot avançaient avec une vitesse dont ils n’avaient eu jusque-là aucune idée, Kersac roulait vers son domicile aussi vite que son cheval pouvait le traîner ; il arriva à Vannes et s’y arrêta deux heures pour régler la livraison de ses petits cochons ; il en chargea une partie dans sa carriole, et promit d’envoyer prendre le reste le lendemain.

« Puis, pensa-t-il, je pousserai jusqu’à Kermadio ; je ferai affaire pour le reste de leurs petits cochons, et je reviendrai par Kérantré pour voir la mère de Jean. Si je pouvais trouver en route une fille de ferme, j’en serais bien aise ; mon temps aura été bien employé de toutes manières. »

Kersac fit comme il l’avait dit, malgré l’enflure et la douleur au pied qui étaient un peu revenues et qui gênaient ses mouvements. Il fit des marchés avantageux à Kermadio ; le propriétaire était large en affaires et se contentait d’un gain fort restreint. Il reprit ensuite le chemin de Kérantré, et ne tarda pas à y arriver et à trouver la maison d’Hélène, qu’il devina au premier coup d’œil, d’après la description que Jean lui en avait faite.

Voyant au bord de la route, près d’un bouquet d’arbres, une maisonnette entourée de lierre, il arrêta son cheval et, s’adressant à une jolie petite fille de cinq à six ans qui jouait devant la maison :

« N’est-ce pas ici que demeure la veuve Hélène Dutec ? »

La petite fille se releva, le regarda en souriant et répondit :

« Je ne sais pas, monsieur.

Kersac.

Comment, tu ne sais pas ? Ne demeures-tu pas ici ?

La petite.

Oui, monsieur, je suis très contente, je ne pense plus à maman.

Kersac.

Sais-tu où est la maison du petit Jean ?

La petite.

Oui, monsieur, c’est ici, je couche dans son lit : c’est la maman de Jean qui l’a dit.

Kersac.

Mais c’est donc la femme Hélène Dutec qui demeure ici ?

La petite.

Je ne sais pas, monsieur.

Kersac.

C’est elle qui est ta maman, je suppose, puisque tu couches dans le lit de ton frère ?

La petite.

Je n’ai pas de maman, et Jean n’est pas mon frère.

Kersac.

Diantre de petite fille ! on ne comprend rien à ce qu’elle dit. Ce doit être la maison de Jean ; j’aurai plus tôt fait de descendre et d’y voir moi-même. »

Kersac descendit, alla attacher son cheval à un des arbres qui se trouvaient près de la maison, entra, ne vit personne, et sortit par une porte de derrière qui donnait sur un petit jardin. Il aperçut une femme qui sarclait une planche de choux.

Kersac.

Ma bonne dame, savez-vous où demeure la femme Hélène Dutec ?

La femme se releva vivement.

Hélène.

C’est moi, monsieur. Vous venez sans doute pour la petite fille ?

Kersac.

Pas du tout ; c’est pour vous que je viens ; je l’ai promis hier à mon bon petit Jean, et je viens vous donner de ses nouvelles.

Hélène.

Jean ! mon cher petit Jean ! mon bon petit Jean ! Entrez, entrez, monsieur. Je suis heureuse de vous voir, d’entendre parler de mon enfant. »

Et de grosses larmes roulaient de ses yeux pendant qu’elle faisait entrer Kersac, et qu’elle cherchait un escabeau pour le faire asseoir.

Hélène.

Excusez, monsieur, si je vous reçois si mal ; je n’ai pas mieux que ce méchant escabeau à vous offrir.

Kersac.

J’y suis très bien, ma bonne dame ; j’ai quitté Jean et Jeannot hier matin à Malansac, à quinze lieues d’ici ; ils allaient à merveille.

— Quinze lieues ! s’écria Hélène. Comment ont-ils pu faire tant de chemin dans leur journée ? J’ai vu hier un monsieur qui les a quittés à Auray à dix heures du matin.

Kersac.

Je les ai un peu aidés, pour dire vrai. J’ai une ferme près de Sainte-Anne ; j’allais à Vannes, je les ai fait monter dans ma carriole. De Vannes j’allais à Malansac ; cela les a encore avancés de six lieues. Nous y avons couché ; je les ai embarqués en chemin de fer ; ils sont arrivés ce matin vers quatre heures à Paris.

Hélène.

Déjà ! Arrivés à Paris ! Comment c’est-il possible ?

Kersac.

Je vais vous expliquer cela, ma bonne dame Hélène.

« Ils sont avec Simon à l’heure qu’il est. »

Kersac lui raconta tout ce qui s’était passé entre lui, Jean et Jeannot, sans rien omettre, rien oublier. Hélène écoutait avec avidité et attendrissement le récit de Kersac ; il parlait de son petit ami Jean avec une chaleur, une amitié qui touchèrent profondément sa mère et la firent pleurer comme un enfant. Quand il arriva à la fin de son récit et qu’il expliqua comment il avait payé leurs places en chemin de fer jusqu’à Paris, Hélène n’y tint pas. Émue et reconnaissante, elle saisit la main de Kersac et la serra dans les siennes et contre son cœur.

Hélène.

Que le bon Dieu vous bénisse, mon cher monsieur ! Qu’il vous rende ce que vous avez fait pour mon bon petit Jean et pour Jeannot !

Kersac.

Oh ! quant à celui-là, ma bonne dame, vous n’avez pas de remerciements à m’adresser, car ce n’est pas pour lui ni par charité que je l’ai traité comme notre petit Jean, mais pour faire plaisir à Jean. C’est un brave enfant que vous avez là, madame Hélène, et j’ai bien envie de vous le demander.

Hélène.

Pour quoi faire, monsieur ?

Kersac.

Pour le garder chez moi, à ma ferme.

Hélène.

Il est encore bien jeune, monsieur ; son frère Simon l’a demandé pour un service plus avantageux et plus facile. Quand il sera plus grand et plus fort, je serai bien satisfaite de le voir chez vous, monsieur.

Kersac.

S’il ne se plaît pas à Paris et qu’il préfère la campagne, vous m’avertirez, ma bonne dame ; j’ai dans l’idée qu’il a de l’amitié pour moi et qu’il n’aurait pas de répugnance à entrer à mon service.

Hélène.

Cela ne m’étonnerait pas, monsieur ; et si son frère Simon n’avait pas compté sur lui et ne lui avait par avance assuré une place, je me serais trouvée bien heureuse de le savoir chez vous et si près de moi.

— Maman Hélène, j’ai faim, dit la petite fille qui entrait.

Kersac.

Qu’est-ce donc que cette petite ? Jean ne m’en a pas parlé.

Hélène.

Il ne la connaît pour ainsi dire pas, monsieur. »

Hélène donna un morceau de pain à l’enfant, et raconta à Kersac sa rencontre avec la petite fille, la veille du départ de Jean.

« J’étais bien désolée, monsieur, quand je me suis vue cette petite fille sur les bras ; moi qui venais d’envoyer mon pauvre enfant, mon cher petit Jean, parce que nous n’avions plus de quoi vivre ; il ne demandait qu’à travailler, mais, dans nos pays, il n’y a guère d’ouvrage pour les enfants. Quand je rentrai chez moi après avoir quitté mon petit Jean et Jeannot, je priai bien le bon Dieu de venir à mon secours. La petite s’éveillait, elle demandait à manger ; je remis sur le feu le reste du lait de Jean ; il n’avait guère mangé, pauvre enfant, quoiqu’il eût l’air résolu et riant. Je voyais bien de temps à autre une larme qui roulait sur sa joue, il me la cachait, et il croyait que je ne la voyais pas et que je n’en versais pas moi-même. »

Hélène cacha son visage dans ses mains ; Kersac l’entendit sangloter.

« Voyons, ma bonne dame Hélène, dit-il, ayez courage… L’enfant n’est pas malheureux ! Le bon Dieu lui est venu en aide.

Hélène.

En vous envoyant près de lui comme un bon ange, c’est vrai, monsieur. Et puis, avant vous, un autre homme du bon Dieu l’avait pris en pitié ; ce bon monsieur est venu me voir ; il m’a apporté vingt francs de la part de mon pauvre Jean ; comme si Jean avait jamais eu vingt francs dans sa bourse ! Il m’a fallu les prendre, sous peine d’offenser ce bon monsieur.

Kersac.

Jean m’a raconté cette rencontre du prétendu voleur.

Hélène.

Les vingt francs sont venus bien à propos, monsieur ; pas pour moi, car j’ai l’habitude de vivre de peu…

Kersac, ému.

Pauvre femme.

Hélène.

Mais c’était pour la petite fille, monsieur. Avec vingt francs j’ai de quoi la nourrir pendant six semaines, et il faut espérer que les parents viendront la réclamer avant que les vingt francs soient mangés.

Kersac.

Ne vous inquiétez pas de la petite fille, ma bonne dame Hélène : j’y pourvoirai.

Hélène.

Vous, monsieur ! Mais vous ne me connaissez pas ! Vous pouvez croire…

Kersac.

Si fait, si fait, je vous connais ! Je vous connaissais avant de vous avoir vue, et à présent je vous connais comme si nous étions de vieux amis. Je reviendrai vous voir. Je cours souvent le pays pour les besoins de ma ferme ; je passerai par chez vous toutes les fois que j’aurai du temps devant moi. Au revoir donc et prenez courage. Je suis content de vous laisser calme ; cela me faisait mal de vous voir pleurer. »

Kersac fit un salut amical à Hélène, caressa la pauvre petite fille abandonnée, à laquelle il s’intéressait déjà, et alla détacher son cheval. Il monta dans sa carriole et s’éloigna rapidement.

Hélène le suivit longtemps du regard ; puis elle rentra, soupira et leva les yeux au ciel.

« Merci, mon Dieu et ma bonne sainte Vierge ! dit-elle avec ferveur ; vous m’avez envoyé un protecteur pour mon petit Jean, et du pain pour cette malheureuse enfant ! »

Et elle se remit à son rouet.