Jeanne (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 02

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Jeanne (illustré, Hetzel 1852)
JeanneJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 7-11).
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II.

LE CIMETIÈRE.

Allons, allons, disait gaiement le sacristain, faut pas vous fâcher comme ça, mère Guite. Je ne dirai plus rien à Claudie, foi d’homme ! et quant au bœuf…

— C’est pas un bœuf, puisque c’est un veau ! reprenait la vieille.

— C’est pas un veau, puisque vous dites toutes qu’il a des cornes. Allons, faut dire que c’est un taurin (taureau).

— Dites comme vous voudrez, je ne veux pas parler de ça avec vous.

— Ah ben ! ma femme n’est pas comme vous, elle m’en parle plus que je ne veux ; et plus je me moque d’elle, plus elle y croit. Oh ! que les femmes sont donc simples !

— Et quoi que vous diriez, si vous l’aviez vu ?

— Vous l’avez donc vu, vous ?

— Non, mais j’ai été bien des fois sur le moment de le voir.



Alons, allons, disait gaiement le sacristain… (Page 7.)

— C’est comme moi, je suis toujours sur ce moment-là ; mais le moment passe et je ne vois rien.

— Je ne sais pas comment ça peut vous amuser de rire comme ça de tout.

— Tiens ! si ça n’est pas gentil de rire, à présent…

— Riez avec nous si ça vous plaît, mais ne riez pas de ça devant les étrangers qui ne sont pas d’ici. Ça nous porterait malheur.

— Attendez ! attendez ! mère Guite, je sens quelque chose de sec sous ma bêche. Je crois que c’est la chose. Tendez votre tablier, j’vas y mettre mon pesant d’or.

— Pouah ! ne jetez donc pas comme ça les os de chrétien sur moi. Ça fait peur !

— Ça ne leur fait pas de mal, allez ! Depuis le temps que je creuse dans la terre, je peux bien dire que je n’y ai encore trouvé que de ça. Il y en a de ces os de mort !… Y en a ! y en a !… à mort, quoi ! faut qu’on ait tué rudement du monde avant nous dans l’endroit, car je n’en peux pas trouver la fin, de ces os !

— Ça n’est pas déjà si bon de creuser ! Plus on creuse, plus on fouille, plus on lève les pierres, moins on trouve.

— Vous y pensez donc toujours ? Elles sont toutes comme ça, ces vieilles femmes. Elles se rendent folles les unes les autres en se contant des histoires.

— Mais puisque ça s’est toujours conté comme ça dans le pays d’ici, depuis que le monde est monde ! Ce qui s’est dit de tout temps ne peut pas être faux. »

Et la vieille se mit à parler avec animation, mais en patois marchois, et quoique ce dialecte ne soit pas difficile à comprendre par lui-même, il devient inintelligible aux oreilles non exercées à cause de ses brusques élisions et de la volubilité que les femmes surtout mettent à le débiter. Les habitants de cette partie de la Marche, qui a été si longtemps le Berri, emploient indifféremment le patois et le vieux français naïf, qu’on parle en Berri[1]. Mais soit que la langue d’oc fût plus familière à la vieille femme que la langue d’oil, soit qu’elle crût s’exprimer plus mystérieusement dans son dialecte, elle entraîna son interlocuteur à s’en servir aussi pour lui répondre, et Guillaume cessa de les écouter.



Jeanne leva les yeux sur l’étranger et les baissa aussitôt. (Page 12.)

Cependant leur dialogue continuant avec force éclats de rire du fossoyeur, Guillaume prêta encore de temps en temps l’oreille malgré lui, et saisit des paroles étranges qui le frappèrent, il était toujours question de bœuf d’or, de veau d’or, de trésor, de trou à l’or, et cette rime obstinée réveilla chez le jeune homme de vagues souvenirs de sa première enfance. Il était né au château de Boussac : il y avait été nourri par une robuste et dévouée paysanne dont il cherchait vainement à retrouver le nom.

Il avait quitté le pays à l’âge de cinq ans, et il n’y était plus revenu qu’une fois en 1816, époque à laquelle sa mère avait imaginé de se retremper dans l’air de sa seigneurie, un peu oubliée sous l’empire ; et à cette époque-là Guillaume n’avait guère songé à s’enquérir de sa nourrice ; mais les expressions bizarres qui revenaient toujours dans les longs monologues de la mère Guite réveillaient en lui la mémoire confuse du passé. Ce patois qu’il avait oublié, il se souvenait maintenant de l’avoir parlé avec sa nourrice avant de parler français, et peu à peu il se remettait à l’entendre comme sa langue maternelle. Sa nourrice aussi lui avait parlé de veau d’or et de trou d’or. Elle savait là-dessus mille contes et mille chansons fantastiques qui l’avaient agité dans ses songes ; et cette fidèle berceuse, qui préside comme une sibylle aux premiers efforts de l’imagination, la première amie de l’homme, la bonne, ce personnage si bien nommé la nourrice, cette mère véritable dont l’autre est toujours condamnée à se sentir jalouse, vint se présenter à l’esprit de Guillaume comme un type vénérable, comme un être sacré qu’il se reprochait d’avoir oublié si longtemps. Il se demanda comment sa mère, si religieuse et si honorable en toutes choses, ne lui en avait jamais parlé. Il se fit un crime, lui qui lisait le Génie du Christianisme, et qui s’attendrissait au son des cloches « qui avaient chanté sur son berceau », d’avoir laissé dornir dans son cœur le soin de rechercher et de secourir cette femme dans sa détresse présumée. C’était peut-être la mère Guite ! Guillaume se souleva sur son coude et la contempla avec émotion à travers les tiges des longues herbes. Pouvait-elle être déjà si vieille ? La misère pouvait-elle avoir déjà flétri à ce point la femme qu’on avait dû choisir jeune, vigoureuse et fraîche pour l’allaiter ? Cependant Claudie était plus jeune que lui, et en vingt ans les femmes condamnées au dur labeur de la pauvreté vieillissent souvent d’un demi-siècle.

Tandis que cette fantaisie s’emparait de son cerveau, Léonard avait détourné la conversation, et, habitué qu’il était à causer avec son curé, il avait repris la langue française du Berri.

— C’est tout de même drôle de penser, disait-il, qu’après avoir si longtemps travaillé pour les autres, il y a un service que je pourrai pas seulement me rendre à moi-même.

— Votre garçon vous la creusera, votre fosse ; il héritera bien de votre place ?

— Je l’espère bien. Savez-vous sur qui vous êtes assise, mère Guite.

— Dame ! attendez donc ! ça doit être sur le père Juniat, car l’herbe est bien longue, et il y a au moins dix ans de ça qu’il est mort.

— Eh bien ! non, vous ne connaissez pas les êtres du jardin aux horties (le cimetière). C’est le pauvre Lauriche qui est là. C’est ça un bon enfant ! Ah ! que je me suis diverti avec lui dans le temps ! C’était un malin ! Vous souvenez-vous, à la noce de la Jambette, comme il vous a fait rire ?

Paur-houme ! je m’en souviens bien, et cette chanson qu’il chantait si bravement !…

La vieille se mit à chanter d’une voix chevrotante en mineur, et sur une mélodie très-remarquable, une de ces chansons bourbonnaises dont la musique mériterait bien d’être recueillie, s’il était possible de le faire sans en altérer la grâce et l’originalité, à quoi le sacristain répondit d’une voix de lutrin, tâchant d’imiter la manière plaisante du défunt.

— Taisez-vous donc ! dit la vieille en l’interrompant ; faut pas chanter comme ça sur les morts.

Ouache ! s’il nous entend, ça lui fait plaisir, ce pauvre Lauriche ! Il va en venir une demain ici, celle à qui je fais le lit, qui en a bien su aussi, des belles chansons. Ah ! la gente chanteuse que ça faisait dans son temps.

— Vous ne la trouviez pas bête, celle-là ? elle en savait long, si pourtant, sur le veau d’or et sur la chose dont vous vous moquez toujours.

— Elle n’y croyait pas ; elle disait ça pour s’amuser.

— Elle l’avait vue, pourtant.

— Elle se moquait de vous.

— Oh ! que non !… c’est un grand malheur pour nous, qu’elle s’en aille comme ça, tout d’un coup… Elle avait des secrets.

— Eh bien ! elle les laira à sa fille.

— Sa fille est une jeunesse trop simple. C’est une femme, la mère, qui a toujours eu du malheur ; elle avait bien moyen de gagner gros, et elle a su si bien s’arranger, qu’elle est morte pauvre comme les autres.

— Elle avait trop de cœur : elle n’a rien demandé ; elle s’est contentée du peu qu’on lui a donné ; et puis ils l’ont oubliée…

— Les riches ne se moquent pas mal des pauvres !… D’ailleurs, il y a eu quelque chose là-dessous… La dame l’aimait beaucoup, beaucoup ; et puis, tout d’un moment, elle ne l’aimait plus du tout ! du tout !… J’ai su ça, moi, dans les temps…

— Eh bien ! ce jeune homme qu’elle a élevé, comment donc qu’il ne s’est jamais souvenu d’elle ?

— C’était trop jeune ; et puis, ça ne vient guère dans le pays : ça doit être soldat, à cette heure, ou bien, général, peut-être ; car on dit qu’on les prend tout jeunes pour commander les vieux, depuis qu’il n’y a plus d’empereur…

— On le dit : et c’est drôle tout de même. Enfin, la pauvre âme n’avait pas trouvé le trou à l’or, au château de Boussac, et sa fille n’aura pas grand’peine à faire dresser son inventaire. Il ne lui reste qu’un peu de bestiau, trois ou quatre ouailles, quat’ ou cinq chèvres, et sa chétite[2] maison…

— Et sa chétite tante, qui aurait mieux fait de s’en aller à la place de l’autre.

— Si la Jeanne voulait écouter les bourgeois, cependant, elle pourrait s’en retirer.

— Les bourgeois, les bourgeois ! ça prend d’une main et ça retire de l’autre. Faut pas déjà tant se fier sur ça.

— Faut donc mourir pauvre comme on a vécu ?

— Nous ne serons pas les premiers, allez, mon pauvre Léonard ! dit la vieille d’un ton lugubre.

— Ni les derniers, allez, ma pauvre Guite ! répondit le sacristain d’un ton philosophique.

Et il se fit un grand silence qu’interrompit le roulement lointain du tonnerre.

— Ah ! voilà qui l’achèvera, la pauvre femme ! dit Léonard, et si elle ne se dépêche pas de finir, M. le curé se mouillera le carcas (le corps).

— Je me doutais bien de ça, à ce matin, reprit la vieille. Il y avait à la Piquette du jour tant de fumée blanche sur les viviers, que je disais à la Claudie : Ça tonnera après le midi, et ça emportera la pauvre Tula dans l’autre monde, avant le soleil couché…

— Tula ? s’écria Guillaume en se levant et en s’approchant des deux paysans avec une émotion profonde.

— Ah ! mon petit Monsieur, que vous m’avez fait peur ! dit la vieille parque en ramassant son fuseau, qu’elle avait laissé tomber dans la fosse.

-Vous avez dit un nom que je cherchais depuis longtemps… Tula, n’est-ce pas ?… La femme qui va mourir s’appelle Tula ?

— Oui, Monsieur, répondit Léonard ; vous la connaissez ?

— C’est elle qui a servi madame de Boussac, il y a quinze ou vingt ans ?

— Et qui a nourri son garçon.

— Et elle demeure par ici ?

— Pas loin d’ici, Monsieur : elle est de la paroisse, puisqu’on va l’enterrer là, tenez, dans ce trou que je fais.

— Il n’y a donc pas d’espérance de la sauver ?

— Oh ! non, Monsieur, dit la mère Guite ; ma fille y a été hier soir, et elle était déjà à l’agonie. On est venu chercher tantôt M. le curé, avec le bon Dieu, bien vite, bien vite. On pensait qu’il arriverait trop tard pour l’administrer.

— Léonard, vous allez me conduire chez cette femme, n’est-ce pas ?

— Oh ! pour ça, Monsieur, ni pour or, ni pour argent ! car M. le curé va rentrer, et il n’aurait personne pour affener[3] sa jument, mêmement, je vais chercher mon dard (ma faux), pour en donner un trait sur ces herbes, à seule fin d’en porter une brassée dans la mangeoire.

— Et vous, mère Guite ? dit Guillaume impatienté.

— Oh ! moi, Monsieur, dit la vieille, je ne peux plus courir comme vous. Je descends bien : mais j’ai trop de peine à remonter… Mais vous irez bien tout seul ? Tenez, vous voyez bien ce chemin creux, sur la gauche, là-bas, au fond ; voyez des grosses pierres blanches et une maison à côté ? c’est là. L’endroit s’appelle Épinelle.

— J’y cours, dit Guillaume.

— Attendez donc, attendez donc ! lui cria Léonard ; pas par là : vous n’en sortiriez pas. Vous ne connaissez pas les viviers, à ce qu’il me paraît ? Vous vous péririez là dedans !… Je vas vous appeler quelqu’un pour vous conduire. La Claudie était par ici tout à l’heure. Claudie ! oh ! Claudie !

Le frais minois de Claudie se montra derrière le buisson, à côté de celui de sa chèvre noire qui broutait sans façon la clôture du cimetière.

— Conduis ce monsieur chez la Tula, dit le sacristain, et ne lui cause pas trop en route ; il est pressé.

— Faut-il que j’y aille ? demanda Claudie à sa mère, d’un air à la fois confus et hardi.

— Prends tes sabots et donne-moi ton bâton : je garderai les bêtes, répondit tranquillement la mère.

Claudie accourut, retroussa sa jupe de dessous, agrafa sa mante grise, et se mit à descendre lestement la montagneen criant : Par ici, Monsieur, et en faisant rouler à grand bruit les cailloux sous sa chaussure retentissante.

Guillaume la suivit avec beaucoup de peine et de souffrance. Ces pierres tranchantes, sur lesquelles la jeune fille semblait voltiger, s’écroulaient sous ses pieds, à lui, et coupaient sa chaussure. Il s’étonnait qu’elle ne le conduisît pas par la prairie inclinée qui longeait ces monticules de pierres. Il ne savait pas à quel point les viviers de Toull sont perfides. Ce sont de nombreuses sources qui n’ont pas leur jaillissement à fleur de terre, et qui minent le sol en filtrant par-dessous. Une vase compacte, tapissée d’un jonc fin et court, qu’on pourrait prendre pour l’herbe d’un pré, les recouvre et cache entièrement à l’œil inexpérimenté ces glaises mouvantes aussi dangereuses que les sables mouvants des bords de la mer : le pied s’y enfonce lentement, et le terrain semble capable, pendant quelques instants, de porter un corps solide. Mais c’est un piège des esprits malfaisants de la montagne. On y entre peu à peu jusqu’au genou, jusqu’à la ceinture, jusqu’aux épaules, et chaque effort tenté pour se dégager, vous y plonge plus avant. Enfin, sans de prompts secours, on y périrait, non pas noyé, mais étouffé par la vase ; et les bonnes femmes de Toull pensent qu’on irait rejoindre la cité mystérieuse, engloutie sous le sol, et dont parfois, quand le temps est calme, elles croient entendre sonner les cloches.

Claudie, alerte et légère, marchait à quatre pas en avant de Guillaume, et, n’osant lui adresser la parole, étonnée peut-être qu’il ne rompît pas le silence le premier, se disait, en elle-même, que le monsieur était bien fier. Enfin, celui-ci, fort peu attentif à la rondeur de sa jambe et aux grâces de son allure, lui adressa quelques questions sur la pauvre Tula. Claudie commença par le Plaît-il ? inévitable entrée en matière du paysan subtil qui prépare sa réponse, en vous faisant répéter à dessein votre demande ; et quand le jeune homme eut patiemment recommencé :

— Oui, Monsieur, oui, dit-elle, c’était une très-brave femme, bien propre, bien réveillée au travail, bonne ménagère, et très-bonne pour la vie.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Bien officieuse à ses voisins, pas chétite comme sa sœur la grand’ Gothe.

— Laisse-t-elle plusieurs enfants ?

— Elle ne laisse pas d’enfants, Monsieur ; elle n’a qu’une fille, dit Claudie, qui n’appliquait, comme font les Berrichons, le mot d’enfant qu’au sexe masculin.

— Et cette fille est-elle en âge de gagner sa vie ?

— Pardi oui ! elle a vingt ans, ou vingt et un ans, car elle est beaucoup plus vieille que moi.

Cette remarque n’attira pas l’attention de Guillaume sur les dix-sept ans que Claudie portait en triomphe.

— Cette fille n’est-elle pas née au château de Boussac ? demanda-t-il.

— Peut-être bien, Monsieur. Je crois bien oui. Quoique je n’aie pas songé à lui demander, et d’ailleurs, moi, je n’y étais pas ! Mais ça me paraît que je l’ai écouté dire à ma mère.

— C’est ma sœur de lait, pensa Guillaume, et il doubla le pas.

Lorsque Claudie vit qu’elle n’avait plus à répondre, elle commença à interroger.

— Vous avez donc quelque chose à lui dire à c’te Jeanne ?

— Jeanne ? s’écria Guillaume : elle s’appelle Jeanne ? Qui lui a donné ce nom ?

— Dame ! c’est sa marraine, bien sûr… Que ce monsieur est sot ! pensa Claudie.

— Et qui est sa marraine ?

— Ah ! ça, je le sais bien ! C’était la grand’dame de Boussac. La connaissez-vous, la dame du château de Boussac ? est-elle en vie ? est-elle dans le pays ?

Guillaume ne songea pas à lui répondre. Il était frappé de l’étrange coïncidence qui l’avait amené à Toull pour y voir creuser la fosse de sa nourrice et pour réparer le long oubli de sa famille, en offrant sa protection à sa sœur de lait, à la filleule de sa mère. Il voyait dans le hasard qui l’avait poussé vers Toull plutôt que vers Crozant, ou tout autre site romantique de la Marche, quelque chose de providentiel, et il en remerciait Dieu de lui avoir tracé pour ainsi dire son devoir, là où il était venu chercher son plaisir.

La coquette Claudie, le voyant si peu galant, avait perdu tout le trouble intérieur qu’elle avait nourri complaisamment en elle au début de leur tête-à-tête. Curieuse autant que réjouie, elle le cribla de questions comme avaient fait sa mère et Léonard. Elle voulait savoir qui il était, d’où il venait, et surtout pourquoi il était si empressé d’aller voir la mourante, quel intérêt il pouvait porter à cette pauvre femme et à sa fille.

— Tenez ! lui dit-elle tout à coup, lassée de son silence dédaigneux ou préoccupé, m’est avis que vous avez besoin d’une servante, et que vous venez pour en louer[4] une dans le pays d’ici, où elles ont du renom. Vous aurez écouté dire que la Jeanne était une bonne fille, bien forte, bien courageuse à la peine, et vous avez peut-être idée de l’amener.

— Est-ce que vous croyez qu’il serait avantageux pour elle de trouver une condition hors du pays ?

— Oui, Monsieur, oui, elle n’aurait jamais quitté sa mère ; mais depuis que sa mère est tombée malade, il y a eu du monde de la ville qui lui ont conseillé de se louer, et qui lui ont fait des offres. Elle n’a jamais eu envie de quitter le pays ; quand on est accoutumé dans un endroit, on n’aime pas à changer ; mais à présent qu’elle va être malheureuse avec sa tante, elle ferait bien de s’en aller, et si vous lui portez intérêt, vous feriez bien de l’emmener.

Il y avait dans la physionomie de la jeune fille, en parlant ainsi, une intention marquée de persuader Guillaume, qui n’échappa point à ce dernier, mais qu’il ne put s’expliquer. Il éluda ces insinuations en alléguant que la pauvre Tula n’était peut-être pas morte encore, et qu’il n’y avait si grave maladie dont on ne pût revenir.

— Oh ! c’est bien fini pour elle ! répondit Claudie ; tenez, Monsieur, regardez, là, en bas, M. le curé qui s’en remonte à Toull par le chemin pavé. C’est dit ! la mère Tula n’a plus besoin de rien.

Cet arrêt, prononcé avec la philosophique insouciance qui caractérise le paysan, frappa le jeune homme d’une émotion sinistre. J’arrive trop tard, pensa-t-il, je ne peux plus réparer mon ingratitude, et je suis envoyé par la volonté divine auprès d’un cadavre pour subir une expiation douloureuse.

Le tonnerre grondait toujours au loin, et des nuées violettes s’amoncelaient sur plusieurs points de l’horizon.

— Faut nous dépêcher, Monsieur, dit la jeune fille en voyant qu’il ralentissait sa marche, comme un homme accablé ; si nous restons longtemps à Epinelle, nous serons mouillés.

Guillaume se hâta machinalement, et, après une demi-heure de marche, il arriva enfin au seuil de la chaumière de sa nourrice.

— Vous y êtes, Monsieur, dit Claudie d’un ton résolu. Moi, je ne veux pas entrer là dedans. Ça me fait peur de voir les morts. Je vous attendrai par là pour vous ramener ; mais il ne faut pas trop vous amuser, parce que l’orage vient.

Guillaume hésita un instant avant de se décider à entrer. Il n’avait jamais vu de cadavre, et cette première épreuve, jointe à des rapprochements de situation si imprévus, lui causait une émotion pénible.

  1. Ce français est extrêmement remarquable, et nous sommes convaincus que c’est la plus ancienne langue d’oil qui soit restée en usage en France. Mais comme il est chargé de locutions particulières qui demanderaient de continuelles explications, nous ne mettrons dans la bouche de nos personnages principaux qu’une traduction libre.
  2. Chétive, mauvaise, méchante.
  3. Rentrer du foin.
  4. Les paysans de ces contrées, garçons et filles, se louent à l’année comme domestiques dans les fermes ou dans les maisons bourgeoises.