Jeanne (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 05

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Jeanne (illustré, Hetzel 1852)
JeanneJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 19-22).
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V.

L’ÉRUDITION DU CURÉ DE CAMPAGNE.[1]

Jeanne, étonnée, se retourna, et Guillaume se trouvant dans la lumière auprès d’elle, elle vit des larmes dans ses yeux. Au lieu d’être émue ou effrayée, elle lui dit naïvement :

— Est-ce que vous avez peur de l’orage, mon parrain ? Guillaume ne put s’empêcher de sourire, et, quittant la main de Jeanne : « Non, ma chère enfant, lui dit-il, je ne songe pas à l’orage, mais à toi. Ton chagrin me remplit le cœur, et je voudrais pouvoir pleurer avec toi…

— Oh ! il ne faut pas pleurer, mon parrain. Ça vous ferait du mal. C’est tout simple que je ne puisse pas m’en empêcher, moi ! c’était ma mère ! Mais ça n’était que votre nourrice, et vous ne la connaissiez plus. Vous ne pouvez pas vous souvenir d’elle.

— Je m’en suis souvenu aujourd’hui, Jeanne, et je ne m’en souviendrais pas, que j’aurais encore envie de pleurer à cause de toi. Est-ce que tu ne comprends pas cela ? Jeanne garda le silence : elle ne comprenait pas.

— Dis-moi, Jeanne, si je venais de perdre ma mère, que tu ne connais pas, et dont tu ne peux plus te souvenir, est-ce que tu n’aurais pas pitié de moi ?

— Oh si ! mon parrain !

— Est-ce que tu ne chercherais pas à me dire quelque chose pour me consoler ?

— Oh si bien ! mon parrain, répéta Jeanne avec conviction.

— Eh bien ! dis-moi ce que tu me dirais, afin que maintenant je te le dise.

— Hélas ! mon parrain ! j’aurais bien de la peine ; mais je ne saurais pas quoi vous dire.

— C’est juste comme moi, pensa Guillaume… Mais, ajouta-t-il, est-ce que l’amitié ne console pas un peu ? Est-ce que tu ne sentirais pas… dans un pareil moment… de l’amitié pour moi !

— Oh ! si fait bien, mon parrain !

— Eh bien ! ne conçois-tu pas que j’en aie pour toi dans ce moment-ci ?

— Vous êtes bien bon, mon parrain ; vous en serez récompensé !

— Vraiment, Jeanne ? s’écria Guillaume en lui reprenant la main ; m’en sauras-tu quelque gré ? Si tu y penses quelquefois, ce sera ma récompense.

— Hélas ! mon parrain, je suis trop pauvre, répondit Jeanne avec douceur, je ne peux récompenser personne ; mais le bon Dieu vous récompensera de vos amitiés pour moi.

Guillaume, un peu confus, mais se rassurant par la pensée que ses propres paroles ne renfermaient aucune intention coupable, conserva la main de Jeanne dans la sienne. Elle l’en retira pour faire un signe de croix.

— Pourquoi fais-tu un signe de la croix ? lui demanda-t-il.

— Vous n’avez donc pas vu cette grande éclair, mon parrain ?

— Tu as peur du tonnerre, toi, ma pauvre Jeanne !

— Oh ! non, mon parrain ; mais c’est pour détourner quelque malheur de dessus les autres.

— Tu parles peu, Jeanne ; mais tu parles bien.

— Oh ! non, mon parrain, je ne sais pas bien parler.

— Tout ce que tu dis est d’un bon cœur pourtant.

— Je ne puis pas avoir un mauvais cœur, puisque ma pauvre mère en avait un si bon ! Mais pour bien parler, je ne peux pas : je n’ai jamais appris.

— Tu n’as jamais été à l’école ?

— Non, mon parrain, je n’avais pas le temps.

— Mais tu sais lire ?

— Oh non, mon parrain ! je ne sais pas ça.

— Et tu ne regrettes pas de ne pas le savoir ?

— Ça ne me servirait de rien. J’ai été élevée aux bêtes. C’est ça mon ouvrage. Ça contentait ma mère.

— Mais à présent que ce n’est plus nécessaire, ne voudrais-tu pas vivre autrement ?

— Non, mon parrain.

— Non ? ta tante, cependant, ne vaut pas ta mère !

— C’est vrai, mon parrain. Mais enfin c’est ma tante. Elle s’ennuierait toute seule.

— Mais puisque tu vis dans les champs, elle ne te verra guère ?

— On se voit toujours un peu le soir. On soupe ensemble.

— Et tous les soirs elle te traitera comme elle le faisait tout à l’heure.

— J’y suis bien accoutumée, mon parrain, et je ne me fâche pas contre elle.

— Mais si elle avait de mauvais desseins sur toi, Jeanne ?

— Comment dites-vous ça, mon parrain ?

— Je te dis que ta tante est une mauvaise femme…

— Oh ! vous vous trompez, mon parrain. Elle est un peu vif : c’est tout.

— Jeanne, tu tiens donc beaucoup à rester avec elle ?

— Puisque ça se doit, mon parrain !

— Et si elle te chassait de la maison ?

— La maison est à moi ; d’ailleurs, elle ne ferait jamais cela.

— Si elle ne voulait plus demeurer avec toi ?

— Je ne pourrais pas la forcer à rester ; mais pourquoi voudrait-elle s’en aller ? Je ne la contrarierai jamais.

— Il peut se rencontrer des occasions où ton devoir serait de le faire. Si elle exigeait que tu fisses quelque mauvaise action ?

— Elle n’exigerait jamais ça, mon parrain.

— Tu en es donc bien sûre ?

— Oh oui, mon parrain !

— À la bonne heure, dit Guillaume un peu inquiet de la sincérité de Jeanne ; et ne sachant plus s’il devait admirer sa candeur, ou soupçonner sa vertu, il se leva et fit quelques pas dans la grotte, en proie à une sorte de dépit intérieur dont il rougissait.

— Après tout, reprit-il, vous devez avoir l’intention de vous marier bientôt, Jeanne ?

— Non, mon parrain, répondit-elle sans embarras et sans hésitation.

— Un peu plus tôt, un peu plus tard, cela arrivera et alors vous n’aurez plus rien à craindre de votre tante.

— Ça n’arrivera jamais, mon parrain, reprit Jeanne avec l’accent d’une tranquille détermination.

— Jamais ? dit Guillaume étonné ; c’est un serment de jeune fille. Mais tu n’en jurerais pas, Jeanne, ajouta-t-il en souriant.

— Mon jurement en est fait, répondit Jeanne.

— C’est étrange ; vous moquez-vous, Jeanne ?

— Oh ! mon parrain, reprit-elle d’une voix plaintive et vraie, ce n’est pas un jour pour ça !

— Pardonne-moi, chère Jeanne, de douter de ta parole… Mais c’est si extraordinaire !… Et si je te demandais pourquoi… n’aurais-tu pas assez de confiance en moi, qui suis ton frère de lait et le fils de ta marraine, pour me dire le motif d’une pareille résolution ?

— Je ne peux pas vous dire ça, mon parrain ; ça m’est défendu.

Défendu ?

— Oui, mon parrain ; excusez-moi si je ne réponds pas bien.

Guillaume ne savait pas que défendu, dans l’acception berrichonne, veut dire impossible, et ce quiproquo, que Jeanne ne pouvait éclaircir, le ramena aux soupçons qu’il avait conçus. Et pourquoi, avec tant de bonté et si peu de prévoyance, se dit-il, n’aimerait-elle pas Marsillat ? Il est d’une agréable figure, jeune, entreprenant ; il sait se faire comprendre de ces filles-là ; il a peut-être ensorcelé déjà cette pauvre Jeanne, aussi bien que Claudie.

Cette réflexion fit naître chez le jeune baron des sentiments fort pénibles, et son roman s’en alla en fumée, à son grand regret.

Pour conjurer l’espèce de mortification qu’il éprouvait, d’avoir laissé galoper si vite sa fantaisie sur un terrain si prosaïque, il tenta d’oublier ce qu’il avait cru voir en Jeanne, et, au bout de peu d’instants, il oublia Jeanne elle-même, au point de ne plus prendre garde aux larmes qu’elle ne cessait de répandre.

— Qu’est-ce que c’est donc que cette grotte ? dit-il tout haut, frappé, pour la première fois, de l’aspect de cette construction souterraine.

Jeanne, qui se faisait un devoir filial de lui répondre au milieu de ses larmes, lui dit :

— C’est le trou aux fades, mon parrain.

— Les fades ! N’est-ce pas les fées que tu veux dire ?

— Je ne connais pas les fées, mon parrain.

— Mais, qu’est-ce que c’est que les fades ?

— C’est des femmes qu’on ne voit pas, mais qui font du bien ou du mal.

— Crois-tu à cela, Jeanne ?

— Dame, oui, mon parrain, il faut bien que j’y croie.

— Tu ne les a pas vues cependant, puisqu’on ne les voit pas ?

— Je n’ai pas vu le bon Dieu, mon parrain, et cependant j’y crois. D’ailleurs, ma mère y croyait, et je crois ce qu’elle m’a dit.

— Et t’ont-elles fait du bien ou du mal, ces fades ?

— Elles ne m’ont jamais fait de mal, mon parrain.

— Ni de bien non plus ?

Jeanne ne répondit point. La curiosité de Guillaume était cependant excitée, mais il jugea inhumain de la contrarier dans un pareil jour en la forçant davantage à lui répondre.

— La pluie diminue, lui dit-il, je pourrai retrouver mon chemin tout seul à présent ; si tu veux t’arrêter davantage, Jeanne, ne te gêne pas pour moi, je t’en prie.

— Oh ! mon parrain, vous iriez peut-être dans les viviers. Je vous conduirai bien : je ne suis pas lasse.

Elle se leva, et Guillaume remarqua qu’elle plaçait quelque chose dans une fente du rocher.

— Que mets-tu là, Jeanne ? lui demanda-t-il, curieux des pratiques superstitieuses du pays.

— C’est un peu de thym de bergère, que j’avais cueilli avant d’entrer, répondit-elle.

— À qui laisses-tu cette offrande, Jeanne ? aux fades ?

— C’est la coutume des filles, mon parrain.

— Et les garçons, qu’apportent-ils ?

— Une petite pierre, mon parrain. J’vas en mettre une pour vous.

— Sans cela, les fades seraient mécontentes de moi, et me joueraient quelque mauvais tour ?

— Ça se pourrait, mon parrain. Ça ne coûte pas beaucoup de mettre une petite pierre.

— J’en mettrai deux, Jeanne, pour te faire plaisir.

Mais, en sortant de la grotte, Guillaume, ramené à de mauvaises pensées, se dit que cette fleur de serpolet était peut-être un signal, une promesse, un rendez-vous que Jeanne laissait là pour l’objet de son mystérieux amour.

Le reste de leur trajet fut silencieux. Le vent, qui avait chassé les premières nuées, et qui en ramenait de nouvelles, rendait leur marche difficile et tout entretien impossible. Lorsqu’ils eurent atteint la troisième enceinte de débris qui forme l’amphithéâtre le plus élevé de Toull, Jeanne ayant demandé à son parrain s’il avait un endroit pour s’abriter, lui adressa ses adieux en ces termes : — Allons, mon parrain, merci bien pour vos bontés. Portez-vous donc bien, et excusez-moi si je vous ai offensé. (Ce qui équivaut, dans le style du pays, à s’excuser de n’avoir pas pu bien recevoir son hôte, ou de ne pas avoir su le complimenter dignement.)

— Attends, ma bonne Jeanne, dit le jeune baron ; tu as quelques dépenses à faire, et pour trouver du crédit, tu aurais peut-être quelque embarras. Voici de quoi faire les frais du repas que tu es obligée de donner demain.

— Oh ! merci, mon parrain. Gardez ça. Vous n’en avez peut-être pas de trop pour votre voyage, et moi je n’en ai pas besoin. Tout le monde me connaît ici, et on me fera bien crédit.

— Jeanne, tu n’es pas riche, et je le suis un peu ; j’ai bien le droit de payer les frais d’enterrement de ma pauvre nourrice.

— À votre volonté, mon parrain, répondit Jeanne, qui craignait d’être incivile en refusant, mais il y a là bien trop.

— Tu garderas le reste, Jeanne.

— Oh ! non, mon parrain. C’est ça de l’or, et je n’en veux pas. L’or, on croit chez nous que ça porte malheur.

— En vérité ? en ce cas, voici de l’argent.

— En vous remerciant, mon parrain. Je ne sais pas combien ça fait ce que vous me donnez là. Mais je m’en vas acheter ce que ma tante m’a commandé, et je vous rapporterai le reste. Vous ne partez pas tout de suite du pays ?

— Pas tout de suite, et j’aurai grand plaisir à te revoir, mais je ne reprendrai rien de ce que je t’ai donné. À revoir, Jeanne !

— À revoir, mon petit parrain ! Et Jeanne s’éloigna, pleurant toujours.

— Étrange créature, pensa Guillaume, en la regardant entrer dans une des chaumières de Toull ; elle a toute sa présence d’esprit, elle semble résignée à tout, et en même temps elle paraît inconsolable. Guillaume ne savait pas que la paysanne, quand elle est douée de sensibilité, ce qui n’est pas rare, est ainsi faite. L’habitude du travail, et l’impossibilité de se reposer de ses devoirs sur les autres, l’empêchent de s’abandonner aux témoignages extrêmes de sa douleur ; mais cette douleur patiente et simple prend racine dans son cœur plus profondément peut-être que dans tout autre.

Guillaume cherchait à retrouver la baraque de la mère Guite, lorsqu’il vit venir à sa rencontre le curé de l’endroit, qui s’excusa de n’avoir pu le recevoir à son arrivée, et l’emmena au presbytère, où déjà il avait fait conduire Sport, bien qu’il ignorât encore le nom du voyageur à qui appartenait ce superbe animal. Guillaume s’empressa de faire connaître son nom et l’objet de sa course à Épinelle, croyant devoir ne pas abuser, par l’incivilité de l’incognito, de l’empressement affable de son hôte.

Quand on rencontre un prêtre dans de pareilles Thébaïdes, s’il est jeune, on peut être sûr que c’est un hérétique intelligent disgracié par l’ordinaire ; s’il est vieux, que c’est un athée de mœurs scandaleuses qui subit une expiation. Il y a, dans les deux cas, une seconde hypothèse : c’est que son incapacité le rend impropre à intriguer dans le monde au profit de la cause du clergé. L’homme que Guillaume avait sous les yeux n’était pourtant rien de tout cela. C’était une nature distinguée et un esprit assez cultivé ; mais il n’était pas né intrigant, et on l’oubliait dans son exil, sans qu’il songeât à réclamer un climat plus salubre, une résidence moins sauvage.

Il était près de quatre heures, et Guillaume, exténué de lassitude et de besoin, trouva que jamais hospitalité n’avait été plus opportune que celle dont il se voyait l’objet. Presque sourd, malgré sa politesse habituelle, aux empressements du curé, ce ne fut qu’après avoir dévoré, avec un appétit de vingt ans, son modeste repas, qu’il se trouva en état de l’écouter et de lui répondre.

— Votre pays est fort curieux, en effet, Monsieur le curé, lui dit-il au dessert, et je regrette fort de n’avoir pas le coup d’œil exercé d’un antiquaire pour découvrir dans chaque caillou que je rencontre un vestige d’habitation gauloise ou romaine, un autel druidique, une statue d’Huar-Bras, le Mars gaulois, une tombe illustre, enfin tout ce que les savants aperçoivent et constatent sous un lichen âgé de deux ou trois mille ans, et sur des blocs informes qui ne me semblent rien signifier du tout.

— Monsieur le baron, reprit le curé un peu scandalisé, vous êtes venu, je le vois, sur la foi du très-docte M. Barailon, pour admirer toutes nos merveilles, et vous vous trouvez un peu désappointé de ne pas lire aussi couramment que lui sur les hiéroglyphes celtiques[2]. Cependant vous avez rencontré dans l’endroit où demeurait votre pauvre nourrice, des pierres-levées tout aussi curieuses que les jo-mathr. Il y en a une dont l’équilibre est bien plus admirable que celui du grand champignon du mont Barlot. Elle est si artistement soutenue, que le moindre vent l’agite, et pour peu que l’air soit seulement un peu vif, elle rend en tremblant et en grinçant sur son support, un son particulier qui ne manque pas de charme, et qui m’expliquerait assez la voix mystérieuse de l’idole de Memnon au lever du soleil, c’est-à-dire aux premières brises de l’aube. La pierre d’Ep-nell est beaucoup plus harmonieuse, car son chant est presque continuel, et nos pauvres paysans veulent qu’il y ait là dedans un esprit enfermé qui raconte le passé et prédit l’avenir, en pleurant sur le présent. Faites attention, Monsieur, à ce nom d’Épinelle que l’on donne par corruption à ces pierres. Il vient d’Ep-nell, mot gaulois qui signifie sans chef. Tandis que jo-mathr signifie quelque chose comme couper, mutiler, faire saigner et souffrir la victime sur la pierre expiatoire. C’est comme qui dirait meurtre sacré. Remarquez encore que les jo-mathr où l’on faisait des sacrifices humains, ce qui est bien prouvé par les cuvettes pour recevoir le sang et les cannelures pour le faire couler, tandis que les Ep-nell n’ont que des cuvettes et point de cannelures (ce qui indiquerait que ces pierres ne furent destinées qu’à d’inoffensives lustrations) ; remarquez, dis-je, que les premières sont sur une haute montagne regardant le nord, et que les dernières sont dans un vallon obscur auprès d’un ruisseau, et tournées vers le sud…

— Qu’en voulez-vous conclure, monsieur le curé ?

— Que dans cette ville importante et populeuse de Toull, importance irréfutable, monsieur le baron, non pas seulement à cause des immenses constructions dont on trouve les débris sur cette montagne et sur toutes les vallées et collines environnantes, mais à cause aussi de sa position sur l’extrême frontière de l’ancien Berri et du Combraille, des Biturriges et des Lemovices, ce qui prouverait que Toull, Tullum, Turicum, vel Taricum, était certainement la Gergovia, Gergobina Boiorum, cette formidable cité, rivale de la Gergovie des Arvernes, et dont on a vainement cherché les traces sous ce nom générique…

— Nous voici bien loin des pierres druidiques, monsieur le curé.

— J’y arrive, monsieur le baron. Une cité comme Toull devait nécessairement avoir deux cultes, et elle les avait. Il y avait un culte officiel et dominant sur le mont Barlot ; il y en avait un protestant et toléré ou persécuté au fond du vallon d’Ep-Nell. Le culte libre, l’hérésie, si l’on peut s’exprimer ainsi, se glorifiait d’être sans chef… tandis que l’église officielle (j’ai tort d’appliquer un nom si respectable à ces infâmes idolâtries), je devrais dire le temple où régnaient despotiquement les druides, étaient aux pierres jo-mathr. Peut-être encore ce culte abominable vint-il à tomber en désuétude, et un essai de religion plus pure à se reproduire à Ep-nell ; ou bien encore peut-être, qu’avant l’invasion des celtes Kimris, nos ancêtres les Gaulois n’ensanglantaient pas leurs autels, et que ce temple pacifique d’Ep-nell aurait été un reste de protestation de la religion persécutée… Qu’en pensez-vous, monsieur le baron ? Est-ce que tout cela ne vous paraît pas clair comme le jour ?

— C’est un peu comme le jour sombre et voilé que l’orage nous donne dans ce moment-ci, monsieur le curé ; mais, dans tous les cas, vos recherches et vos suppositions sont fort ingénieuses, et d’un poète autant que d’un antiquaire.

— Attendez, monsieur le baron. Puisque vous parlez de poésie, j’ai des preuves plus authentiques encore ; c’est la tradition du pays. Il y a ici deux espèces de sorcellerie : une, qui est la mauvaise, et qui rapporte ses origines et ses pratiques aux pierres jo-mathr. Tous les voleurs de poules et de légumes, toutes les méchantes magiciennes qui donnent de mauvais conseils aux filles, ou qui, par vengeance, empoisonnent les troupeaux du voisin, exemplum, la Grand’Gothe, que vous avez vue aujourd’hui, vont faire leurs conjurations sur le Barlot. Au contraire, les femmes qui ont la connaissance, comme on les appelle ici, qui guérissent les malades, qui font des prières contre les fléaux de la campagne, la grêle, la rage, l’incendie, l’épidémie, etc., ces bonnes femmes-là, quoique entachées d’erreurs, sont pieuses d’intentions et tout à fait inoffensives. Elles ont seulement un peu d’entêtement pour leurs prières d’Ep-nell et leur trou-aux-fades, situé du même côté. Telle était la pauvre Tula qu’il faut appeler Tulla, nom qui est de pure origine gauloise, et qui ferait peut-être descendre votre défunte nourrice de la déesse, ou plutôt de la druidesse Tulla, vel Turica, dont vous avez pu reconnaître le temple à son emplacement et à ses fondations à double enceinte sur notre montagne.

— Je vous admire, monsieur le curé ! vous avez des étymologies et des origines pour toutes choses. Vous enflammez ma curiosité, et je vous demanderai l’explication d’une conversation que j’ai entendue ce matin, et qui m’a rappelé les contes dont me berçait jadis ma pauvre nourrice.

Lorsque Guillaume eut rapporté ce qu’il avait surpris du dialogue de Léonard et de la mère Guite dans le cimetière, le curé, qui craignait peut-être de ne pas s’être montré bon catholique dans ses précédentes explications, et qui luttait de la meilleure foi du monde contre son goût pour la science, la poésie et la littérature, répondit avec un soupir.

— Ce sont de tristes choses à avouer, monsieur le baron… Mais je ne puis vous dissimuler que depuis quatre ans que j’habite cette pauvre bourgade, je n’ai pu porter que de faibles atteintes au fléau de la superstition. Ce lieu-ci est privilégié entre tous pour pratiquer l’idolâtrie ; et comme, en désespoir de cause, je me suis mis à étudier, un peu pour me distraire, les origines de toutes les traditions gauloises, il m’arrive quelquefois de prendre à les écouter et à les éclaircir plus de plaisir que je ne devrais. Je vous assure, monsieur le baron, qu’il y aurait ici pour un érudit, et même pour un poète, des choses bien curieuses à constater, et que si nous avions un Walter-Scott pour les écrire… Mais vous me direz, ajouta-t-il, saisi tout à coup de cette méfiance qui est encore plus caractéristique chez le prêtre que chez le paysan, que ce n’est pas le fait d’un curé de lire des romans, et de désirer qu’on multiplie le nombre de ces ouvrages pernicieux.

— Pernicieux, monsieur le curé, dit Guillaume : ceux de Scott ne le sont pas. Il y a romans et romans !

— C’est au moins une lecture frivole pour un homme d’église, reprit le curé de Toull, en examinant la figure rose et ouverte de son jeune commensal.

— Vous vous faites trop de scrupule d’une récréation innocente, répondit Guillaume ; et, à votre place, je ne bornerais pas à lire des romans, j’en ferais.

— Bonne plaisanterie, dit le curé ; mais la matière ne manquerait pas. Il y a ici, tant de souvenirs qui, dans l’esprit des paysans, appartiennent à la tradition historique, grâce à l’interprétation poétique ! Ce que vous avez entendu dans le cimetière doit bien vous en donner une idée.

— Ils croient donc sérieusement à ce trésor caché !

— À tel point, Monsieur, qu’il est heureux pour vous de posséder, par droit d’héritage, des terres dans nos environs car vous en trouverez difficilement à acheter. On craindrait que vous ne fissiez l’acquisition du trésor.

— J’ai donc des terres par ici ? pensa Guillaume, qui ne le savait pas, ou ne s’en souvenait plus, tant ces espaces incultes et arides sont de peu de valeur.

— Et même, Monsieur, poursuivit le desservant, si vous apportiez généreusement ici des capitaux avec l’intention de les sacrifier pour améliorer les terres, et par conséquent le sort des paysans qui les cultivent, vous y seriez peut-être vu par quelques-uns de fort mauvais œil. On se persuaderait que vous faites bouleverser le sol pour en arracher les pièces d’or qui brûlent la racine des plantes, et sans doute les chariots d’or et d’argent massif, les casques étincelants et les ceintures de pierreries de vos ancêtres, les chefs des Galls détruits et immolés en ce lieu par les Romains, et plus tard par les Barbares. Cette tradition a (comme toutes les traditions) son fond de vérité historique. À la mort d’un chef gaulois ou celte, après avoir immolé sur sa tombe ses esclaves, ses serviteurs dévoués, et ses chevaux, on lui donnait, vous le savez, une montagne pour tombeau, et on enterrait des lingots d’or et d’argent, des armes du plus grand prix, enfin d’immenses richesses, avec tous ces cadavres. On a trouvé dans nos contrées des chaînes d’or dans les urnes des tombelles, ou tumulus… Mais je vous ennuie, monsieur le baron ?

— Au contraire, vous m’intéressez beaucoup, Monsieur le curé ; mais ces tumulus étaient des monuments romains ?

— Ou gallo-romains, et si l’on en trouvait d’une époque antérieure, au lieu de simples ornements on trouverait peut-être alors…

— Ah ! Monsieur le curé, vous croyez aussi un peu au trésor, convenez-en.

— Je pourrais y croire, dit le curé en souriant, sans désirer de me l’approprier, et je souhaite de toute mon âme qu’il se trouve sur vos terres et non dans mon jardin, où, sans rien chercher pourtant, j’ai trouvé, tout en plantant mes salades, d’assez belles monnaies romaines dont je veux vous faire hommage.

— Je ne veux pas vous en priver, répondit le jeune baron ; mais je serai fort aise de les voir.

Le curé ouvrit le tiroir de sa vieille table de chêne, et, du milieu de mauvaises ferrailles, de clefs rouillées, de clous tordus et d’autres débris sans valeur dont la collection trahissait les habitudes parcimonieuses de la pauvreté, il ramassa plusieurs médailles d’Antonin le Pieux, de Gallien, d’Agrippine et de Philippe l’Arabe, qui se trouvent particulièrement très-bien conservées et en abondance dans nos provinces du centre.

Pendant que nos deux amateurs examinaient curieusement ces monnaies, la tempête s’était déchaînée de nouveau. L’arbre unique de la ville de Toull pliait et grinçait sous le vent, et la grêle battait les tuiles du presbytère. Le tintement lugubre de la cloche se mêlait aux mugissements de l’orage.

— Il me semble, dit Guillaume, que si vous craignez les effets de la foudre, vous devriez empêcher maître Léonard de s’évertuer de la sorte.

— Il serait bien impossible de s’y opposer, répondit le curé, et cependant Léonard est un des plus raisonnables. Mais s’il ne croit pas aux fades, il croit à ses cloches. Tout le village y croit, et si je voulais les faire taire, je risquerais de me faire lapider.

— Ils sont donc croyants, après tout, vos paroissiens ?

— Trop croyants dans un sens, car ils croient tout, la vérité comme le mensonge, l’idolâtrie comme la religion, et le druidisme comme le polythéisme. Les bons et les mauvais esprits mêlent leurs attributions autour de leur existence. Les fades (fates) jouent ici un grand rôle, et le pays Toullois est criblé de trous et d’excavations dûs au travail de l’homme, demeurés sauvages de nos premiers pères, ou antres consacrés aux oracles des prophétesses gauloises. Eh bien ! toutes ces grottes, fort intéressantes pour l’antiquaire, sont en grande vénération chez le paysan, à cause du séjour d’êtres invisibles qu’ils cherchent à se rendre favorables en apportant dans leur sanctuaire un tribut quelconque, une feuille, un brin de mousse, n’importe quoi, pourvu que ce soit une marque de souvenir et de respect.

— J’ai vu ma sœur de lait, Jeanne, accomplir cette formalité, s’écria Guillaume, qui depuis longtemps pensait à cette jeune fille, sans trouver à placer une question sur son compte au milieu de l’érudition du desservant. Dites-moi, monsieur le curé, Jeanne, comme fille et nièce de sorcières, n’est-elle pas un peu sorcière aussi ?… Mais seriez-vous souffrant ? ajouta Guillaume, qui vit le jeune curé rougir et pâlir spontanément.

— C’est ce tonnerre qui me bouleverse un peu le sang. Est-ce que cela ne vous fait rien, monsieur le baron ?… Jeanne est une honnête et bonne créature, je puis vous l’assurer. Elle est digne du plus grand intérêt.

— C’est ce qui me semble, répondit Guillaume, et je suis bien aise de vous en parler à cœur ouvert, monsieur le curé ; car j’ai des devoirs trop longtemps oubliés, à remplir envers elle, et je désirerais savoir de vous… là, entre nous et en confidence, si vous ne pensez pas que mon premier devoir serait de la soustraire, en la plaçant chez ma mère, à de certains dangers…

Le curé se troubla, hésita encore, et dit d’une voix émue : Je ne comprends pas, Monsieur, quels dangers…

— Les jeunes gens de la ville, attirés par une beauté si remarquable, ne pourraient-ils pas songer, maintenant qu’elle est abandonnée à une méchante femme… ?

— Vous soulagez mon cœur, monsieur le baron, répondit le curé, comme ranimé par cette ouverture : j’aurais craint de porter des jugements téméraires, mais puisqu’il vous est venu, à ce sujet, les mêmes craintes qu’à moi, je vous dirai que depuis quelque temps, mais je ne veux nommer personne…

— Je nommerai, moi, dit Guillaume ; mais il n’en eut pas le temps, et laissa ce nom expirer sur ses lèvres en voyant celui qui le portait, Léon Marsillat, ouvrir brusquement la porte, et s’approcher sans façon du feu qui pétillait dans l’âtre, pour sécher ses habits trempés de pluie.

  1. Ce chapitre est dédié au maître d’école de Toull, qui est un peu embarrassé pour servir de cicérone aux touristes du centre.
  2. Le curé de Toull se conformait apparemment à l’habitude que les Romains nous ont laissée jusqu’à présent de confondre les Gaulois, nos véritables aïeux, avec les Celtes conquérants, de race toute différente.