Jeanne (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 17

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Jeanne (illustré, Hetzel 1852)
JeanneJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 61-63).
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XVII.

LA GRANDE PASTOURE.

Le soleil n’était pas encore levé lorsque la romanesque Marie alla trouver Jeanne dans l’étable, et s’asseyant sur le bord de la crèche, tandis que la jeune fille trayait ses vaches, elle entra en matière par l’aventure du mont Barlot. Lorsqu’elle lui eut déclaré et assuré que Guillaume, Arthur et Marsillat étaient les auteurs du miracle dont elle avait fait l’événement capital de sa vie, la belle laitière suspendit son travail et resta comme étourdie sous cette révélation. Si tout autre la lui eût faite, elle n’y eût jamais cru, mais elle vénérait sa jeune maîtresse presque à l’égal de sa patronne, la Vierge des Cieux, et elle demeura comme étourdie et consternée sous le coup de la froide réalité. Vraiment, quand on ôte au paysan sa foi au prodige, il semble qu’on lui enlève une partie de son âme.

— Eh bien ! ma Jeanne, dit la jeune châtelaine, tu regrettes donc beaucoup ton rêve ?

— Oui, ma chère demoiselle, j’en ai du regret, répondit Jeanne ; je m’étais accoutumée à y penser tous les jours. Mais si ça m’ôte un plaisir, ça m’ôte aussi une peine.

— Explique-toi clairement. Tu peux bien tout me dire, à moi, Jeanne. Tu sais combien je t’aime. Tu sais aussi que je ne me moque jamais de toi, et bien que j’aie ignoré jusqu’ici à quel point tu croyais aux fades, je me sens moins que jamais capable de te tourmenter et de t’humilier.

— Oh ! je le sais, ma chérie mignonne ; vous avez trop bon cœur ! Mais enfin, vous ne croyez pas les mêmes choses que nous.

— C’est vrai ; mais je puis t’écouter, et peut-être adopter tes idées si elles me paraissent justes. Voyons, instruis-moi dans ta croyance comme si j’étais païenne et que tu voulusses me convertir. Apprends-moi ce que c’est que les fades.

— Eh ! Mam’selle, c’est bien simple ; elles sont filles de Dieu ou filles du diable. Elles nous aiment ou nous haïssent, nous soulagent ou nous tourmentent, nous conservent dans le bien ou nous jettent dans le mal, selon que nous les connaissons, et que nous nous donnons aux bonnes ou aux mauvaises. Quand une personne a la connaissance, elle fait son salut en restant sage. Quand elle ne connaît rien, il lui vient des mauvaises pensées, et elle se laisse aller au mal sans savoir comment.

— Eh bien ! quand tu as trouvé, après ton sommeil sur les pierres jomâtres, ces pièces dans ta main, as-tu regardé cela comme un présent des fées ou comme un piège ?

— Attendez, ma mignonne. Il faut tout vous dire. Vous ne savez pas qu’il y a un trésor caché dans notre pays !

— Je sais cela. Tout le monde le cherche et personne ne le trouve. On dit aussi qu’il y a un veau d’or massif enterré sous la montagne de Toull ; que ce veau d’or, ou ce bœuf d’or, comme vous l’appelez, se lève, sort de son gîte caché à certaines époques de l’année, particulièrement à la nuit de Noël, et qu’il se met à courir la campagne en jetant du feu par les yeux et par les naseaux.

— Oui, Mam’selle, c’est comme ça que ça se dit.

— On dit encore que si quelqu’un, coupable d’une mauvaise action, vient à rencontrer le bœuf, le bœuf l’épouvante, le poursuit, et peut le tuer ; au lieu que si la personne est en état de grâce, et marche droit à lui, elle n’a rien à craindre. Enfin, on dit que si cette personne a le bonheur de le rencontrer la nuit de Noël, juste à l’heure de l’élévation de la messe, elle peut le saisir par les cornes et le dompter ; alors le bœuf d’or s’agenouille devant elle, et la conduit à son trou qui est justement le trou à l’or, l’endroit où gît le trésor de l’ancienne ville de Toull, perdu et cherché depuis des milliers d’années.

— Oui, Mam’selle ; vous savez donc tout ça ?

— Je l’avais entendu raconter en plaisantant, et hier soir, M. Marsillat nous a donné beaucoup de détails, et nous a assuré que presque tous les habitants de Toull et des environs croyaient fermement à cette folie, quoiqu’ils ne l’avouent pas aux bourgeois. Et toi, Jeanne, est-ce que tu y crois ?

— Ma mignonne, vous dites déjà que c’est une folie ! Moi, je ne dis rien là-dessus. Je ne peux pas dire que ce soit faux, ma mère y croyait. Je ne veux pas dire que ce soit vrai, M. le curé de Toull dit que c’est un péché. Seulement, j’ai toujours tâché de ne pas faire de mal, afin de n’être pas tuée par le bœuf, si je venais à le rencontrer, et de trouver le trésor, si c’est la volonté de Dieu.

— Allons ! ma bonne Jeanne, tu y crois. Après ?

— Après, Mam’selle ? Est-ce qu’on ne vous a pas dit que pour n’être pas en danger, il faut n’avoir jamais eu de l’or tant seulement un brin en sa possession ?

— C’est vrai, on me l’a dit aussi. Vous pensez donc que l’or porte malheur ?

— Ça, j’en suis bien sûre ! Toutes les fois qu’un bourgeois en a montré à une fille, elle a quasiment perdu l’esprit, et elle s’est rendue à lui, quand même il était vieux, méchant et vilain. Eh bien ! le jour où je trouvai de l’or dans ma main, je commençai par le jeter bien loin de moi. Ensuite, pour qu’il ne portât pas malheur à d’autres, je fis un trou dans la terre avec mon couteau, sous la grand’pierre jomâtre, et je poussai le louis d’or dedans avec mon sabot. Mais comme il y avait eu dans ma main de l’argent aussi, je ne me méfiai pas de l’argent, et le portai bien vite à ma mère.

— Tu pensas donc de suite aux fades ?

— Non, Mam’selle. Je n’y pensais pas, je n’avais pas de connaissance ; je savais seulement que l’or portait malheur, et je n’en voulais point. Quand je dis à ma mère ce qui m’était arrivé, et que je lui montrai les deux pièces d’argent, elle commença à m’instuire. Elle me tança beaucoup de m’être laissée aller au sommeil sur les pierres jomâtres, qui sont un mauvais endroit, et elle m’enseigna ce que je devais faire pour me sauver des mauvais esprits qui avaient agi avec moi comme s’ils croyaient m’avoir achetée. Elle fut contente de ce que j’avais laissé le louis d’or au mont Barlot et de ce que je ne l’avais pas mis dans ma poche, ni regardé avec plaisir, ni désiré de le conserver. Elle ne savait trop que dire du gros écu blanc. Ça pouvait être bon ou mauvais ; mais ça pouvait aussi n’être ni mauvais ni bon, parce qu’il y a des fadets qui sont fous, qui aiment à s’amuser, et qui font des petites niches un peu ennuyeuses, mais pas bien méchantes, comme de vous faire chercher votre fuseau, ou de vous casser souvent votre fil en filant, ou encore de vous faire défaire vos pelotons en tournant le dévide à l’envers quand vous n’y faites pas attention. Nous avons donc fait bénir l’écu dans l’église et nous l’avons mis dans le tronc aux pauvres. Quant à la pièce de cinq sous, qui était bien reluisante, bien petite et bien jolie… il y avait l’empereur Napoléon dessus, et ma pauvre chère mère aimait beaucoup cet empereur là. Elle disait souvent que si elle n’avait pas été nourrice elle aurait voulu être cantinière pour aller à la guerre contre les Anglais qui ont pris et abîmé notre pays dans les temps anciens, du temps de la Grande-Pastoure.

— Eh bien ! la petite pièce de l’empereur ?

— Ma chère défunte me dit comme ça ; « Jeanne, c’est bon, cette pièce-là, c’est du bonheur et de l’honneur. C’est la bonne fade qui, en voyant comme la mauvaise fade voulait te tenter avec de l’or, a mis dans ta main ce petit sou blanc pour te défendre. C’est, pour sûr, la grand’fade d’Ep-Nell qui te veut du bien, parce qu’elle sait que tu n’es pas méchante, et que tu n’as jamais fait de peine à ta mère, ni de tort à personne. Faut donc garder son cadeau, et ne jamais t’en séparer. » Là-dessus elle perça le petit sou blanc et me le fit attacher à la croix de mon chapelet avec la petite médaille de la bonne sainte Vierge qui commande à toutes les bonnes fades. Et tenez, Mam’selle, je l’ai bien toujours. Le voilà au bout de mon chapelet, dans ma poche ; la nuit je le passe à mon cou, et comme ça je ne le quitte jamais.

Et Jeanne montra à sa jeune amie un petit chapelet de ces graines grisâtres qui croissent dans nos champs et dont je ne sais plus le nom. L’humble offrande de sir Arthur y était attachée par un petit anneau de fer.

— Voilà, ma mignonne, reprit Jeanne, l’histoire des trois pièces, qui m’a tant fait faire de prières, parce que je croyais que c’était un miracle, et qui m’a souvent aussi donné la peur. Vous dites que ça n’en est pas un. Eh bien ! vous vous trompez peut-être. Les fades peuvent bien s’en être mêlées et avoir fait choisir à ces trois monsieurs, sans qu’ils le sachent, la pièce qui pouvait me porter malheur ou bonheur.

— Et sais-tu, ma pauvre Jeanne, de qui te vient ton cher petit sou blanc ?

— Ça doit être de mon parrain !

— Eh bien ! non, c’est du monsieur anglais.

— De l’Anglais ? Ah ! dit Jeanne étonnée, un Anglais peut-il porter bonheur à une chrétienne ?

— Tu crois donc qu’un Anglais n’est pas un chrétien ?

— Je ne sais pas.

— Je t’assure qu’ils sont aussi bons chrétiens que nous, Jeanne !

— Je sais bien que ça se dit comme ça, à présent, Mam’selle ; mais du temps de votre papa, que vous n’avez guère connu, ça se disait autrement. Savez-vous pourquoi ma mère aurait voulu que je vienne à attraper le bœuf et à trouver le trésor ?

— Voyons !

— Elle disait que le trésor était si gros, que personne n’en verrait jamais la fin ; qu’il y aurait de quoi rendre heureux tout le monde qui est sur la terre ; qu’il y aurait encore de quoi payer une grosse armée pour renvoyer les Anglais de la France, car ils étaient les maîtres à Paris, à ce qu’il paraît, dans le temps où elle me disait ça.

— Et pourquoi haïssait-elle ainsi l’Angleterre ?

— Dame ! Mam’selle, elle avait appris ça chez vous, du temps qu’elle y élevait votre frère. Votre défunt papa, qui était un grand militaire (qu’on dit), leur faisait la guerre, et votre maman, qui avait toujours peur qu’on ne le tue, les haïssait à mort. Alors quand l’empereur a été renvoyé et mis dans une cage de fer par les Anglais, ma mère a pleuré, pleuré, et moi aussi je pleurais de la voir pleurer. Et puis quand on disait que les Anglais avaient amené de leur pays un roi anglais et qu’ils l’avaient mis à Paris pour commander aux Français, elle se fâchait, et elle disait comme ça : « Ah ! ma pauvre chère dame de Boussac doit avoir rudement de chagrin ! » Aussi, Mam’selle, j’ai été bien étonnée quand je suis venue ici et que j’ai entendu dire à votre maman qu’elle aimait Louis xviii, le roi anglais ; et je ne savais que penser de voir qu’il y avait son portrait dans sa chambre et qu’on avait mis le portrait de l’empereur dans le grenier. Aussi je l’ai mis dans ma chambre, moi, sans quelle le sache, et je ne crois pas qu’il y ait de mal à ça.

— Non, sans doute. Moi aussi j’admire et je plains le grand empereur. Mais prends garde que madame de Charmois ne découvre que tu honores ainsi son portrait, car elle n’aurait pas de cesse que maman ne le fît brûler.

— Aussi, Mam’selle, je le cache tous les matins avec un tablier que j’accroche dessus. Mais le soir, quand je reviens dans ma chambre, je le regarde, et ça me fait plaisir. Dame ! écoutez donc, mon père aussi avait été soldat du temps de la République, et, sous l’empereur, il avait été dans un pays qu’on appelle l’Italie, et il s’était bien battu. Je ne l’ai pas connu non plus ; mais je sais qu’il n’aimait pas beaucoup les Anglais, et il y avait dans notre maison une image de l’empereur qui a brûlé avec tout le reste.

— Ainsi, tu songes à faire la guerre aux Anglais, Jeanne ? Quand tu auras trouvé le trésor, tu achèteras une grosse armée, et tu te mettras en campagne sur un beau cheval blanc, comme Jeanne d’autrefois, la belle Pastoure qui a délivré notre pays des habits rouges ?

— Oh ! Mam’selle, comment donc que vous savez ces choses-là ? J’en rêve toutes les nuits, et mêmement quelquefois quand je suis tout éveillée, et que je garde mes bêtes, je m’imagine que je vois arriver tout ça. Cependant, je n’en parle jamais à personne.

— Mais moi, Jeanne, je te devine, et peut-être que je fais des rêves semblables de mon côté. On ne peut pas être si près de Sainte-Sévère sans s’émouvoir au récit de ce qui s’y est passé. On dit qu’il y a à Toull des lions que les Anglais y avaient fait tailler dans la pierre, pour humilier le pays, et que tous les jours on leur donne encore des coups de sabot.

— Ah ! Mam’selle, je vois bien que vous êtes comme moi ! Ma mère a dit que votre grand’père avait été très-ami avec la Grande-Pastoure, et qu’il était aussi un grand soldat enragé contre les Anglais.

— Mon grand-père ?

— Oui, Mam’selle, un seigneur de Boussac. Elle avait entendu dire ça dans la maison d’ici.

— Ces choses-là sont beaucoup plus anciennes que tu ne penses, Jeanne ; mais n’importe. Il y a eu, en effet, dans notre famille un maréchal de Boussac qui fut le compagnon de la Pucelle, et je sens comme toi, Jeanne, qu’il serait doux de mener cette belle vie. Mais cela n’est plus de notre temps, mon enfant. Nous voilà en paix pour longtemps, pour toujours peut-être, avec l’Angleterre. Nous sommes censés libres, et les Anglais ne viendront plus ouvertemenl nous faire la loi. Il convient à une bonne chrétienne comme toi de ne plus les haïr et de ne plus songer à lever une armée contre eux.

— Ça ne vous va donc pas, Mam’selle, ce que j’ai dit ? Je vous en demande pardon.

— Cela me va beaucoup, au contraire, tes idées, ma bonne Jeanne, et je t’aime davantage d’avoir toutes ces imaginations. Mais tout cela est impossible, et d’ailleurs il y a de bons Anglais qui nous aiment et qui pleurent l’empereur Napoléon.

— Vrai, Mam’selle ? il y en a ? Oh ! il faudrait faire grâce à ceux-là.

— Certainement, Jeanne, et tu dois commencer par notre ami M. Harley, qui admire la belle Pastoure et l’empereur autant que toi.

Si pourtant, dit Jeanne en hochant la tête, les Anglais les ont fait mourir tous les deux. Ils ont brûlé la Grande-Pastoure parce qu’elle avait la connaissance !

M. Harley la révère comme une martyre et comme une sainte, je t’en réponds.

— Oui da ! c’est donc un bien brave homme, cet Anglais-là ?

— Le meilleur, le plus sage, le plus humain qui soit sur la terre, Jeanne.

— Ça me fait plaisir. Je n’ôterai pas son petit sou blanc de mon chapelet.

— Garde-t’en bien, tu lui ferais trop de peine.

— Et à cause donc, Mam’selle ?

— Parce qu’il t’aime, Jeanne.

— Il m’aime ! C’est donc vrai qu’il a connu ma mère ?

— Je ne sais pas, mon enfant, mais il t’aime beaucoup.

— Et pourquoi donc ?

— Parce qu’il aime ce qui est bon et beau. Qui se ressemble, s’assemble, Jeanne ! N’est-ce pas vrai ?

Mademoiselle de Boussac continua sur ce ton, au grand étonnement de Jeanne, qui se confondait en remerciements, sans rien comprendre à l’affection dont elle était l’objet. Mais elle l’acceptait comme la marque d’une grande bonté, et prêtait l’oreille d’un air naïf au panégyrique que sa jeune maîtresse lui traçait de sir Arthur. Mais quand Marie essaya de faire expliquer Jeanne sur les sentiments qu’il lui inspirait, elle s’aperçut qu’elle perdrait du terrain au lieu d’en gagner, et qu’une sorte de méfiance et d’effroi, sentiments bien contraires à ses dispositions habituelles, s’emparaient de la jeune fille. — Voilà déjà deux fois, Mam’selle, que vous voulez trop me faire dire ce que j’en pense, dit-elle ; je ne sais pas pourquoi vous vous inquiétez de ça.

— Mais voyons, Jeanne, reprit mademoiselle de Boussac, je suis une fille à marier, moi, et je puis d’un jour à l’autre, être demandée par quelqu’un.

— Oh ! si c’est pour me faire causer que vous me questionnez comme ça, répondit Jeanne, qui donna avec simplicité dans cette petite ruse, je vois bien qu’il faut que je retienne ma langue, car peut-être que je vous ferais de la peine sans le savoir.

— Nullement, Jeanne ; je suis comme toi, fort peu pressée de me marier, et je ne me sens éprise de personne. Aussi tu peux parler, et je te consulte.

— Oh ! moi, Mam’selle, je ne me permettrai pas de vous conseiller !

— Tu ne m’aimes donc pas ?

— Pouvez-vous dire ça !

— En ce cas, parle, s’écria Marie en lui passant un bras autour du cou, et en l’attirant auprès d’elle sur la crèche. Suppose que tu sois à ma place, et que M. Harley veuille t’épouser.

— Est-ce que je sais moi ?

— Mais, enfin, tu peux bien supposer !

— Je supposerai tout ce qui vous fera plaisir, dit Jeanne, et je vous répondrai dans la vérité de mon âme. Je n’épouserais jamais ce monsieur-là ; d’abord parce qu’il est Anglais, et que je ne voudrais pas mettre au monde des enfants anglais. Je peux bien ne pas le détester, et je lui porte du respect, puisqu’il est si brave homme ; mais l’épouser ! Non, quand il serait fait pour moi (mon égal), je ne voudrais pas contrarier l’âme de ma chère défunte mère et de mon pauvre défunt père. Ensuite, Mam’selle, je dirais non, parce qu’il est riche, et que ça me porterait malheur. On dit chez nous que l’argent rend fier et méchant. Je ne dis pas ça pour vous, ma bonne chère mignonne ; il n’y a rien de si bon et de si humain que vous. Mais il n’y en a peut-être pas beaucoup qui vous ressemblent, et je vois bien déjà que mam’selle Elvire n’est pas comme vous. Et puis moi, je suis trop simple pour savoir me servir de l’argent. Je ferais peut-être du mal avec, et ma mère m’a commandé de rester pauvre. Enfin ça ne se pourrait pas, et il y aurait quarante mille bons Anglais pour m’épouser, que je ne voudrais pas du meilleur de tous, je vous le jure sur mon baptême !

Jeanne parlait avec plus de vivacité que de coutume. Il y avait en elle comme une sorte d’indignation patriotique qui faisait briller son regard et la rendait plus belle encore que de coutume, quoique son expression fût changée. Marie, impressionnable comme une âme de poëte, ne pouvait s’empêcher de l’admirer, quoique son obstination l’affligeât profondément, et elle la comparait intérieurement à Jeanne d’Arc. Il lui semblait voir et entendre la Pucelle dans toute la rudesse du langage rustique qu’elle devait avoir avant de quitter la houlette pour le glaive. Ce mélange de douceur et de fermeté, de sérénité angélique et d’enthousiasme contenu, devait avoir caractérisé l’héroïne de Vaucouleurs, et la romanesque descendante du sire de Brosse s’imaginait que l’âme de la belle Pastoure revivait dans Jeanne pour se reposer de ses durs labeurs dans une vie obscure et paisible, en attendant qu’une autre transformation l’appelât à se manifester encore dans tout l’éclat douloureux de la force et de la gloire.

Cependant, après avoir raconté à son frère et à M. Harley toute cette causerie matinale avec une exactitude minutieuse, Marie osa conclure, en souriant, que sir Arthur ne devait pas désespérer de fléchir sa bergère inhumaine, mais qu’il faudrait du temps, des soins et de la patience.

Sir Arthur se résigna à faire prendre à son roman une allure plus grave que le grand trot excentrique sur lequel il l’avait commencé. La difficulté imprévue de cette conquête enflamma davantage son amour, et il devint épris et sentimental comme un garçon de vingt ans. Le cerveau tout rempli de rêves poétiques et le cœur pénétré de sentiments romanesques, mais gauche, timide et embarrassé comme jamais Chérubin ne le fut auprès d’une brillante comtesse, il était pour Marie un objet d’admiration et d’intérêt, et pour Marsillat, qui observait tous ses mouvements, un type de ridicule achevé. La vérité est qu’il y avait de l’un et de l’autre chez ce bon M. Harley, et que, sauf la triste figure et l’âge mûr de Don Quichotte, il ressemblait un peu en ce moment au héros de Cervantes déposant son casque et se couronnant de fleurs pour se transformer en berger.

Quant à Guillaume, il parut tout à coup soulagé d’un grand poids, et il se donna même la peine d’être fort galant auprès d’Elvire. Madame de Charmois, étonnée et ravie de ne pas découvrir la moindre accointance entre lui et Jeanne, commença à concevoir de sérieuses espérances.