Jeanne d’Arc à Domrémy
Il en est des premières années de beaucoup d’illustres personnages comme de ces fleuves dont le cours supérieur reste à peu près inconnu, et parmi ces personnages il faut compter Jeanne d’Arc. Qui n’aimerait cependant à connaître le milieu où Jeanne a vécu, les influences qu’elle a subies et les principaux incidens dont le village natal de l’héroïne a été le théâtre pendant les années qui ont immédiatement précédé sa mission ? Les dépositions du procès de réhabilitation, si précieuses qu’elles soient, sont loin de fournir des réponses de tout point satisfaisantes aux questions que notre curiosité se pose. Aussi, des critiques, des historiens également autorisés nous ont-ils représenté sous des couleurs très différentes la vie que menaient les habitans de la vallée de la Meuse, notamment ceux de la châtellenie de Vaucouleurs et de Domremy, à cette date mémorable.
Le plus considérable, sans contredit, de tous les critiques qui se sont occupés de ces questions, M. Jules Quicherat, glorifie avec raison la résistance qu’opposèrent aux envahisseurs les garnisons françaises de quelques places de la Meuse inférieure, telles que Beaumont et Mouzon, il veut voir dans cette résistance l’une des sources de l’inspiration de Jeanne d’Arc : « N’eût-elle servi, — pour emprunter à l’éditeur des Procès une phrase éloquente, — n’eût-elle servi qu’au perfectionnement de cette âme généreuse, la résistance des habitans de la Meuse mériterait d’être immortalisée ; » mais le savant critique constate, non sans regret, qu’il n’est fait aucune mention, dans les chroniques du XVe siècle, des opérations dirigées contre Vaucouleurs, et que le premier document authentique qui s’y rapporte est le mandement, en date du 22 juin 1428, par lequel Antoine de Vergy fut chargé de réduire la forteresse dont Robert de Baudricourt était capitaine. Quant à Domremy en particulier, tout ce que l’on savait sur cet obscur village avant les recherches dont on trouvera plus loin le résumé, se réduisait aux retraites des habitans dans l’île de la Meuse et à Neufchâteau consignées au Procès. M. Quicherat n’en attribue pas moins une influence décisive sur la mission de la libératrice d’Orléans aux souffrances dont le malheur des temps la rendit témoin : « Du jour, écrit-il quelque part, où l’ennemi apporta dans la vallée le meurtre et l’incendie, l’inspiration de Jeanne alla s’éclaircissant de tout ce qu’il y avait en elle de pitié et de religion pour le sol natal. Attendrie aux souffrances des hommes par le spectacle de la guerre, confirmée dans la foi qu’une juste cause doit être défendue au prix de tous les sacrifices, elle connut son devoir. »
Sans avoir eu à sa disposition d’autres documens que ceux dont nous devons la publication à l’éditeur des Procès, le dernier et le plus exact des historiens de Jeanne d’Arc est loin d’aboutir aux mêmes conclusions. « Jeanne, dit M. Henri Wallon, parlant des combats d’enfans que se livraient les Français de Domremy et les Lorrains de Maxey attachés au parti bourguignon, Jeanne vit plus d’une fois ceux de Domremy revenir de la bataille le visage meurtri et sanglant. C’était une image de la guerre civile ; mais on n’a pas de preuve qu’elle ait sévi entre les habitans de ces contrées autrement que par ces combats d’enfans. On n’y souffrit pas beaucoup plus de la guerre étrangère. Cette marche de la Lorraine aux frontières d’Allemagne n’était pas le chemin des Anglais. La paix de Troyes les avait établis en Champagne ; mais ils n’en occupaient qu’un petit nombre de points… Cette sanglante guerre paraît s’être réduite, pour les habitans de Domremy, à quelques alertes. Parfois, à l’approche d’une troupe de partisans, on sauvait les bestiaux dans l’île formée devant le village par les deux bras de la Meuse.
Un jour même, tous les habitans s’enfuirent à Neufchâteau. Jeanne y suivit ses parens et demeura quatre ou cinq jours ou même quinze jours avec eux chez une honnête femme nommée la Rousse. Après quoi on revint au village, et rien ne dit que ce fût alors ou en pareille circonstance qu’il ait été brûlé. Voilà tout ce que les recherches les plus habiles et les plus minutieuses ont pu faire découvrir sur la part de Domremy aux malheurs du temps. Assurément, c’est quelque chose, et il ne faut pas tenir pour nulle l’impression que Jeanne en put recevoir. Mais, sans aucun doute, si le sentiment des souffrances que la guerre apporte, si la haine qu’inspire la vue du conquérant maître du sol natal avaient suffi pour donner un sauveur à la France, il serait né partout ailleurs. »
Les lignes qui précèdent sont la meilleure justification des développemens où nous nous proposons d’entrer. Si des écrivains aussi judicieux que MM. Quicherat et Wallon ont cru devoir rechercher quelle était la situation des habitans de la vallée de la Meuse pendant les années qui ont immédiatement précédé la mission de la vierge de Domremy, n’a-t-on pas le droit d’en conclure que la question est intéressante au point de vue de l’histoire de Jeanne d’Arc ; mais si des critiques aussi compétens sont arrivés à des conclusions différentes, n’y a-t-il pas lieu de procéder à de nouvelles investigations ? C’est le résultat de ces investigations que nous allons exposer sous la forme la plus sommaire.
Aux XIVe et XVe siècles, la châtellenie de Vaucouleurs, enclavée entre la seigneurie de Commercy au nord, le Barrois à l’ouest et au sud, la Lorraine à l’est, comprenait un certain nombre de villages échelonnés sur la rive gauche de la Meuse, le long de l’antique voie romaine de Langres à Verdun. Au commencement du XIVe siècle, la châtellenie de Vaucouleurs appartenait à une branche cadette de l’illustre famille champenoise des Joinville. Le 15 août 1335, Jean de Joinville, seigneur de Vaucouleurs, conclut un arrangement avec Philippe VI de Valois en vertu duquel il céda cette châtellenie au roi de France en échange de Méry-sur-Seine, de divers droits sur la prévôté de Vertus, de la seigneurie de Lachy et de quatre vignobles situés à Bar-sur-Seine. Trente ans après l’échange conclu avec Jean de Joinville, le 4 juillet 1365, Charles V rendit une ordonnance portant que le château et les villages échus aux Valois par suite de cet échange feraient désormais partie intégrante du domaine royal et seraient rattachés inséparablement, irrévocablement et directement, à la couronne de France ; les habitans de Vaucouleurs se trouvèrent ainsi élevés à la dignité de bourgeois du roi et investis en cette qualité de nombreuses et importantes prérogatives. Ils ne furent pas moins favorisés au point de vue des avantages commerciaux. Tout le transit des marchandises exportées du bailliage de Chaumont en Lorraine et dans l’empire dut se faire par le port de Vaucouleurs, où deux fonctionnaires royaux, le maître et le receveur des ports, percevaient un droit, dit « de rêve, » consistant en un prélèvement de 4 deniers pour livre sur les denrées menées hors du royaume. À dater de la seconde moitié du XIVe siècle, presque tous les baillis de Chaumont joignirent à ce titre celui de châtelains de Vaucouleurs.
Le village de Domremy formait l’extrémité méridionale de la châtellenie de Vaucouleurs, sans toutefois en relever tout entier. Il était, en effet, traversé de l’ouest à l’est par un petit ruisseau, affluent de la Meuse, qui le coupait en deux parties : la partie méridionale, comprenant une maison forte située dans une île de la Meuse et une trentaine de chaumières, formait une seigneurie possédée de vieille date par la famille de Bourlemont et dépendait de la châtellenie de Gondrecourt, c’est-à-dire d’une partie de la Champagne cédée en 1308 par Philippe le Bel à Edouard, comte de Bar, et mouvant de la couronne de France ; la partie septentrionale, où se trouvait l’église paroissiale, relevait seule de la châtellenie de Vaucouleurs. C’est dans une chaumière située entre cette église et le ruisseau, par conséquent à l’extrême limite du bailliage de Chaumont ou du Bassigny champenois, que naquit Jeanne d’Arc le 6 janvier 1412.
La région d’entre Marne et Meuse, que l’immense forêt du Der couvrait autrefois presque tout entière, est une région forestière et minière par excellence, c’est le pays des chênes et du fer ; les habitans étaient jadis et sont restés encore aujourd’hui rudes, agrestes, sains et forts comme la région elle-même. La coutume de Bassigny, qui régissait ces populations, édictait contre de simples délits les peines les plus sévères. On coupait l’oreille au berger qui avait mal gardé son troupeau ainsi qu’au vagabond qui commettait des dégâts dans les champs ; on coupait les mains à quiconque avait fait usage de fausses mesures. Le duel judiciaire était presque partout admis, quoiqu’il fût prohibé par les ordonnances royales, pour toute somme supérieure à 5 sols. La simplicité primitive des mœurs, l’ardeur de la foi, la fidélité dans l’observation des pratiques religieuses étaient en rapport avec la dureté un peu barbare de la loi pénale. Un des plus grands esprits de la première moitié du XVe siècle, le controversiste Nicolas de Clamanges, nous dit qu’il fut frappé, pendant un séjour qu’il fit à Langres, de la piété grave des artisans de cette ville, qui avaient l’habitude de ne se rendre à leur travail qu’après avoir assisté à la messe. En Champagne, et notamment en Bassigny, le servage plus ou moins adouci avait été longtemps la condition la plus ordinaire des habitans des campagnes et n’était devenu l’exception que dans les cantons tels que la châtellenie de Vaucouleurs, où la réunion directe au domaine royal avait eu sans doute pour effet de provoquer de nombreux affranchissemens et de multiplier le nombre des personnes de condition libre.
À Domremy, ces personnes devaient habiter la partie française du village, c’est-à-dire la partie septentrionale où se trouvaient l’église paroissiale et la chaumière de la famille d’Arc ; mais les habitans de la partie méridionale relevant du duché de Bar étaient certainement des serfs ou des hommes de mainmorte des Bourlemont, seigneurs de cette partie de Domremy. Voici ce qu’on lit dans un aveu rendu le 12 février 1398 par Jean de Bourlemont, écuyer, à Robert, duc de Bar : « J’ai et dois avoir la morte main en la ville de Domremy, ban et finage d’icelle, en tout ce que je tiens du fief de mon dit seigneur le duc de Bar. Item, j’ai et dois avoir la justice haute, moyenne et basse sur toutes les choses dessus dites et chacune d’icelles. » A la fin du XIVe siècle, les mainmortables ou serfs des Bourlemont dans la partie barroise de Domremy formaient trente-cinq familles vulgairement appelées « conduits, » et ces conduits étaient soumis à la plupart des redevances et corvées féodales énumérées dans l’aveu et dénombrement de 1398 : — four banal, mesures de froment et d’avoine, droits sur les têtes de bétail, vaches laitières, chevaux d’attelage et brebis, labourage, sarclage, fauchage, fenaison, charrois et moisson, gélines à Pâques, moutons à la Pentecôte, quatre douzaines d’oisons à la Saint-Jean, gélines, cire et poivre à la Saint-Remi, trois florins pour le gras bœuf et un porc gras de trois ans avec une hache pour le tuer et un demi-muid de vin à Noël. — Les seigneurs à qui ces redevances ou corvées étaient dues, habitaient une maison forte située en face du village dans une île formée par deux bras de la Meuse, — dont l’un, le bras oriental, est depuis longtemps comblé, — et que l’on appelait, pour cette raison, la forteresse de l’Ile. Cette forteresse, dont l’emplacement est encore indiqué par la direction d’une rue de Domremy qui a conservé le nom de rue de l’Ile, était pourvue d’un baille ou cour munie d’ouvrages de défense et d’un grand jardin entouré de fossés aussi larges que profonds. Dans le testament dicté par Jean de Bourlemont en 1399, on voit figurer en outre une chapelle desservie par un chapelain, dite la chapelle de l’île de Domremy et placée sous l’invocation de Notre-Dame.
Les habitans de la partie française de Domremy, de cette partie que Jeanne désigne formellement comme son berceau dans un des interrogatoires de Rouen sous le nom de Domremy de Creux, parce qu’elle ne faisait pour ainsi dire qu’un avec cette dernière localité, les habitans de la partie française ne semblent pas avoir été assujettis aux corvées dont il est question ci-dessus ; ils devaient seulement prêter leur concours aux hommes du seigneur pour faucher, faner et charrier ses foins dans la forteresse de l’Ile. Il importe de faire remarquer à cette occasion qu’aucun des aveux et dénombremens signalés jusqu’à ce jour ne fait mention des droits de patronage ou autres que les Bourlemont auraient possédés sur l’église paroissiale ; il en faut conclure que cette église et, par conséquent, aussi la chaumière natale de Jeanne d’Arc, contiguë au cimetière, se trouvaient, quoi qu’on en ait dit, sur la partie française de Domremy, mais, suivant une remarque déjà faite, à l’extrême limite de cette partie française, puisque le ruisseau qui les séparait de la partie barroise dont les Bourlemont étaient seigneurs coule encore aujourd’hui au pied de la maison, dite de la Pucelle, reconstruite en 1481 et ainsi désignée dans un acte de 1586, lorsqu’elle fut vendue à Louise de Stainville, comtesse de Salm.
Outre les redevances ou corvées indiquées ci-dessus, la maison forte et ses dépendances, les Bourlemont possédaient à Domremy trente-cinq « fauchées » de pré, quarante-quatre « jougs » de terre arable, un vignoble, six cents arpens de bois, et enfin le cours de la Meuse depuis le pont de Domremy en aval jusqu’au pré de la Fortey situé en amont du côté de Coussey. On voit par le curieux testament de Jean de Bourlemont dont nous avons parlé plus haut que les membres de cette noble famille, seigneurs en partie de Domremy, de Greux, de Maxey et de Bourlemont, entretenaient avec leurs hommes de ces quatre villages des relations d’une familiarité toute patriarcale. Ainsi, le testateur lègue deux écus à Oudinot, à Richard et à Gérard, « clercs enfans du maistre de l’escole » de Maxey, à charge de prier pour lui et de réciter les sept psaumes. Maxey est un village de Lorraine situé sur la rive droite de la Meuse en face de Domremy et de Greux échelonnés sur la rive gauche. L’école dont il est ici question était sans doute fréquentée par les enfans de ces deux dernières paroisses mises en communication avec la première par un pont sur la Meuse ; et comme les Lorrains de Maxey étaient, du temps de la Pucelle, attachés au parti anglo-bourguignon, à l’exemple de Charles II leur duc, tandis que les habitans de Greux et de Domremy gardaient une fidélité inviolable au roi de France, leur souverain immédiat, les écoliers de ces trois villages se livraient parfois des combats sanglans rappelés dans une réponse de Jeanne à ses juges. Par un autre article de son testament. Jean de Bourlemont recommande à son héritier de ne plus exiger une rente annuelle de deux douzaines d’oisons, s’il est bien constaté après enquête que ses hommes de Domremy ne doivent pas être assujettis à cette redevance. Pierre de Bourlemont, fils de Jean, seigneur de Domremy pendant les premières années du XVe siècle, avait conservé les mêmes habitudes familières, vraiment patriarcales. Tous les ans, le dimanche de Lœtare ou de la mi-carême, appelé par les habitans duBassigny dimanche des Fontaines, fête extrêmement populaire dans toutes les parties du Barrois, aussi bien dans la vallée de la Marne que dans celle de la lieuse, Béatrix, femme de Pierre de Bourlemont, originaire du royaume de France, accompagnée parfois de son mari et de sa belle-mère Catherine de Bauffremont-Ruppes, allait sous un hêtre magnifique, dit l’arbre des Fées ou des Dames, non loin de la source des Groseilliers, faire des repas champêtres, des dînettes en plein air ; chacun apportait ses provisions, du vin et de petits pains, et les jeunes filles de la seigneurie, mêlées aux demoiselles de la bonne châtelaine, lui composaient une gracieuse escorte ; au retour de la belle saison, Béatrix ne laissait échapper aucune occasion de renouveler ces parties de plaisir où la jeunesse des deux sexes prenait ses ébats, chantait, dansait, cueillait des fleurs et tressait des guirlandes que l’on suspendait ensuite aux rameaux touffus du hêtre hanté par les fées.
Ce tableau enchanteur et vraiment digne d’une idylle de Théocrite, ce n’est pas à un poète que nous le devons, mais à des témoins oculaires qui ont déposé dans le procès de réhabilitation. Sans doute, il ne faut voir ici qu’un cas particulier, et l’on se tromperait étrangement si l’on s’imaginait que tous les seigneurs, que toutes les châtelaines vivaient sur ce pied de familiarité affectueuse avec leurs vassaux ; toutefois, ce que les habitans des campagnes trouvaient alors, non-seulement à Domremy et dans la châtellenie de Vaucouleurs, mais dans toute l’étendue du royaume de France, c’était une protection généralement ferme et vigilante de la justice royale contre les abus de la force, c’était notamment la sécurité pour les personnes et pour les biens résultant de l’interdiction des guerres privées, sans cesse renouvelée par des ordonnances spéciales pendant le cours des XIVe et XVe siècles. Cette interdiction n’était nulle part plus rigoureuse qu’en Champagne, où le parlement siégeant aux grands-jours de Troyes avait appliqué en mainte occasion aux seigneurs récalcitrans une répression exemplaire et impitoyable. À ce point de vue, les gouvernemens faibles tels que celui de Charles VI suivaient la même ligne de conduite que les pouvoirs forts, et l’on vit dans les plus mauvais jours l’autorité royale tenir à honneur de ne laisser impunie aucune violation de la paix publique.
Tandis que les choses se passaient ainsi sur la rive gauche de la Meuse, il en était tout autrement sur la rive droite, c’est-à-dire en Lorraine. Dans ce duché relevant de l’empire et régi par des coutumes profondément imprégnées de l’influence germanique, les guerres privées n’avaient rien perdu de la violence sauvage, de la fréquence, de l’impunité avec lesquelles elles avaient sévi à l’époque de la décadence carolingienne et continuaient en plein XVe siècle à peser du poids le plus lourd sur les populations. À cheval sur l’Allemagne et adossée à la France, la région située à l’est de la Meuse était morcelée entre une foule de petits potentats laïques et ecclésiastiques plus ou moins indépendans les uns des autres, dont les principaux étaient les ducs de Lorraine et de Bar, le comte de Vaudemont, le damoiseau de Commercy, les évêques de Metz, de Toul et de Verdun. Comme ces grands feudataires étaient presque toujours en guerre, les seigneurs de moindre importance ne se faisaient pas faute de profiter de ces rivalités, de ces divisions pour relâcher et même pour rompre les liens de vassalité qui les enchaînaient ; suivant leur intérêt du moment, on les voyait prendre parti pour l’un ou l’autre des belligérans ; la conflagration s’étendait ainsi de proche en proche, et le feu de la guerre ne s’éteignait sur un point que pour se rallumer sur un autre.
Combien meilleure la situation des habitans de la rive française, d’autant meilleure que le spectacle si rapproché des escarmouches continuelles livrées sur l’autre rive par l’humeur batailleuse d’une féodalité sans frein leur faisait apprécier encore davantage la sécurité, la tranquillité relatives dont ils jouissaient ! Ici, le parlement et le bailli de Chaumont tenaient la main à l’exécution des ordonnances interdisant les guerres privées ; la justice royale punissait sévèrement les contrevenans, et si quelque acte de violence était commis par un seigneur, il arrivait rarement que le crime ne donnât pas lieu à des poursuites et ne fût pas suivi d’une répression. On ne saurait trop insister sur ce point de vue parce que l’on y trouve l’explication de l’attachement passionné, on pourrait presque dire du culte enthousiaste que les populations de la haute Meuse avaient voué à la royauté française sous les premiers Valois. C’est l’épée qui remporte les victoires, c’est l’intelligence qui assure la suprématie politique, mais c’est la justice qui fait les conquêtes morales, les plus précieuses de toutes, et c’est l’honneur de nos rois des XIIIe, XIVe et XVe siècles d’avoir exercé ce rôle de justiciers au-delà même des limites de leur royaume. Vers le milieu du règne de Charles VI, on vit une ville de Lorraine, rattachée, il est vrai, féodalement et judiciairement à la Champagne depuis la première moitié du XIIIe siècle, manifester hautement ses préférences pour notre pays. Cette ville, ce fut Neufchâteau ; de pacifiques bourgeois osèrent entrer en lutte ouverte contre Charles II leur duc ; ils se laissèrent frapper à plusieurs reprises et pendant de longues années dans leurs personnes comme dans leurs biens par attachement au roi de France, dont ils avaient fait apposer les armes sur leurs maisons. Le parlement de Paris, saisi de ce différend entre Charles II et ses bourgeois de Neufchâteau, condamna le duc de Lorraine. Ce prince fut frappé de la peine du bannissement, de la confiscation de ses biens situés en France ainsi que d’amendes considérables ; en même temps, une punition plus sévère encore fut prononcée contre tous les seigneurs, les fonctionnaires et les hommes d’armes du duché qui s’étaient rendus plus ou moins complices des divers méfaits reprochés à leur souverain. Peu importe que, six mois à peine après la publication de cette sentence, Charles II ait réussi avec l’appui du duc de Bourgogne à se faire remettre les peines qui lui avaient été infligées ; moralement, le coup n’en était pas moins porté. Une condamnation aussi solennelle rendue contre le duc de Lorraine dut produire dans cette partie de la vallée de la Meuse qui s’étend de Neufchâteau à Vaucouleurs un effet considérable ; elle exalta encore, s’il est possible, les sympathies enthousiastes des populations de cette région pour la France et la royauté française. Neufchâteau est la ville la plus rapprochée et, de temps immémorial, a été le marché habituel de Domremy situé deux lieues seulement plus au nord. Nul doute, par conséquent, que les habitans de ce dernier village n’aient été des premiers à apprendre et à fêter le triomphe remporté par les Neufchâtelois leurs voisins en qui ils trouvaient de si précieux coreligionnaires politiques ; et comme l’arrêt porte la date du 1er août 1412, il n’est postérieur que d’environ six mois à la naissance de Jeanne d’Arc.
L’humble enfant qui devait être l’instrument du salut de son pays naquit donc et grandit au milieu de cette effervescence patriotique. Ce qu’on peut appeler la légende mystique de la royauté française plana sur l’enfonce et l’adolescence de la petite Jeannette, comme on l’appelait dans son village. D’ailleurs, il s’était rencontré un heureux concours de circonstances rarement réunies qui faisait alors de l’obscur village de Domremy l’un des milieux les plus propices au plein épanouissement de cette légende. À une date que l’on ne saurait fixer d’une manière précise, mais certainement pendant le premier quart du XVe siècle, Pierre de Bourlemont, qui avait succédé comme seigneur de Domremy à Jean son père, était mort sans laisser d’enfant ; et ses seigneuries de Greux et de Domremy avaient passé à sa nièce Jeanne de Joinville, fille de sa sœur Jeanne de Bourlemont et d’André de Joinville. Une jeune châtelaine d’origine champenoise rentrait ainsi en possession de deux seigneuries situées à l’extrémité méridionale de cette châtellenie de Vaucouleurs que l’un de ses aïeux avait naguère cédée en totalité à Philippe de Valois. Cette jeune châtelaine avait beau être mariée à un seigneur lorrain, Henri d’Ogéviller, chambellan de Charles II et son bailli du Vosge ; elle n’en appartenait pas moins à une famille française entre toutes, elle n’en comptait pas moins parmi ses ancêtres ce bon sénéchal de Champagne qui avait immortalisé dans des récits d’une naïveté éloquente la sainteté d’un roi de France. Comment Jeanne de Joinville, à moins de renier son origine, n’aurait-elle pas eu à cœur de propager dans son entourage le souvenir de relations où le prestige des fleurs de lis et l’illustration de sa race trouvaient également leur compte ! Quoi qu’il en soit, nous ne sommes nullement surpris de lire dans une déposition faite par Danois en 1456, à l’occasion du procès de réhabilitation, que Jeanne eut un jour une vision où elle aperçut saint Louis et saint Charlemagne qui priaient Dieu pour le salut du roi Charles VII en même temps que pour la délivrance d’Orléans.
La sainteté de Louis IX formait en quelque sorte le couronnement de la légende mystique de nos rois ; mais ce que l’on trouvait à la base de cette légende, c’était le baptême de Clovis par saint Rémi et le miracle de la sainte ampoule. Ici encore, le nom même du lieu natal de Jeanne suffit pour montrer que la future libératrice de la France dut être familiarisée de bonne heure avec ce côté de la légende. Suivant une remarque déjà faite par Michelet et bien digne de l’intuition parfois profonde que ce voyant appliquait à l’étude des faits historiques, Domremy avait été, pendant les premiers siècles du moyen âge, un fief de l’abbaye de Saint-Remi de Reims, et l’église de ce village était placée sous le patronage de l’apôtre des Francs. D’où il suit que tous les ans, à l’occasion de la fête patronale. Jeannette d’Arc entendait le curé qui l’avait baptisée, messire Guillaume Frontey, originaire de Neufchâteau, prononcer du haut de la chaire le panégyrique du saint patron de son église et retracer à grands traits la légende du baptême de Clovis, non point telle qu’on la lit dans Grégoire de Tours, mais surchargée du merveilleux ajouté dans la version d’Hincmar à la narration primitive. Clovis oint d’une huile d’origine céleste et transmettant à ses successeurs le pouvoir d’opérer des miracles par la vertu de la sainte ampoule ; « saint » Charlemagne, vainqueur des mécréans : saint Louis, l’ascète couronné et le héros cher aux Joinville, voilà surtout ce que les paysans de Domremy connaissaient de l’histoire des anciens rois de France ; aussi considéraient-ils les successeurs de ces rois comme des personnages aussi sacrés en leur genre et dans l’ordre purement terrestre que les papes dans l’ordre spirituel. Ils voyaient dans l’onction de l’huile de la sainte ampoule, de cette ampoule apportée à saint Rémi, selon la légende, par un ange descendu du ciel, un véritable sacrement qui conférait aux princes assis sur le trône des fleurs de lis un caractère de suprême inviolabilité ; ce sacrement leur conférait, en outre, un pouvoir réservé sur la terre aux saints seulement, le pouvoir de faire des miracles. On se représentait ainsi le royaume de France comme un fief divin et le roi comme tenant ce fief en vertu d’une délégation d’en haut. Cette idée apparaît nettement dans la fameuse lettre, datée du 22 mars 1429, où la Pucelle somme les Anglais de vider le royaume de France : « Et n’ayez point en votre opinion que vous tiendrez mie le royaume de France de Dieu, le roi du ciel, fils de sainte Marie, mais le tiendra le roi Charles, vrai héritier. » La même idée est exprimée avec plus de force encore dans une autre lettre que Jeanne écrivit de Reims au duc de Bourgogne le 17 juillet, jour du sacre de Charles VII : « Tous ceux qui guerroient audit saint royaume de France guerroient contre le roi Jésus, roi du ciel et de tout le monde, mon droiturier et souverain seigneur. »
Un écrivain politique du siècle précédent, l’auteur du Songe du verger, avait dit de nos rois qu’ils sont « vicaires de Jésus-Christ en sa temporalité. » Cette conception mystique de la royauté n’a jamais été mieux exposée que par Jeanne d’Arc dans sa première entrevue avec Robert de Baudricourt : « Jeanne disait, rapporte un témoin oculaire, que le royaume n’appartenait pas au dauphin, mais à son seigneur. Néanmoins, c’était la volonté de son seigneur que le dauphin fût roi et qu’il eût le royaume en commende ; elle ajoutait qu’il serait roi en dépit de ses ennemis et qu’elle le conduirait elle-même pour le faire sacrer. Robert de Baudricourt lui demanda alors quel était son seigneur, et elle répondit : « C’est le roi du ciel. » Assurément, la grande âme de la Pucelle pouvait seule parler un si simple et si magnifique langage. Toutefois, pour le fond des idées, il n’y a rien là, il faut bien le dire, qui soit personnel à la vierge de Domremy. Originaire d’un petit canton de la Champagne, dont les habitans avaient voué un véritable culte à la royauté française, née et élevée dans un village où la légende mystique de cette royauté avait trouvé des conditions de développement particulièrement favorables, Jeanne d’Arc ne fait qu’exprimer avec autant de fidélité que d’éloquence, dans les textes cités plus haut, la croyance populaire de son pays natal et de la France tout entière au XVe siècle.
La famille d’Arc semble avoir tiré son nom du village d’Arc-en-Barrois. Ce village, qui fait aujourd’hui partie du département de la Haute-Marne, est situé sur l’Anjou, affluent de la rive droite et du cours supérieur de l’Aube, à 26 kilomètres au sud-ouest de Chaumont. Pendant la seconde moitié du XIVe siècle, on trouve divers individus de ce nom établis le long de la vallée de l’Aube ou de ses affluons : en 1387, Huot d’Arc, à Arc-en-Barrois ; en 1353, Simon d’Arc, chapelain de la chapelle Notre-Dame au château royal de Chaumont ; en 1398, Guillaume d’Arc, dit de Longuay, à Courcelles-sur-Anjon ; en 1392, Jeannin d’Arc, à Radonvilliers ; en 1375 et 1390, le drapier J. d’Arc et le chanoine Pierre d’Arc, à Troyes ; en 1404, le curé Michel d’Arc, à Bar-sur-Seine, au diocèse de Langres ; enfin, vers 1375, Jacques d’Arc, père de Jeanne, à Ceffonds, petit village dépendant de la célèbre abbaye de Montiérender. La version qui fait le père de la Pucelle originaire de Ceffonds se trouve, pour la première fois, consignée dans le Traité sommaire tant du nom et des armes que de la naissance et parenté de la Pucelle d’Orléans, publié par Charles Du Lis en 1612. L’auteur de ce Traité, qui descendait de Pierre d’Arc, le plus jeune des frères de la Pucelle, dit que cette version se fonde sur des titres et contrats conservés en la ville de Saint-Dizier. Nous n’avons pu, malgré toutes nos recherches, retrouver un seul de ces titres ; cependant, l’assertion de Charles Du Lis est si formelle et si précise qu’il faut bien admettre, au moins jusqu’à nouvel ordre, cette origine champenoise du père de Jeanne d’Arc. D’après une indication donnée en 1879 à MM. E. de Bouteiller et G. de Braux par M. Oranger, curé de Ceffonds, on connaîtrait encore dans ce village la maison d’Arc, désignée par des titres fort anciens comme ayant appartenu, au XVe siècle, à Jean d’Arc, demeurant à Domremy.
Une famille noble du même nom florissait dans le comté de Bourgogne aux environs d’Arc-sur-Tille ; en 1398, une châtelaine appartenant à cette famille et qui portait, comme la libératrice d’Orléans, le nom de Jeanne d’Arc, possédait la seigneurie de Sarrey, village situé près de Chaumont, dans le canton de Montigny-le-Roi ; elle était entrée par un mariage dans l’illustre famille de Saulx.
Nous avons retrouvé et publié divers extraits d’un registre de la chambre des comptes de Bar où maître Simon de Montiérender figure de 1385 à 1387 comme procureur du duc de Bar, dans le Bassigny champenois, c’est-à-dire dans la région même où se trouve le village de Domremy ; il n’est pas impossible que Jacques d’Arc, originaire de Ceffonds et né, selon toute apparence, vers 1375, ait été attiré sur les bords de la Meuse par cet important fonctionnaire, son compatriote, au service duquel il aurait été attaché dans sa jeunesse. Au rapport de Charles Du Lis, le père de Jeanne avait deux frères : Nicolas et Jean d’Arc ; ce dernier prêta serment, en 1436, comme arpenteur du roi pour les bois et forêts au département de France.
La famille d’Isabeau Romée de Vouthon, mère de Jeanne, est beaucoup mieux connue que celle de son père. Cette famille tirait son nom du village de Vouthon, d’où elle était originaire ; et ce village, limitrophe de Domremy à l’ouest et au sud, réuni aujourd’hui à Gondrecourt et divisé en deux sections sous les noms de Vouthon-le-Bas et de Vouthon-le-Haut, ce village dépendait alors de la partie du duché de Bar mouvant de la couronne de France. La famille de Jeanne offrait, par conséquent, la même dualité que son village natal ; et de même que celui-ci était mi-partie de la Champagne et du duché de Bar, la Pucelle, Champenoise par son père, était Barroise par sa mère. Jean de Vouthon, mentionné en 1385 dans un registre des exploits de justice de la prévôté de Gondrecourt, était sans doute le père d’Isabeau ; un frère de celle-ci s’appelait Jean de Vouthon comme son père ; il exerçait le métier de couvreur. En 1416, il quitta son pays natal pour fixer sa résidence à Sermaize ; depuis longues années, Isabeau habitait Domremy avec Jacques d’Arc son mari, et une autre sœur nommée Aveline s’était également éloignée de Vouthon avant 1410 pour aller demeurer à Sauvigny avec Jean le Vauseul, qui l’avait épousée. Ce métier de couvreur exercé par l’oncle maternel de Jeanne d’Arc, celui de charpentier auquel s’adonnait Perrinet de Vouthon, fils de Jean, cousin germain de la Pucelle, donnent lieu de supposer qu’Isabeau Romée appartenait à une famille de condition fort modeste. Néanmoins, cette famille comptait parmi ses membres un personnage ecclésiastique assez important, Henri de Vouthon, curé de Sermaize, dans lequel il faut voir, selon toute apparence, un des frères d’Isabeau Romée et par suite l’un des oncles maternels de Jeanne. Ce fut sans doute à l’instigation du curé, son frère, que Jean de Vouthon, le couvreur, alla s’établir à Sermaize avec ses trois fils Poiresson, Perrinet et Nicolas et sa fille Mengotte, et ce fut également grâce aux leçons et à la protection de Henri de Vouthon que Nicolas, l’un des trois fils du couvreur, put entrer comme religieux à l’abbaye de Cheminon, située à 4 kilomètres de Sermaize ; frère Nicolas de Vouthon était le cousin germain de la Pucelle, qui, pendant tout le cours de sa mission, eut soin de l’attacher à sa personne en qualité de chapelain. Bienfaiteur de son frère et sans doute aussi de ses deux sœurs, le curé de Sermaize dut exercer une grande influence sur la mère de Jeanne, qui parait avoir été vouée aux pratiques de la piété la plus ardente, comme l’indique sa présence au Puy pendant le jubilé de 1429 et ce sobriquet de Romée, qui dut lui être donné, selon l’usage, en souvenir d’un pèlerinage à Rome. Il y a plus. Comme Sermaize est un bourg de Champagne situé à peu de distance de Geffonds, patrie présumée de Jacques d’Arc, il n’est pas téméraire de supposer que le curé Henri de Vouthon a pu prendre une part plus ou moins active au mariage de sa sœur avec un Champenois. Les Vouthon, de Sermaize, entretenaient du reste avec leurs parens de Domremy des relations affectueuses et suivies. Un cousin issu de germain de la Pucelle, Henri de Vouthon, fils de Perrinet, charpentier comme son père et demeurant à Sermaize, déposa dans l’enquête de 1476 qu’il était allé, au temps de sa jeunesse, en compagnie de son dit père, à Domremy chez Jacquot d’Arc et Ysabellot sa femme, père et mère de Jeanne la Pucelle alors jeune fille, qui leur avaient fait bonne chère. Le même témoin affirma que Jeanne et ses frères étaient allés plusieurs fois à Sermaize, où ils avaient passé à diverses reprises un certain nombre de jours dans la maison de Perrinet de Vouthon son père, leur cousin germain du côté maternel. Nous aurons l’occasion d’indiquer bientôt la part d’influence que ces rapports entre Sermaize et Domremy purent avoir sur le développement des idées, des sentimens et partant sur la destinée de Jeanne d’Arc.
Quelle était la situation de fortune, quelle était la position sociale des parens de Jeanne d’Arc ? Interrogés sur cette question, les gens du pays, appelés à déposer dans l’enquête ouverte au cours du procès de réhabilitation, firent tous la même réponse : ils dirent que le père et la mère de la Pucelle étaient de modestes cultivateurs et ne possédaient avec leur chaumière qu’un modique patrimoine. D’après une note rédigée à l’aide de pièces et de traditions de famille, note transmise par l’abbé Mandre, curé de Damvillers (Meuse), mort vers 1820, à son neveu M. Villiaumé, père de l’historien de Jeanne d’Arc et de la révolution, les biens immeubles appartenant à Jacques d’Arc et à Isabelle Romée représentaient environ 20 hectares, dont 12 en terres, 4 en prés et 4 en bois et parmi ces derniers le « bois Chesnu ; » ils avaient de plus leur maison, leur mobilier et une réserve de 200 à 300 francs qu’ils entretenaient avec soin en prévision d’une fuite devant quelque invasion telle que celle qu’ils furent obligés de faire à Neufchâteau. En mettant eux-mêmes en valeur ce qu’ils possédaient, ils en pouvaient tirer un revenu annuel équivalant à 4 ou 5,000 francs de notre monnaie, ce qui leur permettait de distribuer des aumônes aux pauvres, malgré la modicité de leur patrimoine, et de donner l’hospitalité aux moines mendians ainsi qu’aux voyageurs qui passaient souvent dans ce pays.
Si ces évaluations ne sont pas rigoureusement exactes, elles nous paraissent du moins très vraisemblables, quoique nous ignorions les données sur lesquelles elles reposent. Dans un registre paroissial de Domremy transcrit en 1490, on lit que Jacob d’Arc et Ysabellot sa femme avaient constitué en faveur du curé de Domremy une rente annuelle de deux gros sur une fauchée et demie de pré située au ban de Domremy, en amont du Pont, entre les héritiers Fauvrel et les héritières Girardin, à charge de célébrer chaque année deux messes pendant la semaine des Fontaines pour leurs obits et anniversaires. Outre ses biens sis à Domremy, on peut supposer que Jacques d’Arc possédait du chef de sa femme quelques morceaux de terre à Vouthon, car nous voyons par un registre des exploits de justice de la prévôté de Gondrecourt que l’aîné de ses fils nommé Jacquemin faisait dès 1425 sa résidence dans ce village du Barrois mouvant, où il exploitait sans doute le petit patrimoine d’Isabelle Piomée. Jacques d’Arc et Isabelle de Vouthon avaient trois fils, Jacquemin, Jean et Pierre, et deux filles, l’aînée nommée Catherine, la cadette Jeanne ou plutôt Jeannette, celle qui devait par son héroïsme immortaliser sa race. Deux actes dont nous nous proposons de publier intégralement le texte prouvent avec évidence que Jacques d’Arc figurait au premier rang des notables de Domremy ; dans le premier, daté de Maxey-sur-Meuse le 7 octobre 1423, il est qualifié doyen de ce village et vient à ce titre immédiatement après le maire et l’échevin ; dans le second, rédigé à Vaucouleurs le 31 mars 1427, il est le procureur fondé des habitans de Domremy dans un procès de grande importance qu’ils avaient alors à soutenir par devant Robert de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs. Ces deux pièces, la dernière surtout, offrent un intérêt sur lequel il serait superflu d’insister ; elles n’établissent pas seulement la situation relativement élevée qu’occupait la famille d’Arc à Domremy ; elles montrent en outre que le père de Jeanne, investi officiellement de la procuration des habitans de ce village, était entré en relations directes et personnelles avec le capitaine de Vaucouleurs dès 1427.
Domremy se trouve dans une situation privilégiée, et, grâce à cette situation, d’humbles paysans qui n’avaient que peu de besoins tiraient du sol même qu’ils cultivaient presque tout ce qui était nécessaire à leur subsistance. Les hauteurs couronnées de hêtres et de chênes séculaires, qui enserrent du côté du couchant la vallée où le village est assis, fournissaient en abondance le bois de chauffage ; le beau vignoble de Greux, exposé à l’orient et grimpant dès le XIVe siècle sur les pentes de ces hauteurs, produisait ce petit vin, acidulé à l’excès, qui n’en flatte pas moins agréablement le palais un peu âpre des enfans de la Meuse ; les champs couchés au bas de ces pentes et contigus aux maisons étaient réservés à la culture des céréales, du froment, du seigle et de l’avoine ; enfin, entre ces champs cultivés et le cours de la Meuse, s’étendaient sur une largeur de plus d’un kilomètre, ces prairies verdoyantes dont la fertilité égale la beauté et d’où l’on tire encore aujourd’hui les foins les meilleurs et les plus renommés de toute la France. La principale richesse des habitans de Domremy, c’était le bétail qu’ils mettaient à paître dans ces prairies où chacun, après la récolte des foins, avait le droit de faire pâturer un nombre de têtes de bétail proportionnel à celui des « fauchées de pré » qu’il possédait en propre : c’est ce que l’on appelait le « ban de Domremy » dont la garde était confiée, à tour de rôle, à une personne prise dans chaque « conduit » ou ménage. On voit par certaines réponses de Jeanne à ses juges de Rouen qu’elle avait été plus d’une fois préposée à cette garde, lorsque venait le tour de ses parens, et ses ennemis n’avaient pas manqué de s’emparer de cette circonstance pour prétendre ne voir en elle qu’une bergère de profession.
Pour la vente de leurs denrées comme pour les emprunts qu’ils étaient parfois obligés de contracter, par exemple, lorsqu’une de ces épizooties alors si fréquentes venait s’abattre sur leur bétail et décimer leurs troupeaux, les habitans de Domremy avaient l’habitude de s’adresser aux bourgeois de Neufchâteau, qui leur confiaient souvent des bestiaux à nourrir pendant la saison d’été, moyennant une rétribution fixée à l’avance. Lorsque la détresse était à son comble, on allait trouver les « Lombards » et au besoin les juifs, dont les petites colonies éparses dans tous les centres commerciaux de quelque importance exploitaient et pressuraient de vieille date les principales villes de la Lorraine. Ces rapports d’intérêts entre le village natal de la Pucelle et le marché le plus voisin de ce village nous expliquent pourquoi, sur les quatre parrains de la fille de Jacques d’Arc, nous en trouvons un originaire de Neufchâteau, Jean Barré ou Barrey, et aussi deux de ses quatre marraines, Édette, femme dudit Jean Barrey et Jeannette, mariée à Thiesselin de Vittel. Guillaume Frontey, mentionné comme témoin dans l’acte du 7 octobre 1423, dont il a été question plus haut et que l’on sait avoir présidé, en qualité de curé de Domremy, aux diverses phases de la vie religieuse de Jeanne, Guillaume Frontey se rattachait par sa naissance, ainsi que Jean Barrey, Edette Barrey et Jeannette Thiesselin, à la bourgeoisie, lorraine de nom, mais si française de cœur, de Neufchâteau.
La plupart des historiens de Jeanne d’Arc ont commis une profonde méprise lorsqu’ils se sont représenté Domremy comme un recoin perdu et pour ainsi dire isolé du reste du monde ; une route, extrêmement fréquentée vers la fin du moyen âge, traversait, au contraire, ce village. Cette route était l’ancienne voie romaine de Langres à Verdun qui passait par Neufchâteau, Domremy, Vaucouleurs, Void, Commercy et Saint-Mihiel. Elle avait acquis encore plus d’importance depuis que le mariage de Philippe le Hardi avec Marguerite, fille de Louis de Male, avait réuni dans la même main la Flandre, l’Artois et la Bourgogne. Cette réunion avait eu pour effet d’activer les échanges entre les possessions extrêmes des princes bourguignons, et ces échanges avaient continué de se faire en majeure partie par le grand chemin qui, de temps immémorial, partait de Dijon et du plateau de Langres pour gagner les plaines de la Belgique en suivant une direction parallèle au cours de la Meuse et en longeant la rive gauche de ce fleuve entre Neufchâteau et Domremy. La situation de Neufchâteau en avait fait de bonne heure l’un des entrepôts les plus considérables de ce transit. L’une des principales branches du commerce de cette ville, du moins à la fin du XIVe siècle et pendant tout le cours du XVe, était l’exportation dans les pays de la basse Meuse et jusqu’en Flandre, des vins de Bourgogne en général et de Beaune en particulier ; on employait au transport de ces vins de lourdes charrettes, attelées parfois d’une douzaine de chevaux. Par la même voie, arrivaient de Flandre en Bourgogne les draps d’Ypres et de Gand. Le mouvement des voyageurs allait de pair avec celui des marchandises, et parmi les personnages de marque qui durent suivre plus d’une fois cette route pendant les jeunes années de la Pucelle, on peut citer Colette Boylet, de Corbie, la grande réformatrice des clarisses, dont la vie se passa en allées et venues entre les maisons soumises à sa règle dans son pays natal et celles qu’elle avait fondées en Bourgogne. Tout ce transit passait devant le seuil de l’habitation de Jacques d’Arc. À une époque où les nouvelles de tout genre se transmettaient de vive voix et au moyen de messagers, il n’est pas sans intérêt de constater que la chaumière où naquit et où vécut Jeanne se trouvait sur le bord de l’une des voies les plus fréquentées de la région orientale du royaume, au XVe siècle.
Née en 1412, Jeannette d’Arc avait huit ans à l’époque du traité de Troyes signé le 20 mai 1420. Par ce traité qu’Isabeau de Bavière avait imposé à la démence de Charles VI, avec la complicité de Philippe, duc de Bourgogne, Henri V, roi d’Angleterre, était proclamé régent et reconnu comme l’héritier légitime, au mépris des droits du dauphin Charles ; une reine, une mère déshéritait son propre fils au profit du plus mortel ennemi de son pays ; la jeune Catherine, fille du roi de France, donnée en mariage au conquérant, était comme le gage de cet infâme marché. Les pompes de ce mariage se déployèrent en une saison de l’année où des foires alors très importantes avaient attiré dans la capitale de la Champagne un immense concours de peuple. Un tel spectacle aurait inspiré du dégoût à des indifférens ; comment n’aurait-il pas soulevé l’indignation et exalté encore le patriotisme des Champenois, restés fidèles au dauphin ! Les femmes, surtout, rougirent en pensant qu’une personne de leur sexe avait pu méconnaître à ce point ses devoirs d’épouse et de mère, et l’on commença alors à répéter dans les provinces orientales du royaume le dicton rapporté par Jeanne : Une femme a perdu la France ; une femme la sauvera.
Une des conséquences du traité de Troyes fut l’occupation de la Champagne par les envahisseurs. Il est certain, malgré les assertions contraires de plusieurs historiens de Jeanne, qu’à partir de cette date, les Anglais se rendirent absolument maîtres du bailliage de Chaumont. Les principales forteresses du Bassigny, notamment Nogent-le-Roi et Montigny-le-Roi, reçurent des garnisons ennemies. Les registres du trésor des Chartes, conserves à nos Archives nationales, où l’on a enregistré les actes émanés de la chancellerie anglaise pendant cette période, sont remplis de lettres de pardon ou de rémission octroyées au nom de Henri V et de Henri VI à divers habitans de ce bailliage, et rien ne prouve mieux à quel degré l’autorité du roi d’Angleterre était dès lors reconnue et acceptée dans cette région. Quelques-unes de ces lettres ont été délivrées à l’occasion de délits commis dans la prévôté d’Andelot, d’où relevait la châtellenie de Vaucouleurs. Cette châtellenie était, à vrai dire, le dernier lambeau de terre française que Charles VII eût conservé à l’extrémité orientale de son royaume, de même qu’il avait réussi à garder le Mont-Saint-Michel à l’extrémité occidentale Pressé par les Anglo-Bourguignons au sud, par le remuant et violent Robert de Saarbruck, seigneur de Commercy, au nord, enserré à l’ouest et à l’est entre les possessions des ducs de Bar et de Lorraine sans cesse en guerre avec leurs voisins, ce petit coin de terre était une sorte d’arène où venaient se heurter tous les partis ; et pendant les quatre ou cinq années qui précédèrent immédiatement la première apparition de l’archange Michel à la Pucelle, vers le milieu de 1425, on peut compter jusqu’à dix ou douze chefs de bande qui le ravageaient pour ainsi dire à l’envi dans tous les sens.
Pendant la première moitié du XVe siècle, les hommes d’armes des marches de Lorraine avaient la réputation d’être, avec les Bretons, les plus grands pillards qu’il y eût au monde. Dans un passage de sa chronique relatif à Chariot de Deuilly, maréchal de Lorraine, Jouvenel des Ursins dit que ce partisan « commença à courir le pays, à piller, à dérober et à mettre feux, selon que l’on a accoutumé de faire en Lorraine. » Si l’on étudie les documens originaux de cette période, on voit que cette réputation était parfaitement méritée. À la fin de 1415, alors que Charles II, duc de Lorraine, qui venait de prendre part à la néfaste expédition d’Azincourt, regagnait son duché, les gens d’armes de sa suite, dans le trajet de Provins à Troyes, avaient fait main-basse sur cinquante-trois chevaux et sur un char ferré, attelé de quatre chevaux, sans parler du menu butin. Quelques mois auparavant, au moment où Guillaume de Cantiers, évêque d’Évreux, Géraud du Puy, évêque de Carcassonne, Guillaume de Marie, doyen de Senlis, se rendaient du concile de Constance à Paris, avec une escorte de quatre-vingts personnes, le maréchal de Lorraine, ce même Charlot de Deuilly dont nous parlions tout à l’heure, Henri et Winchelin de La Tour, Jean de Chauffourt, soudoyés secrètement par le duc de Bourgogne Jean sans Peur, n’avaient pas craint de tendre à ces hauts personnages un véritable guet-apens ; ils les avaient attaqués à main armée au passage de la Meuse, entre Foug et Void ; ils avaient fait les deux évêques prisonniers, après avoir tué le chapelain de l’évêque de Carcassonne, blessé et dévalisé quelques-uns des familiers des deux prélats. L’impunité des malfaiteurs avait presque égalé le scandale du méfait ; il avait fallu raser la forteresse de Sancy, près de Briey, appartenant à Henri de La Tour et frapper d’interdit le diocèse de Toul tout entier, pour obtenir la mise en liberté des victimes de cet audacieux coup de main.
Ces habitudes de brigandage étaient entretenues par les guerres privées dont la noblesse lorraine n’avait pas cessé de faire son passetemps de prédilection. Le 6 juillet 1419, le village de Maxey, situé de l’autre côté de la Meuse en face de Domremy, fut le théâtre d’un combat qui dut avoir du retentissement dans le lieu natal de Jeanne, alors âgée d’environ sept ans. Ce combat s’était livré entre Robert de Saarbruck, damoiseau de Commercy, et une troupe d’hommes d’armes à la solde des deux frères Didier et Durand de Saint-Dié ; ces derniers avaient déclaré la guerre au damoiseau et à Marie de Châteauvillain sa mère, parce qu’ils ne pouvaient obtenir réparation des dommages que leur avait jadis portés feu Amé de Saarbruk, époux de Marie et père de Robert. Le damoiseau remporta la victoire et fit prisonniers trente-trois des hommes d’armes enrôlés par les frères de Saint-Dié. Parmi ces prisonniers, mis à rançon par le vainqueur le 25 novembre suivant, figure Thiesselin de Vittel, de Neufchâteau, écuyer, dont la femme, Jeannette, avait été l’une des quatre marraines de la fille cadette de Jacques d’Arc, et dont le petit-fils, dit Thiesselin, de Domremy-sur-Meuse, obtint des lettres, confirmatives de noblesse et d’armoiries en 1495. Le damoiseau de Commercy et les frères de Saint-Dié avaient à peine déposé les armes, que la lutte recommençait dans la même région, entre Henri de Ville-sur-Illon, évêque de Toul, et Colard de Foug, possesseur de nombreux fiefs situés le long de la Meuse, sur la rive gauche de ce fleuve, depuis Ugny, au nord, jusqu’à Vouthon, au sud. Ce turbulent seigneur avait mis en prison un prêtre de Toul, et l’évêque l’avait frappé pour ce fait de la censure ecclésiastique. Colard de Foug avait alors ouvert les hostilités contre ce prélat qui, de son côté, avait pris des mesures de défense. Dans une rencontre entre les deux partis, Colard avait été tué, et l’évêque avait fait raser les châteaux appartenant à Mathilde de Naives, veuve de Colard, ainsi qu’à Milet, son fils, en même temps qu’il portait le ravage dans leurs seigneuries et confisquait leurs biens.
Le souverain du Barrois était alors Louis, dit le cardinal de Bar, fils de Robert, duc de Bar, et de Marie de France, fille du roi Jean, créé cardinal par Benoît XIII, le 21 décembre 1397, successivement évêque de Langres (1395-1413) et de Châlons (1413-1420), qui avait succédé comme duc de Bar, en 1415, à son frère aîné Edouard, tué à la bataille d’Azincourt. Caractère indécis et faible sous des dehors impérieux, adonné tout à la fois aux pratiques de la dévotion et à l’amour des distractions mondaines, attaché, d’ailleurs, de vieille date au parti d’Orléans et d’Anjou, qui se confondait avec celui du dauphin Charles, le cardinal de Bar manquait de l’énergie nécessaire pour faire face aux graves difficultés que vint lui susciter, au lendemain du meurtre de Montereau, l’alliance intime de Philippe, duc de Bourgogne, avec le roi d’Angleterre Henri V. Comme s’il eût prévu ces difficultés, par un traité conclu à Foug le 20 mars 1417, il avait adopté René d’Anjou, deuxième fils de sa nièce Yolande, reine de Sicile, pour héritier du duché de Bar, et le même jour, il l’avait fiancé à Isabelle, l’aînée des filles et l’héritière présomptive de Charles II, duc de Lorraine ; le 13 août suivant, il avait fait donation et transport à son petit-neveu du duché de Bar ainsi que du marquisat de Pont-à-Mousson. En aucun point du royaume, la nouvelle de la conclusion de ce traité de Foug n’avait dû être accueillie avec plus de joie qu’à Domremy, village qui relevait à la fois du roi de France et du duc de Bar, et dont le seigneur était alors Henri d’Ogéviller, chambellan et maître d’hôtel du duc de Lorraine.
La guerre, dite « des enfans des prêtres, » soutenue par les bourgeois de Toul et Robert de Saarbruck, leur allié, contre Charles II, duc de Lorraine, ainsi désignée parce que la succession des bâtards des prêtres lorrains, résidant à Toul, fut l’origine du conflit, la guerre des « enfans des prêtres » ne semble pas avoir eu de contre-coup dans le pays natal de Jeanne d’Arc ; mais il n’en fut pas ainsi d’une autre guerre qui éclata au sujet du comté de Ligny, situé au cœur même du Barrois, entre l’Anglo-Bourguignon Pierre de Luxembourg, comte de Conversano et de Brienne, et le cardinal Louis de Bar. Le 13 janvier 1420, ce dernier fut sommé par Charler VI de se désister de toute entreprise sur Ligny, assigné en douaire à sa sœur Bonne de Bar, veuve de Valeran de Luxembourg ; et pour échapper aux tracasseries auxquelles il était en butte, il prit le parti d’échanger avec Jean IV de Saarbruck, oncle du damoiseau de Commercy, son évêché de Châlons, théâtre d’une lutte acharnée entre les Anglo-Bourguignons et les partisans du dauphin, contre le diocèse de Verdun, placé en dehors de cette lutte. Il survint alors un incident qui acheva de brouiller le cardinal de Bar avec les chefs du parti anglo-bourguignon. Ce prélat était à peine installé dans sa nouvelle résidence épiscopale de Verdun qu’il y reçut, vers les derniers jours d’avril 1420, une députation composée de quatre-vingts personnes et conduite par Gautier de Bauffremont, seigneur de Ruppes ; cette députation, envoyée par Philippe, duc de Bourgogne, était chargée d’inviter le cardinal, au nom de Henri V, à se rendre à Troyes où l’on se préparait à célébrer les fêtes du mariage du roi d’Angleterre avec Catherine de France. On ignore la réponse qui fut faite par Louis de Bar à ces ouvertures ; ce que l’on sait, c’est que les envoyés anglo-bourguignons, quoiqu’ils fussent porteurs d’un sauf-conduit délivré le 22 juin par le cardinal, tombèrent au retour dans une embuscade et furent faits prisonniers par Robert de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs, et Robert de Saarbruck, damoiseau de Commercy, qui tenaient le parti du dauphin. Le duc de Bar eut beau s’entremettre pour obtenir la mise en liberté immédiate du seigneur de Ruppes et des onze principaux hommes d’armes de son escorte, moyennant une rançon de mille écus d’or qu’il promit de payer par acte en date du 8 mai ; il eut beau faire entrer dans son conseil Gautier de Bauffremont et lui assigner, outre une pension annuelle de deux cents livres tournois, une somme de quatre cents écus à titre de dédommagement, le duc de Bourgogne n’en considéra pas moins le cardinal comme complice de l’attentat dont son ambassadeur avait été la victime et lui déclara la guerre. La châtellenie de Vaucouleurs eut à supporter le premier choc des bandes anglo-bourgiugnonnes ; une trêve ou suspension d’armes, conclue à Bar-le-Duc le 25 juin 1420, fut le prélude d’une conférence où l’on convint de se rendre les prises faites de part et d’autre. Le 17 du même mois, par lettres patentes datées de Poitiers, le dauphin Charles, régent du royaume, avait institué le cardinal de Bar son lieutenant général, en lui donnant pleins pouvoirs pour conclure, en son nom, toute espèce d’arrangemens tant avec les villes et forteresses qu’avec les simples particuliers.
Sur ces entrefaites, les hostilités, ouvertes dans le comté de Ligny par le comte de Brienne et son lieutenant. Érard du Châtelet, avaient suivi leur cours. Pour tenir tête à Pierre de Luxembourg, qui s’était avancé jusqu’aux portes de Bar, le cardinal fut contraint d’enrôler deux hommes d’armes qui guerroyaient pour le dauphin sur la frontière orientale de la Champagne, le Breton Jean Raoulet et le Gascon Etienne de Vignolles, capitaine de Vitry, déjà fameux par son impétueuse bravoure sous le sobriquet de La Hire. Ces chefs de bandes, aussi avides que prodigues, se montraient d’ordinaire très exigeans, surtout lorsqu’ils avaient à faire à des gens d’église, et le danger n’était guère moindre de s’en servir que de les combattre. Le cardinal de Bar en fit l’expérience. En vain, il avait prodigué à La Hire ainsi qu’à Jean Raoulet les chevaux de prix et les tonneaux ou « queues » de vin ; sous prétexte d’un retard dans le payement de la solde de ces aventuriers, il se vit sur le point d’être assiégé dans son château de Clermont-en-Argonne par ces dangereux auxiliaires, et force lui fut de lever une aide sur la prévôté de Bar pour s’acquitter envers Jean Raoulet, La Hire et leurs compagnons d’armes. Ces démêlés, joints à des embarras d’argent sans cesse croissans et aux difficultés à peu près inextricables de la situation politique, ne contribuèrent pas médiocrement à décider le duc de Bar à renoncer tout à fait à la direction des affaires ducales. Le 23 mai 1420, il renouvela solennellement la donation faite à son petit-neveu le 13 août de l’année précédente, et le 24 octobre suivant, après que le mariage de René d’Anjou et d’Isabelle eut été célébré à Nancy, il s’empressa de remettre à Charles II, duc de Lorraine, beau-père de René, la tutelle de son gendre, c’est-à-dire le gouvernement du duché de Bar.
Cette tutelle remplit une période de trois ans et demi ; elle commença vers la fin de 1420, et ce fut seulement le 12 août 1424 que René d’Anjou, émancipé le 4 janvier précédent par sa mère Yolande, prit en main pour son propre compte les rênes du pouvoir. Dès le milieu de 1421, un corps d’armée anglais, appelé par Pierre de Luxembourg, pénétra au cœur même du Barrois et s’avança jusqu’à Gondrecourt, où il remporta un avantage sur les gens du duc de Bar ; deux petites forteresses, situées aux environs de Gondrecourt, furent emportées de vive force par les envahisseurs. Nous apprenons ces détails par une lettre missive anonyme adressée à Henri V et datée du 2 juillet 1421. Gondrecourt est si voisin de Domremy qu’il n’est pas impossible que des éclaireurs ennemis aient fait irruption dans ce dernier village ; si cette irruption eut lieu réellement, l’humble fillette, qui s’appelait Jeannette d’Arc, alors âgée de neuf ans et demi et déjà réfléchie et pensive, en dut recevoir une impression profonde et ne dut jamais l’oublier.
Tant que dura la tutelle de Charles II, qui avait institué Jean, comte de Salm, gouverneur des états de son gendre, le Barrois proprement dit fut peut-être un peu moins en butte qu’auparavant aux ravages des chefs de bande du parti anglo-bourguignon, à cause des bonnes relations que le duc de Lorraine entretenait de vieille date avec la cour de Dijon ; mais quelques-uns de ces chefs de bande éprouvèrent comme une sorte de besoin de se dédommager d’un autre côté en redoublant leurs incursions dans la châtellenie de Vaucouleurs, tandis que d’autres prétendirent avoir des griefs personnels et des revendications à exercer, soit contre le beau-père et tuteur de René d’Anjou, soit contre son prédécesseur le cardinal de Bar. Au nombre de ces derniers, il faut compter le capitaine de Vaucouleurs lui-même, dont le père, Liebault de Baudricourt, venait de mourir et qui avait fait main basse sur le bétail des habitans de Troyon, près de Saint-Mihiel, parce que le cardinal de Bar refusait de lui livrer le fief de Nonsard, cédé à Liebault en 1387 par Robert, duc de Bar ; la transaction qui mit fin à ce différend fut signée à Verdun le 17 juin 1421. Les 5 et 6 décembre de la même année, deux des plus redoutables chefs de bande du Bassigny, Jean et Louis de Chauffourt, ne recevant aucune réponse à des réclamations du même genre qu’ils avaient adressées au cardinal, envoyèrent à René d’Anjou, son petit-neveu et son successeur, des lettres de défi pour le prévenir qu’ils lui feraient désormais tout le mal possible.
Pendant les deux premières années de la régence du duc Charles II, quatre aventuriers ne cessèrent d’infester la partie méridionale du Barrois et de la châtellenie de Vaucouleurs : c’étaient les frères Amé, Jean, Bernard et Louis du Fay, fils de Henri du Fay et de Julienne de Poitiers, qui occupaient la forteresse de Bazoilles située un peu au sud de Neufchâteau. Sous prétexte que le duc de Lorraine avait jadis ordonné la démolition de cette forteresse, ils s’acharnèrent à lui faire la guerre et à lui porter dommage par tous les moyens dont ils pourraient disposer jusque vers le milieu de 1423. De leur côté, les partisans du dauphin, notamment Robert de Saarbruck, seigneur de Commercy, et Robert de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs, ne restaient pas inactifs ; ils faisaient à travers le bailliage de Chaumont des chevauchées continuelles, d’où ils ne manquaient jamais de rapporter du butin mort ou vivant, des marchandises, de l’argent, du bétail ou de riches particuliers ; ils exigeaient de grosses rançons de tous les serviteurs et aussi parfois des simples sujets du duc de Bourgogne ou de Henri V qui tombaient entre leurs mains. Au mois de décembre 1421, Jean Peguillot, de Langres, fait prisonnier par Robert de Baudricourt, emprunta deux cents écus d’or à maître Gui Gelenier, conseiller ducal à Gray, pour payer sa rançon. Chacune de ces prises, chacune de ces courses appelait une revanche que les capitaines anglo-bourguignons du voisinage n’avaient garde de ne pas prendre, et c’étaient toujours, cela va sans dire, des villages situés comme Domremy dans le ressort de la châtellenie de Vaucouleurs, qui faisaient les frais de ces représailles.
Au commencement de 1422, les déprédations des garnisons anglaises ou anglo-bourguignonnes du Bassigny étaient devenues si onéreuses aux populations du Barrois et des quelques villages de la Champagne restés fidèles au dauphin que Charles II s’en plaignit à son voisin le duc de Bourgogne. Aussitôt qu’il fut saisi de ces réclamations, Henri V se montra tout disposé à y faire droit, moyennant toutefois que le duc de Lorraine lui prêterait serment de foi et hommage pour les terres relevant du royaume et jurerait d’observer le traité de Troyes. Le beau-père du duc de Bar, qui craignait les Anglais plus qu’il ne les aimait, avait réussi jusqu’à ce jour à éluder sous divers prétextes l’accomplissement de ces formalités ; il dut cette fois se résigner à les subir ; le traitement infligé à René d’Anjou que le régent de France venait de dépouiller de son comté de Guise au profit de Jean de Luxembourg, seigneur de Beaurevoir, parut à ce prince timoré un avertissement dont il aurait été imprudent de ne pas tenir compte. Il se rendit donc à Dijon dans les premiers jours de mai ; là, il conclut une trêve d’un an avec la Bourgogne et prêta entre les mains du duc son hôte le serment d’obéissance à Henri V. En retour, Philippe lui promit d’obtenir du roi d’Angleterre avant le 10 août suivant, l’engagement de faire cesser tout acte d’hostilité sur les marches de la Lorraine, du Barrois et du royaume de France.
Etienne de Vignolles, dit La Hire, et Jean Raoulet, ces intrépides champions du parti du dauphin sur les frontières orientales de la Champagne, avaient eu déjà des démêlés avec le tuteur du jeune duc de Bar au sujet du paiement de l’arriéré de leur solde ; lorsqu’ils apprirent que le beau-père de René d’Anjou venait de faire acte de soumission au roi d’Angleterre, ils furent transportés de fureur et se mirent en devoir de tirer vengeance de ce qu’ils considéraient non-seulement comme une lâcheté, mais encore comme une trahison. Maîtres de Vitry, dont ils avaient fait leur base d’opérations, ils établirent des postes avancés à Étrépy, à Sermaize et à Revigny, d’où ils portèrent la dévastation et l’incendie dans le Barrois occidental et méridional. Renforcés par Perrin de Montdoré, seigneur d’Ancerville, ils détruisirent à peu près complètement dix-huit villages qui font aujourd’hui partie des cantons de Ligny, de Revigny, d’Ancerville, de Montiers, de Vavincourt, de Bar-le-Duc, de Pierrefitte et de Commercy. Dans les comptes des receveurs du duché de Bar pour l’année 1423, on rencontre à chaque page la mention d’églises incendiées, de hameaux rasés, de maisons démolies, de paroisses absolument désertes ; en beaucoup d’endroits, la recette des tailles fut nulle faute d’habitans pour les payer. Pour mettre un terme à ces déprédations, Jean, comte de Salm, gouverneur général du Barrois pour le duc de Lorraine, ayant réuni un petit corps d’armée d’environ deux cents chevaux, vint, pendant la première quinzaine d’avril 1423, mettre le siège devant Sermaize. La place fut emportée d’assaut après une résistance opiniâtre, et le comte de Salm leva sur les habitans une contribution de guerre de 1,500 écus d’or. Ce siège fut marqué par un incident dont il est question à plusieurs reprises dans l’enquête faite à Vitry les 2 et 3 novembre 1476 sur la descendance de Jean de Vouthon, oncle maternel de la Pucelle. Un coup de bombarde, tiré par les assiégeais, tua Collot Turlaut ou Turlot, marié depuis deux ans seulement à Mengotte, fille de Jean de Vouthon et par conséquent cousine germaine de Jeanne d’Arc. Celle-ci dut compatir vivement à la douleur de la jeune veuve qu’elle aimait comme une sœur et maudit sans doute l’horrible guerre qui infligeait ce premier deuil à sa famille. Tandis que La Hire, Jean Raoulet et Perrin de Montdoré ravageaient ainsi la partie occidentale du duché de Bar, Robert de Saarbruck, seigneur de Commercy, ne commettait pas moins de violences et d’exactions sur la frontière orientale de ce duché. Sous prétexte de droits de garde dont il prétendait être en possession, il se fit un jeu, pendant la seconde moitié de 1423, de piller et de rançonner la plupart des villages du Barrois, situés aux environs de Commercy ou qui avoisinent la rive gauche de la Meuse. Le village natal de la Pucelle ne fut pas épargné. Nous avons découvert à la Bibliothèque nationale, dans la précieuse collection de Lorraine, un acte par lequel les deux communautés de Domremy et de Greux prennent l’engagement de payer tous les ans à Robert de Saarbruck un droit de protection et de sauvegarde de deux gros par feu entier et d’un gros par feu de veuve. Parmi les trois témoins de cet acte, daté du 7 octobre 1423 et rédigé à Maxey-sur-Meuse, au nom de l’official de Toul, par Richard Oudinot, clerc notaire juré de la cour de Toul, figure « messire Guillaume Frontey, de Neufchâteau. » On n’a pas pris soin d’indiquer la qualité de ce personnage, mais nous savons d’ailleurs qu’il était alors curé de l’église paroissiale de Domremy. Le maire, l’échevin, le doyen et quatre notables de chacune des deux communautés, lesquelles, pour emprunter les expressions du notaire, dépendent l’une de l’autre, se portent pour tous les habitans de Domremy et de Greux. Entre ces quatorze noms obscurs, il en est un qui nous intéresse tout particulièrement, c’est celui du père de la Pucelle. En effet, dans l’acte du 7 octobre 1423, Jacques d’Arc est mentionné, avec la qualité de doyen, immédiatement après le maire et l’échevin de Domremy ; d’où l’on peut conclure, ainsi que nous en avons déjà fait la remarque, qu’il était à la tête des notables de ce village. Un des quatre notables du même village, Perrin le Drapier, et deux des quatre notables de Greux, Jean Collin et Jean Morel, vivaient encore trente-trois ans plus tard et déposèrent en 1456 dans le procès de réhabilitation. Jean Morel avait été l’un des parrains de la petite Jeannette d’Arc, et Jean Collin était marié à Catherine, sa sœur aînée. Pour amener les malheureux habitans de Domremy et de Greux, déjà grevés d’une foule de redevances envers le roi de France, le duc de Bar, divers seigneurs et abbayes, à assumer cette charge nouvelle, nul doute que le seigneur de Commercy n’ait dû recourir à la menace et aux vexations de tout genre dont il était coutumier ; aussi n’est-on pas surpris de lire dans les comptes du receveur de la prévôté de Gondrecourt, en 1423 et 1424, que la garde des hommes du duc de Bar dans ces villages ne rapporta presque rien pendant ces deux années, parce que le nombre de ces hommes s’était considérablement réduit et qu’il n’en restait pour ainsi dire plus. Robert de Saarbruck, damoiseau de Commercy nous offre le type achevé de ces grands seigneurs sans foi ni loi, qui ne vivaient que pour la chasse, la débauche, le brigandage, de ces « comtes sauvages, » qui ont inspiré dans les pays situés entre le Rhin et la Meuse de si sombres légendes. Que si l’on recherche le mobile de cette ardeur aventureuse, qui le poussait à prendre les armes tour à tour contre tous ses voisins, le plus souvent on n’en trouve d’autre que l’amour du lucre. En campagne, tous moyens lui étaient bons pour atteindre son but. Un jour qu’il assiégeait une petite place où des paysans s’étaient enfermés, il fit brûler pendant toute une nuit les moissons d’alentour pour y voir plus clair à prendre ses positions et à préparer l’attaque de cette place. Pour tenir tête à un tel adversaire, ce n’était pas trop de toutes les forces des duchés de Lorraine et de Bar. Jean, comte de Salm, gouverneur général du Barrois, après les avoir rassemblées, vint mettre le siège devant la ville même de Commercy. Robert de Saarbruck se trouva tellement pressé qu’il se décida à faire la paix. Cette paix fut signée à Châtillon-sur-Seine, le 25 janvier 1424, sous les auspices de Philippe le Bon, auprès duquel le duc de Lorraine et le seigneur de Commercy s’étaient rendus, et qui s’était entremis à la prière de Guillaume de Châteauvillain, oncle du damoiseau du côté maternel. Le traité qui intervint stipulait une alliance offensive et défensive, non-seulement entre les ducs de Lorraine et de Bar et Robert de Saarbruck, mais encore entre ce dernier et le duc de Bourgogne. L’ancien compagnon d’armes de Robert de Baudricourt, qui jusqu’alors avait paru suivre le parti de Charles VII, auquel le rattachaient à la fois le lien de la vassalité et les traditions de sa famille, rompait avec ce parti pour embrasser la cause anglo-bourguignonne. Une compagnie d’hommes d’armes à la solde de Louis de Chalon, prince d’Orange, amenée par le seigneur de Châteauvillain au secours de son neveu, et qui avait été laissée en garnison à Commercy pendant le voyage du damoiseau à la cour de Bourgogne, trouva le moyen de se rendre encore plus odieuse que le châtelain absent ; elle mit à sac ou livra aux flammes les villages et les églises, et devint la terreur du pays environnant. Le comte de Salm marcha contre ces bandits, les tailla en pièce et fit cent dix-neuf prisonniers. Lorsqu’on connaît ces détails et que l’on voit les habitans de Domremy se placer moyennant finance sous la sauvegarde d’un si misérable aventurier, on se demande avec un certain effroi qui put les protéger contre un tel protecteur.
La défection de Robert de Saarbruck fut le prélude d’une suite d’échecs pour les partisans de Charles Vil. Le 17 août 1424, Jean, duc de Bedford, battit les Français à la journée de Verneuil, où périt Jean de Harcourt, comte d’Aumale, capitaine du Mont-Saint-Michel. En Champagne, les Anglais ne furent pas moins heureux qu’en Normandie. Au mois d’octobre suivant, Jean de Montagu, comte de Salisbury et du Perche, avait emporté d’assaut la petite forteresse de Sézanne, héroïquement défendue par Guillaume Marin et par Eustache, seigneur de Conflans. Le 4 du même mois, le fameux La Hire, capitaine de Vitry, signait un traité de capitulation par lequel il prit l’engagement de livrer cette place ainsi que les petits lieux forts des environs aux commissaires du duc de Bedford, du 2 au 9 avril 1425, sauf le cas d’une grande victoire remportée par Charles VII, ce même jour du 2 avril, sur les champs entre Montaymé et Trécon, de huit heures du matin à deux heures de l’après-midi. Enfin, les château et ville de Guise, dont Jean de Proisy commandait la garnison pour le compte de René d’Anjou, duc de Bar et comte de Guise, avaient capitulé le 18 septembre 1424 et s’étaient rendus à Jean de Luxembourg le 24 février 1425. D’un autre côté, les rares partisans du roi de France étaient alors divisés entre eux. René d’Anjou, beau-frère de Charles VII, qui venait de sortir de tutelle et de prendre possession de son duché de Bar vers le milieu du mois d’août 1424, avait alors une guerre à soutenir contre La Hire lui-même, au sujet d’arrérages de solde inutilement réclamés par Etienne de Vignolles et par ses frères. Dans le cours de ses incursions à travers le Barrois, le capitaine gascon menaça le château de Souilly et fit une démonstration contre l’église fortifiée de Loisey ; il ne déposa les armes et ne conclut un arrangement avec le jeune duc de Bar que dans les premiers jours de décembre 1424. Eustache de Warnécourt, seigneur de La Ferté et capitaine de Passavant, qui se disait, comme La Hire, un champion de la cause nationale, n’était, en réalité, qu’un bandit dont le prétendu dévoûment au roi de France servait de prétexte pour commettre toute sorte de brigandages.
Il ne restait, à vrai dire, dans cette région de la haute Meuse, qu’un fidèle tenant du roi de France, et ce tenant, c’était Robert de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs. Pour le punir, Jean, duc de Bedford, confisqua les terres que Robert possédait dans le bailliage de Chaumont et les donna d’abord en viager, puis bientôt à perpétuité, à l’un des plus puissans personnages du parti anglo-bourguignon, Jean de Vergy, seigneur de Saint-Dizier, de Vignory, de La Fauche et de Fouvent. La forteresse de Blaise, située dans le voisinage de Vignory, était la plus importante des possessions du châtelain de Vaucouleurs ; un acte de Henri VI, en date du 2 juin 1424, concéda à perpétuité cette forteresse à Jean de Vergy, A dater de ce moment, Robert de Baudricourt et Jean de Vergy se tirent une guerre d’autant plus acharnée que la collision des intérêts privés s’ajoutait encore aux dissensions politiques pour les exciter l’un contre l’autre. Dans le cours de cette guerre, Jean de Vergy, sénéchal de Bourgogne, eut naturellement pour auxiliaires tous les membres de sa famille, la plus considérable du duché, notamment ses deux oncles, Antoine de Vergy, maréchal de France pour Henri VI, châtelain d’Andelot, seigneur de Champlitte, et Jean, bâtard de Vergy, seigneur de Sailly et de Richecourt.
Pendant la seconde moitié de 1424 et la première moitié de 1425, les bandes de ces trois grands feudataires infestèrent à l’envi la châtellenie de Vaucouleurs, et Jean de Vergy tint la campagne à la tête de cinq cents chevaux. Robert de Baudricourt n’était pas homme à endurer patiemment ces attaques ; il y répondit par de vigoureuses représailles. À plusieurs reprises, il porta le ravage en Bourgogne, ainsi que dans le bailliage de Chaumont ; ses hommes d’armes s’avancèrent au-delà de Vignory et poussèrent des reconnaissances jusqu’aux environs de Blaise. De part et d’autre, on capturait hommes, femmes, enfans pour les mettre à rançon ; on faisait main basse sur tout ce qu’on rencontrait, pain, vin, argent, vaisselle, vêtemens, gros et menu bétail ; on brûlait ce qu’on ne pouvait emporter. Dans la plupart des villages du Bassigny, le labourage fut interrompu, et presque tous les moulins furent détruits. Pour avoir une idée de ces déprédations où une soldatesque sans frein n’évacuait un village qu’après y avoir fait place nette, il faut lire le procès-verbal des dommages causés de 1431 à 1433 par la garnison de Vaucouleurs sur certaines terres de Thibaud de Neuchâtel, dépendant de sa châtellenie de Châtel-sur-Moselle. Tous les habitans notables de ces villages furent faits prisonniers et enfermés pendant trois semaines dans la forteresse de Vaucouleurs ; pour obtenir leur mise en liberté, Avrainville paya 1,000 florins ; Bainville, 1,202 florins ; Hergugney, 1,933 florins. La liste des chevaux, des bœufs, des vaches, des brebis, de la vaisselle, du linge, des vêtemens et autres objets mobiliers enlevés dans la seule commune de Bainville remplit plusieurs pages. Ces pillages étaient d’ordinaire suivis d’incendies où les malheureux qui, pour une raison ou pour mie autre, se trouvaient hors d’état de prendre la fuite, les infirmes, les malades, les femmes en état de grossesse avancée, les enfans au berceau, périssaient dans les flammes. Une ordonnance, rendue par le duc de Bar au commencement de 1425, jette le jour le plus effrayant sur la situation des gens du plat pays à cette date néfaste ; il fut défendu aux paysans, sous peine d’amende, de tenir du feu allumé dans la crainte de fournir à l’ennemi le moyen d’incendier leurs chaumières.
C’est ainsi qu’une étude approfondie nous conduit à nous représenter sous les couleurs les plus sombres la situation du Barrois et du Bassigny en général et de la châtellenie de Vaucouleurs en particulier, vers le milieu de 1425, au moment où la Pucelle venait d’atteindre sa treizième année. De 1425 à 1429, cette situation ne fit encore que s’aggraver. Malheureusement, l’exposé même succinct des faits que nous pourrions produire à l’appui de notre assertion nous entraînerait trop loin, et force nous est de choisir, entre mille autres, deux épisodes dont nous nous proposons de parler avec quelque détail. Le premier de ces épisodes offre d’autant plus d’intérêt au point de vue où nous nous plaçons ici qu’il concerne le village natal de Jeanne ; il était resté jusqu’à ce jour complètement inconnu, et c’est un heureux hasard qui, dès le début de nos recherches commencées en 1878, nous a fait découvrir aux Archives nationales, dans les registres du Trésor des Chartes, le document où on le trouve relaté. Il s’agit, dans ce document, d’une remise de peine ou « rémission, » comme on disait alors, octroyée par le roi Charles VII à un certain Barthélémy de Clefmont au sujet du meurtre d’un chef de bande anglo-bourguignon qui avait enlevé le bétail de deux villages de la châtellenie de Vaucouleurs ; or ces deux villages sont précisément Greux et Domremy. L’acte est daté de juillet 1455 ; mais la pillerie et aussi le meurtre qui en aurait été la conséquence et qui avait, dans tous les cas, motivé les poursuites, remontaient, suivant la remarque du rédacteur, à trente années auparavant. Il est certain, comme nous le montrerons plus loin, que diverses circonstances de la narration, rapprochées de plusieurs documens relatifs au chef de bande tué par Barthélémy de Clefmont, ne permettent pas de placer l’incident dont il s’agit à une date autre que 1425.
Nous croyons qu’on nous saura gré de mettre sous les yeux du lecteur un texte aussi précieux ; nous n’y avons rien changé, saut l’orthographe, que nous avons rajeunie et rapprochée du français moderne. « Et une fois entre les autres, ledit suppliant (Barthélémy de Clefmont) étant au service dudit comte de Vaudemont audit lieu de Joinville, vint un messager portant une lettre de par la dame d’Ogéviller, parente de notre dit cousin de Vaudemont, auquel icelle dame, en effet, récrivait en sa dite lettre que aucuns compagnons de guerre avaient couru, pillé et robe deux villages assis sur la rivière de Meuse, appelés Greux et Domremy, appartenant à ladite dame, et en avaient mené tout le bétail et autres biens qu’ils y avaient trouvés et pu prendre, lesquels biens et bétail ils voulaient mener en un château appelé Doulevant, que tenait pour lors Henri d’Orly, dit de Savoie, homme de mauvaise vie, tenant lors plusieurs larrons avec lui faisant maux, meurtres et larcins innombrables par tout le pays, loin et près, là où faire le pouvaient : lequel bétail pris es dits villages, ou partie d’icelui, lesdits larrons et gens de guerre dudit Henri d’Orly, parce que bonnement ne le pouvaient loger audit château de Doulevant ou pour autre cause à ce les mouvant, avaient laissé en un petit village nommé Dommartin-le-Franc, assez près dudit château de Doulevant. Laquelle chose sue et venue à la connaissance de notre dit cousin de Vaudemont, après la réception des lettres de ladite dame sa cousine, mû de pitié, il ordonna audit suppliant et lui commanda de rescourre (reprendre) ledit bétail. Lequel suppliant, pour obéir à l’ordonnance d’icelui notre cousin, qui était son maître, monta à cheval, accompagné de sept ou huit combattans, et s’en alla audit Dommartin-le-Franc, là où il trouva ledit bétail et aucuns des larrons qui avaient pris les dits biens et bétail, lesquels s’enfuirent et laissèrent ledit bétail, lequel fut par ledit suppliant et ses gens étant avec lui rescous et ramené audit Joinville. Mais avant que ledit suppliant et ses dits compagnons fussent retournés audit lieu de Joinville, ledit Henri d’Orly, accompagné de grand nombre de gens de guerre, poursuivit ledit suppliant (Barthélémy de Clefmont). Et ordonna et commanda icelui Henri auxdits gens de guerre que, s’ils pouvaient atteindre icelui suppliant, qu’ils le tuassent et missent à mort… Par lequel Henri ou ses gens et complices ledit suppliant fut fort pressé, et fut icelui enferré de lance et en voie d’être mort ou vilainement blessé, mais il se défendit si bien que lui et ses complices et ledit bétail arrivèrent à sauveté audit Joinville sans aucune chose perdre. Lequel bétail et autres biens pris sur ladite dame, notre dit cousin le comte de Vaudemont lui fit rendre et restituer franchement. » Le rédacteur de l’acte dit formellement que le fait s’était passé trente ans auparavant « dès trente ans a ou environ ; » or, comme cet acte est daté de juillet 1455, les expressions que nous venons de citer nous reportent approximativement à juillet 1425. Il est certain, d’une part, que Henri d’Orly n’occupa le château de Doulevant qu’au commencement de 1425 ; d’autre part, que ce même chef de bande conclut une trêve avec René, duc de Bar, le 20 août 1426. L’enlèvement du bétail de Domremy doit donc se placer entre ces deux dates. D’un autre côté, Antoine de Lorraine, comte de Vaudemont, qui intervient ici en faveur des hommes de sa cousine Jeanne de Joinville, mariée à un chambellan du duc de Lorraine, entra en lutte ouverte contre Charles II au sujet de la succession de ce prince, et aussi contre René d’Anjou, duc de Bar, gendre de Charles II, dès la fin de 1425. Il y a, par conséquent, de solides raisons d’accepter comme rigoureusement exacte la date de juillet 1425 résultant du contexte de la lettre de rémission octroyée à Barthélémy de Clefmont trente ans après l’événement. Nous insistons sur cette date parce qu’elle coïncide d’une manière frappante avec celle de la première apparition de l’archange Michel, qui eut lieu, comme chacun sait, alors que Jeannette d’Arc était âgée de treize ans, pendant la saison d’été, par conséquent vers le milieu de 1425.
Tous les détails de ce récit sont également dignes d’attention. Il est à remarquer que le chef de bande nommé Henri d’Orly, dit de Savoie, accusé d’avoir enlevé le bétail de Greux et de Domremy et de l’avoir emmené jusqu’à Dommartin-le-Franc, occupait la forteresse de Doulevant. Dommartin et Doulevant sont aujourd’hui deux localités du département de la Haute-Marne situées à une vingtaine de lieues de Domremy. Nous voyons par cet exemple combien était étendu le cercle où ces partisans exerçaient leurs déprédations.
Quant à cette dame d’Ogéviller, de Greux et de Domremy, parente d’Antoine de Vaudemont, seigneur de Joinville, qui usa de son crédit pour se faire rendre le bétail enlevé, ce ne peut être que Jeanne de Joinville qui avait épousé en premières noces Henri, seigneur d’Ogéviller. Du chef de son père André de Joinville, Jeanne de Joinville était, en effet, cousine du comte de Vaudemont, et elle avait recueilli les seigneuries de Greux et de Domremy dans la succession de sa mère Jeanne de Bourlemont. Jeanne de Joinville avait été donnée en mariage, avant le 24 mars 1415, à l’un des plus puissans seigneurs de Lorraine, Henri d’Ogéviller, alors bailli du Vosge et conseiller de Charles II. Celui-ci, à l’époque de l’enlèvement du bétail de ses hommes, habitait peut-être encore à Domremy, comme son aïeul maternel Jean II de Bourlemont, le château de l’Ile. A la date de la rédaction du testament de Jean II, daté du 3 octobre 1399, ce château était pourvu d’une chapelle, dite chapelle de l’île de Domremy, que desservait avec le titre de chapelain un prêtre nommé Jean, fils de Henri Malebarbe. C’est dans ce château ou maison forte, dont l’un des interrogatoires de Rouen fait mention, que les hommes des Bourlemont et des Joinville, héritiers des Bourlemont, avaient coutume de mettre en sûreté leurs personnes et leurs biens, toutes les fois qu’une attaque soudaine des gens d’armes ennemis ne les prenait pas à l’improviste ; mais il arrivait souvent que le temps leur manquait pour pousser leurs troupeaux dans la forteresse et les soustraire ainsi aux convoitises des partis qui couraient la campagne. Ce fut une surprise de ce genre qui amena les incidens rappelés dans les pages qui précèdent.
La principale, pour ne pas dire l’unique richesse des habitans de Domremy, c’était le bétail que l’on menait paître dans les prairies de la Meuse. La configuration du sol ne permettait de livrer à la culture que quelques champs situés sur la lisière de ces prairies, au bas des pentes de la colline boisée contre laquelle le village est adossé ; aussi, le peu de blé qu’on y récoltait n’aurait pas suffi à la nourriture de la population. La vraie ressource consistait dans l’élève du bétail et le commerce des fourrages. L’engraissage des porcs, le lait et le beurre des vaches entraient pour une large part dans l’alimentation, tandis que la toison des brebis fournissait la laine pour faire les vêtemens. On comprend dès lors le préjudice considérable que l’on portait à ces malheureux paysans en leur enlevant d’un seul coup tout le troupeau communal : on les ruinait de fond en comble, on les dépouillait du jour au lendemain de ce qu’ils possédaient de plus précieux, on les condamnait presque à périr de misère dans un bref délai. Un tel désastre aurait abattu une âme d’une trempe ordinaire ; il n’eut d’autre effet que d’exalter la foi profonde et d’éveiller les énergies déjà extraordinaires de la petite Jeannette d’Arc. Douée, malgré son jeune âge, de cette force morale presque surhumaine dont on a dit qu’elle transporte les montagnes, elle appela avec confiance le ciel au secours des siens, et nos lecteurs savent déjà que le ciel entendit sa voix. Jeanne de Joinville, dame d’Ogéviller, la bonne châtelaine de Domremy, dut être vivement touchée de la malheureuse situation faite à ses hommes, et elle avait d’ailleurs le plus grand intérêt, pour assurer le paiement de ses redevances, à faire rendre gorge aux brigands à la solde de Henri d’Orly. C’est pourquoi elle porta plainte à son cousin Antoine de Lorraine, comte de Vaudemont, qui avait dans sa mouvance immédiate le château de Doulevant, occupé par le chef de ces brigands. Le comte s’empressa de donner satisfaction aux réclamations de sa parente ; il envoya Barthélémy de Clefmont, un de ses hommes d’armes, à la poursuite des maraudeurs. L’expédition eut un plein succès. Quoique le bétail eût été déjà emmené jusqu’à Dommartin-le-Franc, à une vingtaine de lieues loin des rives de la Meuse, on réussit à le reprendre. Antoine de Lorraine le fit ensuite restituer à la dame d’Ogéviller, dont les hommes, tant ceux de Greux que ceux de Domremy, rentrèrent ainsi en possession du précieux butin qu’on leur avait enlevé et qu’ils croyaient irréparablement perdu. Comment ces pauvres gens en général et Jeannette d’Arc en particulier n’auraient-ils pas vu une faveur insigne de la Providence, un miracle dans une restitution aussi inespérée !
Ce fut sur ces entrefaites, on peut le supposer avec vraisemblance, sinon l’affirmer avec certitude, que la nouvelle d’une grande défaite, infligée aux Anglais devant le Mont-Saint-Michel vers la fin de juin 1425, par mer aussi bien que par terre, dut parvenir à Domremy. Presque en même temps, c’est-à-dire dans les derniers jours du mois d’août suivant, on apprit que ces mêmes Anglais venaient d’envahir le Barrois, et qu’ils avaient allumé des incendies à Revigny ainsi qu’au ban de Chaumont, près de Bar-le-Duc. Jamais Jeanne n’avait plus douloureusement ressenti « la pitié qui était au royaume de France, » et jamais aussi elle n’avait eu une foi plus entière en Dieu pour assurer le salut de son pays. L’enlèvement, puis la restitution du bétail de Greux et de Domremy, la victoire remportée par les défenseurs du Mont-Saint-Michel, l’invasion du Barrois par les Anglais, voilà les trois faits principaux qui ont précédé immédiatement et qui expliquent, du moins dans une certaine mesure, la première apparition de l’archange Michel à la petite Jeannette d’Arc.
La guerre de la succession de Lorraine, qui éclata presque au lendemain de ces événemens, vint mettre le comble aux calamités dont souffraient les populations de la rive gauche de la Meuse. Neveu de Charles II, duc de Lorraine, Antoine de Lorraine, celui-là même auquel Jeanne de Joinville avait eu recours pour obtenir la restitution du bétail enlevé à ses hommes, Antoine de Lorraine avait succédé, vers la fin de 1415, en qualité de comte de Vaudemont et de seigneur de Joinville, à Ferry, son père, tué à Azincourt au service de la France. En 1417, Antoine avait épousé Marie de Harcourt, sœur de ce Jean de Harcourt, comte d’Aumale, qui devait s’illustrer quelques années plus tard en défendant victorieusement la Normandie et le Mont-Saint-Michel, dont il était capitaine, contre l’invasion anglaise. Retenu par une telle alliance ainsi que par la tradition paternelle, on aurait pu croire que l’héritier des seigneurs de Joinville resterait fidèle au parti français ; mais il s’en était détaché insensiblement lorsqu’il avait vu son oncle, le duc de Lorraine, qui n’avait pas d’héritiers mâles, marier Isabelle, sa fille aînée, à René d’Anjou, reconnu, grâce à l’habile politique de la reine Yolande sa mère, héritier présomptif des deux duchés de Bar et de Lorraine. En haine de la reine Yolande, belle-mère du dauphin Charles, depuis Charles VII, en haine de René d’Anjou, beau-frère du jeune prince, Antoine de Lorraine, après beaucoup d’hésitations, après avoir gardé pendant plusieurs années une attitude indécise et équivoque, avait fini par jeter le masque et s’était rallié au parti anglo-bourguignon dont il était devenu l’un des principaux chefs dans la région orientale du royaume.
Dès le 20 mars 1419, en vertu de son contrat de mariage avec Isabelle de Lorraine, fille aînée de Charles II, René d’Anjou avait été reconnu habile à succéder à son beau-père au cas où celui-ci viendrait à mourir sans héritier mâle. Antoine de Lorraine, dont ces arrangemens de famille ruinaient les espérances, en conçut un profond dépit ; mais il put espérer, jusqu’à un certain point, que le temps et les événemens pourraient les modifier. Le 13 janvier 1425, le duc Charles rédigea un testament qui enlevait au comte de Vaudemont, son neveu, ses dernières illusions. Il y confirmait solennellement la cession faite six ans auparavant à son gendre, qui prêta serment, le lendemain, comme héritier présomptif du duché de Lorraine. En même temps, pour couper court aux visées ambitieuses d’Antoine, il l’invita, le 8 avril suivant, à déclarer officiellement qu’il renonçait à toutes prétentions sur sa succession. Peu satisfait de la réponse évasive du comte de Vaudemont à cette première lettre, il lui adressa une seconde dépêche, datée de Nancy le 25 du même mois, où il renouvelait sa demande en termes plus pressans. Le comte ne cherchait qu’à gagner du temps ; il répondit à son oncle d’une manière aussi dilatoire que la première fois, disant qu’il avait besoin de communiquer les lettres du duc « à ses seigneurs et amis pour avoir leur conseil. »
Ces derniers mots renfermaient une menace habilement déguisée. Les amis auxquels Antoine de Lorraine faisait ainsi allusion n’étaient autres que le roi d’Angleterre et le duc de Bourgogne. Nous voyons en effet que, quelques mois plus tard, le 24 septembre 1425, Henri VI, ou plutôt Bedford, donnait à son « féal cousin, » le comte de Vaudemont, en récompense de ses services, les terres de Demuin et de Mézières, en Picardie, confisquées sur Charles d’Esneval. Charles II ne se laissa pas intimider par ces sous-entendus. Le 1er juin, il notifia pour la forme à son neveu une troisième sommation, en même temps qu’il donnait à son armée l’ordre d’entrer en campagne. René d’Anjou, son gendre, ouvrit les hostilités en mettant le siège devant Vézelise, la place la plus importante du comté de Vaudemont. Jean de Remicourt, sénéchal de Lorraine, qui dirigeait les opérations, fut blessé mortellement en donnant l’assaut, et fit son testament daté du 20 juin 1425. On en peut conclure que la lutte à main armée entre le duc Charles et le comte son neveu avait commencé quelques jours avant cette date.
L’histoire nous montre que ces luttes entre parens ont souvent pris un caractère d’acharnement particulier. On ne vit jamais guerre plus atroce que celle que se firent au XIVe siècle les deux prétendans à la succession de Bretagne, Jean de Montfort et Charles de Blois. Dans des circonstances analogues, René d’Anjou et Antoine de Lorraine ne se combattirent pas avec moins d’ardeur, et Marie de Harcourt, femme d’Antoine, rappela par son énergie toute virile Jeanne de Flandre enfermée dans Hennebont. Quelques-uns des incidens de cette lutte eurent pour théâtre les environs mêmes des Domremy. A la fin de juillet 1425, René, duc de Bar, assiégea et prit les deux forteresses de Rimaucourt et de la Ferté-sur-Amance occupées par des hommes d’armes à la solde de Thibaud de Neuchâtel, seigneur de Reynel, chambellan du duc de Bourgogne et grand-maître de la maison de Henri VI. Le comte de Vaudemont ne se borna pas à enrôler dans son parti Thibaud de Neuchâtel ; le 11 octobre 1427, il conclut des traités d’alliance offensive et défensive contre les ducs de Lorraine et de Bar, d’une part, avec Guillaume de Thil, seigneur de Châteauvillain, gouverneur de Langres pour Henri VI, d’autre part, avec Jean de Vergy, seigneur de Fouvent et de Vignory, sénéchal de Bourgogne. Par ces traités, il s’assurait l’appui, non-seulement des deux grands seigneurs avec lesquels il avait traité, mais encore du damoiseau de Commercy, neveu du seigneur de Châteauvillain, et aussi d’Antoine de Vergy et du bâtard de Vergy, oncles de Jean de Vergy. Beaucoup de seigneurs de moindre importance tels que Perrin de Montdoré, seigneur d’Ancerville, Jean de Choiseul, seigneur d’Aigrement, Barthélémy de Clermont, seigneur de Sainte-Livière, Pierre de Clefmont, seigneur de Nancey, Henri d’Orly, capitaine de Doulevant, formaient en quelque sorte la clientèle féodale et militaire du seigneur de Joinville.
La partie méridionale du Barrois et l’enclave française de Vaucouleurs se trouvèrent ainsi comme cernées par un cercle d’ennemis aussi nombreux que puissans. René d’Anjou et Robert de Baudricourt avaient également intérêt à lutter contre les Anglais, contre les Anglo-Bourguignons et contre Antoine de Lorraine devenu le client des premiers et l’allié des seconds ; ils unirent donc leurs forces contre l’ennemi commun. Robert avait prêté quelques-uns de ses soudoyers à René lorsque celui-ci avait mis le siège devant Rimaucourt. Dans les premiers jours de janvier 1427, des chariots qui appartenaient au capitaine de Vaucouleurs furent amenés à Gondrecourt, on ne sait pour quel usage. En retour, dès les premiers mois de 1425, la garnison de Vaucouleurs fut admise à s’approvisionner à Gondrecourt ; et lorsqu’elle revenait de faire quelque incursion en Bourgogne, elle trouvait à vendre aux bourgeois de cette ville, malgré la défense du duc, tout ou partie du butin qu’elle avait recueilli. On voit dès lors le duc René et Robert de Baudricourt faire un perpétuel échange non-seulement de leur matériel, mais encore du personnel de leurs garnisons. Les principaux compagnons d’armes du capitaine de Vaucouleurs, Aubert d’Ourches, Jean de Roncourt, Jean de Metz, Guillaume de Sampigny, Jean de Nancey, se mettent tour à tour au service de René, duc de Bar, et de Louis, évêque de Verdun, grand-oncle de René, dit le cardinal de Bar. Lorsque le cardinal avait cédé le Barrois à son petit-neveu, il s’était réservé l’usufruit de la châtellenie de Foug, qui comprenait les paroisses de Foug, de Chanley, de Saint-Germain, de Domgermain, de La Neuville, de Lay, de Savonnières, de Pargny, de Joyey, de Boucq et de Sorcy. Foug et Sorcy étaient deux places fortifiées, dont l’évêque de Verdun avait confié la garde au capitaine de Vaucouleurs. C’est pour cette raison que deux messages en date des 7 mai et 5 octobre 1427 furent adressés par René, duc de Bar, à Robert de Baudricourt, non, comme on pourrait le croire, à Vaucouleurs, mais à Sorcy.
En Bassigny, les seigneurs anglo-bourguignons montraient d’autant plus d’audace qu’ils se sentaient soutenus par les garnisons anglaises de Nogent-le-Roi et de Montigny-le-Roi. Pour montrer l’importance qu’il attachait à la possession de ces deux places, Bedford en avait délégué nominalement la capitainerie à l’un des plus grands seigneurs et à l’un des meilleurs hommes de guerre de l’Angleterre, au fameux Jean de Montagu, comte de Salisbury et du Perche, lequel avait institué comme ses lieutenans, à Montigny, Thomas Gargrave, chevalier, avec trois hommes d’armes et seize archers, à Nogent, Thomas Grett, avec le même nombre d’hommes d’armes et d’archers qu’à Montigny. Un écuyer anglais, nommé Dicon Amors, qui avait eu le premier la garde de ces deux places, avait tellement pressuré les populations du Bassigny que Charles II, duc de Lorraine, s’en était plaint amèrement, dans les premiers mois de 1423, à Jean, duc de Bedford. En 1426, Gargrave et Grett n’en suivaient pas moins l’exemple de leur prédécesseur et rançonnaient à l’envi les sujets du roi de France et du duc de Bar. Les exactions commises par ces Anglais donnèrent lieu à des plaintes si vives que le duc René se vit contraint, pour rendre un peu de sécurité aux habitans de cette région, de renforcer la garnison de Gondrecourt. Depuis le 28 novembre 1425, cette place était confiée à la garde de douze hommes d’armes commandés par le bâtard de Cirey ; mais le 15 janvier suivant, on dut augmenter l’effectif de cent vingt nouveaux hommes d’armes, dont un certain Michel Boutier était capitaine, et ce dernier signala sa prise de possession de la capitainerie de Gondrecourt, en levant sur les habitans de Greux et de Domremy une contribution militaire ou « appâtis » d’un muid et demi d’avoine.
Dès le commencement de 1427, les Anglais occupèrent le Bassigny avec des forces si imposantes que l’on eut lieu de croire qu’ils voulaient s’y établir d’une manière définitive. La concentration de ces forces se fit à Montigny-le-Roi et à Nogent-le-Roi, les 23 et 24 avril de cette année ; on y passa en revue une centaine d’hommes d’armes et plus de trois cents archers. Parmi les capitaines placés à la tête de ces troupes, on peut citer Lancelot de Lisle, baron de Nouvion, Thomas Gargrave, capitaine de Montigny, Richard Lowilk, Guillaume Gloucester, Thomas Stone, Thomas Grett, capitaine de Nogent, Henri Biset et Jean de La Pôle. L’effectif des garnisons de Montigny et de Nogent, qui n’était que de six hommes d’armes et de trente-deux archers à la fin de 1426, fut alors porté à trente-six hommes d’armes et à quatre-vingt-quatorze archers. Sur cette frontière orientale de la Champagne, le pied de guerre était devenu pour ainsi dire l’état normal. Robert de Baudricourt désirait-il vivre en paix, ne fût-ce que pendant quelques semaines, avec tel ou tel des nombreux seigneurs anglo-bourguignons qui lui faisaient la guerre, il n’y pouvait parvenir qu’à la condition de conclure avec ce seigneur une trève en règle. Nous possédons le texte de l’une de ces trêves arrêtée entre le capitaine de Vaucouleurs, et Jean, seigneur de Toulongeon et de Sennecy, maréchal de Bourgogne. En vertu de cette trêve, il y eut cessation des hostilités entre Robert et Jean depuis le 24 mars 1426 jusqu’au 31 mai suivant, c’est-à-dire pendant neuf semaines environ. Il est vrai que des trêves d’un caractère plus général intervenues entre Charles VII et Philippe, duc de Bourgogne, grâce à l’entremise d’Amédée VIII, duc de Savoie, stipulaient un engagement formel pris par le duc Philippe de s’abstenir de toute attaque contre les places françaises de la Meuse, notamment contre Vaucouleurs, Mouzon, Beaumont-en-Argonne et Passavant ; mais cette clause ne liait nullement le duc de Bedford, et ne l’avait pas empêché de mettre tout en œuvre pour réduire définitivement ces places sous son obéissance. Plusieurs mois se passèrent en escarmouches continuelles entre le petit corps d’armée anglais dont nous avons indiqué la composition et les garnisons de Gondrecourt et de Vaucouleurs. De part et d’autre, le but unique de toutes ces chevauchées, c’était le pillage accompagné d’ordinaire de l’incendie. Pendant cette période, telle était la terreur dont les garnisons anglaises de Montigny et de Nogent avaient frappé les populations, que les laboureurs du Bassigny en étaient réduits à cacher leurs chevaux pendant le jour, et à se relever la nuit pour les faire paître.
Ici se place un petit incident tout à fait local qui ne laisse pas d’offrir un assez vif intérêt au point de vue de l’histoire de Domremy et de la famille d’Arc. Le 7 octobre 1423, ainsi que nous avons eu déjà l’occasion de le dire, les habitans de Greux et de Domremy avaient contracté l’obligation de payer au damoiseau de Commercy deux gros par feu entier et un gros par feu de veuve, pour droit de protection et de sauvegarde. Quatorze notables avaient souscrit cet engagement, tant en leur nom qu’au nom de tous les autres habitans des deux villages, et parmi ces notables on remarque Jacques d’Arc, père de Jeanne, qualifié doyen de Domremy. Le montant de la redevance, payable de ce chef à Robert de Saarbruck, ne s’éleva pas à moins de 220 écus d’or. Quand vint l’échéance du terme fixé pour le paiement, — c’était la fête Saint-Martin d’hiver qui tombe le 11 novembre, — les malheureux villageois ne se trouvèrent pas en mesure de verser la somme convenue ; ils prièrent alors Jean Aubert, de Champougny, et un riche particulier de Montigny-le-Roi, nommé Guyot Poingnant, à qui ils avaient accoutumé de vendre leurs foins et le produit de la coupe de leurs bois, de vouloir bien se porter garans pour eux vis-à-vis de leur onéreux protecteur. Le damoiseau de Commercy était le plus impitoyable des créanciers. Irrité du retard apporté dans le paiement, il fit saisir, piller ou vendre à son profit vingt voitures de foin, quatre-vingts voitures de bois ainsi qu’un certain nombre de chevaux appartenant à Guyot Poingnant ; le dommage fut évalué à 120 écus d’or. Peu de jours après cette saisie, il fut payé des 220 écus d’or qu’il réclamait, et le 8 décembre 1423, il en donna quittance aux habitans de Greux et de Domremy. Sur ces entrefaites, Guyot Poingnant, ne se croyant plus en sûreté à Commercy où on le retenait comme otage, était parti précipitamment de cette ville et avait cherché un refuge à Vaucouleurs. Il n’eut rien de plus pressé que d’assigner en réparation du dommage causé par Robert de Saarbruck messire Henri d’Ogéviller, chevalier, seigneur de Greux et de Domremy, concurremment avec les habitans de ces deux villages. L’affaire, qui fut portée devant Robert, seigneur de Baudricourt et de Blaise, capitaine de Vaucouleurs, était encore pendante dans les premiers mois de 1427. Le dimanche 16 mars de cette année, les parties ayant comparu pardevant le dit capitaine instituèrent d’un commun accord deux arbitrés, Wichart Martin, de Toul, et Joffroi, dit le Moine, de Verrières, en leur confiant la mission de régler leur différend. Le 31 de ce même mois, avant qu’aucune décision eût été rendue, Guyot Poingnant, demandeur, ayant refusé de renouveler les pouvoirs des deux arbitres, ceux-ci donnèrent acte de ce refus aux défendeurs, et l’affaire en resta là. Ce qui donne une véritable importance à l’acte, à peu près inconnu jusqu’à ce jour, auquel nous empruntons ces détails, c’est qu’à côté de Jacques Flament, prêtre, et de Jacques Morel, de Greux, chargés d’ester en justice au nom de la communauté de Greux, figure le procureur fondé des habitans de Domremy, et ce procureur fondé n’est autre que Jacques ou, pour employer la forme vulgaire, Jacquot d’Arc. Cette délégation confirme ce que nous avons dit dès les premières pages de notre travail du rang relativement élevé qu’occupait à Domremy le chef de la famille d’Arc. J’ajoute qu’il ne nous est pas indifférent de savoir, grâce au document dont nous venons de résumer le contenu, que le père de Jeanne est entré en relations directes et personnelles avec Robert de Baudricourt un an à peine avant les premières démarches faites par sa fille cadette auprès du capitaine de Vaucouleurs.
Vers le milieu de 1427, Charles VII ne conservait plus, au nord de la Loire et sur la frontière orientale de son royaume, si l’on excepte Tournay, que cinq ou six petites places dont les principales étaient, en allant du sud au nord et en suivant le cours de la Meuse, Vaucouleurs, Passavant, La Neuville-sur-Meuse, Beaumont-en-Argonne et Mouzon. La forteresse de Montaymé, située près de Vertus, avait été prise par les Anglais entre le 14 avril et le 3 juin 1427. Encouragés par ce succès chèrement acheté, les vainqueurs arrêtèrent dès lors un plan d’ensemble et se mirent en mesure d’extirper définitivement les derniers vestiges de la résistance, du moins dans la région d’entre Marne et Meuse. Le 22 août 1427, quelques mois seulement après l’occupation de Monlaymé, Antoine de Vergy, comte de Dammartin et seigneur de Champlitte, fut nommé par le duc de Bedford capitaine et gouverneur général des comtés de Champagne et de Brie ainsi que des ville et diocèse de Langres ; il reçut mission toute spéciale de réduire, dans le plus bref délai, sous l’obéissance du roi d’Angleterre les quatre places de Vaucouleurs, de Passavant, de Beaumont-en-Argonne et de Mouzon. Le 20 janvier suivant, un mandement de Henri VI ordonna de lever un corps d’armée destiné à assiéger ces places, et Jean de Luxembourg, seigneur de Beaurevoir, fut mis à la tête de ce corps d’armée, composé de six cents hommes d’armes et de mille archers. Jean entra aussitôt en campagne et se prépara à assiéger Beaumont-en-Argonne, forteresse rapprochée de plusieurs de ses seigneuries et dont le voisinage lui était particulièrement à charge. Un subside fut levé sur les habitans des diocèses de Reims et de Châlons pour subvenir aux frais de ce siège. Du 7 février au 20 juin 1428, Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, André d’Epernon, trésorier d’Henri YI, et plusieurs autres commissaires spéciaux, se transportèrent successivement à Reims, à Laon, à Soissons, à Noyon, à Saint-Quentin et à Châlons pour procéder au recouvrement des sommes provenant de ce subside et les verser entre les mains de Jean de Luxembourg. Les opérations du siège furent poussées avec beaucoup de vigueur et, dans les derniers jours de mai 1428, Guillaume de Flavy, capitaine de Beaumont, était réduit à rendre cette place, qu’il avait vaillamment défendue contre des forces très supérieures pendant plusieurs semaines. La reddition de Beaumont ne tarda pas à entraîner celle des autres forteresses françaises du voisinage, notamment de La Neuville-sur-Meuse, de Raucourt et de Mouzon, de telle sorte que, dès la fin de 1428, ces derniers boulevards des partisans de Charles VII dans la vallée de la Meuse inférieure avaient passé sous le joug anglais. Quant à Passavant, c’était, comme nous l’avons dit déjà, le repaire d’un redoutable chef de bande, nommé Eustache de Warnécourt, qui ne relevait que nominalement du roi de France ; le 6 octobre 1428, ce chef de bande, n’ayant pas réussi à se faire acheter aussi cher qu’il l’eût voulu par Jean, duc de Bedford, et se voyant assiégé par les forces réunies de René, duc de Bar, et de Louis, cardinal de Bar, prit le parti de livrer aux assiégeans le château qu’il occupait moyennant le paiement d’une rançon de 5,000 couronnes d’or.
Le moment était venu où les Anglais allaient pouvoir tourner toutes leurs forces contre Vaucouleurs. Antoine de Vergy, gouverneur général de Champagne et capitaine des villes et diocèse de Langres pour Henri VI, voulut diriger en personne les opérations contre cette place. Nous avons dit que Bedford avait confisqué en 1424 la seigneurie de Blaise appartenant au capitaine de Vaucouleurs et l’avait donnée à Jean de Vergy, neveu d’Antoine de Vergy et du bâtard de Vergy ; depuis lors, tous les membres de cette puissante famille anglo-bourguignonne, dont quelques-unes des seigneuries les plus importantes se trouvaient à peu de distance du petit canton français de la Meuse, étaient devenus en quelque sorte les ennemis personnels de Robert de Baudricourt. La seconde moitié de 1427 se passa en escarmouches continuelles entre ce dernier et ses deux plus implacables adversaires, Antoine et Jean de Vergy. Les villages français de la rive gauche de la Meuse avaient eu tellement à souffrir de ces escarmouches que, dans les premiers mois de 1428, les ambassadeurs de Charles VII s’en plaignirent à Philippe, duc de Bourgogne ; ils représentèrent que les courses et prises des hommes d’armes d’Antoine et de Jean de Vergy avaient été faites en violation des trêves prorogées à Venue le 26 novembre précédent, par lesquelles le duc s’interdisait en termes exprès toute attaque contre Vaucouleurs. Le 22 mai 1428. Philippe fit répondre que, si Antoine et Jean de Vergy s’étaient livrés à ces actes d’hostilité, ils avaient agi, le premier comme gouverneur de Champagne et de Brie pour Henri VI, le second comme vassal du roi de France et d’Angleterre auquel Jean de Vergy devait directement l’hommage pour ses fiefs de Fouvent et de Vignory, que par conséquent le duc de Bourgogne n’avait nullement qualité pour intervenir dans des démêlés qui ne le regardaient pas. Les incursions qui avaient donné lieu à ces plaintes n’étaient que le prélude d’une attaque à fond et d’une expédition en règle dont le projet, hautement annoncé depuis plusieurs mois, avait dû parvenir dès lors à la connaissance des intéressés. Rien donc de plus naturel que la coïncidence de tous ces faits avec le premier voyage de Jeanne à Vaucouleurs, qui eut lieu, d’après la déposition d’un témoin oculaire, vers le temps de l’Ascension, c’est-à-dire vers le 13 mai 1428. Lorsque la fille cadette de Jacques d’Arc, conduite par son oncle Durand Laxart, se fit présenter pour la première fois à Robert de Baudricourt, elle connaissait déjà de réputation ce seigneur par ce que lui en avait raconté son père, qui avait comparu en personne devant le capitaine de Vaucouleurs dix mois auparavant.
Dès le commencement de 1428, un subside spécial avait été levé dans les diocèses de Troyes et de Langres, ainsi que dans le bailliage de Chaumont, pour subvenir aux frais de l’expédition projetée ; quelques mois plus tard, après la reddition de Beaumont-en-Argonne et des petites places de la Meuse inférieure, on y appliqua également le reliquat de l’aide imposée dans les diocèses de Reims et de Châlons en vue du recouvrement de ces places. Le 22 juin 1428, André d’Épernon, trésorier des guerres, fut commis à recevoir et à centraliser les deniers provenant de ce double subside. Le même jour, Henri VI, ou plutôt Bedford, chargea Antoine de Vergy de mettre sur pied un corps d’armée de mille hommes d’armes pour réduire en l’obéissance du roi d’Angleterre la forteresse de Vaucouleurs et donna commission à Jean de Dinteville, bailli de Troyes, à Jean de Torcenay, bailli de Chaumont, à maîtres fïugues Foucault et Huguenin Marmier, élus sur le fait des aides à Langres, de passer la revue de ces hommes d’armes. Les préparatifs de l’expédition furent conduits avec la plus grande diligence. Trois semaines plus tard, la petite armée qui devait assiéger Vaucouleurs était réunie à Saint-Urbain et à Thonnance-lez-Joinville, où elle fut passée en revue, les 16 et 17 juillet, par les deux baillis de Troyes et de Chaumont. L’effectif de cette petite armée, placée sous les ordres d’Antoine et de Jean de Vergy, comprenait 4 chevaliers bannerets, 14 chevaliers bacheliers, 383 hommes d’armes et 395 archers. Comme Saint-Urbain et Thonnance dépendent en quelque sorte de la banlieue de Joinville, il y a tout lieu de supposer qu’Antoine de Lorraine, comte de Vaudemont et seigneur de Joinville, prêta le concours le plus actif à une expédition dirigée contre le plus fidèle allié de son compétiteur René, duc de Bar. Antoine jouissait de plus en plus de la faveur de Bedford, qui venait de lui donner, par acte en date du 16 août 1427, les seigneuries de Vaux et de Vauchelles, situées dans le comté de Pontieu, aux environs d’Abbeville, et provenant de la succession de Catherine de Bourbon, comtesse douairière de Harcourt et grand’mère de la comtesse de Vaudemont, morte le 7 juin précédent. Deux autres grands seigneurs anglo-bourguignons, Jean, comte de Fribourg et de Neuchâtel, et Pierre de Trie, dit Patrouillart, seigneur de Mouchy-le-Châtel et capitaine de Béarnais, avaient également été enrôlés pour faire partie de cette expédition ; mais il paraît résulter de plusieurs articles de compte relatifs à la solde des hommes d’armes ainsi enrôlés, que Vaucouleurs capitula avant que le comte de Fribourg et le seigneur de Mouchy eussent eu le temps de rejoindre le gros de l’armée assiégeante. Arrivés, le premier à Montsaugeon, près de Langres, le second, dans les environs de Châlons-sur-Marne, ils reçurent des messages qui leur firent savoir qu’on n’avait plus besoin de leurs services et qui les invitèrent à rebrousser chemin.
Que s’était-il donc passé entre Antoine de Vergy et Robert de Baudricourt ? Quelle était la teneur, quelles étaient les clauses de ce traité de capitulation auquel il est fait allusion formellement dans les articles de compte dont nous venons de parler ? L’arrangement intervenu entre le gouverneur général de Champagne et le capitaine de Vaucouleurs stipulait-il, comme la plupart des actes du même genre, et notamment comme ceux qui concernent Vitry et Guise, la reddition de la forteresse assiégée après un laps de temps déterminé, sauf le cas d’une victoire décisive remportée dans l’intervalle par Charles VII ? Il faut bien avouer que nous ne sommes pas en mesure de répondre à ces questions. Toutes les recherches que nous avons faites pour retrouver le texte de l’accord conclu entre Antoine de Vergy et Robert de Baudricourt sont restées infructueuses. Le duc de Bar se porta sans doute médiateur entre les belligérans, car nous savons que, le 18 juillet 1428, René envoya un de ses hérauts à Champlitte porter un message à Antoine de Vergy. Le 20 du même mois, Robert de Baudricourt fit parvenir à Bar des dépêches adressées au duc, qui lui récrivit les 23 et 28 juillet suivans. D’un autre côté, un ancien inventaire des titres de Joinville mentionne ainsi un traité pour la reddition de Vaucouleurs : « Traicté du seigneur de Vauldemont pour la reddition du chastel de Vaucouleur. » Malgré ces obscurités, il n’en demeure pas moins certain que Vaucouleurs capitula dans les derniers jours de juillet ou les premiers jours d’août 1428, puisqu’on lit dans des articles de compte portant cette date et relatifs au paiement de divers messagers, qu’Antoine de Vergy « avoit fait traité et accord avec les ennemis sur la reddition des chastel et ville de Vaucouleur. »
Plus la situation s’aggravait, plus l’avenir devenait menaçant et plus Jeanne s’exaltait à l’idée de la mission que des voix célestes lui intimaient pour le salut de son pays. Le 23 juin 1428, veille de la Saint-Jean-Baptiste, elle disait à un jeune garçon de son village qu’il y avait entre Coussey et Vaucouleurs (elle voulait dire à Domremy), une jeune fille qui, avant un an, ferait sacrer le roi de France. Lorsque la Pucelle prononçait ces paroles, elle était à la veille de l’épreuve la plus douloureuse que la guerre eût encore attirée sur son village natal. Nous croyons, en effet, avec M. J. Quicherat, que ce fut l’expédition entreprise par Antoine de Vergy contre Vaucouleurs pendant la seconde quinzaine de juillet 1428, qui obligea les habitans de Greux et de Domremy à chercher un refuge provisoire à l’abri des remparts de la ville lorraine de Neufchâteau. Malheureusement, s’il est fait mention de ce qu’on peut appeler l’exode de Neufchâteau dans la plupart des dépositions du procès de réhabilitation, on n’a cependant pris soin nulle part d’en indiquer la date d’une manière précise. C’est par une erreur manifeste que, dans l’acte d’accusation dressé à Rouen le 27 mars 1431, on rapporte cet incident à la vingtième année de la vie de l’accusée ; chacun sait que celle-ci n’avait que dix-neuf ans lorsqu’elle comparut devant ses juges. Au lieu de vingtième, c’est quinzième année qu’il faut lire ; cette erreur ne peut provenir que de la distraction d’un scribe qui aura écrit un X en chiffres romains à la place d’un V. Et ce qui vient à l’appui de la date que nous proposons, c’est que ce fut, pendant ce séjour à Neufchâteau, qu’un jeune homme, qui prétendait avoir été fiancé à la Pucelle, assigna celle-ci devant l’officialité de Toul ; or on ne comprendrait pas que quelqu’un eût pu concevoir l’idée d’intenter ce procès si Jeanne avait eu alors moins de quinze ans. En même temps que les hommes d’armes d’Antoine de Vergy bloquaient Vaucouleurs, ils n’avaient garde de ne point compléter ce blocus en portant le pillage et l’incendie dans la plupart des villages dépendant de la châtellenie dont ils voulaient réduire le chef-lieu en l’obéissance du roi d’Angleterre. La maison forte de l’île de Domremy, refuge ordinaire des habitans de cette seigneurie, ne devait pas offrir une sécurité suffisante contre des forces aussi considérables ; d’ailleurs, elle était peut-être déjà démantelée à cette époque. Outre que la distance rendait difficile une retraite derrière l’enceinte de Vaucouleurs, le premier soin de l’ennemi avait sans doute été de cerner la forteresse confiée à la garde de Robert de Baudricourt. Il ne restait, en réalité, d’autre refuge accessible et sûr que Neufchâteau, ville lorraine de nom, mais française de cœur, dont les bourgeois entretenaient de vieille date avec les habitans de Domremy toute sorte de rapports de commerce et de bon voisinage. De plus, à cette date, le mari de Jeanne de Joinville, dame de Greux et de Domremy, Henri d’Ogéviller, était un chambellan du duc de Lorraine, et ce duc lui-même avait pour gendre et héritier présomptif René d’Anjou, suzerain de la partie barroise de Domremy, allié fidèle et ami intime du capitaine de Vaucouleurs. Toutes ces circonstances expliquent la retraite dans une ville du duché de Lorraine, inféodé, du reste, à l’alliance anglo-bourguignonne, de ces villageois dont quelques-uns étaient à la fois sujets immédiats du duc de Bar et sujets médiats du roi de France.
Avertis probablement à temps de l’approche de l’ennemi, ces pauvres gens avaient pu pousser devant eux et soustraire ainsi à la rapacité des hommes d’armes les troupeaux qui constituaient leur principale richesse. Du moins, un témoin entendu au procès de réhabilitation, Jacquier de Saint-Amant, rapporta qu’il avait vu la fille cadette de Jacques d’Arc, pendant cette retraite forcée à Neufchâteau, mener paître dans les champs situés aux environs de cette ville le bétail de ses parens. Ceux-ci avaient été assez heureux pour trouver un asile dans une auberge tenue par une brave femme surnommée la Rousse ; et comme Jeannette, déjà grande fille exercée à tous les travaux du ménage, ne se faisait pas faute de venir en aide à son hôtesse et de lui donner, à l’occasion, de bons coups de main, les Anglais prétendirent plus tard qu’elle avait été servante dans une auberge mal famée. Cette imputation mensongère ne résiste pas au moindre examen. D’abord, quatre témoins oculaires attestèrent, en 1456, la parfaite honnêteté de la femme la Rousse et la bonne renommée dont elle jouissait ; ensuite, nous avons découvert un acte daté de 1412, d’où il résulte que cette femme, mariée à Jean Waldaires, avait alors prêté de l’argent à plusieurs de ses compatriotes suspects au duc de Lorraine en raison de leur attachement au parti du roi de France. Cet exil à Neufchâteau dura une quinzaine de jours, pendant lesquels Jeanne se confessa deux ou trois fois à des religieux mendians, et par ces mots, il faut entendre des frères Mineurs ou Cordeliers, les seuls religieux mendians qui possédassent alors un couvent dans cette ville. Pendant la première partie du règne de Charles VII, la propagande en faveur de ce prince n’eut pas, ainsi que nous nous sommes efforcé de le démontrer ici même, de plus ardens foyers que les monastères de l’ordre de Saint-François. Attisé pour ainsi dire par le vieil attachement de la population à la royauté française, le foyer dont il s’agit devait rayonner à Neufchâteau plus encore que partout ailleurs. Nous estimons donc qu’en un moment où Jeanne ressentait si vivement les malheurs de la France en général et de son pays natal en particulier, ces relations pieuses, ces entrevues intimes avec des frères Mineurs achevèrent de la confirmer dans la foi en sa mission à la fois religieuse et patriotique.
Lorsqu’après ces quinze jours d’absence, nos exilés purent enfin reprendre le chemin de leurs demeures, ils furent témoins d’un affreux spectacle. Les Anglo-Bourguignons, furieux de ce que les habitans de Domremy avaient réussi à s’enfuir et à sauver ce qu’ils avaient de plus précieux, s’étaient vengés en mettant le feu au village ; ils avaient montré un acharnement particulier contre l’église paroissiale, qui n’était plus qu’un monceau de ruines. La pieuse fille de Jacques d’Arc dut ressentir une indignation égale à sa douleur en voyant ce qu’une soldatesque sacrilège avait fait de cette église où elle avait été baptisée et à l’ombre de laquelle elle avait vécu, où elle avait fait sa première communion, où elle avait sollicité et obtenu du ciel de si insignes faveurs. Bon gré mal gré, il lui fallait pourtant se résigner et, depuis son retour de Neufchâteau jusqu’à son second départ pour Vaucouleurs, en d’autres termes, pendant les cinq derniers mois de 1428, force lui fut, pour remplir ses devoirs religieux et assister à l’office divin, de se rendre à l’église de Creux, la paroisse limitrophe. Au reste, la terreur continua de régner à Domremy et dans la région environnante. Le plat pays était tellement en butte aux incursions des bandes armées que l’on avait fait défense aux paysans de se hasarder hors l’enceinte des places fortifiées, et, en novembre 1428, un laboureur, qui s’était mis à refuge dans la petite forteresse de Foug, fut condamné à une amende parce qu’un jour « il était alié voir sa charrue restée dans les champs. »
Que Jeanne, poussée à bout par une telle continuité de misères, ait éprouvé un redoublement d’exaltation, on ne saurait en être surpris ; la seule chose, au contraire, qui pourrait nous étonner, c’est qu’elle ait pu résister encore pendant près de six mois à l’appel, de plus en plus pressant, de ses voix. Un pareil temps d’arrêt, qui dut paraître si long à l’impatience de la jeune inspirée, n’admet que deux explications. Et d’abord, les projets de Jeanne ayant commencé à transpirer un peu au dehors malgré le soin qu’elle mettait à les cacher, ses parens déclarèrent bien haut que, loin d’y donner leur consentement, ils s’efforceraient, par tous les moyens possibles, d’en empêcher la réalisation. Jacques d’Arc fit un rêve où sa fille lui apparut au milieu d’une compagnie de gens d’armes ; à la suite de ce rêve, il crut devoir soumettre Jeanne à une plus étroite surveillance et alla jusqu’à dire à ses autres enfans : « Si je savais que la chose advînt, je vous diras : Noyez-la, et si vous ne le faisiez pas, je la noierais moi-même. » Durand Laxart, cet oncle que la Pucelle avait déjà mis dans la confidence de ses projets, dut alléguer des soins à donner à sa femme récemment accouchée pour obtenir la permission d’emmener sa nièce, qui partit, pour ainsi dire, à la dérobée, sans prendre autrement congé de ses parens. Une autre considération qui peut servir à expliquer le temps d’arrêt que nous signalons, c’est que Jeanne s’était bien promis, dès lors, de ne faire ses premières ouvertures à Charles VII et de n’inaugurer sa mission qu’à une époque de l’année qu’elle considérait comme sainte et bénie à double titre, à savoir pendant le carême qui devait précéder le grand jubilé du 25 mars 1429.
Quoi qu’il en soit, ce fut sur ces entrefaites que la nouvelle du siège mis par les Anglais devant Orléans dut parvenir dans le pays natal de la Pucelle, où l’on commença à suivre de très loin, il est vrai, mais non sans une anxiété croissante, les principales péripéties de ce siège. Au nombre des défenseurs de la ville assiégée figuraient plusieurs braves guerriers originaires de la région de la Meuse, entre autres Henri, bâtard de Bar, et cet habile canonnier, maître Jean de Montéclère, dit le Lorrain, que la justesse du pointage de sa coulevrine avait rendu si redoutable aux Anglais. Les Meusiens fidèles au roi de France attendaient avec d’autant plus d’anxiété l’issue des opérations engagées, que la reddition d’une cité réputée avec raison la clé de la Loire eût entraîné presque fatalement, on le craignait du moins, celle des autres places françaises situées au nord de ce fleuve et notamment de Vaucouleurs. Tandis que Suffolk, Talbot et Scales, arrivés devant Orléans dans les premiers jours de décembre 1428, en poussant les opérations avec plus de vigueur, portaient à son comble la surexcitation des esprits, le gouvernement anglais tendait à obtenir dans le Barrois un succès diplomatique auquel il n’attachait pas moins d’importance qu’à la prise d’une place forte. Il s’agissait d’amener René d’Anjou, duc de Bar, à prêter serment de foi et hommage à Henri VI pour la partie de son duché mouvant de la couronne de la France. Depuis cinq ans que le jeune duc avait pris en main le gouvernement, il était sollicité de remplir ce devoir féodal ; mais le beau-frère du dauphin, le fils de la reine Yolande, dont les sentimens étaient très français, avait réussi jusque-là à éluder les réclamations du régent, duc de Bedford. Enhardi par le succès de ses armes, ce dernier renouvela ses sommations avec plus de force à la fin de 1428 et au commencement de 1429. René fut mis en demeure pour la dernière fois de s’acquitter de ses obligations de vassal sous peine de voir ses états confisqués et d’être frappé de déchéance. Il se trouvait ainsi placé dans la plus cruelle alternative. Prêter serment à Henri VI ou plutôt à Bedford, c’était se reconnaître l’homme lige du plus implacable adversaire du roi de France son beau-frère et de la reine de Sicile sa mère. Refuser ce serment, c’était entrer en révolte ouverte contre Louis, cardinal de Bar, son oncle et Charles II, duc de Lorraine, son beau-père. Le cardinal et le duc, le premier par peur des Anglais, le second par sympathie pour le duc de Bourgogne, poussaient, en effet, depuis longtemps leur neveu et leur gendre à un acte qui pouvait seul, à leur avis, rendre la sécurité et la paix aux deux duchés de Lorraine et de Bar.
A peu de distance de la cour de Bar et pour ainsi dire à mi-chemin des deux capitales de la Lorraine et du Barrois, le parti de la France comptait un intrépide champion qui combattait de toutes ses forces l’influence anglo-bourguignonne de la cour de Nancy. Ce champion était le capitaine de Vaucouleurs. René d’Anjou éprouvait la plus vive sympathie pour Robert de Baudricourt. Cette sympathie, il l’avait tenue plus ou moins occulte pendant sa minorité ; mais dès qu’il s’était saisi du pouvoir, il l’avait fait éclater au grand jour. Depuis la fin de 1424, le jeune duc de Bar et le lieutenant de Charles VII avaient lutté ensemble contre le parti anglo-bourguignon dans la région de la Meuse et s’étaient prêté un appui mutuel. Ils avaient fait en quelque sorte un échange perpétuel de bons procédés. En mainte occasion, le capitaine français avait prêté partie de ses gens ou de son matériel de guerre à la garnison barroise de la forteresse voisine de Gondrecourt, et celle-ci, en revanche, lui avait souvent rendu des services du même genre. Il y a plus. La guerre, dite de la succession, avait obligé le duc Charles II, malgré sa déférence pour les Anglais, à s’associer, non-seulement avec son gendre, mais encore avec l’allié de celui-ci, contre le comte de Vaudemont, leur commun adversaire ; et c’est alors que l’on avait vu les habitans de Domremy, chassés de leur village par les hommes d’armes ennemis, trouver un asile sûr dans la place lorraine de Neufchâteau.
Baudricourt avait donc le plus grand intérêt à ce que René d’Anjou, sans l’appui duquel il n’aurait pu défendre si longtemps et avec tant de succès la châtellenie confiée à la garde de son épée, ne consentît point à se faire le vassal du duc de Bedford. Ce fut sur ces entrefaites que, dans le courant de janvier 1429, Jeannette d’Arc le vint trouver pour la seconde fois. D’après la déposition d’un témoin oculaire, Bertrand de Poulangy, la première démarche de la Pucelle auprès du capitaine de Vaucouleurs avait eu lieu vers la fête de l’Ascension de l’année précédente, en d’autres termes vers le milieu du mois de mai 1428. Cette démarche avait coïncidé, par conséquent, comme nous l’avons montré plus haut, et cette coïncidence mérite d’être ici rappelée, avec les préparatifs faits par Antoine de Vergy pour réduire sous le joug anglais le dernier lambeau de territoire que le roi de France eût conservé sur la rive gauche de la Meuse. Baudricourt n’avait alors fait que rire de la jeune paysanne, qu’il avait estimée folle ; et après une ou deux entrevues, il avait dit à Durand Laxart, oncle de celle-ci, qui l’avait amenée, de la reconduire à son père, non sans lui avoir administré une bonne correction manuelle.
À l’époque du second voyage de Jeanne à Vaucouleurs, le capitaine de cette forteresse se trouvait, comme le roi son maître, dans une situation encore plus critique que six mois auparavant. Si Charles VII pouvait craindre de voir Orléans tomber d’un moment à l’autre aux mains des Anglais, Robert de Baudricourt était menacé, par suite des sommations que Bedford venait de faire au duc de Bar, de perdre son fidèle protecteur, dont on voulait faire l’homme lige de Henri VI. C’est précisément parce que ce rude soldat jugeait que la fortune du royaume et la sienne propre étaient dans un état désespéré qu’il ne se borna pas cette fois à rire et à hausser les épaules en recevant de nouvelles ouvertures de la fille de Jacques d’Arc. Quand on n’attend plus rien de la terre, on est moins prompt à dédaigner un secours annoncé au nom du ciel. Outre qu’il était touché de ce qu’il entendait dire de la piété de Jeanne et de ses douces vertus, il ne voyait pas sans une certaine surprise qu’elle ne s’était nullement laissé rebuter par le mauvais accueil qu’il lui avait fait d’abord. Cette obstination invincible à poursuivre à travers tous les obstacles l’accomplissement de son idée était la meilleure preuve, sinon de la divinité, au moins de la sincérité et de la vigueur de son inspiration. D’ailleurs, la Pucelle commençait à être entourée d’un prestige dont il fallait bien tenir compte. Les dangers pressans de la situation avaient rendu plus vif l’espoir que l’on mettait en elle. Dans la population de Vaucouleurs et des villages voisins, dans l’entourage même de Robert, il n’y avait plus qu’un cri en faveur de celle que l’on considérait comme l’envoyée de Dieu.
A notre avis, les succès remportés par les Anglais devant Orléans, l’hommage exigé par Bedford pour le Barrois et peut-être aussi une clause restée inconnue de la capitulation conclue vers la fin de juillet 1428 avec Antoine de Vergy, sont les trois faits diversement mais également menaçans, sous l’influence desquels Baudricourt se décida enfin à prendre au sérieux la jeune inspirée de Domremy. Le premier de ces faits avait sans doute plus d’importance au point de vue de la politique générale ; mais le second constituait pour le capitaine de Vaucouleurs et aussi pour Jeanne un danger tout particulièrement actuel et local. La question de l’hommage devait intéresser d’autant plus vivement la Pucelle qu’elle tirait son origine d’un village dont une moitié seulement était située en France et dont l’autre moitié faisait partie du duché de Bar. Un autre village de ce même duché, Vouthon, avait vu naître la mère de Jeanne ; et nous apprenons par un document authentique que Jacquemin, l’aîné des enfans de Jacques d’Arc et d’Isabelle Romée, dite de Vouthon, y faisait sa résidence en 1425. Comment Jeanne ne se serait-elle pas émue à la pensée que ses compatriotes et ses plus proches parens étaient sur le point de devenir les sujets de l’envahisseur, que Domremy, son lieu natal, allait devenir une terre anglaise !
Un épisode trop peu remarqué jusqu’à ce jour, le voyage de la Pucelle à Nancy, doit se rattacher principalement à ces préoccupations. Selon toute vraisemblance, ce voyage avait été concerté entre Robert de Baudricourt et le jeune duc de Bar. Ce qui nous le fait croire, c’est que, précisément à la date où ce voyage eut lieu, nous voyons René d’Anjou quitter Saint-Mihiel, où il se trouvait alors, pour se rendre à Nancy auprès de son beau-père. Né le 10 janvier 1409, le duc de Bar venait d’atteindre sa vingtième année. Doué d’une imagination ardente et d’une nature généreuse, il était à l’âge où l’âme, encore candide, a le plus de penchant pour le merveilleux. Fils d’une reine supérieure par le génie politique à tous les princes de son temps, il devait plus que personne être prévenu en faveur du sexe auquel appartenait une telle mère. On comprend donc qu’il eût un très vif désir de voir cette merveilleuse jeune fille, dont la renommée commençait à se répandre ; il pensait peut-être que la Pucelle, en frappant fortement l’imagination de Charles II, vieillard superstitieux et crédule, pourrait l’aider à résister aux influences qui le poussaient à se faire le vassal de l’Angleterre. Toutefois, dans la crainte de se compromettre vis-à-vis de Bedford et de ses espions, il s’arrangea pour que l’entrevue n’eût pas lieu dans ses états, mais à Nancy. Le duc de Lorraine ressentait depuis longtemps déjà les atteintes de la maladie qui devait bientôt le conduire au tombeau ; et comme la rumeur publique attribuait dès lors à la Pucelle le pouvoir d’opérer des prodiges, il fut facile d’inspirer à Charles II le désir de la voir, en lui donnant à entendre qu’il avait chance de recouvrer par ce moyen la santé.
Jeanne eut la précaution, avant de se mettre en route, de se faire délivrer un sauf-conduit, et nous voyons par là qu’elle se considérait en Lorraine comme en pays ennemi. On ne sait que fort peu de chose relativement à l’entrevue de Nancy, mais on connaît sûrement ce qu’on en sait, car on le tient ou de la Pucelle elle-même ou d’un témoin à qui elle l’avait rapporté. L’incident le plus notable sans contredit de cette entrevue, ce fut la demande qu’adressa la jeune visiteuse au duc de Lorraine de lui donner son fils, c’est ainsi qu’elle désigne René d’Anjou, gendre de Charles II, pour la conduire en France. Il y a lieu de s’étonner qu’aucun historien n’ait fait remarquer encore combien une telle demande est digne d’attention. Elle prouve jusqu’à quel point la Pucelle croyait pouvoir compter, malgré les apparences défavorables du moment, sur le dévoûment absolu de René d’Anjou à la cause française, et l’on en peut conclure qu’elle avait reçu sur ce sujet les confidences, soit du duc de Bar présent à l’entretien, soit de Robert de Baudricourt. C’est une nouvelle raison de croire à une entente préalable entre ces deux derniers personnages au sujet de l’entrevue de Nancy. Charles II consulta Jeanne sur sa maladie. Elle lui reprocha le scandale de sa liaison avec une concubine et lui dit qu’il ne recouvrerait jamais la santé s’il ne revenait à une meilleure conduite. Elle le pressa de rompre tout commerce avec Alison du Mai, ainsi se nommait cette concubine, pour reprendre « sa bonne femme » qu’il avait quittée et qu’il délaissait.
Que le duc de Lorraine ait eu à subir ces vertes remontrances, c’est un fait que nous ne pouvons guère révoquer en doute, puisqu’il résulte de la déposition d’un témoin désintéressé qui racontait ce que Jeanne elle-même lui avait dit. Ce fait nous frappe d’autant plus qu’il est pour ainsi dire unique dans la carrière de la Pucelle. En dehors de la mission bien définie qu’elle affirmait avoir reçue de Dieu, elle garda toujours dans son langage comme dans ses actions la réserve modeste qui convenait à son âge, à son sexe et à sa position sociale. C’est surtout par ce juste sentiment des convenances, par ce bon sens pratique qu’elle se distingue de toutes les illuminées qui ont laissé un nom dans l’histoire. Lorsque plus tard, dans le cours de ses campagnes, elle sévissait contre les femmes de mauvaise vie qui suivaient l’armée, elle ne faisait en quelque sorte que remplir son devoir de chrétienne puisqu’elle était alors l’un des chefs de cette armée et qu’ainsi sa conscience était engagée à prévenir les désordres causés par la présence de ces femmes. Mais l’inconduite privée du duc de Lorraine n’avait aucun rapport avec la mission patriotique, et n’engageait en rien la responsabilité de la vierge de Domremy. Il n’y a qu’une explication d’un fait aussi étrange, on dirait presque d’une sortie aussi déplacée. La jeune Française savait sans doute que le vieux duc usait plus que jamais de l’influence naturelle qu’il avait sur son gendre pour l’amener à faire hommage du Barrois au roi d’Angleterre. Il est probable que Charles II, non content d’opposer un refus à celle qui n’avait pas craint de lui demander René d’Anjou pour la conduire auprès de Charles VII, laissa percer à cette occasion quelque chose de ses sympathies anglo-bourguignonnes ; et c’est alors que la Pucelle, se sentant blessée au cœur, ne se put défendre de jeter à la face du vieux duc les reproches sanglans dont parle dans sa déposition Marguerite la Touroulde. Douée du sens le plus pratique et tout entière à l’idée de sauver son pays, Jeanne n’a dû darder ainsi son aiguillon que contre quelqu’un qui venait de se déclarer l’ennemi de la France. Née et élevée au fond d’une campagne située à une assez grande distance de Nancy, comment, dira-t-on, pouvait-elle être si bien au courant de la vie privée du duc de Lorraine ? Pour avoir l’explication de ce fait, un peu étrange au premier abord, il faut se rappeler que Henri d’Ogéviller, seigneur de Domremy du chef de sa femme Jeanne de Joinville, faisait partie depuis longues années, à titre de chambellan, de la maison de Charles II, et c’est vraisemblablement grâce à cette circonstance que l’écho des bruits mis en circulation à la cour ducale avait eu du retentissement jusque dans le village natal de la Pucelle.
Nous terminerons ici des recherches qui, d’après le titre même de notre travail, n’auraient pas dû dépasser Domremy. En nous laissant entraîner plus loin à la suite de notre héroïne, nous serions amené à raconter une fois de plus la mission de la Pucelle, alors que nous n’avons eu d’autre but que de scruter le côté humain, laissé à peu près complètement dans l’ombre jusqu’à ce jour, des origines de cette mission. Aussi notre seule ambition serait que l’on voulût bien considérer ces pages comme une sorte de vestibule du monument élevé par les maîtres de la science historique à la gloire de Jeanne d’Arc.
SIMÉON LUCE.