Jeanne d’Arc à Saint Denys de la Chapelle

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Ch. Gailly de Taurines
Jeanne d’Arc à Saint Denys de la Chapelle
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 900-920).
JEANNE D’ARC
A SAINT-DENYS DE LA CHAPELLE

Au dernier congrès diocésain de Paris, a été annoncée, de façon discrète encore, une nouvelle qui, bientôt sans doute hautement proclamée, fera battre d’une joyeuse et fière émotion le cœur de tous les Français. Le nom de Jeanne d’Arc va être donné à l’une des églises de Paris, celle de Saint-Denys de la Chapelle.

Les souvenirs historiques qui ont désigné pour un tel honneur une église jusqu’ici si modeste et construite, il y a des siècles, pour desservir, au milieu des champs et des vignes, un petit village suburbain, semblent intéressants à exposer ici.


I. — JEANNE A SAINT-DENYS

L’année 1429 vit se dérouler en France de si miraculeux événements que la chrétienté tout entière en fut soulevée d’une merveilleuse admiration.

En février, le pauvre petit roi Charles VII, déshérité, fugitif, errant, se trouvait dans une situation quasi désespérée : relégué au delà de la Loire, on le nommait en riant : « le roi de Bourges. » Roi de Bourges !... pourrait-il même le demeurer longtemps encore ? L’Anglais menaçait Orléans ; cette ville une fois enlevée et la ligne de la Loire forcée, le malheureux prince était sans asile. Déjà même, en prévision de ce désastre, il songeait à fuir en Espagne ou en Ecosse.

Or, en mars, un bruit étrange commença à courir : une gardeuse de brebis aux confins de Lorraine, amenée devant Charles VII, affirmait qu’elle délivrerait Orléans et ferait sacrer le Roi à Reims. Une gardeuse de brebis, quelle dérision !

Doutes et sourires durent pourtant cesser lorsque, sous la conduite de la paysanne lorraine, en mai fut délivrée Orléans, et qu’en juillet le Roi fut sacré à Reims. « Nous pouvons bien dire, — écrit alors de la Cour de Bourgogne, à Bruges, un jeune voyageur vénitien, — que, de nos jours nous avons vu des choses très miraculeuses... Que le Christ donne secours au droit, et que ce soit pour le bien de tous [1]. »

Après le sacre, le Roi n’agit qu’à gagner Paris : partout sur son passage les villes lui apportaient à l’envi, en solennels cortèges, sur des coussins, les clefs de leurs portes. A Paris le peuple, dans sa haine des Armagnacs, criait bien toujours : « Vive Bourgogne ! » mais l’occupation anglaise, brutale, tracassière, avide, ne lui plaisait point et l’avait dégoûté de ceux que, d’après leur habituel juron « goddam, » il appelait « les Goddons. » La Pucelle comptait donc sur une facile entrée à Paris. Quant aux chefs anglo-bourguignons, ils étaient tellement inquiets de ces sentiments populaires que, dans la crainte de voir, au moment de l’approche de l’armée royale, le peuple se porter à sa rencontre, ils défendirent à qui que ce fut, sous n’importe quel prétexte, de sortir de la ville [2].

La foire Saint Laurent qui, tous les ans, au mois d’août, se tenait à quelque distance de la porte Saint-Martin, en pleins champs, en face de l’église Saint-Laurent desservie par les religieux de Saint-Lazare tout voisins, attirait hors des murs une foule joyeuse. Un service solennel, célébré le jour de la Saint-Laurent (10 août)’, inaugurait la fête. Elle promettait, cette année, d’ètre tout particulièrement brillante, car l’église nouvelle qu’en style français flamboyant venaient de faire reconstruire les religieux de Saint-Lazare, avait été tout récemment consacrée [3].

Mais la Pucelle était à Château-Thierry ; tout rassemblement hors des murs pouvait être dangereux ; aussi, dès la veille de la Saint-Laurent, la porte Saint-Martin fut rigoureusement fermée et, à tous les carrefours de la ville, à son de trompe, les crieurs publics proclamèrent : « Que nul ne fut assez osé que d’aller à Saint-Laurent, par dévotion ni pour nulle marchandise, sous peine de la hart » [4]. La hart !... Chacun préféra obéir et la fête se célébra à huis clos, dans la cour de l’abbaye de Saint-Martin (emplacement du Conservatoire des Arts et Métiers, dont la bibliothèque occupe l’ancien réfectoire des religieux) « à grand foison de peuple, — dit un témoin, — mais nulle marchandise ne s’y vendit, sinon fromages, œufs et fruits selon la saison [5]. »

La Pucelle approchait ; à Compiègne, elle manda le jeune prince du sang qui se faisait gloire d’exécuter ses ordres, le duc d’Alençon : — « Mon beau duc, lui dit-elle, faites apprêter vos gens et ceux des autres capitaines. Par mon Martin, je veux voir Paris de plus près [6]. »

Ayant quitté Compiègne sans que le Roi, attardé en d’incompréhensibles séjours, consentit à la suivre, la Pucelle, le 26 août, se rapprochant encore de Paris, reçut la soumission de la ville de Saint-Denys. Elle s’y logea et répartit son armée dans les villages environnants, sur un front face à la grande ville, de Montmartre à Aubervilliers.

Dès lors commencèrent entre ses gens et les Anglo-Bourguignons de quotidiennes escarmouches, « tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, — dit un témoin, — parfois au moulin à vent entre la porte Saint-Denys et le village de la Chapelle [7]. » Ce moulin dressait ses ailes mouvantes sur la crête militaire du plateau qui, depuis le point culminant de la Chapelle, descend, par de légères ondulations, vers Paris, à peu près à l’endroit où, aujourd’hui, le haut de la rue du faubourg Saint-Denis atteint le boulevard extérieur.

De là le regard embrassait le magnifique panorama de la ville, de ses îles et de toute la vallée de la Seine, depuis le récent château de Winchester (Bicêtre) jusqu’aux hauteurs boisées de Meudon

Au bruit de ces combats, les bourgeois, dans Paris, étaient tremblants : « n’osoit homme issir pour vendanger vigne ou verjus, — note un Parisien en son journal, — ni aller aux marais pour rien cueillir ; dont tout enchérit bientôt [8]. » Une pauvre femme, ignorant le danger, s’exposa pourtant un jour entre les combattants. C’était une nommée Michelette, veuve de feu Guillaume le Bossu. Ayant sa mère à sa charge et possédant, pour toute fortune, sur le territoire de Chaillot, une vigne dont le revenu était son seul moyen d’existence, elle prenait grand soin d’en surveiller la récolte. Cette année-là, afin de préparer d’avance une vendange pour elle si précieuse, elle était allée, dès le mois de juillet, s’installer, à proximité de son bien, à Longchamp, hameau dont les rues actuelles de Longchamp et du Bouquet de Longchamp commémorent le souvenir. Vers le 1er septembre, comme les troupes du roi Charles VII occupaient depuis six jours la région, elle crut prudent de se rendre à Saint-Denys, près de ses chefs, pour obtenir d’eux la permission de vaquer tranquillement à ses affaires. Hélas ! au retour, cette pauvre femme eut la malchance de tomber dans une patrouille anglaise ! Ramenée à Paris, fouillée et trouvée en possession, — constate le procès-verbal, — « d’un sauf-conduit de nos ennemis, » elle fut, pour ce crime, aussitôt jetée aux prisons du Louvre [9].

Les gouvernants de Paris faisaient courir les bruits les plus terrifiants : le roi Charles, disait-on tout bas, avait juré de faire passer la charrue sur Paris ! Des gens fort graves, comme le greffier du Parlement, enregistraient ces bruits, avec quelques expressions de doute, il est vrai [10]. D’autres, beaucoup plus violents, pour se donner du cœur contre cette Pucelle tant redoutée, l’accablaient d’injures : « une créature en forme de femme, » disait l’un des plus haineux, ajoutant, sur un ton plus méprisant encore : « Ce que c’était, Dieu le sait [11]. » Cet insulteur n’était autre que le Chancelier de l’Université, Jean Chuffart, tout récemment élevé de façon officielle à cette haute charge, qu’il exerçait, en fait, depuis l’établissement à Paris du régime anglo-bourguignon, le véritable titulaire, Jean Gerson, ayant préféré l’exil. Dans la chaire de Gerson !... Chuffart !

Aux paroles des gens de robes les hommes de guerre, pour la défense, préféraient le canon. Le canon ! ce terrible engin, d’invention récente qui, dans un effroyable éclatement de poudre, au milieu des flammes et de la fumée, lançait, beaucoup plus loin que les plus puissantes balistes, d’énormes boulets de pierre. Par ordre des chefs anglo-bourguignons, tout le pourtour des murs de Paris fut donc garni de cette artillerie nouvelle. Le point le plus menacé semblait être la porte Saint-Denys, face à l’antique cité occupée par la Pucelle.

La porte Saint-Denys était la plus importante peut-être de Paris par sa situation, la plus sacrée par ses souvenirs : dressée sur l’antique voie romaine par laquelle la cité de Lutèce communiquait avec la Gaule Belgique, elle portait le nom du saint martyr dont le sang avait christianisé Paris. Pour qui venait du Nord, c’était la principale entrée de la ville. Depuis quarante ans, que de cortèges, joyeux ou menaçants, étaient passés par là ! En 1389, c’était l’entrée, si heureuse d’apparence, si néfaste en réalité, de la jeune reine Isabeau de Bavière [12]. Plus récemment encore, c’est par cette porte, — il y avait alors neuf ans, — que le duc de Bourgogne avait si malheureusement introduit dans Paris les gens du roi d’Angleterre.

C’est à la porte Saint-Denys qu’en vue d’une imminente attaque, les chefs anglo-bourguignons jugèrent prudent d’accumuler leurs plus puissants moyens de défense, des canons géants, pièces qui, à plus de trois cent cinquante toises, pouvaient envoyer, au delà de la maladrerie de Saint-Lazare (la prison actuelle) leurs lourdes masses de pierre. En toute hâte furent mis à l’œuvre les « tailleurs de pierres pour canons ; » un nommé Hilaire Caillet, à lui seul, fit onze cent soixante seize « boules de canon. » Mais, quand le bon ouvrier réclama son salaire, les Anglo-Bourguignons le réduisirent de moitié [13] . En même temps, on répara les « boulevards, » ouvrages de terre soutenus de fascines et garnis de pieux en avant des portes ; on y joignit des barrières intérieures et extérieures et, sur tout le pourtour du front, on « redressa » les fossés.

En réponse aux ridicules bruits de « charrue sur la ville, » le duc d’Alençon, ayant cru bon d’adresser au Prévôt de Paris et au Prévôt des marchands des lettres, conçues en aimables termes, « les nommant par leur nom » et leur mandant « des saluts en bel langage, » le fielleux Chuffart ne manque pas de marquer en ses notes : « On aperçut bien leur malice, et leur fut mandé que plus ne gastassent leur papier pour ce faire. » Il essayait de plastronner ; il tremblait.


II. — LES MURS DE CHARLES V

Cependant, la Pucelle profitait des escarmouches, qui chaque jour se livraient autour des murs, pour « considérer la situation de la ville et par quel endroit il lui semblerait plus convenable de donner un assaut [14]. » De la porte Saint-Antoine à la porte Saint-Honoré, aux deux extrémités opposées, elle avait reconnu la longue ligne de murailles commencées sous Charles V, une cinquantaine d’années auparavant, et achevées sous Charles VI, juste à temps pour servir aux Anglais. A l’extrémité Est, l’énorme masse de la Bastille, flanquée de ses huit tours, et toute éclatante au soleil en ses pierres encore neuves, découvrait au loin la campagne et dominait la ville. A la droite de la forteresse, en regardant vers le dehors, la muraille se prolongeait jusqu’à la Seine ; à sa gauche, et comme sous sa protection, s’ouvrait la porte Saint-Antoine. A partir de là, vers l’Ouest, les murs se développaient en demi-cercle, sur un front de plus d’une lieue, flanqués de distance en distance de tours rondes à toits pointus. Le sommet du mur, exhaussé de créneaux vers le dehors, s’étendait vers l’intérieur, sur une largeur assez grande pour former un chemin de ronde capable de recevoir les canons.

Des portes à plusieurs étages dominaient la muraille à l’issue des principales rues. L’énumération de ces portes nous permettra de définir, de façon assez nette, le tracé de cette ancienne enceinte, noyée aujourd’hui dans des quartiers devenus le centre d’une ville géante. Après la porte Saint-Antoine touchant à la Bastille, on voyait la porte du Temple, située au point où, aujourd’hui encore, la rue du Temple débouche sur le boulevard ; puis, les portes Saint-Martin et Saint-Denis, elles aussi à peu près à la même place qu’aujourd’hui. De là, la ligne des murs quittait l’alignement de nos modernes boulevards : la porte Montmartre s’élevait, dans la rue de ce nom, à peu près à hauteur des rues actuelles du Mail et de Cléry. La porte Saint-Honoré enfin, donnait issue à la rue du même nom. À l’extérieur, cette porte s’ouvrait sur un carrefour de chemins conduisant, l’un vers le hameau du Roule et le village de Chaillot, l’autre vers la ville d’Argenteuil, à deux grandes lieues de Paris, ville alors célèbre tant par son antique abbaye de Bénédictins que par ses vins qui, — s’il faut en croire une thèse alors soutenue devant la Faculté de médecine, — devaient être préférés à ceux de Bourgogne et de Champagne [15] !

En avant de la muraille, d’un bout à l’autre de son développement, se creusaient deux fossés, l’un au pied même du mur, très profond et rempli d’eau dans les parties rapprochées du fleuve, l’autre sec et dont la profondeur était calculée de telle sorte que les traits tirés du haut de la muraille pussent en battre le fond, empêchant ainsi qu’il ne servit d’abri à l’assaillant. Séparés par un terre-plein en « dos-d’âne, » les deux fossés formaient un ensemble assez large pour éloigner du mur l’approche de l’artillerie ennemie.

Avant reconnu tout ceci avec soin et choisi le point d’attaque, la Pucelle attendait avec impatience l’arrivée du Roi. Et le Roi ne paraissait point.


III. — LA MESSE DE LA NATIVITE NOTRE-DAME À SAINT-DENYS DE LA CHAPELLE

Charles était demeuré à Senlis. « Comme le Roi, — écrit un des compagnons de Jeanne, — ne venait pas à Saint-Denys, quelque message que la Pucelle et le duc d’Alençon lui eussent envoyé, le dit duc d’Alençon alla vers lui le 1er jour de septembre. Il lui fut dit que le Roi partirait le 2, et le duc revint à sa compagnie. Mais parce que le Roi, malgré sa promesse, ne venait pas encore, le duc d’Alençon retourna vers lui le lundi suivant, cinquième du mois. Il fit tant que le Roi se mit en chemin, et, le mercredi, il fut diner à Saint-Denys » [16].

Enfin le Roi était là !

Après une si longue attente, Jeanne ne voulut pas retarder davantage sa marche sur Paris et, résolue à attaquer dès le lendemain, vint s’installer, pour la nuit, à mi-chemin entre Saint-Denys et la ville, au village de la Chapelle [17]. C’était, au milieu des champs, parmi les blés et les vignes, un gros village auquel sa situation même donnait une réelle importance. Dans la plaine qui le séparait de Saint-Denys, se tenait, chaque année au mois de juin, la foire fameuse du Landit, le marché aux parchemins cher à l’Université et qu’inaugurait un solennel et joyeux cortège des écoliers. En une des fresques de la Sorbonne nouvelle, sous la galerie de la grande cour, le peintre J.-J. Weerts nous fait voir, de façon très vivante, les étudiants, sortis de Paris par la porte Saint-Denys, arrivant au moulin à vent de la Chapelle.

Une lointaine tradition fait remonter jusqu’à sainte Geneviève, patronne de Paris, l’origine de ce village. La sainte bergère qui sauva la ville des fureurs d’Attila avait coutume, dit-on, lorsqu’elle se rendait à Saint-Denys pour prier au tombeau des martyrs, de se reposer en une « villa » ou ferme située à mi-chemin. Après sa mort, une chapelle fut, en son honneur, érigée en ce lieu et, autour de celle-ci, se groupa le village, qui garda le nom de La Chapelle. Telle est la localité dans laquelle Jeanne se logea.

« La Pucelle, aussitôt qu’elle venait dans un village, — dit un témoin de sa vie, — avait coutume de s’en aller à l’église faire ses oraisons et de faire chanter aux prêtres une antienne de Notre Dame. Ses prières et oraisons faites, elle s’en allait à son logis, qui lui était communément préparé en la plus honnête maison qu’on pouvait trouver [18]. » Ainsi fut choisi le logis de Jeanne au village de la Chapelle.

En ce quartier, aujourd’hui englobé dans l’immense Paris, et où a depuis longtemps disparu jusqu’au souvenir des vignes et des champs, on montre encore, derrière l’église, un vieux bâtiment ayant conservé toute son apparence rurale : un puits se creuse dans la cour, des poules y picorent sur le fumier ; cette ferme est connue sous le nom de « Logis Sainte-Geneviève. » Le même logis, à cause de la sainteté des souvenirs qui s’y rattachaient et surtout à cause de la proximité de l’église, aurait été aussi celui de la Pucelle.

Dès son arrivée, Jeanne, selon sa constante coutume, ne manqua pas d’aller à l’église, y fit ses oraisons et demanda au clergé de chanter l’antienne de Notre Dame, avec d’autant plus de ferveur que le lendemain, jour de l’attaque, était celui d’une fête solennelle de la Vierge : la Nativité Notre-Dame.

Le soir venu, dans l’humble église, à la lueur des cierges, longue fut la veillée des armes ; court fut ensuite le repos. Le lendemain jeudi 8 septembre, dès l’aube, Jeanne était debout. Entendre la messe en ce jour de fête et recevoir la sainte communion fut sa première pensée.

« J’ai connu la Pucelle être très dévote créature, — a déclaré au procès l’écuyer qui ne la quittait point, — elle se maintenait très dévotement en oyant le divin service de Notre Seigneur, lequel continuellement elle voulait ouïr ; c’est assavoir aux jours solennels la grand messe du lieu où elle était, avec les heures subséquentes, et les autres jours une basse messe. Elle était accoutumée d’ouïr messe tous les jours s’il lui était possible [19]. » « Elle était très dévote, dit un autre témoin, — se confessait souvent et recevait le précieux corps de Jésus-Christ [20]. »

En cette église fondée par sainte Geneviève et pleine encore des souvenirs de la libératrice de Paris, Jeanne, en son armure, toute prête à marcher à une délivrance nouvelle, s’agenouilla sur un sol que nous pouvons vénérer, devant des piliers que nous pouvons voir, au pied d’un autel dont l’emplacement demeure. Fortifiée par la prière, sanctifiée par la communion, elle se releva pour marcher à sa mission divine.

Elle eut bien voulu, elle si pieuse envers Notre Dame, « garder sa fête d’un bout jusqu’à l’autre [21], » mais, depuis quinze jours, les inexplicables hésitations du Roi l’avaient forcée à retarder l’attaque de Paris ; elle lit donner sur-le-champ à l’armée l’ordre de se mettre en marche.

Du village de la Chapelle on était à moins d’une demi-lieue de la porte Saint-Denys où venait aboutir la route au bord de laquelle se dressait l’église. C’était, entre Saint-Denys et Paris, le point culminant d’un terrain peu accidenté. Là le voyageur venant du Nord commençait à deviner de loin l’approche de la grande ville et s’arrêtait un instant pour laisser souffler sa monture avant de descendre vers Paris. Presque en ligne directe, avec de légères courbes seulement, la route, par de successifs paliers et une pente, tantôt assez douce, tantôt un peu plus rapide, dévalait, bordée de part et d’autre de champs et de vignes [22]. A un petit quart de lieue en avant des murailles de Paris, la descente s’accentuait fortement ; arrivé là, le voyageur rencontrait à sa droite l’antique maladrerie de Saint-Lazare et, de ce point, son regard, par-dessus la rangée de fertiles jardins maraîchers étalés dans la plaine, embrassait le vaste tableau de la ville et de ses monuments : sveltes clochers, lourdes masses des tours du Temple, de la Bastille et du Louvre.

Dans leurs cantonnements, de Montmartre à Aubervilliers, les troupes de France, dès le réveil, après avoir entendu la messe en ce jour de fête solennelle, reçurent leurs ordres de marche et se mirent en mouvement. L’enthousiasme était unanime : la Pucelle était là ! « Il n’y avait personne, de quelque condition qu’il fut, — affirme un témoin, — qui ne dit : « Elle mettra le Roi dans Paris, si à lui ne tient [23]. »


IV. — L’ARTILLERIE DU XVe SIÈCLE

La Pucelle ne pouvait ignorer les formidables défenses accumulées par les Anglo-Bourguignons à la porte Saint Denys. La Bastille, d’autre part, protégeait de sa puissante masse les portes Saint-Antoine et du Temple ; c’est donc à l’extrémité opposée de la ville, vers la porte Saint-Honoré, que Jeanne résolut de diriger l’attaque. La porte Saint-Honoré de l’enceinte de Charles V s’élevait à peu près exactement à l’endroit où, de nos jours, la rue Saint-Honoré quitte la place du Théâtre-Français [24] ; sa voûte s’ouvrait à travers un bâtiment rectangulaire sommé d’un haut toit à quatre pans. Attaché extérieurement à la porte par ses chaînes, un pont-levis franchissait un premier fossé rempli d’eau ; un peu plus loin, un pont fixe franchissait l’arrière-fossé moins profond, et à sec.

Aux ordres de Jeanne, les colonnes se mirent en marche et, de Montmartre à Aubervilliers, commencèrent à serpenter sur les chemins. Avec les troupes marchait le convoi de matériel ; trois cents chariots à quatre roues, traînés à bras d’hommes [25] et chargés de poix pour incendier les défenses et barrières extérieures, de fascines et de claies pour combler les fossés, et d’échelles pour l’assaut. Enfin, plus pesants encore, les canons.

L’étonnante rapidité de l’artillerie moderne était bien inconnue à celle d’alors : loin de se déplacer au galop, celle-ci se traînait avec peine, lentement, pas à pas ; ses canons, qu’on n’avait pas encore songé à mettre en équilibre sur des affûts à roues, n’étaient que d’énormes tubes, renforcés de grosses bagues de fer munies d’anneaux. Fallait-il les faire mouvoir, on passait des cordes dans les anneaux, et une nombreuse équipe d’hommes vigoureux soulevait ces lourdes masses pour les charger avec effort sur les chariots destinés à les transporter.

Avec les canons, marchaient les charrettes portant barils de poudre, boulets de pierre, et aussi les nombreux outils nécessaires, tant pour la charge de ces encombrantes machines que pour le terrassement qui les devait recevoir.


Aux ordres donnés, tout cela, ponctuellement, avec méthode, dans un bruit sourd de roues, avec d’aigres grincements d’essieux, roula ensemble sur les chemins.

A huit heures du matin [26], Jeanne quitta la Chapelle et descendit vers Paris. Après avoir atteint la maladrerie de Saint-Lazare et longé le mur de son enclos, tournant à droite, par l’étroit chemin qu’on nommait « Chemin de Paradis [27], » elle gagna la route plus large qui coupait celui-ci et, de la ville d’Argenteuil, par Asnières et Clichy, conduisait à la porte Saint-Honoré. La rue actuelle d’Argenteuil, si curieusement sinueuse en ce rectiligne quartier du Palais-Royal et de la Place Vendôme, est un dernier vestige de cette antique voie.

En débouchant du chemin d’Argenteuil, Jeanne, face à la porte Saint-Honoré, pouvait, en avant du double fossé, apercevoir, sur sa droite, de vastes terrains occupés jusqu’au fleuve par des Tuileries, et, sur sa gauche, un autre terrain, également découvert : « le Marché-aux-Pourceaux. » C’est dans le Marché-aux-Pourceaux que, à mesure de leur arrivée, Jeanne fit ranger les troupes, les mettant à l’abri du tir de la ville derrière une haute butte dominant le terrain. Au sommet de cette butte [28], la Pucelle fit trainer ses canons ; on les déchargeait des chariots pour les mettre en batterie sur la terre même, les pointant vers le but à atteindre à l’aide de cales de bois qui leur donnaient l’inclinaison voulue.

Derrière la butte du Marché-aux-Pourceaux, les troupes françaises, bien placées pour parer à toute sortie ennemie venant de la porte Saint-Denys, se trouvaient aussi, suivant l’affirmation d‘un contemporain, hors d’atteinte des « canons, veuglaires et couleuvrines [29] » du rempart. Bien faible portée, même pour ce temps : Jeanne avait su choisir le point des murailles le moins puissamment garni et éviter les redoutables défenses de la porte Saint-Denys.


V. — PARIS ET SES CLOCHERS

Afin de diriger l’attaque, tout voir de ses propres yeux, préparer l’assaut et y prendre part, Jeanne avait mis pied à terre. Pour un homme d’armes revêtu de l’armure complète, aller à pied était à peu près impossible ; Jeanne qui, peu à peu, s’était faite à un accoutrement de guerre si nouveau pour elle, eut donc à se démunir au moins des « solerets » à lamelles de fer qui protégeaient ses pieds, peut-être même de ses jambières. Du haut de la butte sur laquelle s’installait son artillerie, elle pouvait, le cœur plein d’une joyeuse émotion, contempler de loin, par-dessus la muraille, ce Paris qu’elle allait rendre à son Roi.

Un peu au delà de la porte Saint-Honoré et de l’église qui donnait son nom et à cette porte et à la rue tout entière, Jeanne voyait pointer les nombreuses tours du Louvre, de ce vieux Louvre, construit pur Philippe-Auguste, jadis formidable forteresse, mais que Charles V, en le rajeunissant un peu, avait fait déchoir de son rôle primitif en l’englobant dans la ville même. Il ne servait plus guère que de prison.

Toutes les tours du Louvre, toutefois, n’étaient pas des prisons ; l’une d’elles, dite « tour de la Librairie, » loin d’être destinée à la punition des libraires récalcitrants, servait, au contraire, à conserver, en ses trois étages, la précieuse collection de manuscrits réunis là par le roi Charles V, dit le Sage, c’est-à-dire le Savant. Telle fut l’origine de cette bibliothèque illustre, si hospitalière à tant de générations de lecteurs, sous les noms successifs de Bibliothèque royale, impériale et nationale. Le département des manuscrits y conserve aujourd’hui, avec respect, le vénérable dépôt des livres réunis il y a six cents ans par le savant roi.

Au delà du Louvre, par-dessus l’enchevêtrement désordonné des toits, Jeanne voyait les églises de Paris pointer vers le ciel leurs clochers, leurs flèches et leurs tours. Après Saint-Honoré, c’était, derrière le Louvre, Saint-Germain-l’Auxerrois ; plus loin Saint-Jacques-la-Boucherie ; puis Saint-Leu et Saint-Gilles dans la rue Saint-Denis, Saint-Nicolas des Champs et Saint-Merry, dans la rue Saint-Martin ; Saint-Gervais, derrière l’Hôtel de Ville ; Saint-Paul, dans la rue du même nom [30]. Par delà les ponts, dans l’île antique de la Cité, Notre-Dame, alors comme aujourd’hui, dressait, non loin de la flèche élancée de la Sainte-Chapelle, l’imposante masse de ses tours jumelles. Au delà encore, sur la rive gauche, c’étaient, près du fleuve, Saint-André-des-Arcs, Saint-Séverin, Saint-Julien-le-Pauvre, la plus vieille église de Paris, et Saint-Nicolas-du-Chardonnet qui devait son nom aux chardons dont elle était à l’origine entourée. Tout à l’horizon enfin, sur les hauteurs de la Montagne Sainte-Geneviève, c’était l’église abbatiale consacrée à la patronne de Paris et son annexe voisine, Saint-Etienne-du-Mont. En ce jour de fête, en l’honneur de Notre Dame, tous ces clochers, en chœur ou tour à tour, en notes claires ou graves, précipitées ou lentes, égrenaient joyeusement dans l’air le long chapelet de leurs carillons.

Tout cela, Jeanne, en son éclatante armure, le contemplait, l’écoutait, ravie et confiante. Elle serrait avec amour en sa main son étendard, ce victorieux emblème dont la vue enflammait le cœur des soldats : blanc, semé de fleurs de lys d’or ; sur le fond se détachait, avec les noms de « Jhesus, Maria, » la grande image de Notre-Seigneur tenant en main le monde, et ayant à ses pieds deux anges à genoux [31].

Cette bannière avait délivré Orléans, triomphé à Patay, conduit le roi à Reims ; elle ne connaissait pas l’insuccès. Ce soir même, la Pucelle et toute son armée en avaient l’espérance et la foi, c’est elle encore qui rendrait au Roi cette ville magnifique, glorieuse, sacrée, que Jeanne ravie embrassait du regard.


VI. — L’ASSAUT ; BLESSURE DE LA PUCELLE

Vers onze heures ou midi, tous les préparatifs étant achevés, Jeanne avec les seigneurs qui la suivaient voulut aller reconnaître le lieu où, après la préparation de l’artillerie, elle livrerait l’assaut. Elle tint toutefois à dégager, avant tout, les abords de la porte : par son ordre, un brave gentilhomme dauphinois, le sire de Saint-Vallier, à la tête d’une troupe hardie, s’empara du « boulevard, » ouvrage de palissades et de terre défendant les approches extérieures, puis avec la poix apportée par les charrettes, incendia la barrière de bois construite par la défense en avant du pont fixe de l’arrière-fossé. Brillant succès, heureux présage de victoire !

Dans la ville, la grand messe s’achevait et la foule emplissait encore les églises.

Sur la muraille venaient par troupes se ranger les soldats anglais et bourguignons, affectant, en parcourant le chemin de ronde, de faire ostensiblement flotter leurs enseignes, portant très haut surtout celle qui était le signe de ralliement et l’emblème de leur parti : une grande bannière blanche, barrée en sautoir d’une large croix vermeille [32]. Ces airs fanfarons durèrent peu. L’artillerie française commençait son tir et les effets, jusqu’alors inconnus, de pièces d’invention toute nouvelle, causèrent chez les défenseurs de la place une profonde terreur.

« Il n’y avait homme, — dit un contemporain, — qui osât s’aventurer sur le mur, à cause des traits de ceux qui assaillaient. Les dits assaillants avaient une manière d’instruments nommés couleuvres, qui jetaient des pierres et des plombées, mais ne faisaient point de noise (bruit), sinon un peu siffler. Elles jetaient aussi droit qu’une arbalète [33]. » Aussi droit qu’une arbalète ! Tension de la trajectoire : c’était le premier pas vers les formidables progrès de l’artillerie moderne.

Mais, bien plus qu’en ses canons, Jeanne se fiait à la volonté divine ; elle devait terminer sa mission : le Roi l’attendait à Saint-Denys ; ce soir même, elle irait l’y chercher pour le rendre à son peuple qui l’acclamerait dans Paris.

Pour aller reconnaître le point d’assaut, la Pucelle, d’une marche alourdie par sa pesante armure, descendit dans le fossé à sec, le premier qui se présentait à elle, puis confiant son étendard à un écuyer et prenant une lance, elle se bissa sur le terreplein séparant le premier fossé de celui qui, longeant la muraille, se trouvait rempli d’eau.

A peine avait-elle paru en cet endroit découvert qu’une grêle de traits s’abattit autour d’elle, fichés si nombreux en terre, dit un témoin, « qu’elle en paraissait hérissée [34]. » Mais sous le blanc harnois (ainsi nommait-on l’armure de l’homme d’armes, à cause du brillant éclat de l’acier), quiconque le portait était à peu près invulnérable aux traits d’arc ou d’arbalète ; seules étaient exposées les parties de la jambe que, pour la facilité de la marche, il avait fallu découvrir.

Après avoir, du bout de sa lance, reconnu dans le fossé la profondeur de l’eau, Jeanne donna l’ordre d’apporter les fascines et de préparer les échelles.

Au seul bruit de ces préparatifs, le peuple, dans la ville, commençait à s’agiter : « A cette heure, — écrit ce jour-là, en marge des registres du Parlement, le greffier de ce corps, alors soumis aux Anglais, — il y eut dans Paris gens affectés ou corrompus qui poussèrent un cri en toutes les parties de la ville, de çà et de là les ponts, criant que tout était perdu, que les ennemis étaient entrés dans Paris et que tout le monde se retirât et fit diligence de se sauver. Et à cette voix... tous les gens étant lors ès sermons sortirent des églises de Paris, furent très épouvantes et se retirèrent pour la plupart en leurs maisons [35]. »

En leurs maisons ces braves gens n’attendaient que le succès de l’assaut. Celui-ci était certain : « Ceux du dedans, — écrit un autre contemporain, également du parti anglais, — avaient comme abandonné la défense du mur, et les assaillants étaient si près du rempart qu’il ne fallait que dresser les échelles, dont ils étaient bien pourvus, pour qu’ils eussent été dedans [36]. »

Dresser les échelles ! tout était là. On en avait six cents ; mais, pour les dresser, il fallait combler le fossé plein d’eau. Or, malgré les ordres, les encouragements, les prières même de la Pucelle, les fascines n’arrivaient point. Des ordres contraires à ceux de Jeanne semblaient vouloir en annuler les effets. Parmi les grands seigneurs de l’armée, quelques jalousies commençaient en effet à germer contre cette paysanne Lorraine qui prétendait les commander : « Il y en avait audit lieu, — dit un contemporain en contant cet assaut, — qui eussent bien voulu, par envie, qu’il fut meschu (arrivé mal) à la dite Jeanne [37]. »

Déjà la journée s’avançait, le soleil était à son déclin ; la nuit allait tomber bientôt. Mais Jeanne était bien résolue à passer sur place, s’il le fallait, la nuit tout entière.

Un des Français qui se faisaient alors les serviteurs de l’Anglais, l’indigne successeur de Gerson, Jean Chuffart, note à ce moment dans son journal : « Là était leur Pucelle avec son étendard, sur le dos d’âne des fossés. Elle disait à ceux de Paris : « Rendez-vous à nous promptement, de par Jésus ! Car si vous ne vous rendez pas avant la nuit, nous entrerons par force et, que vous le vouliez ou non, vous serez tous mis à mort. — « Vraiment, répondit quelqu’un, paillarde, ribaude ! » et il lui envoie droit un trait de son arbalète, qui lui perce la jambe d’outre en outre, et elle dut s’enfuir. « Un autre perça d’outre en outre le pied de celui qui portait son étendard. Quand celui-ci se sentit blessé, il leva sa visière pour voir à ôter le vireton, et un autre le vise, le saigne entre les deux yeux et le blesse à mort. Ce dont la Pucelle et le duc d’Alençon jurèrent qu’ils auraient mieux aimé perdre quarante des meilleurs hommes de leur compagnie [38]. »

L’auteur de ce récit, Chuffart, n’était certes pas sur le rempart ; très vraisemblablement, dans sa chambre bien close de l’Université, il tremblait en sa robe fourrée de Chancelier intrus. Le récit qu’il nous transmet est donc celui de quelque soudard fanfaron, et la gravité de la blessure de Jeanne y semble singulièrement exagérée.

Quoique perdant son sang en abondance, la Pucelle refusait de quitter la place ; rien ne pouvait l’arracher à sa mission ; mais les seigneurs jaloux s’empressèrent, sous apparence de sollicitude, de tirer parti contre elle de sa blessure :

« Après qu’elle eut été atteinte, — rapporte un des témoins mêmes du combat, — elle s’efforçait plus fort de dire que chacun s’approchât des murs et que la place serait prise. Mais parce qu’il était nuit, qu’elle était blessée et que les gens étaient lassés du long assaut, le sire de Gaucourt et autres vinrent prendre la Pucelle et, contre son vouloir, l’emmenèrent hors des fossés. Elle avait grand regret et disait : « Par mon Martin, la place eût été prise ! [39] »


VII. — RETRAITE VERS LA CHAPELLE SAINT-DENYS

En cette journée où l’on bataillait pour lui, le Roi n’avait même pas daigné quitter Saint-Denys. Etonnés d’une telle indifférence, les soldats commençaient à murmurer : « L’on disait, — écrit un contemporain, — que, par lâcheté de courage, le Roi n’avait pas voulu prendre Paris d’assaut [40]. »

Blessée et emmenée malgré elle hors des fossés, Jeanne, la nuit venue, dut se résigner à ordonner la retraite. On laissa sur place fascines et échelles. Quant aux charrettes, quelques-unes servirent à l’enlèvement des blessés ; les autres, abandonnées et trouvées le lendemain matin par les gens de Paris, demeurèrent, avec échelles et fagots, les seuls trophées des Anglo-Bourguignons [41]. Le triste Chuffart prétend que « en s’en allant, ils mirent le feu à la grange des Mathurins [42], près des Porcherons. Ils jetèrent dans les flammes, ainsi que faisaient jadis les païens à Rome, ceux de leurs gens morts à l’assaut, qu’ils avaient troussés en grand nombre sur leurs chevaux. »

Durant cette retraite, les défenseurs anglo-bourguignons de Paris s’efforçaient, à l’aide de l’artillerie puissante qu’ils avaient eu soin de placer à la porte Saint-Denys, de porter le désordre dans les rangs français : « Ceux de Paris,-— dit encore Chuffart, — avaient de grands canons qui largement atteignaient de la porte Saint-Denis jusqu’au delà de Saint-Lazare. Ils leur tiraient au dos, ce dont ils furent épouvantés... Mais personne ne sortit de la ville pour les suivre, de peur des embûches [43]. » De la porte Saint-Denys à Saint-Lazare (hôpital et prison actuels), la distance est d’environ sept cents mètres. Nous pouvons ainsi connaître la portée extrême de la grosse artillerie d’alors.

Cependant, souffrant moins de douleur physique que de tristesse morale, Jeanne blessée était ramenée en ce lieu, que, le matin même, elle avait quitté avec tant d’espoirs, à la Chapelle, au logis de Sainte-Geneviève ! Les murs de ce logis qu’on montre encore aujourd’hui, n’ont, — tout vieux qu’ils soient, — certainement pas vu Jeanne d’Arc et ne remontent guère qu’à un ou deux siècles ; mais ils s’élèvent sur l’emplacement où, le soir du mercredi 7 septembre 1429, la sainte Pucelle reposa, confiante en la victoire, où joyeuse elle se leva de grand matin, le jour de la nativité Notre-Dame, pour aller, en l’église toute voisine, ouïr la messe et « recevoir le précieux corps de Jésus-Christ ; » où elle fut enfin ramenée le soir blessée, avec la douleur de voir son œuvre divine traversée par l’aveugle volonté des hommes.


VIII. — LE ROI REFUSE PARIS

Dans ce pauvre logis, Jeanne ne dormit guère et l’aube d’un bien triste jour l’éveilla : « Le vendredi 9 septembre, — écrit un de ses plus fidèles compagnons, — la Pucelle, quoiqu’elle eût été blessée le jour précédent, se leva bien matin et fit venir son beau duc d’Alençon par lequel elle donnait ses ordres. Elle le pria de faire sonner les trompettes et de monter à cheval pour retourner devant Paris. Elle affirmait, par son Martin, que jamais elle n’en partirait sans avoir la ville [44]. »

Déjà, les trompettes sonnaient le boute-selle, lorsqu’arriva à la Chapelle un message du roi : c’était un ordre formel au duc d’Alençon et aux autres capitaines de ramener la Pucelle à Saint-Denys. « Très marris » — affirme un vieux serviteur du duc d’Alençon, — Jeanne et le duc se soumirent à la volonté du Roi. En leur pensée, toutefois, ils ne renonçaient point à Paris et comptaient seulement l’aborder sur un autre point.

Quinze jours auparavant, dès leur arrivée à Saint-Denys, ils avaient eu soin de faire jeter un pont volant sur la Seine. Ainsi, par la rive gauche, en remontant le fleuve par Asnières, Courbevoie, Puteaux, Suresnes, Saint-Cloud et Sèvres, on pourrait, pensaient-ils, attaquer de nouveau par les portes de Nesle ou de Bucy. De ce côté, les bouillants « escholiers » de l’Université seraient moins hésitants peut-être que les paisibles bourgeois de la Ville.

L’Université et Chuffart son chancelier étaient, il est vrai, livrés au parti anglo-bourguignon ; mais les écoliers, volontiers indépendants, ne suivaient pas toujours très docilement les directions politiques de leurs maîtres. Qui sait si une attaque, partie de leur cher Pré-aux-Clercs, ne les verrait pas sortir en masse jusqu’à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés pour y acclamer l’armée du Roi ? Dans ce même quartier, les moines de Cluny n’avaient-ils pas, avec une courageuse obstination, toujours refusé de prêter serment au roi d’Angleterre [45] ?

De ce côté, d’ailleurs, loin de se trouver, comme sur la rive droite, en face d’une muraille de construction récente et conçue déjà en vue de la défense contre la nouvelle artillerie, on n’avait devant soi qu’une ligne de fortifications démodées, vieilles de plus de deux cents ans, l’enceinte de Philippe-Auguste [46].

En face de Saint-Denys, des postes français occupaient déjà une partie de la rive gauche [47] et protégeraient la marche de l’armée contre toute attaque de flanc. Le succès donc était certain,

Hélas ! Quand, pleins d’espoirs, la Pucelle et le duc d’Alençon s’approchèrent du fleuve, quel douloureux spectacle les attendait : plus de pont ! le Roi, durant la nuit, l’avait fait mettre à bas [48] !

Le 13 septembre, le Roi donna l’ordre du départ. « Quand la Pucelle, — conte un de ses plus fidèles compagnons, — vit qu’elle ne pourrait trouver aucun remède à son départ, elle déposa tout son harnois complet devant l’image de Notre Dame et les reliques de l’abbaye de Saint-Denys, puis, à son très grand regret, elle se mit en la compagnie du Roi qui s’en revint le plus rapidement qu’il put, et parfois faisant son chemin d’une manière désordonnée et sans cause. Le mercredi 21e jour du dit mois, il fut dîner à Gien-sur-Loire. Ainsi fut rompu le vouloir de la Pucelle et fut aussi rompue l’armée du Roi [49]. »

En se séparant de ses armes pour les consacrer à Saint Denys, ne semble-t-il pas que, déjà, tristement, Jeanne sentait sa mission divine brisée par la volonté des hommes ?

« Quelles armes, — lui demanda-t-on l’année suivante, au procès où tout lui fut imputé à crime, — offrites-vous à Saint Denys ? — Un blanc harnois entier, tel que le porte un homme d’armes... — A quelle fin les offrites-vous ? — Ce fut par dévotion, ainsi qu’il est accoutumé par les gens d’armes quand ils sont blessés... Je les offris à Saint Denys parce que c’est le cri de France [50]. »

Durant cette lamentable retraite vers Gien, Jeanne souffrait cruellement, non plus de sa blessure, — elle était guérie, — mais des défaillances du Roi : « La voix, a-t-elle encore déclaré à son procès, me disait de rester à Saint-Denys en France ; je voulais y rester ; mais, contre ma volonté, les seigneurs m’ont emmenée. Si je n’eusse été blessée, je ne me fusse jamais éloignée. Je fus blessée dans les fossés de Paris... Mais je fus guérie en cinq jours [51]. »

En sa « course désordonnée, » le Roi arrivait sur la Loire : voulait-il donc, anéantissant l’œuvre de la Pucelle, redevenir ce qu’il était quatre mois auparavant : le Roi de Bourges ? Miraculeusement sauvé par des forces divines, il retombait dans les changeantes et vulgaires combinaisons humaines et la cause de ses mystérieuses hésitations était que, en secret, à l’insu de la Pucelle, il venait de traiter avec le duc de Bourgogne.

Avec l’échec devant Paris, le martyre de Jeanne était commencé ; deux ans plus tard, il se terminait sur le bûcher de Rouen.

Mais l’œuvre de la Providence s’accomplit sans les hommes, malgré eux bien souvent, et leur aveugle prudence s’oppose en vain aux lumineuses audaces de la foi. Morte, Jeanne, malgré l’ingratitude du Roi, combattait toujours pour lui ; l’Anglais continuait de la craindre ; elle planait au-dessus des armées, commandait toujours la victoire, et, cinq ans après son martyre, c’est bien elle encore qui fit entrer Charles dans Paris.

Le 12 novembre 1437, c’est devant cette église de la Chapelle où Jeanne avait, en priant, préparé la délivrance que furent apportées au Roi les clefs de la ville.

Cette petite église, vieille déjà d’au moins deux siècles au temps de Jeanne, a subi depuis d’importantes modifications : le XVIIIe siècle a remplacé son portail par une façade au goût du jour ; le XIXe, pour l’agrandir, en a reculé le chœur. Mais, dans ces remaniements successifs, les vieux piliers romans de la nef, ceux qui virent prier Jeanne d’Arc, sont heureusement restés debout. Conservés dans la basilique avec un pieux respect, ils demeureront toujours, témoins sacrés des miraculeux événements qui firent de Jeanne la grande sainte de la Patrie.


Ch. GAILLY DE TAURINES.

  1. Lettre de Pancrare Giustiniani à son père, dans la Chronique de Morosini, publiée par J.-B. Ayroles, la Vraie Jeanne d’Arc ; et G. Lefèvre-Pontalis, Chronique de Morosini, 4 vol. in-8. Société de l’Histoire de France.
  2. Ibid., dans Ayroles, III, 597.
  3. C’est l’église de Saint-Laurent actuelle, à laquelle on a toutefois, lors du percement des boulevards de Strasbourg et Magenta, donné un portail neuf imitant le style ancien. Pastiche très habile et gracieux, sauf pour la statuaire, qui ne s’imite pas.
  4. Journal d’un bourgeois de Paris. Édit. A. Tuetey. Société de l’Histoire de Paris, in-8, 1881, p. 243.
  5. Ibid.
  6. Chronique de Perceval de Cagny. Ayroles, III, p. 120. Cette chronique a été publiée par M. Moranville pour la Société de l’histoire de France.
  7. Chronique de Perceval de Cagny. Ayroles, III, 190.
  8. Journal d’un Bourgeois de Paris (1405-49 , édition A. Tuetey. Société Hist. de Paris, in-8° 1881, p. 243, Ces « marais » étaient les jardins maraîchers entourant la ville.
  9. A. Longnon, Paris pendant la domination anglaise (1420-38). Documents extraits de la Chancellerie de France, Soc. Hist.de Paris, in-8°, 1878, p. 298.
  10. Notes de Clément de Fauquemberghe sur les registres du Parlement. Ayroles, III, 479.
  11. Journal d’un Bourgeois de Paris. Ayroles, III, 320.
  12. Voy. Comte P. Durrieu. Une miniature du manuscrit de Froissait de Breslau. Bulletin de la Société de l’histoire de Paris, 1916. El, du même auteur : la Miniature flamande au temps de la cour de Bourgogne, in-4°, Bruxelles et Paris, 1922, pl. XLIX. Miniature représentant la Porte Saint-Denis et l’enceinte de Charles V en 1385.
  13. Journal d’un bourgeois de Paris. Édition A. Tuetey, p. 243. Note relatant une pièce manuscrite. Arch. Nat., Xe, 4796, fol. 239-41.
  14. Chronique de Perceval de Cagny. Ayroles, III, 190.
  15. Heurtaud et Magny, Dictionnaire historique de la ville de Paris. 5 vol. in-8, 1779 ; verbo : Argenteuil.
  16. Chronique de Perceval de Cagny. Ayroles, III, 191.
  17. Chronique de la Pucelle. Ayroles, III, 108.
  18. Chronique de la Pucelle. Ayroles, III, 95.
  19. Procès. Déposition de Jean d’Auton. Ayroles, IV, 214.
  20. Chronique de la Pucelle. Ayroles III. 25.
  21. Interrogatoire au procès. Ayroles, IV, 70.
  22. Notamment la vigne appartenant à un bourgeois de Paris, nomme Jean de Calais. Voy. A. Longnon, op. cit., p. 307.
  23. Chronique de Perceval de Cagny. Ayroles, III, 191.
  24. A la hauteur des n° 161 et 163 de la rue Saint-Honoré.
  25. Registres des délibérations du chapitre de Notre-Dame. Ayroles III, 640.
  26. Chron. de Perceval de Cagny. Ayroles, III, 191.
  27. Les rues de Paradis et Saint-Lazare actuelles. Voy. E. Eude, L’Itinéraire de Jeanne d’Arc (Revue des Etudes historiques, janvier-mars 1916).
  28. Dite Butte des Moulins depuis le seizième siècle. En partie aplanie par le percement de l’avenue de l’Opéra. La rue des Moulins actuelle en est un vestige.
  29. Journal du Siège d’Orléans, Ayroies, III, 140.
  30. L’église Saint-Paul d’alors a disparu. Celle d’aujourd’hui, qui n’occupe nullement l’emplacement de l’ancienne, est la chapelle construite au XVIIe siècle par les Jésuites. De Saint-Jacques la-Boucherie il ne reste que le clocher notre tour Saint-Jacques . Les autres églises citées ci-dessus ne sont plus exactement celles du temps de Jeanne d’Arc ; la plupart ont été, soit entièrement reconstruites, soit fortement remaniées aux XVe et XVIe siècles.
  31. Description de l’étendard. Interrogatoire de Jeanne au procès. Ayroles, IV, 34. Et Chron. de Morosini, ibid., III, 585.
  32. Chronique de Jean Chartier. Ayroles, III, 167.
  33. Le notaire Pierre Cochon, de Rouen. Ayroles, III, 472.
  34. Perceval de Cagny, cité par Mgr Touchet, la Sainte de la Patrie, t. I, p. 535.
  35. Notes de Fauquemberghe sur les registres du Parlement. Ayroles, III, 478.
  36. Le notaire Pierre Cochon. Ayroles. III, 472.
  37. Chronique de la Pucelle. Ayroles, III, 108.
  38. Journal d’un bourgeois de Paris. Ayroles, III, 521.
  39. Chronique de Perceval de Cagny. Ayroles, III, 191-92.
  40. Chronique de la Pucelle. Ayroles, III, 109.
  41. Registres du chapitre de Notre-Dame. Ayroles, III, 532,
  42. Le nom de la rue de la Ferme des Mathurins en rappelait l’emplacement (aujourd’hui rue des Mathurins).
  43. Journal d’un Bourgeois de Paris. Ayroles, III, 521.
  44. Perceval de Cagny. Ayroles, III, 192.
  45. Aug. Bernard, Refus des moines de Cluny, etc... Revue des Sociétés savantes, 1867.
  46. L’enceinte de Philippe-Auguste est encore parfaitement marquée sur la rive gauche par une suite continue de rues tracées sur ses fossés. Certains pans de murs existent même encore.
  47. Voyez G. Lefèvre-Pontalis, Un détail du siège de Paris par Jeanne d’Arc. In-8°, 1885. Bibliothèque nationale. Lh5, 1162.
  48. Perceval de Cagny. Ayroles, III, 192.
  49. Ibid., 193.
  50. Ayroles, IV, 72.
  51. Interrogatoire au procès. Ayroles, IV, 67.