Jeanne d’Arc (Hanotaux)/06

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Jeanne d’Arc (Hanotaux)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 58 (p. 481-528).
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JEANNE D’ARC[1]

VI.[2]
LA CONDAMNATION — LE JUGEMENT DES JUGES. — LE JUGEMENT DE L’HISTOIRE


IV

Dès le premier interrogatoire (21 février), se joue la partie principale : Jeanne reconnaîtra-t-elle la compétence du tribunal où siège comme juge l’évêque de Beauvais en attendant le vice-inquisiteur ? Ils sont, en face d’elle, quarante-deux. On ne lui a donné nul conseil ; on ne l’a avertie de rien. Elle sort du caveau où elle a passé deux mois. On a lu, hors de sa présence, les pièces initiales de la procédure ; elle ignore tout.

Cauchon fait un court exposé de l’affaire et, à brûle-pourpoint, il demande à Jeanne le serment, ce qui implique l’acceptation de la compétence : « Jeanne, la main sur les Saints Évangiles, prêtez serment de dire vérité sur les questions qui vont vous être adressées. » Mais, elle, aussitôt : « Je ne sais sur quoi vous voulez m’interroger. Peut-être me demanderez-vous des choses que je ne dois pas vous dire. » Le juge est surpris ; il insiste.

Elle n’entend pas se dérober. Le « défaut » serait une défaillance et un désaveu. « Elle répondra, dit-elle, sur ce qu’elle a fait, mais non sur ses révélations qui viennent de Dieu ; elle ne les a dites qu’au seul roi Charles ; lui couperait-on la tôle, elle se tairait sur cela. »

Excellent terrain de défense. Voulant et désirant s’expliquer, car elle n’est ni dissimulatrice ni impie, elle entend rester maîtresse de dire ou ne pas dire : « Ladite Jeanne, à genoux, les mains sur un missel, jure de dire la vérité sur ce qu’on lui demande, quand il s’agira de sa foi ou des faits qu’elle connaît, mais sous réserve de garder le silence selon la condition sus-énoncée, c’est-à-dire de ne faire connaître à personne les révélations qui lui furent faites. »

Et, pour bien marquer cette pleine et entière liberté de son corps et de son âme, elle s’en explique aussitôt : « Il est vrai, j’ai voulu m’évader et je le veux encore ; n’est-ce donc pas chose licite à tout prisonnier ? »

Cauchon lui demande de réciter ses prières, notamment le Pater noster : elle répond qu’elle les lui récitera en confession. Cela veut dire : au prêtre oui, au juge non. Nous verrons, tout à l’heure, la prudence extraordinaire de cette distinction.

Le bruit qui s’était fait dans la salle, tant la foule était grande, les Anglais interrompant les interrogatoires de leurs réflexions et de leurs vociférations, a rendu la première audience extrêmement pénible, même pour les juges. Un décide de tenir les prochaines séances dans des salles plus petites et de faire garder les portes.

Le 22 février, c’est Beaupère qui interroge : Cauchon n’est pas fâché de compromettre ces personnages emphatiques. Sur la première question, Jeanne prend l’offensive et pose sa thèse : — « Je n’ai rien fait que par révélation. » Cela veut dire : Je n’ai pas de juge ici-bas.

Le terrain du combat étant ainsi circonscrit, elle donne toutes les explications qu’on lui demande sur ses origines, les leçons si simples qu’elle a reçues de sa mère, sur ses visites à Robert de Baud ri court. Ici vient le grief captieux qui est, en quelque sorte, le symbole matériel de l’accusation : — « Qui vous a conseillé de prendre un habit d’homme ? » Elle répond simplement : — « De cela, je ne charge personne. » Elle se réserve.

Mais Beaupère en vient, immédiatement, à la première question brûlante, celle du signe : — « Je ne vous répondrai rien ; passez outre. » Il insiste : — « Envoyez au Roi, il vous le dira. » Le 24, Cauchon reprend, un moment, l’interrogatoire ; il tient à obtenir le serment sans restriction. Mais, elle, avec une justesse d’expression remarquable, se tient à son système : « Donnez-moi congé de parler. » Et c’est tout ce qu’il lui faut, en effet. Il insiste encore ; c’est alors que, nettement, elle dénie la compétence : — « Tout le clergé de Rouen et de Paris ne saurait me condamner, s’il n’y a droit ! » Et s’élevant, soudain, au-dessus de l’enceinte, au-dessus de l’espace et du temps : — « Je suis venue de par Dieu ; je n’ai rien à faire ici ; que l’on me renvoie à Dieu d’où je suis venue. » On l’y renverra.

Cauchon passe l’interrogatoire à Beaupère : mais il reste et il écoute. La Pucelle a senti son succès ; selon la tactique des combats, elle fonce sur l’adversaire ébranlé. Déblayant les questions assez médiocres de Beaupère, elle se tourne vers l’évêque : « Vous dites que vous êtes mon juge ; prenez garde ; vous vous mettez en grand danger. » Cauchon se tait. Beaupère continue, s’attirant, à son tour, quelques coups droits. Toutes les questions sur la jeunesse, sur les prédictions relatives à la femme qui doit venir de Lorraine, sur le Bois Chesnu, sont éclaircies, par elle, avec prudence et modestie. Mais on revient à l’habit d’homme : « Voulez-vous prendre habit de femme ? — « Donnez-m’en, un ; je le prendrai et m’en irai (cela veut dire : n’étant plus qu’une femme, non un soldat, vous me rendrez la liberté) ; autrement non. Je suis contente de celui que j’ai, puisqu’il plaît à Dieu que je le porte. »

Le 27, c’est encore Beaupère qui questionne. Il se fatigue visiblement. Cette femme est « subtile. » L’interrogatoire revient sur les voix ; les figures sensibles de saint Michel, sainte Catherine, sainte Marguerite commencent à se préciser ; mais le questionneur veut des détails ; elle le rudoie. Sur l’épée de Fierbois, sur son étendard, sur les armes déposées à Saint-Denis, faits notoires, elle s’explique sans ambage. Autre réponse extrêmement habile, dans sa naïveté, quand il la pousse au sujet de sa bannière : « C’était moi-même qui portais cette bannière quand j’attaquais les ennemis, pour éviter de tuer personne… car je n’ai jamais tué personne. »

Jusqu’ici, l’interrogatoire n’a pas fait un pas. Beaupère est à bout de souffle. L’évêque reprend la présidence (1er mars). Il a probablement réfléchi. Il pose à Jeanne, d’abord, une question très délicate, qui touche à l’ordre catholique : le comte d’Armagnac a écrit à la Pucelle pour lui demander lequel des trois papes était le vrai : elle a fait écrire qu’elle ne pourrait répondre que quand elle serait à Paris ou ailleurs, à tête reposée.

On compte l’embarrasser là-dessus, puisqu’elle n’aurait pas reconnu le Pape de Rome… Comment les juges de Rouen ont-ils pu se procurer ces deux lettres, celles du comte et celle de Jeanne, dont ils font donner lecture à l’audience, ainsi que d’autres documens qu’ils citent ? On ne sait : il n’est pas impossible qu’ils aient trouvé des complicités dans l’entourage de Charles VII. La Pucelle nie que la lettre soit absolument conforme à ce qu’elle a dicté ; elle dit, sous serment, avec une prudence extraordinaire, qu’elle n’a jamais fait allusion à trois souverains pontifes et elle ajoute que, pour elle, elle ne croit « qu’au Pape qui est à Rome. »

C’est alors qu’elle prédit la victoire définitive du Roi, qu’elle annonce la prise de Paris, « un gage plus grand qu’Orléans, » avant sept ans, et sa propre « délivrance » dans les trois mois : « Parlez-moi dans trois mois, je vous répondrai. »

L’évêque remet sur le tapis la question du secret et du signe. Jeanne est visiblement exaltée, fatiguée par une interminable audience ; c’est alors qu’on l’amène à parler de « l’ange » et de « la couronne. »

Le 3 mars, elle paraît réconfortée. Ses voix lui ont dit : « Aie bon courage et gai visage ! » C’est une de ses meilleures journées : « Je disais quelquefois à mes gens : « Entrez hardiment parmi les Anglais, et moi j’y entrais ! » — « Les pauvres venaient à moi volontiers, pour ce que je ne leur faisais pas de déplaisir et, qu’au contraire, j’aimais à les supporter. »

Ces réponses simples et hardies qui arrachent un cri d’admiration au greffier lui-même, doivent se répandre, ébranler les esprits. L’évêque décide que les interrogatoires suivans auront lieu en secret. Pendant six jours consécutifs, il y a réunion chez l’évêque pour délibérer, pour réviser les interrogatoires et préparer les audiences décisives. L’évêque a besoin d’un aide nouveau pour interroger ; cette fois, c’est Jean Delafontaine. Le 10 mars, on précise au sujet de « l’ange » et de « la couronne ». Même sujet, le 12 mars, dans deux interrogatoires successifs, l’un le matin, l’autre l’après-dîner. C’est le débat « politique. » On accable Jeanne de questions perfides. A-t-elle mandat divin pour désigner Charles VII ? On veut nourrir le réquisitoire sur ce point capital.

Certainement, les procès-verbaux sont forcés dans le sens où les juges entendent les employer. L’incohérence des questions le prouve. Elle se débat, répète souvent : — « Mais tout cela n’est pas du procès. » Plusieurs fois, les juges interrogent précipitamment et elle les rappelle à l’ordre : — « Ne parlez pas tous à la fois, beaux pères ! » Elle s’en réfère à ses réponses antérieures, elle fait corriger le procès-verbal inexact et dit au greffier : « Si vous vous trompez encore, je vous tirerai les oreilles. » (Procès, III, 201.) Elle tient tête partout, mais elle fléchit, parfois, sous une pareille offensive.

Le 12 mars, le vice-inquisiteur est requis de figurer au procès, selon qu’il en a reçu l’ordre de l’inquisiteur général Jean Graverend, sur la demande expresse de Cauchon. Ainsi le tribunal n’est constitué que quand, depuis vingt jours déjà, la procédure est engagée. Irrégularité notoire et criminelle. Qu’importe ? Cauchon peut dire, désormais : « A partir de cet instant, nous avons procédé ensemble à toute la suite du procès[3]. »

Le 13 mars, Delafontaine, conseiller-commissaire au procès, supplée Cauchon à l’interrogatoire. Il revient à cette épineuse question du « signe. » Tant d’insistance épuise Jeanne. Elle n’en peut plus ; elle a besoin du secours de ses voix. Celles-ci lui font trois promesses : elle sera délivrée ; Dieu viendra en aide aux Français ; son âme sera sauvée. Elle se trouve ainsi réconfortée par le rappel à son œuvre, à sa foi, à elle-même, à sa mission et à l’auteur de Tune et de l’autre, le Créateur.

Mais elle va recevoir un assaut plus redoutable encore. Le juge quitte le terrain politique et dynastique pour aborder le second grief capital du procès : l’intervention de la Divinité, l’inspiration directe et sans intermédiaire. C’est le point de vue théologique : on touche à l’ordre ecclésiastique, au dogme et à la foi.

— « Depuis que vos voix vous ont dit que vous iriez, en la fin, au royaume du Paradis, vous tenez-vous assurée d’être sauvée et de ne pas être damnée en enfer ? » — « Je crois fermement ce que mes voix m’ont dit, que je serais sauvée ; je le crois aussi fermement que si je l’étais déjà. » — « Après cette révélation, croyez-vous que vous ne puissiez plus pécher mortellement ? » — « Je n’en sais rien et du tout m’en attends à Notre-Seigneur. » — « C’est là une réponse de grand poids, » observe le clerc ; car il sait qu’elle peut être interprétée comme attentatoire aux droits de l’Eglise. Jeanne d’Arc répond bravement : — « Oui ; et c’est, pour moi, un grand trésor. » Tout est là, en effet. Si elle n’est pas « fille Dieu, » son système s’écroule. Une telle réponse devant de tels juges la perd. Mais quoi, c’est sa vocation.

Le tribunal tient ce fil ; il ne le lâche plus : — « Avez-vous besoin de vous confesser, puisque vous croyez à la révélation de vos voix que vous serez sauvée ? » — « Je pense, répond-elle, que si j’étais en péché mortel, sainte Catherine et sainte Marguerite m’abandonneraient aussitôt. » Elle ajoute, d’ailleurs, par une révérence convenable aux lois de l’Eglise : — « Je crois que l’on ne peut trop nettoyer sa conscience. »

Mais le lendemain, 15 mars, l’interrogateur triomphe : « Tout d’abord, Jeanne a été « charitablement » exhortée et avertie, si elle a fait quelque chose qui soit contre notre foi, qu’elle s’en doit rapporter à la détermination de la sainte Mère Eglise. » Elle dit qu’« il n’y a rien, dans sa pensée, de contraire à l’Eglise, et que, s’il y a quelque chose contre la foi chrétienne, elle serait bien fâchée d’aller à l’encontre. » Le docteur lui apprend le point où, selon lui, elle a erré : « Nous lui avons fait connaître, alors, l’Eglise triomphante et l’Eglise militante et ce qu’il en est de l’une et de l’autre, c’est-à-dire que, entre l’Eglise triomphante, à savoir Dieu qui est dans le ciel, entouré des anges et des saints, et chaque chrétien, il n’y a d’autre communication possible que par l’Eglise militante sur la terre. » Jeanne est requise « de se soumettre à la détermination de l’Eglise militante (c’est-à-dire, en somme, du tribunal qui la juge), sur ce qu’elle a dit ou fait, soit bien, soit mal. »

La voilà en présence du dilemme fatal à toute inspiration et vocation individuelle. Brisera-t-elle avec les lois et les règles de la société à laquelle elle appartient ? Elle demande à réfléchir : — « Je ne vous en répondrai autre chose pour le présent, » dit-elle. C’est la minute décisive dans la vie de tous les grands hommes. Socrate l’a vécue avant l’heure de la ciguë, Galilée avant celle de la prison ? On ne lui laisse pas le temps de la réflexion. On insiste sur ce terrible sujet, séance tenante : « Voulez-vous soumettre à la décision de l’Eglise vos faits et vos dits ? » — « Mes œuvres et mes faits sont tous en la main de Dieu : du tout je m’en attends à lui. Je vous certifie que je ne voudrais rien dire ou faire contre la foi chrétienne. Envoyez-moi un clerc samedi et je lui répondrai de ce à l’aide de Dieu et ce sera mis en écrit. » On attendra : mais, peut-être, la reprendra-t-on, par un détour, à propos de la doctrine que lui enseignaient ses voix. C’est alors que, dans un délicieux moment d’effusion, elle découvre, devant ces barbares, le fond de son âme si tendre et si pure : « Sur toutes choses, saint Michel me disait que je fusse bon enfant et que Dieu m’aiderait ; de venir au secours du roi de France : je vous ai déjà dit tout cela ; il me racontait la grande pitié qui était au royaume de France. »

Après une telle séance, on la poursuit jusque dans sa prison. À cette heure d’angoisse mortelle, on veut la bloquer sur le point principal, celui qui décide tout, qui tranche le débat, l’hérésie. Les clercs sont sans pitié : « Vous en rapportez-vous à la détermination de l’Eglise ? » — « Je m’en rapporte à Dieu qui m’a envoyée, à Notre-Dame, à tous les saints et saintes du Paradis. Et m’est avis que c’est tout un, Dieu et Eglise, et qu’on n’en doit point faire de difficulté. Pourquoi, vous, y faites-vous difficulté ? »

À cette question, d’une force et d’une candeur incomparables le clerc répond par une définition dogmatique : « Il existe une Eglise triomphante où sont Dieu, les saints, les anges, et les âmes sauvées. Il existe une autre Eglise, une Eglise militante où sont le Pape, vicaire de Dieu sur la terre ; les cardinaux, les prélats de l’Eglise, le clergé, tous les bons chrétiens et catholiques ; cette Eglise, régulièrement assemblée, ne peut errer, étant régie par le Saint-Esprit. Voulez-vous vous en rapporter à cette Eglise que nous venons de vous définir ? » — « Je suis venue au roi de France de par Dieu, de par la bienheureuse Vierge Marie, tous les saints et saintes du Paradis et de l’Eglise victorieuse de là-haut, et de leur commandement. À cette Eglise, je soumets toutes mes bonnes actions, tout ce que j’ai fait et ferai. De dire si je me soumettrai à l’Eglise militante, je ne répondrai, maintenant, autre chose. »

La cause est entendue. Les juges sont munis : ils tiennent leur victime. Après une nouvelle séance, où Jeanne, sur un conseil qui lui a été glissé peut-être, fait comme une allusion à un recours au Pape, Cauchon met fin aux interrogatoires secrets.

Les juges se réunissent à part pour délibérer. Ils décident qu’il sera fait un extrait, en forme d’articles, de tout ce que Jeanne a dit et déclaré et que cet extrait sera communiqué aux maîtres et docteurs pour qu’ils puissent, plus facilement, arrêter leur décision. On lit rapidement les procès-verbaux à Jeanne qui acquiesce en présentant seulement quelques observations.

Au moment où elle va reparaître en séance publique, une scène des plus dramatiques se produit entre elle et ses juges.

On est au dimanche des Rameaux, quand la nature reverdit et que la foi, ravivée par les saints sacremens, coule dans les cœurs comme une fontaine rafraîchissante. Sans doute, elle s’est remémoré les années de son enfance, le printemps, les cloches qui sonnent, les communions renouvelées. Elle demande qu’on l’autorise à entendre la messe, en ce jour de revivification et de sanctification.

On le lui accordera si elle veut quitter l’habit d’homme c’est-à-dire si elle consent à affirmer par ce fait ostensible qu’elle renonce à sa mission. Elle supplie qu’on l’autorise à entendre la messe avec l’habit qu’elle porte, et à recevoir, avec ce même habit, l’Eucharistie, le jour de Pâques. L’évêque refuse : « Quittez l’habit d’homme. » — « Ne peut-il donc, répond-elle, m’être permis d’entendre la messe dans l’état où je suis ? Je le désire ardemment. Quant à changer mon habit, je ne le puis ; ce n’est pas en mon pouvoir. » L’évêque refuse… Ecoutez, maintenant, ces paroles ardentes, même à travers les rubriques glacées du procès-verbal : « Je ne puis changer ; je serai donc privée du viatique. Je vous en supplie, messeigneurs, permettez-moi d’entendre la messe en habit d’homme ; ce vêtement ne change pas mon âme ; et ce n’est pas contraire aux lois de l’Eglise ! » L’évêque refuse. Et, sur cet incident, le promoteur Jean d’Estivel, surnommé Benedicite, clôt le procès d’office.

Le procès ordinaire commence le 27 mars, mardi après le dimanche des Rameaux. C’est une sorte de recollection du procès d’office, avec cette différence que le promoteur, qui, éclairé maintenant par les premiers interrogatoires, sait où il va et ce qu’il veut, groupe et ordonne les argumens ; procédant avec une méthode plus rigoureuse contre Jeanne, il la pousse, sans aucun respect de la vérité, de la défense et du droit, là où il prétend la conduire. D’Estivet donne lecture, en présence de Jeanne, d’une longue requête extraite des interrogatoires. Jeanne sera questionnée de nouveau et aura à répondre sur les points relatés en ce mémoire.

Les positions sont prises ; Jeanne le sent ; cependant, elle luttera jusqu’au bout. On a l’habileté, à cette heure, de lui offrir un conseil : — « Parce que vous n’êtes ni assez docte ni assez instruite en ces matières ardues… nous vous offrons de choisir pour conseil tel des assistans qu’il vous plaira désigner. » Mais Jeanne : — « De ce que vous m’admonestez de mon bien et de notre foi, je vous remercie et toute la compagnie aussi. Quant au conseil que vous m’offrez, aussi je vous remercie ; mais je n’ai pas l’intention de me départir du conseil de Notre Seigneur. »

Jeanne laisse couler, pour ainsi dire, le long exposé de d’Estivet, bourré de toutes les accusations, de toutes les légendes, plus ou moins grossières et suspectes, qui ont pu être recueillies sur elle. A peine, de temps en temps, un sursaut. Par exemple, sur la question de l’inspiration et du sens individuel : — « Je crois bien que Notre Seigneur le Pape de Rome, les évêques et autres gens d’Église sont établis pour garder la foi chrétienne et punir ceux qui y défaillent ; mais, quant à moi, de mes faits, je ne me soumettrai qu’à l’Eglise céleste, c’est-à-dire à Dieu, à la Vierge Marie, aux saints et aux saintes du Paradis. Je crois fermement n’avoir pas failli en notre foi et, pour rien au monde, je n’y voudrai faillir. »

De même, quand on insiste de nouveau sur le vêtement d’homme et qu’elle a dit et répète encore, avec tant de raison, que c’était rien, moins que rien, elle relève vivement d’Estivet qui lui reproche de ne pas se consacrer aux ouvrages de femme : « Quant aux œuvres dont vous me parlez, il y a assez d’autres femmes pour les faire ! » Cette belle humeur, cette promptitude constante met en fureur ces chats fourrés qui ne manquent pas de lui en faire un crime et d’accuser son esprit de moquerie et de dérision. Le courage est gai ; la violence est triste.

Jeanne maintient ses dires au sujet de sa mission, au sujet de l’expulsion des Anglais avant sept ans, au sujet de la formule Jhesu Maria, gravée sur l’anneau que lui ont donné ses païens, inscrite sur son étendard et en tête de ses lettres. Elle affirme, de nouveau, qu’en ce qui concerne ses révélations, elle n’a demandé conseil à personne, « à évêque, à curé, ou autres. »

Ainsi, sur aucun des points qui importent, elle n’a reculé d’un pas. On n’a rien obtenu d’elle.

Il faut pourtant en finir et avoir raison de cette vigilance, de cette clairvoyance qui ne se laissent pas surprendre au sujet des deux questions qui sont la raison d’être du procès, la mission et l’inspiration. La condamnation, en effet, ne prouvera quelque chose que si elle est précédée d’un aveu ou d’une rétractation. On décide, le 31 mars, de procéder à un interrogatoire spécial de Jeanne dans sa prison, sur sa soumission à l’Eglise. On compte beaucoup sur cette journée. L’évêque et les six députés de Paris seuls assistent à la scène, comme témoins. La moindre défaillance serait surprise.

Il faut citer : — « Voulez-vous vous en rapporter au jugement de l’Église qui est sur terre de tout ce que vous avez fait et dit, soit bien, soit mal, et de tout ce qui touche votre procès ? » — « Sur tout ce qui m’est demandé, je m’en rapporterai à l’Eglise militante pourvu qu’elle ne me commande chose impossible à faire. Et je répute chose impossible à faire de déclarer que mes faits et dits et tout ce que j’ai répondu au sujet de mes visions et révélations je ne l’ai pas fait et dit de par Dieu ; cela je ne le déclarerai pour rien au monde… » — « Si l’Eglise militante vous dit que vos révélations sont illusions ou choses diaboliques, vous en rapporterez-vous à l’Eglise ? » — « Je m’en rapporterai à Dieu… Au cas où l’Eglise me prescrirait le contraire, je ne m’en rapporterai à aucun homme du monde, mais à Dieu seul dont je suivrai toujours le commandement. » — « Ne vous croyez-vous donc pas soumise à l’Eglise de Dieu qui est sur la terre, c’est-à-dire au Pape notre seigneur, aux cardinaux, aux archevêques, évêques et autres prélats de l’Eglise ? » — « Oui, je m’y crois soumise, mais Dieu premier servi… Je ne réponds rien que je prenne dans ma tête ; ce que je réponds est du commandement de mes voix ; elles ne me commandent point de désobéir à l’Eglise ; MAIS DIEU PREMIER SERVI. »

C’est décidé. Qu’on la condamne, elle ne cédera pas là-dessus. Point capital, résolution trop nettement affirmée et qui domine tout ce qui suit.

Nicolas Midy résume le premier résumé en ces infâmes douze articles qui ne sont que de l’essence de venin, dans une cause si adultérée : tout est rappelé, mais comment interprété ! Les voix, la désobéissance aux parens, les anges, les prétendues prophéties, les révélations « occultes, » les sortilèges, le vêtement d’homme, la redoutable formule Jhesu Maria, la visite au Roi, le saut de Beaurevoir, qu’on veut faire passer pour une tentative de suicide, l’affirmation qu’elle ira en Paradis, la partialité de Dieu et des saintes contre « certaines personnes » et contre les Anglais, le rôle imposé à la Divinité, aux saints du Paradis, aux anges, et enfin, dans le douzième et dernier article, l’incrimination capitale, la responsio mortifera : « Cette femme ne veut point s’en référer à la décision de l’Église militante, ni à celle de qui que ce soit au monde, mais au seul Dieu. Elle persiste, quoique, par les juges et autres assistans, l’article de foi : « l’Église une, sainte, catholique, » lui ait été souvent rappelé… »

Le 13 avril, délibération commune et avis particulier de chacun des juges et assesseurs. « Cette femme, dit la délibération générale, soutient des choses allant contre l’unité, l’autorité et le pouvoir de l’Eglise. Elle est suspecte d’errer dans la foi si elle pense que les articles de la foi ne méritent pas plus de créance que celle qu’on croit donner à ceux qu’elle dit lui avoir apparu… » Tous se portent aux opinions les plus sévères, sauf quelques nuances et, de la part de quelques-uns des juges, un appel timide à l’Eglise romaine et au concile général (Jean Alespée, Jean Basset, Raoul Sauvaige).

Jeanne est malade. Cauchon et plusieurs docteurs la visitent dans sa prison (18 avril). Peut-être tirera-t-on d’elle quelque chose à cette heure critique. — « Il faut vous soumettre à l’Eglise, lui répète-t-on ; sans cela, vous ne serez pas mise en terre sainte. » Mais, elle : — « Je crois, vu le mal que j’ai, que je suis en danger de mort. Mais je n’ai, pour le moment, rien autre chose à vous dire. Quoi qu’il doive m’advenir, je ne ferai ni ne dirai autre chose que ce que j’ai déjà dit dans le procès. Si mon corps meurt en prison, je m’attends que vous le fassiez mettre en terre sainte ; si vous ne l’y faites mettre, je m’en attends à Dieu. »

Pour une croyante, cette résignation est plus émouvante que le sacrifice de la vie ; mais sa résolution prouve à quel point elle est consciente.

Les juges abusent ; ils la poussent ; elle répond : — « Je suis une bonne chrétienne, j’ai été baptisée, je mourrai en bonne chrétienne. » On ne peut en tirer autre chose.

Le 2 mai, en présence de soixante-trois assesseurs, une première admonestation lui est adressée « en langue française. » Jean de Chatillon, en canoniste expérimenté, la met en présence de la plus grave conséquence de son système : — « Une révélation, qui serait faite par Dieu, doit toujours conduire à l’obéissance envers les supérieurs, envers l’Eglise, jamais à la désobéissance ; celui qui méprise l’Eglise méprise Dieu, celui qui écoute l’Eglise écoute Dieu. » (Le tout est de savoir si ces clercs représentent l’Eglise.) Le tribunal sent-il sa faiblesse sur ce point ? À la fin de l’admonestation, le savant clerc fait un pas de plus. — « Si vous ne voulez pas croire à l’Eglise et à l’article du Credo : L’Église, une, sainte, catholique, vous serez déclarée hérétique et, par d’autres juges, punie de la peine du feu. »

On fait appel à sa haute raison, on met à l’épreuve son courage. Elle ne se laisse pas ébranler : — « Je ne vous dirai pas autre chose, et si je voyais le feu, je dirais ce que je vous dis et n’en ferais autre chose. » — « Si un concile général, c’est-à-dire notre Saint-Père le Pape, les cardinaux, les évêques, etc., étaient ici, ne voudriez-vous point vous en rapporter et vous soumettre à ce sacré concile ? » — « Vous ne tirerez rien autre chose de moi, là-dessus. » — « Voulez-vous vous soumettre à notre Saint-Père le Pape ? » La question est audacieuse, les juges étant décidés à ne pas tenir compte d’un tel appel. Ils ne prévoient pas la réponse si habile de Jeanne, déclinant une fois de plus la compétence du tribunal : « Menez-m’y, je lui répondrai. »

Elle a demandé, en débutant, pourquoi on n’a pas fait siéger au tribunal des clercs de son parti. On lui propose, maintenant, de les faire venir. Mais elle, toujours avec la même prudence et, d’une parole qui explique tout : « Baillez-moi un messager et je leur écrirai ce que je pense de tout ce procès que vous me faites là. » À une nouvelle insistance : — « Dites-nous une raison, une seule qui vous fasse refuser de vous en rapporter à l’Eglise ? » elle ne répond que par le silence… Ils ne veulent pas comprendre. Mais elle ne veut pas céder.

Le 9 mai, on la met en face des instrumens de torture. Elle ne s’émeut pas : — « Si vous disais-je quelque chose, après dirais-je toujours que vous me l’auriez fait dire par force. » Les juges sont démontés par « sa volonté si énergiquement manifestée, » par son « endurcissement. » Ils n’insistent pas et ne la soumettent pas à ces cruelles et inutiles épreuves.

C’est alors que les douze articles sont adressés, pour consultation, à l’Université de Paris. La décision est connue d’avance. Elle est libellée dans les opinions des deux facultés de théologie et de décret : puis la délibération, prise en particulier par chaque faculté et nation, est proclamée et reprise en commun devant toutes les facultés et nations réunies. L’Université, par l’organe du seigneur recteur, fait siennes les décisions et qualifications des deux facultés de théologie et de décret.

Jean Beaupère, Jacques de Touraine, Nicolas Midy rapportent en hâte, à Rouen, ce document décisif. Le tribunal est assemblé aussitôt ; lecture est faite de la délibération de l’Université. Tous les docteurs présens se rangent à un avis si considérable. Connaissance en est donnée à Jeanne par Pierre Maurice, qui lui adresse une nouvelle admonestation charitable : — « Jeanne, que le respect humain ne vous retienne pas ; ne vous laissez pas aller à la crainte de perdre les grands honneurs que vous avez eus… Croyez plutôt aux dires et aux opinions de l’Université de Paris… » Mais elle : — « La manière que j’ai toujours dite et tenue, je la veux encore dire et maintenir… Si j’étais en jugement, que je visse le feu allumé, les bourrées préparées et le bourreau prêt à bouter le feu, et si moi-même j’étais dans le feu, je ne dirais autre chose et soutiendrais jusqu’à la mort ce que j’ai dit. » L’annotateur écrit en- marge : « Réponse superbe » ou « pleine de superbe. » Responsio superba.

Les juges ne sont pas satisfaits. Ils auraient voulu obtenir, au moins, un semblant de rétractation, quelques paroles, moins fermes, dont ils pussent tirer parti. La victime sera condamnée, c’est entendu ; elle a mis la tête au billot ; mais ce que l’on voulait lui arracher, un renoncement à la vérité, à l’authenticité divine de la mission, quelque défaillance à interpréter comme un aveu, cela on ne l’a pas obtenu ; au contraire, elle est prête à certifier sa mission et à confirmer l’ordre de ses voix, du sceau du martyre. Les choses vont mal. Que faire ?

C’est alors que l’on arrange, faute de mieux, le scénario de l’abjuration publique et de la rétractation… Je ne puis m’expliquer comment certains historiens, de haute intelligence et bonne foi, Jules Quicherat, Michelet, ont pu s’y tromper. Ils ont accepté le désaveu public consigné au procès-verbal comme l’indice d’une heure de faiblesse humaine chez Jeanne. En présence de la mort, elle se serait inclinée et aurait renié ses voix… En vérité, toute la vie de Jeanne, le duel qu’elle soutint pendant ces longs mois contre ses juges, la logique, les témoignages les plus probans infirment une telle opinion. La véracité des procès-verbaux, toujours suspecte, n’est nulle part moins garantie que quand il s’agit d’une affirmation où les juges sont si évidemment intéressés. Ceux qui ont rédigé les douze articles sont bien capables d’avoir préparé, pour en imposer à l’opinion et à l’histoire, la scène de l’abjuration, scène dont ils avaient si évidemment besoin. En revanche, tout milite en faveur de la constance de Jeanne et de sa fidélité à elle-même : d’ailleurs les faits matériels, tels qu’ils sont consignés au procès-verbal, suffisent.

La scène est au cimetière de l’abbaye de Saint-Ouen[4]. Jeanne sur un échafaud ou ambon ; les juges, en face, sur un autre échafaud. Ils sont venus pour prononcer la sentence et pour adjurer Jeanne d’Arc devant la foule. Pourquoi tout cet appareil et cette publicité inattendue, quand le procès s’est déroulé en entier entre les murailles du château ? Guillaume Erard adresse à Jeanne un sermon ayant pour texte le passage de saint Jean : « Une branche ne peut porter de fruit si elle n’est rattachée à la vigne. » Jeanne écoute, un peu surprise du plein air et de la cérémonie dont elle ne perçoit pas bien le sens.

A un passage qui vise le Roi, elle proteste et sa protestation est exactement conforme à ce qu’elle a toujours soutenu : — « Mes dires et mes faits, je les ai faits de par Dieu… je n’en charge personne, ni mon Roi, ni aucun autre… S’il y a quelque faute, c’est à moi qu’il faut s’en prendre, non à un autre. » Nulle défaillance.

Sans doute, elle aura été conseillée par un des nombreux clercs qui l’ont visitée depuis quelque temps : pour la première fois, elle formule nettement l’appel au Pape. Mais cela non plus n’est pas en contradiction avec sa pensée, et la formule qu’elle emploie s’y adapte avec une précision singulière : — « Je m’en rapporte à Dieu et à Notre Saint-Père le Pape. » Les juges lui font la réponse odieuse : — « Qu’on ne peut aller chercher le Saint-Père si loin ; qu’elle tienne pour vrai ce que les clercs et autres gens à ce connaissant (c’est-à-dire l’Université de Paris) ont dit et décidé au sujet de ses dits, et de ses faits. »

Cauchon se lève. Il lit la sentence…

Mais, soudain, au milieu de cette lecture, il s’interrompt. D’après le procès-verbal, Jeanne l’aurait arrêté et se serait écriée : — « Je veux tenir tout ce que l’église ordonne, tout ce que vous, juges, voudrez dire et prononcer ; du tout je m’en rapporterai à vos ordres… » Puis, à plusieurs reprises, elle aurait dit : — « Puisque les gens d’Église décident que mes apparitions et révélations ne sont soutenables ni croyables, je ne les veux croire ni soutenir du tout, je m’en rapporte à vous et à la sainte Église. »

Il est incontestable, qu’à ce moment, des clercs qui étaient près d’elle, Guillaume Erard, Massieu (homme d’ailleurs suspect), insistaient pour lui arracher quelque paroles de désaveu. Erard, qui ne voulait pas perdre le bénéfice de son discours, lui disait : — « Tu abjureras et tu signeras présentement cette cédule ou tu seras brûlée. » Les plus favorables la suppliaient de jurer pour sauver sa vie. Ils ajoutaient, qu’en ce faisant, elle serait délivrée de prison. On lui disait aussi (c’est elle-même qui en témoigne) qu’on la remettrait dans les prisons ecclésiastiques où elle serait gardée par des femmes. C’est ce qu’elle désirait le plus ardemment et cette promesse est à peu près la seule chose qui la frappe.

Érard tire de sa manche une cédule préparée d’avance et insiste pour qu’elle abjure. Elle dit qu’elle ne sait ce que c’est qu’abjurer ; elle demande conseil à l’huissier Massieu. On lui crie, de la foule : « Jeanne, faites ce qui vous est conseillé ; voulez-vous vous faire mourir ? » Jeanne hésita longtemps : — « Vous prenez trop de peine pour me séduire, » dit-elle à Erard ; et ce trait suffit pour la montrer toujours vigilante et sur ses gardes.

Les Anglais commençaient à prendre tout cela en mauvaise part. Warwick disait : — « Les affaires du Roi vont mal, cette fille va nous échapper. » Mais Cauchon lui répond à mi-voix : — « Seigneur, n’ayez cure, nous la rattraperons bien. » Un secrétaire du roi d’Angleterre accusait Cauchon d’être traître au Roi. — « Vous en avez menti, riposte l’évêque, et vous m’en rendrez raison ! » Lui, sait où il va.

C’est alors que, d’après le procès-verbal, Jeanne se décide et fait signe qu’elle consent. Elle prononce, à haute voix, ces paroles qu’il est possible d’interpréter dans l’un ou dans l’autre sens : — « Qu’elle se soumettait à l’Église, en priant seulement saint Michel de la conseiller et de la diriger. » À la rigueur, c’est une adhésion. On lui lit la formule d’abjuration, toute préparée, encore une fois et, d’après le procès-verbal, elle appose une croix.

Il est à peu près démontré que Jeanne, à cette époque, savait au moins signer son nom[5]. S’il en est ainsi, une croix ne fait pas preuve. La pièce authentique n’a jamais été apportée au débat. Au procès de réhabilitation, on a examiné avec la plus grande attention le point de savoir si le texte lu à Jeanne est le même que celui qui fut inséré aux procès-verbaux ; la plupart des témoins de bonne foi reconnaissent que la formule lue était en français et très courte commençant par les mots : « Je Jehanne, » tandis que celle qui est insérée aux procès-verbaux est en latin et très longue, commençant par : « Toute personne qui a erré… » Massieu dit nettement : — « Je suis absolument sûr que la cédule lue à la Pucelle n’était pas celle dont il est fait mention au procès ; car celle-ci est différente de celle que j’ai lue à Jeanne et qu’elle a signée. » Quoi de plus formel ?

Une telle déclaration (confirmée, d’ailleurs, par tous les détails connexes) l’emporte. Si l’abjuration lue par Massieu n’est pas celle qui a été inscrite au procès-verbal, tout est suspect de fraude.

Jeanne n’a pas abjuré : telle est la vérité.

On a soumis, sans doute, à Jeanne, une déclaration tout autre que celle que nous connaissons et elle l’a prise, comme en témoignent plusieurs assistans, avec une sorte de gaieté, en riant[6]. Jeanne espérait-elle encore qu’on ne la conduirait pas jusqu’au bûcher[7] ? Autant qu’il est possible de rétablir ce qui s’est passé, il s’agissait d’un engagement, pris par Jeanne, de renoncer à l’habit d’homme si on la mettait dans les prisons ecclésiastiques. Elle crut, probablement, que le dessein du tribunal était de s’en tenir à une exposition publique avec sermon, comme cela venait de se passer, et que, moyennant une soumission générale à l’Eglise, on se contenterait d’une peine plus bénigne que la mort. Cela explique que, souriante, et peut-être renaissant à l’espoir, elle ait fini par se laisser persuader (non toutefois sans se méfier, comme le prouve son mot à Erard), et qu’après avoir écouté tant de gens qui paraissaient lui vouloir du bien, elle ait fait une croix sur le papier qu’on lui présentait, de même que, par plaisanterie, elle traça un rond sur un autre papier apporté par un secrétaire du roi d’Angleterre.

Quoi qu’il en soit, l’abjuration et le récit du procès-verbal sont plus que suspects. Les faits matériels confirment les déductions morales : Jeanne ne s’est pas mise en contradiction avec elle-même ; elle n’a pas renoncé soudain à l’attitude si conséquente et si logique adoptée par elle pendant le procès ; elle n’a pas désavoué sa mission ; elle n’a pas renié ses voix. Jeanne ne s’est pas parjurée.

L’évêque n’en était pas moins arrivé à ses fins. Par une véritable supercherie, il avait obtenu une sorte de déclaration publique dont il pouvait faire état auprès du gouvernement anglais. On n’en remontre pas à un vieux procédurier, à un diplomate ingénieux, à un théologien rompu aux finesses de la casuistique.

L’œuvre politique était achevée ; restait à terminer l’œuvre de mort. Ce ne fut pas long. Les Anglais étaient impatiens.

Jeanne ayant apposé une croix sur le parchemin, l’évêque mit gravement dans sa poche la sentence qu’il lisait, en tira une autre (ce qui suffirait pour prouver que tous les détails de l’affaire étaient prévus et préparés) et il reprit la lecture. Cette nouvelle sentence en latin condamnait Jeanne « à la prison perpétuelle, au pain de douleur et à l’eau d’angoisse. » — « Or çà, dit Jeanne au juge, aussitôt la lecture finie, entre vous, gens d’Église, menez-moi en vos prisons, que je ne sois plus entre les mains de ces Anglais. » Il y eut un moment d’hésitation. Mais l’évêque de Beauvais dit à l’huissier : « Conduisez-la où vous l’avez prise ! »

Parole terrible ! On ramène Jeanne dans sa prison ; peut-être espère-t-elle encore qu’il s’agit de formalités à remplir, d’un court délai : elle revêt les habits de femme comme elle l’a promis. Mais, au bout de deux jours, le dimanche de la Trinité, quand elle comprend qu’on l’a trompée, elle affirme son sentiment, son invariable et immuable sentiment, par le seul geste qui fût à sa portée et qui est, en même temps, sa seule sauvegarde : elle reprend l’habit d’homme.

Immédiatement, on envoie des greffiers pour constater le fait. L’évêque et les docteurs viennent dans la prison ; ils l’interrogent sur les raisons qui l’ont déterminée à agir ainsi. Elle répond : — « Ce qui étoit dans la cédule d’abjuration, je ne l’ai pas compris… Je n’ai entendu, alors, rien révoquer qu’autant que ce seroit du bon plaisir de Dieu… Si les juges le veulent, je reprendrai habit de femme… Mais à la condition que vous exécutiez la promesse que vous m’avez faite de me mettre ès prisons ecclésiastiques… Sur le surplus, je n’en ferai autre chose. » Croirait-on, qu’à cette heure suprême, on essaie d’obtenir d’elle, encore, des déclarations au sujet de la « couronne » apportée au Roi. Cauchon a promis quelques précisions réclamées par les Anglais. Mais elle se tait maintenant : « J’aime mieux mourir ! »

Délibérations et sentences nouvelles. Elle est déclarée relapse, excommuniée, hérétique. Le mercredi matin, 30 mai, Martin Lad venu vient la prévenir qu’elle sera brûlée : elle se lamente sur cette mort affreuse : — « Mon corps net et entier qui ne fut jamais corrompu sera consumé et réduit en cendres !… » « J’en appelle à Dieu, le grand juge, des grands torts et ingravances qui me sont faits. »

Martin Ladvenu était autorisé à l’entendre en confession et à lui donner la communion. Cauchon vint lui-même. Elle lui dit : — « Evêque, je meurs par vous… Vous m’aviez promis de me mettre aux mains de l’Eglise et vous m’avez laissée aux mains de mes ennemis. » L’hostie fut apportée, assez irrévérencieusement, par un certain maître Pierre (probablement Pierre Maurice). On tâcha d’arracher à Jeanne de nouveaux aveux, de nouvelles rétractations ; le tout fut relaté, plus tard, dans un procès-verbal que le greffier, quoique présent, refusa de signer… Suite et preuve nouvelle de l’opération frauduleuse.

Immédiatement, à neuf heures du matin, Jeanne sort du château de Bouvreuil. Une immense multitude emplit les rues. Elle est traînée sur une charrette. Sept ou huit cents soldats font escorte et maintiennent la foule. On n’était pas sans craindre quelque mouvement. Jeanne s’écrie, comme elle parcourait les rues : « Rouen, Rouen, mourrai-ci ? Seras-tu ma maison dernière ? » A la place du Vieux-Marché, on la fait monter sur un échafaud ; les juges sur un autre échafaud, en face. Nicolas Midy prêche la condamnée. Il a pris pour texte la parole de saint Paul : « Et si l’un des membres souffre, tous souffrent avec lui. » Il parle longuement. Jeanne l’a écouté avec des larmes et des lamentations qui émeuvent toute l’assistance.

Le discours fini, Cauchon se lève, l’admoneste, lit la sentence qui la condamne, la rejette de l’Unité de l’Eglise et la livre au bras séculier. Après quoi, les juges ecclésiastiques quittent l’estrade et s’en vont : car l’Eglise ne doit pas assister aux supplices qu’elle ordonne. Cauchon pleura. (Procès, II, 352.)

Le juge séculier est là : c’est le bailli royal. Il ne prononce même pas la sentence requise en pareil cas. Sans autre formalité, Jeanne est conduite au bûcher élevé très haut sur un piédestal de plâtre, pour qu’on la vît de loin.

On sait les derniers détails : la croix demandée, celle qui est faite de deux morceaux de bois par un soldat anglais, puis celle de l’église voisine qu’on apporte, l’eau bénite réclamée par elle, le « mercy très humble » qu’elle adresse « aux gens de quelque condition et estat qui sont autour d’elle ; » la déclaration dernière, à haute et claire voix, parmi les flammes : « Elle disait qu’elle n’était pas hérétique, ni schismatique comme le lui imputait l’écriteau… que tout ce qu’elle avait fait, elle l’avait fait par ordre de Dieu ; que ses voix ne l’avaient pas trompée. » Enfin, le cri poussé en rendant l’âme et en inclinant la tête : « Jhesu ! »


V

Ils ont donc condamné cette femme. Anglais et Français, laïques et prêtres, ceux qui sont là et ceux qui sont au loin. Le martyre de Jeanne a duré non pas quelques heures, mais une année entière : ni roi, ni pape, ni laïque, ni clerc, personne n’est intervenu. Jeanne, dont les victoires avaient eu un tel retentissement, a péri au milieu du silence universel. Personne ne sait ce qu’il a été dit, écrit ou pensé de sa mort, sur le moment. Le procès clos, et annoncé officiellement aux gouvernemens par le gouvernement anglais, au Pape par l’Université de Paris[8], il n’y a plus rien.

L’époque fut complice du martyre, et c’est pourquoi il fallait que le martyre eût lieu. Jeanne est morte parce que sa mort était nécessaire pour réparer les deux désordres qui affligeaient alors la chrétienté, le désordre du royaume et le désordre de l’Eglise : ce sont là les vraies raisons de son supplice, et c’est à ces deux désordres que sa mission et que sa mort ont porté remède, voilà le sens profond de cette magnifique histoire.

S’il n’y avait pas eu, en ce temps-là, une si grande « pitié » au royaume de France, la mission de Jeanne d’Arc ne se serait pas produite, le fait est de toute évidence. Mais c’était « pitié, » tout ensemble, aux corps et aux âmes.

Il ne s’agit pas d’ajouter de nouveaux traits au tableau si souvent retracé de l’état de dissolution hostile où en était réduite, alors, cette France « tant jolie : » les villes s’abritant derrière les murailles et les herses des ponts-levis étaient relativement préservées, mais elles n’en étaient pas moins, de quartier à quartier, de rue à rue, de maison à maison, en proie aux partialités, aux haines farouches, aux vendettas ; prises et reprises, elles payaient rançon à chacun des vainqueurs alternativement ; et, bien des fois, les fonctions municipales s’achevaient au bout d’une corde ou au for de quelque tumulte. Le Religieux de Saint-Denys a retracé dans une page, souvent citée, l’aspect des campagnes : « Partout, excepté dans les lieux clos de murs, toutes les productions de la terre étaient ravagées, dévastées et on était si peu assuré de vivre du travail de ses mains que bon nombre de paysans poussés par le désespoir abandonnaient la charrue et se faisaient brigands… Pendant le jour, ils parcouraient les bois comme des bêtes sauvages et, tombant par surprise sur les voyageurs, ils leur volaient leurs vêtemens ou leur argent, leur faisant subir toutes sortes de tortures, exigeant d’eux une rançon ou les mettant à mort sans pitié… La nuit, ils forçaient les maisons, poussaient les gens dehors par les fenêtres ou autrement, quelquefois tout nus, et saccageaient les demeures en toute liberté… » Les forêts se peuplaient de la foule des manans désertant la campagne, la terre était creusée comme aux temps immémoriaux et servait de refuge à des populations hagardes, essayant de se cacher avec ce qui restait de leurs familles, de leurs biens, de leurs bestiaux.

Même aujourd’hui, après six siècles, le pays a gardé l’empreinte de cette époque terrifiée : ces ruines, ces tours de guette, ces églises munies de créneaux, ces mottes, ces souterrains, ces forteresses sourcilleuses qui menacent encore, de leurs silhouettes inquiétantes, les variées et les vallons paisibles, attestent la formidable panique, fille de l’universelle indiscipline, à laquelle le pays fut en proie : pas un bourg, pas un village qui n’ait construit ou reconstruit sa bicoque ; on ne s’en remettait plus au corps social d’assurer la défense commune ; chacun agissait pour son compte, au hasard des ressources et de la force particulières.

Les petites guerres locales se multiplient à l’infini et elles forment un fond tragiquement animé à la grande guerre générale qui se promène et se balance, en quelque sorte, d’une frontière à l’autre, d’une province à l’autre, du Mont Saint-Michel à Vaucouleurs, de Beaugé à Compiègne, d’Azincourt à Patay. Brochant sur le tout, des bandes de partisans, se déplaçant avec une audace et une rapidité inconcevables, rayent cet échiquier compliqué de leurs passages imprévus et de leurs apparitions sanglantes ; elles arrivent et partent, laissant la mort et la ruine derrière elles. Les Français ne ménagent pas les Français. Que dire des étrangers, appelés de tous les pays de l’Europe, pour achever ce que les violences intestines auraient laissé debout ? Le lien national s’étant dissous, la survenue des gens du dehors achève le désastre. Ecossais, Navarrais, Anglais, Allemands, Flamands, Italiens, Lombards, tous se jettent sur la proie. Le premier signe de retour à la santé sera la volonté, chez ce peuple, d’accepter, pour lui seul, les risques de la lutte et de se défendre lui-même pour se nettoyer de cette pouillerie. On sait que ce fut l’effet le plus incontestable de l’apparition de Jeanne d’Arc et l’œuvre que reprit, de ses mains, son compagnon d’armes, Richemont.

Personne n’est plus à sa place, personne n’est plus à son devoir. C’est la royauté elle-même qui signe le traité de Troyes, c’est-à-dire qui livre la France. Ce sont les fils de saint Louis qui ont assassiné rue Barbette et qui ont assassiné au pont de Montereau ; et ce sont les fils de saint Louis qui font faire, dans les thèses de Jean Petit, l’apologie de l’assassinat. Ils sont les premiers à détruire ce royaume dont ils sont les héritiers et l’ordre dont ils sont les gardiens.

La noblesse s’est fait battre à Crécy, à Poitiers, à Azincourt : elle a failli à celui de ses devoirs qui seul justifie ses privilèges, la défense du pays. Maintenant, elle se rue en cruautés affreuses, en trahisons et en violences basses. Le petit groupe qui s’est attaché à la personne de l’héritier légitime se distingue à peine de la masse. Pour un Barbazan que de Gilles de Rais ! Ce n’est ni La Trémoïlle, ni Regnault de Chartres, certes, qui relèveront le niveau moral de ce peuple malade : tout prêts à changer de camp si leur intérêt change ; rongeurs des dernières ressources qui restent à une cause perdue.

Personne n’est plus à son devoir de ceux qui sont en place… Et c’est de là, finalement, que viendra le salut. Quand toute hiérarchie est abolie, quand le commandement a dissipé lui-même son autorité, quand, par ses fautes, il a laissé se perdre le respect, quand l’organisme social jonche la terre, le champ est libre aux initiatives individuelles. Elles surgissent, et, selon les lois naturelles, cherchent leur croissance et leur floraison dans la déliquescence des institutions détruites. Il est des peuples qui ne veulent pas mourir et dont les racines gardent la sève qui nourrira de nouveaux rejetons. Telle la France au XVe siècle.

L’histoire sait, maintenant, qu’il y eut, sur toute l’étendue du sol national, une extraordinaire poussée de patriotisme, d’énergie et de volonté de vivre, au temps où parut Jeanne d’Arc. Action, vision, inspiration, le cas de la Pucelle n’est nullement isolé ; mais, incomparablement plus frappant, plus intense et plus caractérisé, il absorbe les autres, jusqu’à en paraître unique. Toute commotion sociale provoque un mouvement des parties intimes, un travail moléculaire, un afflux, vers la surface, des éléments qui reposent, d’ordinaire, dans la tranquillité de la masse. Les parties les plus sensibles, les plus émotives viennent d’abord et se présentent pour interroger le péril, le mesurer, le menacer. Les nerveux, les inquiets, les impulsifs s’agitent : et combien sont-ils, en temps de crise ! L’organisme ne se savait pas si malade. Il résiste, se raidit ; mais, si la crise se prolonge, le mouvement s’étend aux couches plus profondes : quand les élémens pondérés et réfléchis, les assises stables s’ébranlent, alors le corps s’écroule, à moins qu’il ne se transforme par une de ces évolutions qui, seules, peuvent le guérir.

Au moment où Jeanne d’Arc paraît, la France est à ce période. On n’a pas assez remarqué que, dans les familles, c’est l’époque des bâtards : cela veut dire que les fils se classent, non d’après les droits établis et la légitimité, mais d’après l’activité et les services. Il en est de même dans toutes les parties de la nation. On voit se produire comme un reclassement et une reprise, après les temps de décrépitude marqués par les pires années de la folie de Charles VI.

Comment a-t-on pu mettre en doute l’existence du patriotisme à ce moment ? C’est justement l’époque du patriotisme le mieux déterminé, le plus nettement déclaré, le plus actif et le plus efficace. Chez ceux mêmes qui ne sont pas nourris aux œuvres de l’héroïsme et du sacrifice, chez les gens qui paraissent n’avoir d’autre destinée que de faire leurs affaires, quelle que soit la domination politique et la dénomination nationale sous lesquelles ils vivent, le patriotisme, en réaction contre l’excès des misères publiques et des maux particuliers, s’affirme. Jusqu’aux extrémités des pays et dans les cœurs les plus froids, on sent grandir cette pensée : La France périra-t-elle ? et cette volonté : Il ne faut pas qu’elle périsse. Novellompont interpelle la Pucelle qu’il rencontre dans les murs de Vaucouleurs, vêtue en paysanne avec sa cotte rouge : — « Eh ! l’amie, qu’est-ce que vous faites ici ? Faut-il que le Roi soit chassé de son royaume et que nous devenions Anglais ? » Il se moque, d’abord ; mais il dit, pourtant, ce à quoi tout le monde pense et, bientôt, ce moqueur suivra Jeanne et quittera tout pour s’attacher à la fortune de l’inspirée.

A Rouen, sans que nulle autorité établie les y incite ou les y encourage, des bourgeois, assurément très tranquilles, très prudens, des fonctionnaires considérés, des marchands ayant des traités avantageux avec l’administration anglaise, un membre de cette grande famille des Alorge, que le gouvernement ménage ; plus tard Richard Mittes, marchand de bois, Jean Salvart, maître de l’œuvre de la cathédrale, Alexandre de Berneval, l’architecte illustre de cette merveilleuse rosace de Saint-Ouen, s’unissent avec des avocats, des barbiers, pour organiser le complot, d’une audace inouïe, qui délivrerait la ville et la province. Dans la campagne, ce sont les paysans qui se soulèvent et qui, eh 1435-36, enlèvent et « remparent, » une à une, toutes les forteresses de l’Andelle et du pays de Caux.

A Compiègne, les clercs : un homme qui fut un des héros du siège, l’abbé de Saint-Pharon, avait, auprès de lui, trois religieux, à l’aide desquels il défendait vaillamment la cause française dans la région ; ils s’employèrent à empocher la reddition de Meaux aux Anglo-Bourguignons. Cauchon les fit arrêter, à la grande indignation du Religieux de Saint-Denys[9]qui, en racontant ce scandale, donne la formule, étonnamment « moderne, » du sentiment qui faisait agir ses frères : « Maître Pierre Cauchon, alors évêque de Beauvais, sans considérer qu’il est permis en droit à tout homme, de quelque état ou rang qu’il soit, de repousser la force par la force et que la loi naturelle, qui est immuable, prescrit à tous de combattre pour la patrie, fit longtemps détenir les trois religieux dans une affreuse prison… »

En 1424, un autre religieux, un franciscain, Etienne Charlot, colporte à travers tout le pays hostile, en Bourgogne, à Chalon-sur-Saône, à Langres, où « il a constamment entendu dire qu’on aimait mieux se faire Armagnac qu’Anglais, » les fils du complot tramé pour la délivrance de Rouen ; partout, il trouve des hôtes, des confidens, des amis. Il apporte tous ces détails à Odette de Champdivers, puis à Charles VII, et celui-ci lui confie que « nombre des gens des bonnes villes sont venus à lui en habits dissimulés pour l’assurer que quand il lui plairait de venir à eux il serait bien reçu et lui rendraient obéissance[10]. »

Paroles, dira-t-on ; bavardages de bourgeois en mal de mécontentement ou de moines en travail de mendicité ; et pourtant, la plupart d’entre eux payent de leur vie ou de leur liberté ces initiatives généreuses, et ce sont les procédures de condamnation qui nous instruisent de leur vaillance. Comment nommer ce sentiment si ce n’est pas le patriotisme ?

Cherche-t-on des volontés plus caractérisées, plus énergiques, plus populaires ? Voici des barbiers de village, des cultivateurs, des charpentiers et des apprentis charpentiers qui tiennent la campagne ou ravitaillent les bandes françaises aux environs de Gamaches ; voici Robin Crevin : il manœuvre avec une troupe de compagnons solides autour de Rouen et tient en alerte les Anglais qui ne peuvent en venir à bout. Près de Gerberoy, les paysans sont soulevés pour la même cause et bloquent la place comme assiégée. Un aventurier, Jeannin Galet, retranché dans le bois du Parc, opère entre Beauvais et Gournay ; on poursuit, comme ses complices, au nom du roi d’Angleterre, des gardes de bois, des verdiers. Jeannin Galet devient l’autorité de la région ; on lui dépêche des négociateurs dans les bois ; on traite de pair avec lui ; « hors des murs de Beauvais, il est la seule puissance reconnue, consultée, agissante et obéie. »

En 1425, au-delà de Beauvais, près de Saint-Just-en-Chaussée, le paysan Le Roy, de Valescourt, et son lieutenant, Pierre Vendôme, commandent une compagnie nombreuse formée de gens des villages d’alentour ; elle fait des prisonniers, possède des dépôts de poudre, compte des intelligences dans les villages et jusque dans Amiens. Dans l’hiver de 1426, une compagnie est cantonnée dans les environs de Trie-Château où son installation dans les bois se présente « comme un fait datant de longue main et de notoriété publique. »

Ces exemples peuvent être multipliés à l’infini et, en fait, ils sont recueillis, en si grand nombre, par les auteurs qui ont décrit la vie de nos provinces à cette époque, et notamment par l’érudit écrivain des Episodes de l’invasion anglaise, qu’ils forment, pour ainsi dire, la véritable trame de l’histoire de France. C’est parmi ces « brigands » que bat le cœur de la nation et non dans les châteaux de la Loire où se disputent et s’assassinent entre eux les honteux favoris de Charles VII. Et comment ne pas conclure, avec le narrateur de ces faits significatifs et si profondément humains : « De leur apparente dispersion, de leurs manifestations d’abord déconcertantes, se dégage une impression qui persiste, d’œuvre commune et d’occulte coopération toujours prête à s’affirmer… Ces combattais indigènes, sans forteresses et sans abris, qui courent la campagne et les bois, qui s’y dispersent, défendent les enceintes démantelées et croulantes des forteresses intérieures, s’entendent, communiquent, savent se chercher et se rejoindre. L’esprit national s’entretient à ce contact… et la grande secousse de 1429 les trouvera prêtes à l’action, familières du sacrifice, entraînées au mépris de la mort, à la jouissance du péril, à la haine de l’étranger. »

Voilà donc qui est démontré par l’érudition la plus scrupuleuse : quand les hiérarchies manquent à leur devoir, d’autres hiérarchies se constituent, les initiatives individuelles pullulent, un nouvel ordre se crée. Ce sont les explosions dispersées de ce sentiment national que Jeanne d’Arc amasse en son esprit réfléchi et qui vont, par elle, se condenser et éclater sur son temps, comme un éclair.

Sa vocation est née du désordre, mais pour le guérir. Elle restaure l’autorité, mais de la seule façon qui vaille, en démasquant les autorités usurpées, en substituant aux droits le droit, et aux hiérarchies les mérites et les services.

Car pour expliquer, autant qu’il est possible, la carrière de Jeanne d’Arc, il faut tenir compte, non seulement du mouvement qui l’accompagne et la soulève, mais de celui qui la refoule et, finalement, l’accable. Il y a les amis et les partisans de Jeanne d’Arc ; il y a ses adversaires, et ceux-ci la justifient mieux peut-être encore que les premiers.


Désordre dans la royauté, dans la famille royale, dans les ministres du Roi. C’est aux entourages qu’elle trouve l’opposition la plus vive. Ils sentent qu’elle vient faire place nette. Ils luttent en désespérés. Toute grande carrière se heurte aux traquenards de l’intrigue dissimulée, de l’hostilité sournoise, aux coups fourrés, à la conspiration du silence. L’habileté consista toujours, chez les favoris de Charles VII, à le laisser s’enlizer, de lui-même, en sa molle habitude de la paresse et du mutisme. Mais Jeanne avait su distinguer, du premier coup d’œil, la voie qui le ramènerait au devoir. Elle plaida auprès du Roi la cause de ce Richemont qui devait balayer l’engeance et devenir, par excellence, l’organisateur, le justicier. Le mot qu’elle lui adresse est d’une justesse admirable : « Beau connétable, ce n’est pas par moi que vous êtes venu ; mais soyez le bienvenu ! »

Dans la famille royale, le désordre est endémique, depuis deux générations. Les branches cadettes ont entrepris de ruiner et de dépouiller la branche aînée. Un homme est leur chef, le Duc de Bourgogne. C’est à celui-ci qu’elle s’en prend ; c’est lui qu’elle somme de rentrer dans le rang et d’occuper sa place à la cérémonie du sacre. Il se détourne : elle le ramènera « du bout de la lance ; » mais avec un sentiment si juste, si exact de la mesure que quand le grand-duc d’Occident aura échoué devant Compiègne, Jeanne d’Arc encore vivante, il viendra vers Charles VII à résipiscence, prêt à reprendre, en vassal fidèle, son « service » dans la lutte contre l’étranger.

Les Anglais ont profité du désordre du royaume pour l’accroître ; le mal les gagnera eux-mêmes. Ecoutez, encore, le mot de Jeanne d’Arc : car, à chacun sa sentence. Jacques de Touraine lui demandait si elle s’était jamais trouvée en un lieu où l’on eût tué des Anglais : — « En nom Dieu, répond-elle à cette âme sensible, comme vous en parlez doucement ! .. Qu’ils s’en voysent en leur pays !… »

Ils sont rentrés dans leur pays, y emportant, avec eux, cet esprit de violence, de brutalité, de vengeance qu’ils avaient fait déborder sur l’autre rive ; l’aristocratie lancastrienne, en contradiction avec l’esprit populaire anglais et avec l’esprit même de la royauté anglaise, va subir, à son tour, la peine du talion que l’équité installe dans les faits et que la prophétie de l’évêque de Carlisle avait annoncée. Quant à la Pucelle, c’est à un Anglais, le plus grand de tous les Anglais, qu’il appartient de plaider éternellement sa cause auprès de la noble nation : « Laissez-moi vous dire, auparavant, qui vous avez condamnée… Je fus choisie d’en haut pour accomplir d’étonnans miracles sur la terre par inspiration de la grâce céleste. Je n’eus jamais affaire à des esprits maudits ; vous qui êtes souillés par vos péchés, tachés du sang pur des innocens, corrompus et salis de mille vices, parce que vous manquez de la grâce que d’autres possèdent, vous jugez que c’est une chose impossible d’accomplir des miracles sans le secours de démons. Non, Jeanne, la mal jugée, a été vierge et, dès sa tendre enfance, chaste et immaculée dans toutes ses pensées ; et son sang virginal, répandu par vous, criera vengeance aux portes du ciel[11]. »

Il y a, enfin, contre Jeanne d’Arc, les Français qui ont déchiré le pacte national : ils l’ont combattue de son vivant, ils ont voulu sa mort, ils ont allumé son bûcher pour étouffer le remords de leurs propres crimes. Ils l’ont nommée sorcière, apostate, paillarde, ordure. (Procès, III, 52.) Et ils la savaient pure. Jeanne ne les laisse pas tranquilles dans leur erreur. Quand le sorbonniste Erard eut fini son discours, le jour de l’admonestation publique, elle lui jeta à la face la chose qui pouvait leur être à tous la plus sensible, son mépris pour les traîtres, rien qu’en affirmant son inébranlable fidélité à la dynastie et au Roi légitime : — « Par ma foy, sire, révérence gardée, je vous ose bien dire et jurer, sur la peine de ma vie, que mon Roy est le plus noble chrestien de tous les chrestiens et qui aime mieux la foy et l’Eglise, et n’est point tel que vous dictes. » Cette parole, prononcée au moment où elle avait laissé toute espérance du secours si longtemps et si fervemment attendu, traitait, comme ils doivent être traités, ces contempteurs du plus fort et du plus naturel des liens sociaux, la patrie.

Jeanne restaure la patrie, en restaurant l’autorité. Son parti pris de sujet dévoué et de bon soldat met le prestige du commandement au-dessus de toute appréciation individuelle ; elle sait que le sujet, comme l’enfant, comme le soldat, n’a pas besoin de tant de raisonnemens pour obéir. C’est à ce prix que doit s’affirmer, par le groupement des collaborations volontaires et ordonnées, la seule façon, pour l’homme, d’être supérieur à lui-même. Shakspeare expliquera, encore, l’état d’âme de cette grande disciplinée : — « Henri. — Il me semble que je ne mourrai nulle part avec plus de joie que dans la compagnie du Roi ; car sa cause est juste et sa querelle honorable. Williams. — C’est plus que nous n’en savons. Bates. — Oui ; et plus que nous ne devons chercher à en savoir ; car nous en savons assez si nous savons que nous sommes les sujets du Roi ; si sa cause est mauvaise, l’obéissance que nous lui devons nous absout de tout crime[12]… »

Jeanne, en dominant, de toute la hauteur de son bûcher, ces hommes hautains et verbeux qui montraient au peuple son pauvre corps de femme nue, pour prouver qu’elle était bien morte et qu’ils avaient le dernier mot, Jeanne les a brûlés et anéantis eux-mêmes, elle a déchiré les oripeaux et les chapes dont ils s’affublaient et prouvé qu’eux seuls étaient cendre et poussière. Elle a balayé et jeté à la rivière les vieilles oligarchies mortes, les mécaniques épuisées et alourdies ; elle a nettoyé le champ national de tous les sophismes et du pire de tous, l’orgueil pédantesque. Si fière et si ardente, elle a aimé le joug et le frein, mais en ne l’acceptant que de la règle et du droit, non des hiérarchies éphémères et des prétentions usurpatrices.

Jeanne est une femme qui ne connaît que le devoir ; elle ne se fait aucune illusion sur l’importance des grands personnages, nobles ou clercs ; elle les écarte, s’ils défaillent, empoigne l’étendard et fait la besogne mieux qu’eux. En cela, excellente Française et protagoniste incomparable de la seule égalité : véritable sainte des démocraties, elle donne la juste mesure des droits et des obéissances. Souvenez-vous comme elle aborde le duc d’Alençon, Dunois, Richemont, tout « le sang de France, » et comme elle dit à l’évêque : « Evêque, je meurs par vous ! » Cette fille du peuple ignore les servilismes comme elle ignore l’envie, comme elle ignore la haine : elle puise directement, dans le sol national, les forces qui font les hommes fiers et libres dans les nations grandes et unies.

Restauratrice de l’autorité, restauratrice de l’action individuelle et de la liberté, puissante ouvrière de l’égalité, elle représente le pays de France dans sa phase particulière et dans son sens universel. Par sa vie et par sa mort, reprenant, comme le faisaient les manans, les bourgeois, les soldats, l’étendard tombé à Azincourt, elle le relevait et corrigeait le désordre du royaume, le désordre du siècle.


VI

Il y avait autre chose à corriger, et, quoique ce ne fût pas la « mission » de Jeanne, son action fut telle, qu’à cette autre « pitié, » elle porta aussi remède.

L’Eglise ne fut pas absente du drame. Prélats et docteurs voulurent y figurer ; ils y jouèrent le rôle que l’on sait. Ils intervinrent, non pour prêcher la commisération et la justice en faveur de cette fille, bonne chrétienne et fidèle incomparable, mais pour la frapper et pour l’exclure de l’Eglise et de la vie. Ils sont allés à cette besogne en toute tranquillité : il faut qu’ils aient été destinés à cela et qu’il y ait, à leur erreur, des causes profondes qui leur échappaient à eux-mêmes et que la suite des temps peut seule apercevoir.

L’Eglise de France participait à la détresse matérielle et morale du royaume et ce serait son excuse si elle était excusable. Mais Jeanne en a appelé aux chefs de l’Eglise universelle, au Concile (alors en formation à Bâle), au Pape ; et, de ce sommet de la hiérarchie d’où l’on voit les choses de haut, nulle bienveillance, aucune miséricorde n’est descendue vers elle. Sa cause, pendante devant l’Eglise catholique, a été omise et oubliée.

A cela, il y a une explication trop réelle que révèle l’histoire du temps : pour les contemporains, c’est à peine s’il y avait encore une Eglise, s’il y avait encore une hiérarchie, s’il y avait encore un pape. La robe sans couture était déchirée.

Aujourd’hui, après cinq siècles et un immense effort de reconstitution unitaire, on a oublié, on a voulu oublier ces discordes antiques ; on s’est efforcé d’atténuer cette rupture, on a jeté un voile, on a rétabli, tant bien que mal, la tradition visible de l’Eglise romaine pour effacer les hontes et combler les lacunes de l’histoire pontificale. Le catholicisme, par ces attentions rétrospectives, a proscrit, pour ainsi dire, de ses annales, les événemens qui, pendant plus d’un siècle, avaient tenu ses destinées en suspens. Pour comprendre l’histoire de Jeanne d’Arc, il faut pourtant se replacer dans les dispositions des fidèles, aux temps où elle parut.

Le grand schisme avait été, on le sait, une crise redoutable ; mais ce qu’on sait moins, c’est que les contemporains avaient fini par s’habituer et s’accommoder à la tempête. Ils subissaient les conséquences fatales d’un tel désastre : diversité d’obédience, localisation de l’autorité ecclésiastique, supériorité des conciles sur le Pape et, peu s’en fallait, des églises particulières sur l’église générale, accroissement des aristocraties cléricales, suprématie des pouvoirs civils, empiétement des grands corps, dissémination et indiscipline des ordres religieux, formations désordonnées et incohérentes de disciplines particulières, sans compter les suites plus graves et extérieures à l’Église elle-même, hérésie, matérialisme, superstition.

Quand Jeanne d’Arc vint au monde (soit janvier 1411, soit janvier 1412), pour les Français, à la lettre, il n’y avait plus de Pape ; ou, plutôt, comme il y en avait trois, l’embarras de choisir et le dégoût du choix avaient fini par porter la France à se détacher de l’Eglise universelle, à se tenir en dehors et dans l’expectative ; comme on disait alors, « elle s’était soustraite à l’obédience. »

En vue de pourvoir au gouvernement de l’Eglise de France, on s’en remit à cette Eglise elle-même : à partir de 1408, les assemblées du clergé national s’étaient attribué, sous l’œil et avec l’appui du prince, l’autorité nécessaire pour faire aller les choses pendant le temps où on ne reconnaîtrait plus de Pape.

L’Eglise romaine s’efforçait, mais en vain, de remédier à un tel état de choses ; le Concile de Pise n’aboutit pas. Alexandre V, élu par ce concile, et son successeur, Jean XXIII, ne surent ni restaurer la catholicité, ni reprendre l’autorité sur l’Eglise de France. C’est le moment où Pierre d’Ailli, Clémangis, Jean Gerson répandent leurs plaintes les plus touchantes, leurs prévisions les plus tristes sur l’avenir de la chrétienté. Rome a, comme l’Angleterre, sa prophétie de l’évêque de Carlisle et c’est celle où Jean Gerson prévoit Luther : « Je t’ai faite belle à ravir et toutes les nations admiraient tes charmes. Mais tu as eu trop de confiance en ta beauté, c’est-à-dire dans l’abondance de tes biens temporels et dans la puissance séculière, et tu es devenue coupable de fornication en accordant à la faveur et à l’argent ce qui n’était dû qu’à la vertu… Voici, dit le Seigneur, que je te livrerai à ceux qui te haïssent ; ils détruiront les lieux que tu as souillés de ton infamie, c’est-à-dire où tu commettais injustices et simonies. Ils te dépouilleront des vêtemens de ta gloire et te laisseront pleine d’ignominie. »

Comme Jeanne d’Arc était née, les premières lueurs des temps nouveaux se levèrent sur la chrétienté. Mais, parmi quels orages et sur quels horizons chargés de ténèbres ! Le Concile de Constance fut convoqué, pour l’année 1414, par un des trois papes, Jean XXIII.

La soif universelle de voir le schisme prendre fin lui avait imposé cette mesure ; les trois papes paraissaient entrer dans les voies de la démission simultanée, ou, comme on disait, de la cession volontaire, pour permettre au concile d’élire un nouveau pontife. Mais chacun d’eux ne voulait céder qu’à la condition d’avoir la certitude d’être maintenu comme seul Pape légitime. Il y eut, entre les trois rivaux et leurs obédiences, une lutte dont les incidens, colportés de bouche en bouche, dans un monde ballotté, d’ailleurs, entre les mêmes divisions et les mêmes partialités, n’inspiraient plus partout que l’appréhension, la douleur et l’horreur.

Il fallut que le concile procédât par la voie de contrainte. Et quel retentissement, encore, les mesures qu’il prit eurent-elles dans les âmes des fidèles, quand on sut que le corps immense des prélats, prêtres, docteurs et clercs, réunis à Constance, faisait le procès au pape Jean XXIII et qu’ils portaient, contre lui, les incriminations suivantes, finalement avouées par l’accusé : « Dès son enfance, il a été sans docilité, sans pudeur, sans bonne foi, sans respect pour ses parens. Il s’est rendu habile en toute espèce de simonie pour avancer dans les dignités ecclésiastiques. Dans les légations, il a été le fléau des peuples qu’il avait sous son autorité… Pendant le temps qu’il a été pape, il n’a accompli aucun de ses devoirs ; il n’a ni jeûné, ni récité l’office divin, ni observé les jours d’abstinence. Il a été l’exploiteur du pauvre, l’ennemi de la justice, un véritable marchand de bénéfices, de reliques et de sacremens, un dissipateur des biens de l’Eglise Romaine, un empoisonneur, un homicide, un parjure, un fauteur de schisme. Il n’a respecté ni la pudeur des vierges, ni la sainteté du mariage, ni la clôture des couvens, ni les lois de la nature, ni celles de la parenté[13]… »

Si c’étaient de tels monstres que l’on avait pour Papes, au jugement du concile (et il n’était pas plus indulgent pour les compétiteurs de Jean XXIII), autant valait s’en passer.

Ce sentiment se répandit, et notamment en France. Le courant porte l’époque vers une organisation de l’Eglise où les évêques, les prêtres, même les simples fidèles revendiquent une part toujours croissante de l’autorité. Les preuves seraient innombrables. Parmi ces tentatives d’organisation plus localisées, deux tendances se manifestent : l’une, et c’est la plus puissante, en apparence du moins, vise une constitution oligarchique de l’Eglise remettant le pouvoir aux prélats, aux universités, aux docteurs appuyés sur les pouvoirs civils ; l’autre, conforme au désir plus discret du bas clergé, des moines, de certaines communautés, tendrait plutôt à réclamer des institutions démocratiques qui remettraient aux fidèles l’autorité que des mains indignes ont laissée péricliter. De Wyclef à Jean Huss, de Jean Huss aux Vaudois, des Vaudois à Luther, cette tradition ne se perdra pas[14].

Des esprits aussi prudens, aussi pondérés, aussi généreux que Gerson mettent en des axiomes, dont le retentissement se prolongera pendant des siècles, l’inquiétude qui se répand de plus en plus parmi les âmes : « L’Eglise militante est plus nécessaire que le Pape ; car, on peut se sauver sans Pape et, hors de l’Eglise, il n’y a pas de salut. L’Eglise est meilleure que le Pape, parce que le Pape est fait pour l’Eglise ; or, comme dit Aristote, la fin est meilleure que les moyens ; l’Eglise est plus noble que le Pape, parce qu’elle est l’épouse de Jésus-Christ, auquel elle est unie par des liens indissolubles… Le corollaire des propositions précédentes c’est que l’Eglise catholique est supérieure au Pape. »

La conclusion immédiate et plus actuelle encore, c’est que le concile, c’est-à-dire l’Eglise assemblée, a une autorité prédominante et qu’il peut faire le procès au Pape, le destituer… ; et c’est ce qui arrive : Jean XXIII est révoqué. « Pour tous ces crimes et beaucoup d’autres mentionnés dans les pièces du procès, le concile le juge indigne du pontificat et, par cette sentence, il le prive et le dépose réellement et véritablement de cette dignité[15]. »

De même des deux autres prétendans ; Grégoire XII, effrayé, cède la place volontairement ; et comme Pierre de Luna (Benoît XIII) s’obstine, il est déclaré « fauteur de schisme et de division, schismatique, hérétique en ce qu’il viole l’article du symbole qui nous ordonne de croire en l’Eglise une, sainte et catholique, qu’il est indigne de tout titre, honneur, grade et dignité, rejeté de Dieu et exclu, pour toujours, de tout droit à la Papauté. »

L’Eglise catholique n’était pas assurément, alors, une école de respect.

Nous étonnerons-nous, maintenant, que ces solennelles déclarations enorgueillissent, par contre-coup, les corps, subordonnés peut-être, mais glorieux en somme, qui seuls subsistent dans l’universel effondrement ? Les auteurs de ces sentences, de ces prophéties, de ces anathèmes, sont des hommes ; ils ont leurs passions, leurs vanités, leur pédantisme, leurs erreurs : c’est à leur tour de se croire des Dieux.

L’Université de Paris joua un rôle considérable au Concile de Constance : elle avait grandement contribué à la déposition de Jean XXIII, désirée d’ailleurs et habilement préparée par le Duc de Bourgogne, Jean sans Peur, et par ses envoyés au concile. A Paris, le gouvernement était, alors, aux mains des Armagnacs, plutôt favorables à Jean XXIII, et le Dauphin vit avec humeur la déposition du Pape. Il fit arrêter quelques docteurs particulièrement turbulens et ne leur rendit la liberté qu’au prix d’une admonestation : « En vérité, vous vous en faites un peu trop accroire ; je voudrais bien savoir ce qui vous rend si hardis que de destituer un Pape sans notre assentiment. Il ne vous reste plus qu’à disposer de la couronne du Roi et de l’état des princes. Mais nous vous en empêcherons bien. »

Il est bien permis de dire que, pour les Français, il n’y avait plus ni Eglise, ni Pape, à ce moment-là, et que l’Université n’étant même pas d’accord avec l’Eglise et avec la Royauté, tout était désordre et confusion.

Il est vrai que ces journées marquent officiellement la fin de la crise, puisque le cardinal Colonna est élu le 8 novembre 1417 et que la liste régulière des Papes, interrompue depuis si longtemps, se reprend normalement et régulièrement, à partir de cette époque.

Le cardinal Colonna prend le nom de Martin V ; c’était la fin si passionnément désirée du schisme. Mais était-ce une solution pleinement satisfaisante pour les aspirations françaises ? Si on considère, dans son ensemble, l’histoire de l’Eglise à cette époque, il est incontestable que la partie se joue, surtout, entre la France et ses adversaires. On ne pouvait pas oublier, ni au dehors, ni au dedans, que la royauté française avait tenu la papauté sous sa coupe à Avignon. L’état d’affaiblissement où la France se trouve au lendemain de la bataille d’Azincourt eut, sans doute, sa répercussion sur les dispositions des électeurs du Concile et, s’ils aboutirent à nommer un pape, ce fut contre elle et tout simplement parce qu’ils la craignaient moins.

Tel est le sens visible de la manœuvre des puissances ou « nations ; » et, jusque dans le vote qui désigne le nouveau pontife, on voit les deux camps opposés mesurer leurs forces. Les seuls concurrens de Martin V, qui eurent des chances, furent des Français ou des candidats de langue française : Jacques Gelu, Jean de Bertrands, évêque de Genève, le cardinal savoyard Jean de Brogny. Mais ces prélats avaient contre eux les Italiens, les Bourguignons et surtout les Anglais. Jacques Gelu, dont on connaît les attaches avec Charles VII, déclare qu’il est le dernier à avoir voté pour Colonna. Etant données les habitudes et la prudence de ces hautes manifestations ecclésiastiques, il est facile de conclure, comme tout le démontre, que le cardinal Colonna coalisa autour de lui les forces anti-françaises du concile. Élu des Bourguignons, des Anglais, des Allemands, Martin V, tout pondéré et raisonnable qu’il fût, ne devait l’oublier jamais, car ce sont des choses qui ne s’oublient pas.

L’élection de Martin V est accueillie diversement en France ; les fidèles se réjouissaient, malgré tout, de voir la fin du schisme. Mais Paris, qui était Armagnac alors, fut dans un sentiment contraire ; car, dit Monstrelet, « on doubtoit que icelluy nouvel Pape et le roy d’Alemaigne ne feussent plus favorables au roi d’Angleterre et au Duc de Bourgogne que au roy de France et au Conseil royal. »

Ce n’est pas le lieu de rappeler l’histoire des relations de la France et de la Papauté pendant le pontificat de Martin V. En fait, cette histoire est double et même triple ; je veux dire qu’il y a, en France, trois politiques opposées (sans compter pelle des méridionaux restés fidèles au Pape déposé par le Concile, Pierre de Luna, Benoît XIII) : il y avait une politique armagnaque qui, avec des atténuations, devint celle de Charles VII ; il y avait une politique bourguignonne, et il y avait, enfin, une politique anglaise, qui n’était pas seulement continentale, mais, en partie aussi, insulaire. Chacun de ces pouvoirs avait ses représentans auprès de la Cour romaine, faisait assaut de belles paroles, de bons procédés et même parfois de sacrifices réels pour gagner sa faveur. Le Pape était obligé de ménager ces forces concurrentes, ayant besoin de chacune d’elles et des ressources que la Cour romaine tirait de leurs territoires.

Au moment où la Papauté est à peu près seule à penser au péril imminent dont l’invasion des Turcs menace l’Europe (prise de Salonique par le sultan Mourad, 1430 ; prise de Janina, 1431) ; au moment où il faudrait, à Rome, des hommes et de l’argent, pour lutter contre les Hussites (défaite du cardinal Cesarini à Tauss, 14 mai 1431) ; au moment où le délabrement général de la Chrétienté demanderait des sacrifices indéfiniment renouvelés, le Pape voit se dresser contre lui les revendications des Églises locales ; on lui refuse les subventions sous toutes les formes ; en France, il se heurte à ces fameuses « libertés de l’Église gallicane. » Charles VII a besoin d’argent lui aussi ; il défend le clergé français, le « contribuable » français, les corporations françaises contre les « empiétemens, » les « exactions » de la Cour de Rome.

Le régent d’Angleterre et le Duc de Bourgogne profiteront habilement de cette situation et ils trouveront de savans tacticiens, comme Cauchon et Jean de La Rochetaillée, pour agrandir la fissure et envenimer la plaie entre le représentant de la dynastie légitime et la Papauté restaurée. Ce qui ne fait pas doute, c’est que l’accord ne cesse de régner entre le Saint-Siège et le gouvernement anglais, notamment au sujet des affaires de France. En 1428, en 1429, Martin V autorisait Bedford à exiger du clergé de nouveaux subsides. Le cardinal de Winchester et le P. Cauchon furent les intermédiaires de cette politique.

Du côté de Charles VII, les relations restent difficiles. En présence de la faveur dont jouissent, à Rome, l’Angleterre et la Bourgogne, Charles VII conclut bien, avec Martin V, un accord qui est comme la première esquisse d’un Concordat ; Regnault de Chartres en fut le négociateur (août 1426). Mais l’accueil fait à ces laborieux arrangemens fut toujours froid. Le gallicanisme parlementaire et le gallicanisme épiscopal se refusèrent à ces concessions politiques du gallicanisme royal. La France de Charles VII boudait Rome et restait grosse de la fameuse « Pragmatique Sanction de Bourges, » — l’acte qui devait blesser la Papauté à la prunelle de l’œil[16].

Tels sont les rapports de la France et de Rome, au moment où Jeanne d’Arc arrive à la connaissance des choses ; et si sa mère, la pèlerine, si les moines mendians qui circulaient dans le pays, si les étrangers qui voyageaient le long de la vallée de la Meuse, parlent à voix basse de ces questions anxieuses, au foyer ou sur la borne de la route, ils disent que le pouvoir papal est mal rétabli et incohérent, qu’il témoigne de dispositions peu favorables à la France, en un mot, qu’entre le glaive temporel et le glaive spirituel, les relations ne sont pas ce qu’elles devraient être pour le bien du monde et du pays. Le malentendu, plus ou moins atténué, se prolongea longtemps, de même que la vieille querelle dura entre Romains et Français :


<poem> Sire, je suis passé par Rome, Où j’ai ouy, par plusieurs foys,

Parler, aux Rommains, des Françoys ;

Mais c’estoit bien vilainement :
Ils les prisent moins que néant ;
Car ils les ont pour scysmatiques[17].


Sans rien exagérer, il est permis de dire que la Papauté avait autre chose à penser que de s’informer exactement de ce qui se passait alors dans le camp français, surtout s’il s’agissait d’événemens contraires aux bons amis, le régent Bedford, le cardinal de Winchester et le Duc de Bourgogne.

Tandis qu’un des clercs français de l’entourage de Martin V écrivait, en 1429, le compte rendu enthousiaste de la levée du siège d’Orléans, le Pape lui-même était plutôt préoccupé des conséquences politiques de cet événement. On ne peut oublier que l’armée anglaise qui assiégea Compiègne était formée des troupes que le cardinal Winchester avait levées, sur l’ordre du Pape, pour faire la guerre aux Hussites[18]. Martin V protesta-t-il contre cet usage singulier des faveurs pontificales ? On ne sait. Il n’avait plus longtemps à vivre. Ayant toujours ménagé ses relations avec les deux concurrens, non sans une tendance marquée du côté d’Angleterre et de Bourgogne, il inclinait, sans doute, à fermer les yeux sur leurs dissentimens et sur les incidens de la lutte, et se sentait porté à rejeter loin de lui la complication grave que l’intervention et bientôt la capture et le procès de Jeanne soumettaient si inopportunément à la Papauté[19].

Martin V meurt le 20 février 1431, la veille du jour où Jeanne d’Arc est amenée devant ses juges. Coïncidence remarquable et qui laisse le sort de l’Eglise en suspens au moment où va se décider celui de la Pucelle !

Le Saint-Siège subit, alors, en effet, une nouvelle crise dont il est difficile d’augurer quelle sera l’issue. Un concile œcuménique, fils de celui de Constance, est réuni à Bâle. Entre la Papauté et le Concile, le dissentiment éclate. Le successeur de Martin V, le Vénitien Condulmieri, Eugène IV, résiste aux Pères du concile. Il les irrite et, bientôt, on dirait qu’il va passer, lui-même, pour un second Jean XXIII[20]. Mais, cette fois, par un singulier retournement des choses, ce sont les Universitaires, ce sont les hommes qui ont condamné Jeanne, les Cauchon, les Beaupère, les Montjeu, les Midy, les Courcelles qui mènent la campagne contre la Papauté.

Existe-t-il seulement une Papauté ? Existe-t-il une Chrétienté ? Au moment où les docteurs de Rouen poussent en hâte les interrogatoires pour courir à Bâle où on les réclame instamment, au moment où commence le corps-à-corps entre les deux grands pouvoirs de l’Église, duel qui doit durer dix-huit ans, Eugène IV est bloqué dans Rome par les Colonna, héritiers de son prédécesseur, les Hussites viennent de remporter les victoires qui épouvantent l’Allemagne, la guerre sévit plus que jamais entre la France et l’Angleterre, une autre guerre a éclaté, aux portes de Baie, entre Philippe le Bon et le duc d’Autriche, et là-bas, au loin, les chrétientés d’Orient appellent des secours toujours promis et qui n’arrivent jamais. Selon le mot du président du concile, hâtant l’arrivée des Pères : « L’incendie s’est déclaré dans la maison du Seigneur. »

A quoi bon insister ? Pour les contemporains, rien n’était plus incertain et plus trouble que l’autorité du Pape de Rome, que son sort prochain, que son avenir. Eugène IV avait, lui aussi, autre chose à penser, en montant sur le trône, qu’à l’appel prononcé à mi-voix par la captive de Rouen.

Mais la captive de Rouen n’avait pas pour mission de débrouiller la longue énigme que le schisme, les partages d’obédience, les rivalités entre le Pape et le Concile, les revendications des Eglises locales, les dissensions entre les aristocraties, les démocraties, les corps constitués et les fidèles posaient devant les clercs de son temps.

Ces questions lui avaient été soumises cependant, une première fois déjà, et les juges de Rouen lui en avaient fait reproche. A la question du comte d’Armagnac, lui demandant « quel est le vrai pape ? » la réponse qu’elle fit prouve, du moins, que son état d’esprit était celui de la plus grande partie de la chrétienté ; elle n’osait se prononcer et s’en tenait à cette formule « qu’il fallait obéir à Notre Seigneur le Pape qui est à Rome[21]. »

Les clercs et les universitaires, malgré toute leur science, n’en savaient pas beaucoup plus long. Seulement, eux mettaient le Concile au-dessus du Pape, même du Pape de Rome. L’appel de Jeanne, conseillé probablement par l’un d’eux, est libellé : « au Concile et au Pape. » En un mot, pour les clercs comme pour les fidèles, c’est l’incertitude, c’est le trouble, c’est le désordre. Désordre dans l’Eglise, désordre dans le siècle. Et, pendant longtemps encore, il en sera de même.

Il en sera de même, comme le disaient et le déclaraient les hommes les plus sages, tant que la royauté française n’aura pas repris son ancienne splendeur, tant que l’union n’aura pas été rétablie et renouvelée entre le royaume de saint Louis et l’Église romaine. Le salut de l’Europe et de la civilisation est à ce prix.


Que le salut du royaume ait été l’œuvre de Jeanne d’Arc, par la courte campagne qui commence à Orléans et qui finit à Compiègne, cela est de toute évidence ; que le salut du royaume de France ait, à son tour, apporté le secours indispensable à l’Eglise catholique, au moment où elle penchait vers sa ruine, c’est une suite logique des choses qui ne peut guère être contestée ; encore une fois, si la France fût devenue anglaise ou « bourguignonne » elle fût devenue probablement protestante et, sans son appui, Rome périssait. Mais il faut ajouter, pour être précis et pour être complet, que la vie et la mort de Jeanne d’Arc eurent une action plus immédiate encore sur les événemens qui allaient décider du sort de la Papauté.

La coïncidence qui fît, des juges de Jeanne d’Arc, les représentans, au Concile de Bâle, de l’oligarchie ecclésiastique, et les meneurs de la politique anti-papale, cette coïncidence apparaît comme un de ces contacts surprenans d’où jaillit la lumière.

Partout, dans la chrétienté, la question de discipline, la question de « l’autorité » était posée. Or, Jeanne, en son bon sens, trouve, la première, les vraies formules capables de la résoudre. En les opposant aux personnages qui furent, à la fois, ses juges et les Pères du concile, elle remplit sa destinée, mais avec une telle justesse et une logique si transcendante, qu’il est bien difficile de ne pas reconnaître, là, quelque chose de supérieur à la marche ordinaire des affaires humaines.

Jeanne est une prisonnière de guerre ; elle a joué un rôle militaire et national ; son action a été laïque et politique. Or, le procès qui lui est intenté par l’adversaire national et ethnique, est un procès théologique et religieux. Pourquoi la captive de Compiègne, pourquoi la simple bergerette a-t-elle à s’expliquer sur ces questions ? Pourquoi le débat qui va s’agiter, au château de Bouvreuil, est-il celui qu’a ouvert Wyclef, auquel interviennent les Hussites, qui divise les Pères du concile et qui se renouvellera dans les méditations de Luther à la Wartbourg ?

Il faut que Jeanne d’Arc dise, sous peine de mort, ce qu’elle pense de l’autorité dans le sein de l’Eglise. Oui ou non, le fidèle peut-il se passer du clergé, du Pape, des conciles ; en un mot, est-il besoin d’intermédiaire entre le fidèle et Dieu ? C’est le problème du siècle, — suite naturelle du désordre de l’Eglise. Ce n’est plus seulement le comte d’Armagnac qui s’adresse à cette fille inspirée pour savoir ce qu’il doit penser du Pape. Ce sont ses juges, Pères du concile, qui la traquent. Ils montrent le bûcher : il faut qu’elle parle.

Puisque cela est, pourquoi ne pas le reconnaître, c’est Jeanne qui apporte les solutions les plus simples, les plus fortes, les plus efficaces à ces difficultés sur lesquelles s’épuisent les théologiens, les hommes d’État et les hommes d’Eglise.

En réservant le droit individuel, elle le subordonne, dans une gradation véritablement magistrale, à l’Eglise d’abord, puis à, Dieu. Cette Française, qui vécut quatre-vingts ans avant Luther, découvre les principes d’après lesquels l’Eglise se sauvera de la Réforme. Par le simple fait que les questions se posent à cause d’elle, elle détermine, dans le cadre latin, les modalités et les limites de l’évolution nécessaire. Elle concilie le sens individuel et la discipline, en réclamant l’obéissance, mais seulement pour qui en est digne.

Sans le savoir, mais non sans le vouloir (parce qu’elle est tout cœur et volonté), elle parle comme les grands penseurs et les grands cœurs catholiques, comme les grands disciplinés et les grands réformateurs : saint François, saint Thomas, saint Bernard. Si j’osais imposer, à cette simple fille, le langage de l’École, je mettrais dans sa bouche les paroles de saint Thomas d’Aquin sur la connaissance de Dieu : Divina cognitio non est inquisitiva… Non per ratiocinationem causata, sed immaterialis cognitio rerum, absque discursu… « La connaissance de Dieu n’est pas affaire de recherche ou de déduction… elle ne résulte pas d’un raisonnement dialectique ; c’est une aperception immatérielle de la vérité, sans phrases… »

Jeanne d’Arc n’eût pas dit ces belles choses si doctement ; mais elle voyait, clair comme le jour, que Dieu c’est le bien ; elle aimait la loyauté, la justice, la vérité ; elle était prête à se sacrifier pour ces causes ; donc, elle connaissait Dieu et elle aimait Dieu « sans phrases, » absque discursu.

Quant aux « intermédiaires » qui se réclamaient de leurs titres devant elle, elle les dévisageait : ils ne croyaient pas à Dieu, puisqu’ils ne croyaient pas au bien ; c’est pourquoi elle déclinait leur compétence et leur autorité, leur autorité et leur compétence devant se subordonner, d’abord, à la volonté divine.

Voici son langage, non moins net et non moins clair que celui de saint Thomas : « Je crois bien que Notre Saint-Père le Pape de Rome, les évêques et autres gens d’Eglise sont établis pour garder la foi chrétienne et punir ceux qui y défaillent ; mais, quant à moi, de mes faits, je ne me soumettrai qu’à l’Église céleste, c’est-à-dire à Dieu, à la Vierge Marie, aux saints et aux saintes du Paradis. Je crois fermement n’avoir pas failli en notre foi et, pour rien au monde, je n’y voudrais faillir… » — « Ne vous croyez-vous donc pas soumise à l’Eglise de Dieu qui est sur la terre, c’est-à-dire au Pape, notre seigneur, aux cardinaux, aux archevêques, aux évêques et autres prélats de l’Église ? »

— « Oui, je m’y crois soumise : mais Dieu premier servi. »

— « Avez-vous donc commandement de vos voix de ne pas vous soumettre à l’Église militante qui est sur la terre, ni à son jugement ? » — « Je ne réponds rien que je prenne dans ma tête (per ratiocinationem causata) ; ce que je réponds est du commandement de mes voix (immaterialis cognitio) ; elles ne me commandent point de désobéir à l’Eglise : mais DIEU PREMIER SERVI ! » C’est-à-dire : que l’Eglise n’abandonne pas les voies de Dieu, la vérité, la justice, le sacrifice, si elle veut être obéie.

Toute la réforme, la réforme par l’Eglise sur elle-même et au nom de son propre principe, est dans ces simples mots. Jeanne fait la leçon aux docteurs, aux maîtres de l’Université, aux prélats du Concile, à tous ceux qui affirment qu’on peut faire descendre l’autorité divine sur les pages d’un grimoire, ou sur le parchemin d’un diplôme, à ceux qui pensent qu’on peut faire bombance ou parader sous les dais d’orfroi en se gaudissant du bien des pauvres, et qu’on peut imposer cette espèce d’autorité par des sentences ou même par des bûchers, aux consciences.

En vérité, c’est bien plus simple : soyez bons, purs, justes, bienveillans et bien intentionnés : le reste viendra par surcroît.

Les juges de Jeanne d’Arc peuvent la quitter pour gagner, en hâte, la plus hautaine assemblée d’indiscipline qu’ait vue le monde : de même que leur orgueil a échoué en la brûlant à Rouen, il échouera à Bâle et pour les mêmes causes. Il n’était pas du dessein éternel que l’unité française, ni l’unité latine, ni la tradition antique périssent. La complicité de la violence et des trahisons, des particularismes et des pédantismes ne devait pas prévaloir contre elle. Au-dessus de la loi, il y a la vertu, au-dessus de la science, il y a la vérité. DIEU PREMIER SERVI !

Qu’on admette l’intervention de la Providence, qu’on suppose l’action obscure d’une de ces lois de survie de l’humanité que l’histoire et la science détermineront peut-être un jour, l’apparition de Jeanne d’Arc, rien que pour avoir remué de tels problèmes, avec de tels effets, a quelque chose de surhumain et participe du mystère : elle est certainement placée au-dessus du cours ordinaire des choses, à la hauteur où la religion l’a mise, où la raison la maintient.

Rien n’empêche donc que, sans acception de parti, de doctrine ou de nationalité, cette consécration soit acceptée par tous. S’il y a une chose démontrée, c’est que les doctrines ne sont que des tentes pour nous abriter un jour. Le fait est plus haut que les explications ; les synthèses humaines cherchent, par des efforts successifs et impuissans, à s’approcher de l’inaccessible entité.

Mais, dans tous les temps, les synthèses, les doctrines, les pensées communes à de grandes masses, sont des forces qui, nées de la vie, déterminent la vie ; plus elles sont vastes, plus elles abritent de présent et d’avenir, plus elles sont respectables. Or, n’est-il pas démontré, maintenant, que les synthèses historiques et actives groupées autour de Jeanne d’Arc et qui se reflétaient en son âme pure comme le cristal, prenaient racine au plus profond des sentimens humains, tout en s’élançant vers le divin ? Une grande partie de l’humanité vit encore et vivra longtemps à leur ombre.


À cette fille sortie de son village, l’histoire de son temps et l’histoire des siècles ont fait cortège. France, Angleterre, Bourgogne, Concile, Papauté, Réforme, Église, Civilisation, il faut parler de tout cela quand on essaie d’expliquer ce qu’elle fut, ce qu’elle fit, pourquoi elle vint : c’est beaucoup pour une bergerette. Le grand mystère est là.

Certes, elle ne savait rien de cette épopée, quand elle quitta Domremy pour Vaucouleurs ; mais la plupart des fondateurs ignorent la grandeur future des édifices dont ils posent la première pierre. Elle avait beaucoup d’avenir dans l’esprit, personne ne le conteste et c’est pourquoi ses contemporains lui attribuaient le don de prophétie. Elle avait vu, d’avance, la marche des événemens, la délivrance d’Orléans, le sacre de Reims, la campagne de Compiègne, le rappel de Richemont, la défaite totale des Anglais.

On ne peut aller plus loin, ni dire qu’elle entrevit la réforme de l’Église, la part qui serait faite à l’inspiration personnelle, au travail, la ruine des oligarchies, l’avènement des démocraties, les futurs aménagemens de l’humanité. Mais elle contribua à ces changemens par la façon sincère dont elle s’expliquait sur ces choses qui, si grandes soient-elles, sont de la vie normale de l’humanité. Un savant eût tout embrouillé ; ses livres lui eussent caché la vérité. Elle disait son sentiment tout droit et cela suffisait ; car ces problèmes se posent chaque jour devant les consciences ; la règle est la même à tous pour les résoudre ; et si on ne les complique pas, ce n’est pas si compliqué.

Tenons-nous-en au fait le plus évident : Jeanne d’Arc, par son action, son exemple et son héroïsme, a sauvé le royaume de France. Qu’importe si elle savait ou ne savait pas le reste ? Selon le mot de Claude Bernard : « L’homme peut plus qu’il ne sait. »

Il ne faut pas arracher Jeanne à l’histoire de son temps, ni aux réalités environnantes. Comme cet effort se produisait autour d’elle, elle le polarisait : le patriotisme français se dégageait des épreuves de la guerre de Cent ans ; la réforme religieuse était en germe dans les discours de ses amis, les J. Gerson, les Gelu, les Pierre de Versailles, dans les prédications des moines populaires, dans le travail, si mal connu, des « observances, » des tiers-ordres, des fraternités, des confréries et des religions. Bientôt, l’Eglise hiérarchique allait s’apercevoir que le gouvernement des âmes ne se gagne pas seulement par l’obtention des bénéfices. Et ce fut là le salut ; que les historiens de l’Eglise me démentent !

On poussait Jeanne d’Arc sur la distinction scolastique entre les deux Eglises, celle de la terre et celle du ciel ; elle répondait, rien qu’en écartant la compétence des juges ; elle répondait avec Gerson, parlant devant le Concile de Constance, avec sainte Catherine de Sienne, avec sainte Colette de Corbie, avec tous les héritiers de saint François : « Oui, il y a deux Eglises, l’une qui est composée de tous les chrétiens et qui a pour chef Jésus-Christ, l’autre qui ne parle que de territoires, d’argent, de domaines, de souveraineté, de hiérarchie et ne s’occupe que du monde d’ici-bas… » (J. Gerson.)

C’est comme si elle disait, mais en se conformant au langage de son temps : il y a deux conceptions de la vie, celle qui vise au bien, au sacrifice, à la survie ; l’autre qui vise aux profits, aux jouissances, aux agrémens immédiats. Elle était d’un côté et Cauchon de l’autre.

En histoire, l’ambiance se concrète en actes : il y avait une ambiance autour de Jeanne d’Arc ; mais c’est elle qui accomplit les actes, voilà sa gloire, ce qui la distingue de ses prédécesseurs ou de ses partisans, c’est ce qui distingue le désir de l’œuvre, le rêve de la réalité.

S’il était possible de tout dire, même ce qui peut à peine s’exprimer, on recueillerait, dans l’histoire si positive et si claire de Jeanne, des détails bien frappans sur le travail de ces désirs qui veulent être, de ces intuitions qui s’ignorent, de ces lendemains qui se cherchent.

N’est-il pas permis de remarquer, par exemple, à quel point les semences d’avenir sont répandues, alors, autour de la ville sacrée des Francs, Reims ? Jeanne d’Arc naît à Dom Remy, sous l’influence directe du saint initiateur. Où va-t-elle ? À Reims. Quand s’achève-t-elle ? Après Reims. S’il y a une descente du ciel sur la France, elle se fait à Reims, avec la colombe de la Sainte-Ampoule ; s’il est un miracle de la royauté française, il se fait à Reims, par la guérison des écrouelles. C’est à Reims que Clovis a déclaré l’accession des nouveaux peuples à la civilisation romaine. C’est au concile de Saint-Bâle de Reims que, du temps de Gerbert, la nouvelle dynastie a pris conscience d’elle-même. La noble cathédrale lève vers le ciel ses deux bras mutilés et prie pour la France. Au temps de Jeanne d’Arc, Regnault de Chartres est archevêque de Reims ; Cauchon est de Reims ; Jouvenel des Ursins, qui présidera au procès de réhabilitation, succède à Regnault de Chartres au siège de saint Rémy ; Reims réparera le crime que Reims a commis. Reims est la borne de la victoire bourguignonne. Reims est le boulevard de la France vers la frontière de l’Est. Tout cela se tient… Pourquoi ne reconnaître, en ces faits connexes, que les rencontres du hasard ? Ne pourrait-on pas chercher et entrevoir des causes profondes et des lois sous-jacentes ?

Est-ce aller trop loin et être trop hardi historiquement (si l’on reconnaît à l’histoire des lois), que de signaler ces hautes fatalités qui environnent la destinée de Jeanne d’Arc ; la science ou la simple observation les reconnaît, au fur et à mesure qu’elle avance dans les voies qui lui ont été tracées par la crise du XVe siècle, comme un voyageur mesure, en se retournant, le chemin parcouru.

Si on prend à la lettre les paroles de Jeanne, il semble bien, qu’à diverses reprises, ses voix l’ont trompée et qu’elle n’a pas accompli toute la mission annoncée : elle n’a pas, elle-même, « bouté hors » les Anglais ; elle n’a pas fait entrer le Roi dans Paris ; elle n’a pas été délivrée. Mais combien n’est-il pas contraire au sens vrai des choses d’épiloguer sur ces détails, puisque l’objet essentiel s’est réalisé, à savoir le salut du royaume de France ?

Cette surexcitation, ce zèle, soit national, soit religieux, « cette hyper raison qui la porte à voir l’œuvre comme accomplie, allons-nous la mesurer au petit compas de nos esprits arithmétiques et pédagogiques ? Elle a réalisé, avant sa mort, et elle réalise après sa mort : car les grands hommes se survivent, n’est-ce pas de toute évidence ? Elle a repris Rouen puisque, — par un retour d’une émotion poignante, sur le bail d’Orléans et les cinquante années supprimées, — elle a dit : « C’est ici ma demeure, c’est ici ma maison. » Elle a repris Rouen, puisque son martyre y vivra éternellement.

Elle a parcouru tout le royaume de France, de Nancy à Poitiers, de La Charité à Rouen, pour poser partout les jalons de la prochaine délivrance. Ce qui était France, elle l’a pris sous sa sauvegarde.

Et n’a-t-elle pas fait quelque chose d’infiniment au-dessus de toute réalisation matérielle en reforgeant l’âme française de son temps et de tous les temps ? On a dit, avec une grande et sage raison, qu’elle fut l’expression de la race[22]. A quoi bon insister : ce bon sens, ce courage vif, cette repartie prompte, ce coup d’œil juste, cette alacrité et cette bonne humeur, tout cela, c’est France. Nos plus belles figures n’ont pas exprimé le « génie du lieu » autrement qu’il apparaît sur le visage inspiré de cette jeune fille. « Ame française » plus que tous autres, parce qu’elle est femme.

Ce trait caractéristique, la gaieté, l’entrain, éclate en elle de telle sorte que ses ennemis n’ont pu s’empêcher de le signaler au procès et de le condamner expressément. Assez sots pour écrire l’article 63 : « Jeanne ne craint pas de parler sans respect des plus grands personnages, se permettant un ton de moquerie et de dérision… » Jeanne se moquait d’eux, en effet, même sur l’échafaud. Ils la montraient du doigt : « Voyez donc, elle rit ! » Cette gentille gamine de France les affole, de son rire clair.

Précisément parce qu’elle était « Française, » elle ne voyait pas seulement la France : l’esprit de propagande, inné à la race, était en elle. Elle rêvait de répandre, au loin, le flot d’action et de dévouement qui gonflait son cœur. Son œuvre d’abord, certes ! Mais, après, se serait-elle arrêtée là ? Elle avait écrit aux Hussites ; elle avait signalé au Duc de Bourgogne l’approche des « Sarrasins. » En elle retentissaient toutes les plaintes de la chrétienté misérable ou menacée. La paix dans le royaume, la paix dans l’Église, puis la grande pensée de toute la chrétienté en péril, la croisade !… Ces belles âmes n’atteignent jamais la limite de leur efficacité.

Bornons-nous à l’œuvre accomplie.

Que Jeanne soit venue au temps exact où elle est venue, c’est-à-dire quand le moyen âge s’achevait et les temps modernes commençaient ; qu’elle ait réparé ce qu’elle a réparé, c’est-à-dire les désastres de la guerre de Cent ans et le désordre de l’Eglise en sauvant la France ; qu’elle ait réalisé, elle-même, l’âme française, vivacité, éclat, gaieté, sobriété, courage ; que son héroïsme et son martyre aient rétabli, à la fois, l’autorité et la liberté, en détruisant le mécanisme alourdi des deux aristocraties laïque et ecclésiastique ; qu’en rendant une vie nouvelle à la royauté de saint Louis, elle ait sauvegardé la pensée antique, catholique et méditerranéenne, maintenu Rome, contenu Luther ; que, par elle, la France de François Ier, de Louis XIV et de la Révolution ait été possible, pour l’étonnement et la splendeur du monde ; que l’idéal ait été préservé, que la vocation ail triomphé dans l’action et parmi les flammes, l’ensemble de ces événemens forme un tout à la fois réel et surhumain où se découvre, incontestablement, quelque chose des lois mystérieuses qui président à l’existence de l’humanité, quelque chose de divin et de providentiel, si le divin est ce qui dépasse et domine la raison et si la Providence c’est l’ordre.

Mais la portée extraordinaire de l’apparition de Jeanne d’Arc s’affirme, en outre, par ceci que la leçon de sa vie et de sa mort n’est pas épuisée : elle dure et elle durera longtemps encore.

De même qu’il a fallu trois ou quatre siècles pour que la parole du Christ perçât la croûte des inattentions et des négligences du monde, de même l’œuvre de Jeanne d’Arc ne se fera connaître que lentement. L’Eglise l’a mise sur ses autels ; mais la science et la philosophie la réclament aussi : car elles se corrigeront, s’humaniseront, s’agrandiront, rien qu’en essayant d’expliquer cette âme et de lui arracher son secret.

La pensée française, sauvée par elle, lui consacrera un culte perpétuel de souvenirs, de recherches et de piété. Le moindre incident de cette existence exemplaire sera commenté, étudié, dans sa réalité immédiate et dans son sens profond : on verra que mille choses humaines inconnues se rapportent à la mesure de cette âme.

Une telle exégèse est à ses origines ; elle se développera, comme la science de l’homme elle-même, beaucoup au-delà de ce qu’il nous est possible de prévoir. Déjà on sent combien les recherches nouvelles élargissent le champ de l’histoire et de la méditation, en portant, d’un seul coup, l’humain jusqu’au divin.

Jeanne continuera à émouvoir l’art, la littérature, la science, sans que ni l’art, ni la littérature, ni la science puissent l’atteindre et l’embrasser définitivement.

La culture grecque, latine, chrétienne, méditerranéenne, gardée en Europe, transportée sur d’autres continens, ne périra pas : elle reprendra son éclat un instant éclipsé. Il ne peut pas se faire qu’elle manque à l’humanité. Par-là se rétabliront, dans la vie universelle, les grands équilibres, les grandes réconciliations, les sages et loyaux apaisemens. Le juste sera pris comme juste et le vrai comme vrai. L’autorité et la liberté, l’individuel et le général retrouveront leurs limites respectives et leur pondération indispensable. L’humanité n’est pas condamnée à se déchirer toujours faute de règle, à errer faute de guide, à se tromper faute de mesure. Or, tout cela est dans l’héritage antique, et l’avenir saura ce qu’il doit à Jeanne de le lui avoir conservé.

Jeanne a fourni, à l’humanité du XVe siècle et à l’humanité future, l’instrument du salut, en tirant du péril la plus grande et la plus noble des traditions humaines ; elle a renoué la chaîne des temps ; elle a confié le passé à l’avenir. Elle a été « l’ange » de la Renaissance, la messagère de l’ordre nouveau, portant en la main la fleur de lys. Nous ne sommes qu’à l’aube des jours qui verront se développer, indéfiniment, sa « mission. »


GABRIEL HANOTAUX.

  1. Copyright by Gabriel Hanotaux.
  2. Voyez la Revue des 15 mai, 1er et 15 juin, 1er et 15 juillet.
  3. Les causes de nullité abondent. En voici quelques-unes relevées par l’abbé U. Chevallier, s’appuyant sur les règles du tribunal de l’Inquisition : 1° La compétence territoriale de Cauchon comme évoque de Beauvais était douteuse. — 2° Jeanne déclina la compétence personnelle de Cauchon et du tribunal comme suspects de partialité contre elle. Cauchon répondit : « Le Roi m’a ordonné de faire ce procès ; je le fais. » — 3* L’inquisiteur et les assesseurs n’assistèrent pas à toutes les séances ; cette assistance était obligatoire. — 4° On devait, d’après le droit canon, donner à l’accusée un défenseur. Les pièces du procès devaient lui être communiquées par écrit. — 5° Comme mineure, elle devait avoir un curateur dont l’absence rendait le procès nul. — 6° Dans les causes de cette nature, l’évêque devait procéder lui-même à tous les interrogatoires. Et, enfin, ces deux causes capitales et qui couronnent tout : — 7° L’accusée et le tribunal lui-même, par la pression des Anglais, manquèrent de la liberté nécessaire ; — 8° l’appel au Pape fut méprisé à l’encontre du droit canonique et de l’usage. Abbé U. Chevallier, l’Abjuration de Jeanne d’Arc, 1902 (p. 32-34).
  4. Voyez pour l’aspect des lieux, l’ensemble des documens iconographiques réunis, par M. le chanoine Henri Debout, dans son important ouvrage : La Bien heureuse Jeanne d’Arc (t. II, p. 129 et suiv.).
  5. C’est l’opinion de M. le comte de Maleissye, qui doit publier, bientôt, une étude sur ce point, avec les fac-similé des lettres signées par Jeanne.
  6. Procès (III, 55).
  7. « Elle était si simple, dit plus tard Jean Miget, un des juges, qu’elle pensait que les Anglais ne voulaient pas sa mort et qu’ils finiraient par la rendre pour une somme d’argent. » (Procès, III, p. 131.)
  8. Procès (I, 185). La lettre est adressée « à l’Empereur, aux rois, ducs et autres princes de toute la chrétienté. »… C’est beaucoup pour une bergère, une femmelette, muliercula, comme dit leur latin ; elle est datée de Rouen, 8 juin 1431. — On écrivit, en même temps « aux prélats et seigneurs du royaume de France ; » la lettre est probablement aussi du 8 juin, quoique l’imprimé porte 28. — En outre, l’Université de Paris, qui n’avait pas le temps de transmettre au Pape l’appel de la Pucelle, écrit en cour de Rome, au Souverain Pontife et au collège des cardinaux pour les informer que Jeanne a été condamnée et a péri. Il serait intéressant de savoir si on retrouve ces lettres aux archives du Vatican. — Le texte de ces lettres présentant la plus grande analogie avec les lettres envoyées de la part du roi d’Angleterre, il est probable qu’elles ont été rédigées de la même main, soit par Thomas de Courcelles, soit par Cauchon.
  9. Religieux de Saint-Denys (t. VI, p. 433).
  10. Sur tous ces points, voyez les détails dans les articles de M. Germain Lefèvre-Pontalis, Bibliothèque de l’École des Chartes, 1895-1896.
  11. Shakspeare, le Roi Henri VI (acte V, scène IV.)
  12. Le roi Henri V (acte IV, scène I).
  13. Abbé Guettée, Histoire de l’Église de France (t. VII, p. 292). — Cf. Noël Valois, la France et le grand Schisme (t. IV, p. 310-312).
  14. C’est surtout au Concile de Bâle que l’on voit bien les trois thèses en présence : la thèse autocratique pontificale, en la personne d’Eugène IV qui, après avoir signé la capitulation aristocratique, dissout de son autorité le concile avant qu’il ne soit rassemblé (Réunion du concile, 23 juillet 1431 ; dissolution 18 décembre 1431) ; 2° la thèse aristocratique qui prétendait subordonner le Pape au Collège des cardinaux et au Concile général ; 3° la thèse démocratique, consignée dans les deux règlemens du 29 avril et du 26 septembre 1432, qui assure, dans le concile, une majorité écrasante au bas clergé et lui subordonne le Pape et le haut clergé. Voyez la thèse de Nicolas de Cusa dans Pastor, Histoire des Papes (t. I, p. 292-297). « Il est impossible de mesurer le danger que coururent alors la Papauté et l’Église, » dit Pastor. — On est mal renseigné sur l’attitude des Congrégations. Sainte Françoise Romaine conseilla au Pape de céder : ce qu’il fit, comme on sait, au début.
  15. M. N. Valois dit : « Ce que cette sentence pouvait avoir d’irrégulier ne tarda pas à être suppléé par le condamné lui-même. Balthazar Cossa (Jean XXIII) acquiesça entièrement au jugement du concile qu’il déclara ne pouvoir faillir, ratifia lui-même, « de son propre mouvement, » la sentence qui le déposait. Ainsi, celui des trois Papes qui tombait, le premier, sous les coups de l’Assemblée était celui-là même qui l’avait convoquée, ouverte et présidée… » La France et le grand Schisme (t. IV, p. 312).
  16. Voyez Noël Valois, Histoire de la Pragmatique Sanction de Bourses, 1906, p. XXXIII ; et mon étude Essai sur les libertés de l’Église gallicane, 1888, p. XXXV-XL. — Sur les sentimens de Martin V à l’égard du duc de Bedford, du Duc de Bourgogne, de P. Cauchon, voyez l’ensemble des documens émanant de ce Pape et publiés par Siméon Luce, Jeanne d’Arc à Domremy (p. 127, 149, 191, etc.).
  17. Apparition de maître Jehan de Meun, cité par N. Valois, la France et le Schisme (t. IV, p. 495).
  18. « Et disoit-on que iceulx Anglois estoient païés de l’argent du Pape ; et que icelluy cardinal les devoit mener sur une manière de gens qu’on appeloient Boesmes, ès parties d’Allemaigne ; et toutes fois furent emploies yceulx Anglois par l’ordonnance d’icelluy cardinal contre le roy de France. » Jean Chartier, dans Procès (IV, p. 81). — « L’armée du duc de Bethford feust accreuc de quatre mille Anglois que son oncle, le cardinal d’Angleterre, avoit amenée de delà la mer, soubz couleur de les mener contre les Boesmes hérites ; mais mentant ses promesses, les mist en besongne contre les François très vrays chrestiens, combien qu’ils eussent esté soudoïéz de l’argent de l’Église. Journal du siège d’Orléans (Procès, IV, p. 191). — Voyez dans Rymer (t. V, p. 424), les articles de « l’appointement conclu entre le Conseil d’Angleterre et le cardinal pour convertir l’armée de la foi en une levée contre la France. » — Cfr. Morosini (III, 137).
  19. Les Pères Belon et Balme, auteurs du livre remarquable sur Bréhal et la Réhabilitation de Jeanne d’Arc, ont probablement des raisons de porter cette appréciation sur l’attitude de Rome : « La cour de Rome, circonvenue par les mêmes procédés de renseignemens équivoques et de sollicitations puissantes, se défendit d’intervenir dans une question sur laquelle deux nations catholiques étaient divisées. » Et encore : « Suivant sa tradition de prudente expectative, Rome s’appliquait à tenir la balance égale entre les deux peuples chrétiens. » (P. 5 et 6.)
  20. « Aucune mesure, dit Pastor, si violente qu’elle fût, ne rencontrait d’opposition de la part de la majorité, composée pour la plus grande partie de Français, pourvu qu’elle fût dirigée contre le Pape ; les fanatiques saisissaient avidement toutes les occasions de faire sentir au Pape leur puissance et leur morgue hautaine. Un jour, en pleine session, l’archevêque de Tours (Coëtquis) dévoila avec franchise le but poursuivi : « Il faut, dit-il, arracher le Saint-Siège apostolique des mains des Italiens ou le dépouiller de telle façon que peu importe, ensuite, aux mains de qui il restera. » Æneas Sylvius, dans Pastor, Histoire des Papes (t. I, p. 295 et s.).
  21. Procès (I, p. 83).
  22. C’est la thèse, tant raillée et si forte malgré quelques exagérations, de Henri Martin. — Elle a été reprise, de nos jours, avec des argumens nouveaux et dans un développement original par le colonel Biottot : les Grands Inspirés devant la science, Jeanne d’Arc, Flammarion, 1 vol. in-12.