Jeanne d’Arc et les Ordres mendiants

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Revue des Deux Mondes tome 45, 1881
Siméon Luce

Jeanne d’Arc et les ordres mendians


JEANNE D'ARC
ET
LES ORDRES MENDIANS

Jeanne d’Arc n’est pas seulement le type le plus achevé du patriotisme, elle est encore l’incarnation de notre pays dans ce qu’il a de meilleur. Il y a dans la physionomie de l’héroïne du XVe siècle des traits qui la rattachent à la France de tous les temps, l’entrain belliqueux, la grâce légère, la gaité primesautière, l’esprit mordant, l’ironie méprisante en face de la force, la pitié pour les petits, les faibles, les malheureux, la tendresse pour les vaincus. De tels dons appartiennent pour ainsi dire à notre tradition nationale, et la libératrice d’Orléans les a possédés à un si haut degré que cette face de son génie a frappé la plupart de ses historiens.

Mais il y a d’autres traits de la physionomie de Jeanne d’Arc, — non moins touchans, quoiqu’ils nous semblent aujourd’hui un peu étranges, — qui portent l’empreinte particulière et comme la marque, non-seulement de la France du XVe siècle, mais même des quatre ou cinq années, d’un caractère très original, qui ont précédé sa mission. Et ce que l’on remarque au premier abord, lorsqu’on l’étudié de ce point de vue, c’est l’influence prépondérante que les moines les plus populaires de la fin du moyen âge, les religieux mendians, paraissent avoir exercée sur la nature de sa dévotion et aussi, dans une certaine mesure, sur l’éveil de sa vocation patriotique. Nous croyons avoir comblé une lacune en recherchant curieusement les traces de cette influence, et nous offrons ici au public le résultat de nos recherches. Toutefois, le lecteur voudra bien ne pas se méprendre sur le but que nous avons poursuivi. Montrer en effet que la Pucelle a trouvé dans le milieu où elle a vécu quelques-uns des élémens de son inspiration, ce n’est diminuer, à le bien prendre, ni son mérite, ni sa grandeur.


I

L’histoire des ordres mendians au moyen âge est un drame dont la rivalité entre les dominicains ou frères prêcheurs et les franciscains ou frères mineurs forme l’intrigue. Les prêcheurs, dits en France jacobins à cause de leur couvent de la rue Saint-Jacques, l’emportaient généralement par la science sur les religieux, des autres ordres. Fiers d’avoir compté dans leurs rangs saint Thomas d’Aquin, ils s’attribuaient au sein de l’église une sorte de suprématie théologique. Aussi, dans les conciles comme à la barre des tribunaux ecclésiastiques, à la cour des princes comme dans les chaires des universités, brillaient-ils partout au premier rang. Moins savans et moins familiers avec les grands de la terre, les franciscains étaient en revanche beaucoup plus mêlés à la vie de tous que les dominicains. Laissant à ceux-ci la primauté dans le domaine du haut enseignement, ils s’adonnaient surtout à la prédication populaire, où ils n’avaient pas de rivaux. Animés d’un zèle vraiment apostolique, ils se tournaient aussi avec ardeur vers ce que nous appelons aujourd’hui les missions étrangères, et les noms des religieux de cet ordre sont en majorité sur la liste des évêques in partibus infîdelium aux XIVe et XVe siècles. Ce rôle d’apôtres des gentils, entouré de cet attrait de l’inconnu qui frappe toujours l’imagination de la foule, ne contribua pas peu à accroître leur popularité. Gardiens du tombeau du Christ, il n’y avait pas de pays barbare où ils n’eussent pénétré. Une terre nouvelle n’était pas plus tôt découverte que là milice franciscaine, vaillante troupe d’avant-garde, s’empressait d’y porter la parole de Dieu. C’est ainsi que des cordeliers, ayant à leur tête Jean de Baeza, vicaire apostolique, avaient fait partie de l’expédition du Normand Jean de Béthencourt aux îles Canaries, en 1417 ; ils avaient même fondé dans la plus’ importante de ces îles, à Forteventura, une église que le pape Martin V érigea en évêché, le 20 novembre 1424, au profit de frère Martin de Las Casas.

Tandis que les frères mineurs se couvraient de gloire dans ces missions lointaines, les frères prêcheurs au contraire compromettaient leur crédit dans de vaines et imprudentes discussions théologiques. Dès la fin du XIVe siècle, en 1387, le célèbre procès de Jean de Montson, où les jacobins renouvelèrent d’un commun accord leurs déclarations antérieures contre l’immaculée conception, le dogme favori des franciscains, ce procès, disons-nous, leur avait attiré une condamnation solennelle et les avait fait exclure pendant seize ans des cours de l’Université de Paris. Ils avaient été en outre, à l’occasion de ce scandale, expulsés de la cour par Charles VI et Louis, duc d’Orléans, frère du roi, qui jusqu’alors avaient eu l’habitude de choisir leurs confesseurs dans les rangs de la grande famille dominicaine. Seuls entre tous les princes du sang, les ducs de Bourgogne avaient continué de vivre dans l’intimité des frères prêcheurs et de leur témoigner une faveur inaltérable. Quatre religieux de cet ordre, Guillaume de Valan, évêque de Bethléem ; Martin Porée, évêque d’Arras ; Jean Marchand et Laurent Pignon ou Pinon, évêques de Bethléem, furent successivement les confesseurs de Philippe le Hardi, de Jean sans Peur et de Philippe le Bon. Il ne faut donc pas s’étonner si le fameux docteur Jean Petit, l’apologiste effronté de l’attentat commis par Jean sans Peur sur le duc d’Orléans, appartenait à l’ordre de Saint-Dominique : on saisit maintenant le curieux concours de circonstances qui amena les jacobins à se faire les soutiens et les fauteurs de la cause bourguignonne.

L’effet naturel de cette alliance fut de resserrer les liens qui unissaient déjà les frères mineurs aux chefs du parti armagnac. Le prince qui prit la plus grande part à l’organisation de ce parti, Jean, duc de Berry, avait alors pour confesseur Jean Arnaud, franciscain de la province de Touraine et du couvent de Niort. Après la mort du vieux duc, Yolande d’Aragon, reine de Sicile, duchesse d’Anjou, belle-mère du dauphin Charles, depuis Charles VII, exerça sur ce jeune prince une véritable tutelle et fut l’âme du parti qui soutenait son gendre. Dans ce XVe siècle grossier et bas, la reine Yolande paraît avoir été une personne d’une distinction exquise. Fille de Jean Ier, roi d’Aragon, et d’Yolande de Bar, petite-fille du côté maternel de Robert, duc de Bar, et de Marie, la plus lettrée des sœurs de Charles le Sage, Yolande joignait à la solidité barroise, à la vivacité et à l’énergie catalanes la courtoisie gracieuse de la maison de France. Elle était renommée pour la ferveur de sa piété non moins que pour la finesse de son intelligence et devait prouver une fois de plus qu’une dévote qui a de l’esprit est le plus consommé des diplomates. Avant comme après le décès de Louis II, son mari, qu’elle perdit le 29 avril 1417, la reine de Sicile vécut dans un étroit commerce avec les cordeliers du couvent d’Angers et se plut à montrer une préférence marquée pour les religieux de l’ordre de Saint-François. Pendant sa régence surtout, elle ne cessa de combler cet ordre des plus insignes faveurs. On vit alors les merveilles d’Assise se renouveler jusqu’à un certain point dans la capitale de l’Anjou. Le couvent des franciscains de cette ville devint le centre d’une propagande pieuse. Yolande elle-même et les plus grandes dames de sa cour venaient s’y exercer à la mortification et à la pratique de toutes les vertus chrétiennes. C’est là qu’après avoir donné ses biens aux pauvres, la bienheureuse Jeanne-Marie de Maillé, franciscaine du tiers ordre, commença à édifier le monde par ses austérités et à l’étonner par ses miracles. Grâce à la protection d’Yolande, grâce à l’exemple donné par Marie de Maillé et par la célèbre Colette, abbesse du couvent de Besançon et réformatrice des clarisses ou religieuses franciscaines, le mysticisme exalté de saint François eut une renaissance et se mit à refleurir dans des milliers d’âmes qui exhalèrent les plus doux parfums.

Il ne faudrait pas croire que le goût personnel de la reine Yolande fût l’unique cause de sa prédilection pour les cordeliers. Le dévoûment aux intérêts de l’ordre de Saint-François était de vieille date une des traditions les plus chères à la dynastie angevine. En souvenir de saint Louis de Marseille, de la maison royale de Sicile, mort en 1297 sous l’habit des frères mineurs et canonisé en 1317 par le pape Jean XXII, en souvenir de ce saint et vénéré personnage, les rejetons des deux maisons d’Anjou-Sicile et d’Aragon, qui se disputèrent avec acharnement, de 1419 à 1443, la succession de la reine Jeanne de Naples, avaient la prétention les uns et les autres d’appartenir en quelque sorte par droit de naissance à la famille franciscaine. De là vient que plusieurs princes et princesses de ces deux maisons, dont les mausolées subsistent encore, ont tenu à honneur de s’y faire représenter sous le costume de l’ordre de Saint-François. Il y eut même des infans et des infantes d’Aragon qui prononcèrent des vœux et embrassèrent la règle franciscaine. Au commencement du XVe siècle, une cousine de la duchesse d’Anjou, nommée aussi Yolande, commencement était abbesse du couvent des clarisses de Valence. La reine de Sicile resta toute sa vie fidèle à ces traditions et les transmit à ses enfans. En 1423, on trouve à la cour de Marie d’Anjou, en qualité de confesseur, un cordelier appelé frère Jean Raphaël, qui fut alors chargé de négociations importantes auprès du pape Martin V. De 1407 à 1435, on constate sans peine dans le recrutement de l’épiscopat le contrecoup de ces préférences princières pour l’un ou l’autre des deux ordres mendians entre lesquels se partageait surtout la faveur publique. Pendant cette période, plusieurs frères prêcheurs attachés à la maison des ducs de Bourgogne obtiennent d’importantes prélatures, tandis que des frères mineurs occupent un certain nombre de sièges épiscopaux, grâce à la protection des chefs du parti armagnac. Ce double courant d’influence paraît s’être fait sentir jusque dans le chou des inquisiteurs de la foi, quoique cet office purement ecclésiastique fût exclusivement à la nomination du saint-siège. Il est du moins remarquable que, dans le même temps où le dominicain Jean Graverent se voyait attribuer la répression de l’hérésie dans la France anglo-bourguignonne, c’était au contraire à des franciscains, à Antoine Ailland, à Pons Feugeyron, à Pierre Fabre, que les papes Benoît XIII et Martin V déléguaient successivement leurs pouvoirs en matière de foi dans le Lyonnais, le Dauphiné et la Provence, pays soumis à l’autorité de Charles VII ou de sa belle-mère Yolande.

La reine de Sicile et le roi de France son gendre accordèrent une protection toute spéciale aux franciscains dits de l’observance. Les observans étaient ainsi appelés parce qu’ils faisaient profession d’observer plus strictement que les autres franciscains, connus sous la dénomination de conventuels, la règle de Saint-François. Née en Italie, où Paulet de Foligno en avait semé les premiers germes dès 1368, fécondée et propagée dans les premières années du XVe siècle par les prédications enthousiastes de Bernardin de Sienne, l’observance n’avait pas tardé à se répandre dans les diverses parties de la chrétienté. En France notamment, cette réforme avait fait les progrès les plus rapides, surtout dans les provinces centrales, où la reine Yolande, pour des motifs politiques que nous indiquerons tout à l’heure, en avait favorisé le développement de tout son pouvoir. À l’époque de Jeanne d’Arc, le Maine, l’Anjou, le Poitou et la Touraine ne possédaient pas moins de six couvens d’observans, ceux de Laval, de Bressuire, de Cholet, d’Amboise, de Fontenay-le-Comte et un sixième dont nous ne connaissons que le nom latin et qui était situé à huit lieues de Poitiers. La fondation de la plupart de ces couvens remontait à quelques années seulement, et la duchesse d’Anjou ou les dames de sa cour y avaient présidé. La maison de Cholet, fondée en 1406 par Marie de Montalais, était considérée comme la maison mère de tous les observans de France, et un chapitre général de l’ordre s’y était tenu le 29 janvier 1419. Quelques années auparavant, en 1414, un autre couvent d’observans avait été établi à Varennes, au diocèse de Reims, par le cardinal Louis de Bar, oncle maternel de la reine Yolande. C’est également pendant les années qui précédèrent ou suivirent immédiatement l’apparition de la Pucelle que Moulins, Aigueperse, Castres, le Puy virent s’élever, avec le concours des princes de la maison de Bourbon et sous les auspices de Colette de Corbie, des couvens de religieuses franciscaines de l’observance, dites en France colettines, du nom de la grande réformatrice de l’ordre de Sainte-Claire. Les clarisses réformées eurent aussi leur part des faveurs des princes angevins, car nous savons que l’observance fut introduite dès 1431 dans le monastère fondé, en 1420, à Pont-à-Mousson, par René d’Anjou, duc de Bar, fils cadet de la reine de Sicile.

Si l’on considère tout cet ensemble de faits, on sera tenté de croire qu’il y eut comme un pacte d’alliance tacite, mais intime, entre la maison d’Anjou et par suite celle de France, d’une part, les religieux franciscains et particulièrement les cordeliers de l’observance, de l’autre, pendant la première moitié du XVe siècle. Sans méconnaître ici l’influence de la rivalité séculaire entre les deux principaux ordres mendians, c’est surtout dans les intérêts des princes angevins en Italie qu’il faut chercher la véritable explication de cette alliance. En 1420, Louis III d’Anjou, fils aîné de la reine Yolande, cédant à l’invitation du pape Martin V, s’était décidé à passer en Italie pour y faire valoir ses prétentions sur le royaume de Naples. Le souverain pontife, qui était un Colonna, appartenait à une famille attachée par tradition au parti des princes français dans la péninsule. D’ailleurs, il ne voyait dans Alphonse V, compétiteur de Louis d’Anjou, que le partisan obstiné de Pierre de Luna, auquel le roi d’Aragon avait donné asile dans ses états après les deux dépositions prononcées contre Benoît XIII par les conciles de Pise et de Constance. En outre, il ne pouvait pardonner à ce prétendant d’avoir entièrement dépouillé le saint-siège de la collation des bénéfices dans les Deux-Siciles. Aussi Louis III, battu dans plusieurs rencontres par son rival, avait trouvé asile à Rome, et bientôt même, sur les pressantes instances du pape, avait été adopté, le 21 juin 1423, par la reine Jeanne de Naples. L’anti-pape Benoît XIII étant venu à mourir l’année suivante, Alphonse V avait reconnu son successeur, Gilles de Mugnos, élu par les deux cardinaux de l’obédience de Pierre de Luna. C’était une déclaration de guerre au pontife romain, et Martin V avait répondu à cet acte d’hostilité en redoublant d’efforts pour ruiner de fond en comble l’influence du roi d’Aragon dans les Deux-Siciles. Non content de mettre au service de Louis d’Anjou la redoutable épée de François Sforza, le pape avait servi non moins utilement les intérêts du prince français en déchaînant contre l’Aragonais la fougueuse et triviale éloquence des religieux de l’ordre de Saint-François. Cet ordre jouissait alors en Italie, principalement dans le sud de la péninsule, d’une popularité sans égale. Quelques années auparavant, un de ses membres, le Candiote Pierre Philarge, avait ceint la tiare sous le nom d’Alexandre V. Au moment où éclata la lutte entre Louis d’Anjou et Alphonse d’Aragon, trois religieux remplissaient l’Italie du bruit de leurs prédications et de la renommée de leurs vertus, et ces trois religieux, Bernardin de Sienne, Jean Capistran et Mathieu Cimarra, étaient des franciscains de l’observance. Deux d’entre eux, Capistran et Cimarra, tiraient leur origine, le premier d’Aquila, dans les Abruzzes, le second de la Sicile. Cette circonstance dut ajouter encore à l’effet produit par l’ardente parole de ces saints personnages lorsqu’on les vit entreprendre une sorte de croisade en faveur du prince angevin contre son impie rival resté l’unique défenseur du schisme qui déchirait l’église depuis un demi-siècle.

L’effet de cette propagande fut d’autant plus profond que, grâce à la connivence du pape Martin V, la politique angevine en Italie exploita à son profit, depuis 1420 jusqu’au 26 juillet 1429, date de la renonciation d’Alphonse V au schisme, l’un des mouvemens religieux les plus originaux et les plus puissans de la fin du moyen âge. Comme, en 1428 et 1429, l’agitation patriotique contre les Anglais mit à profit ce même mouvement dans notre pays, aussitôt que les cordeliers de l’observance l’y eurent propagé, il importe de l’étudier au-delà des monts, où l’on en trouve le point de départ, si l’on veut bien saisir l’étrange physionomie de frère Richard et remonter à la source de l’un des courans dont s’est alimenté le génie de Jeanne d’Arc.


II

Dès les premières années du XVe siècle, un dominicain catalan, le fameux Vincent Ferrier, avait remué l’église et agité les imaginations d’une indicible terreur. Il annonçait dans le style et avec le geste des anciens prophètes d’Israël la prochaine venue de l’Antéchrist. Les prédictions du saint homme avaient eu d’autant plus de retentissement dans les âmes que la chrétienté, déchirée au dedans par le schisme, menacée au dehors par les armes victorieuses des Turcs, saignait alors des plus mortelles blessures. Aussi, sous les foudres d’éloquence de ce sombre Espagnol, les angoisses de l’an mille avaient jusqu’à un certain point ressaisi le monde.

Après la mort de Vincent Ferrier, la doctrine qu’il avait prêchée avait retrouvé un interprète non moins puissant dans la personne d’un autre dominicain, nommé Mainfroi de Verceil. Vers 1420, ce dernier parcourait l’Italie septentrionale d’où il était originaire ; il se faisait suivre d’une foule en haillons que sa parole avait pour ainsi dire affolée. Tel était l’effet produit par ses prédications que les enfans abandonnaient leurs parens, les femmes leurs maris, pour s’attacher à ses pas. Il se présenta un jour à Florence, avec cette escorte, devant le pape Martin V, qui en fut effrayé et se hâta de prendre les mesures les plus sévères pour calmer cette effervescence.

Comme, Vincent Ferrier avait dit que l’Antéchrist était ne en 1403, les années qui se succédaient ne faisaient qu’accroître la terreur des populations. Cette terreur était arrivée à son comble en 1425, principalement dans cette partie de l’Italie qui avait retenti des sinistres prédictions de Mainfroi de Verceil. Ce fut alors qu’un franciscain de l’observance, le célèbre Bernardin de Sienne, eut l’idée de recommander aux fidèles un procédé facile et en quelque sorte matériel de dévotion propre à calmer leur épouvante. Ce procédé consistait à rendre un culte extérieur au nom de Jésus, à tous les signes visibles, à toutes les représentations matérielles de ce nom. Bernardin portait partout avec lui une image où le mot Jésus se détachait en lettres d’or au milieu d’une gloire ; et quand il avait fini de prêcher, il présentait cette image aux fidèles en les invitant à se mettre à genoux et à l’adorer. Quiconque avait soin de se munir d’une image de ce genre et d’en orner sa demeure pouvait défier toutes les puissances du mal. Peu importait la venue imminente de cet Antéchrist dont on parlait tant : l’adorateur du nom de Jésus n’avait rien à craindre de lui.

Bernardin eut un succès immense et fut bientôt le prédicateur le plus populaire de toute l’Italie. Les franciscains ou cordeliers, rivaux naturels des frères prêcheurs, mirent d’autant plus de zèle à répandre ce nouveau mode de dévotion que le saint religieux qui l’avait introduit était une des gloires de leur ordre et qu’ils réduisaient ainsi presque à rien le prestige de la doctrine dominicaine de l’Antéchrist. Deux des principaux disciples de Bernardin de Sienne, le Napolitain Jean Capistran et le Sicilien Mathieu Cimarra, contribuèrent surtout à propager, chacun dans le pays d’où il tirait son origine, la doctrine du maître. Ils y apportèrent même une modification importante en faisant prévaloir l’usage de joindre dans une adoration commune les deux noms de Jésus et de Marie. Sous l’influence de leurs prédications, la coutume s’établit dans l’Italie méridionale de décorer du nom de Jésus la façade des habitations, et de nombreux couvens s’élevèrent, en Sicile surtout, sous le vocable de Sainte-Marie de Jésus.

Faut-il compter parmi les ancêtres de Bernardin de Sienne ces pauvres du Christ, vulgairement appelés jésuates, que l’on vit apparaître au-delà des monts dès la seconde moitié du XIVe siècle et qui reconnaissent pour fondateur Jean Colombin, originaire de Sienne comme Bernardin ? Nous n’oserions l’affirmer, bien que le nom des adeptes de ce petit ordre religieux semble indiquer une dévotion particulière au nom de Jésus et qu’une bulle du pape Martin V en leur faveur, datée du 21 octobre 1428, ait suivi presque immédiatement l’approbation, en cour de Rome, des pratiques pieuses recommandées par le prédicateur franciscain. Les jésuates avaient pour armes un nom de Jésus avec des rayons d’or en champ d’azur et au-dessous une colombe blanche, par allusion à leur fondateur saint Jean Colombin. Jeanne d’Arc, qui subit profondément, comme nous le montrerons tout à l’heure, l’influence de la dévotion au nom de Jésus propagée par Bernardin de Sienne, eut des armoiries personnelles, dont un chroniqueur de la première moitié du XVe siècle nous a donné la description. « Elle fit faire, dit le greffier de l’hôtel de ville de La Rochelle, au lieu de Poitiers, son étendard, où il y avait un écu d’azur, et un coulon (pigeon) blanc était dans cet écu, lequel coulon tenait un rôle en son bec où il y avait écrit : « De par le roi du ciel. » Il résulte avec évidence de ce curieux rapprochement que la Pucelle adopta pour ses armes personnelles les armes mêmes des jésuates ou colombins. On en peut conclure aussi, non-seulement qu’il y avait une parenté étroite entre les dévots de l’école de Bernardin de Sienne et leurs prédécesseurs les jésuates, mais encore que, de l’Italie, son berceau, la nouvelle dévotion se répandit en quelques années dans les autres contrées de l’Europe.

Il était impossible que des succès aussi prompts, aussi éclatans, n’éveillassent point la jalousie des autres ordres mendians et surtout de l’ordre des dominicains. Une lutte ardente s’engagea entre Mainfroi de Verceil et Bernardin de Sienne, entre l’antéchristisme et son antidote, la dévotion au nom de Jésus. Au commencement de 1427, Bernardin prêchait le carême à Viterbe, lorsqu’il fut invité par le saint-père à se rendre immédiatement à Rome pour y répondre à une accusation d’hérésie. On avait dénoncé au pape Martin V, comme entachée d’idolâtrie, cette dévotion aux images ou représentations matérielles du nom de Jésus que le pieux cordelier s’efforçait d’introduire. Les principaux auteurs de ces dénonciations étaient des frères prêcheurs et des ermites de Saint-Augustin, qui avaient compulsé avec le plus grand soin tous les écrits de Bernardin de Sienne afin d’y trouver des chefs d’accusation contre lui. Les cordeliers, comprenant qu’on les voulait frapper dans la personne du plus illustre d’entre eux, se levèrent tous comme un seul homme pour détourner le coup qui les menaçait. Jean Capistran et Mathieu Cimarra accoururent à Rome, où ils avaient à cœur de concourir à la défense de leur maître.

Capistran, dont la foi enthousiaste devait, trente ans plus tard, faire reculer devant Belgrade les hordes de Mahomet II, Capistran se trouvait alors à Aquila, sa patrie. Aussitôt qu’il apprend l’accusation qui pèse sur Bernardin de Sienne, il arbore une bannière où resplendit le nom de Jésus et décide sans peine un certain nombre d’habitans de sa ville natale à le suivre. En chemin, son escorte se grossit peu à peu de tous les fidèles zélés qu’il rencontre et qu’il entraîne sur ses pas. Lorsqu’il fait son entrée dans Rome, cette escorte est devenue une armée. Capistran, qui porte la sainte bannière, s’avance le premier, et ses prosélytes le suivent en chantant un cantique composé en l’honneur du nom de Jésus. Une multitude exaltée exerce presque toujours sur une autre foule qui la contemple une attraction plus ou moins communicative. Électrisés par ce spectacle, les Romains eux-mêmes s’empressent de se joindre à la manifestation et la rendent ainsi plus imposante.

De tels détails ont leur prix et méritaient peut-être une mention parce qu’ils donnent la mesure de la popularité dont jouissait déjà la dévotion mise en cause. Du reste, l’issue du procès de 1427 fut entièrement favorable à Bernardin de Sienne, à la suite d’un débat contradictoire, la cour de Rome reconnut solennellement l’orthodoxie des pratiques recommandées par le prédicateur de Viterbe, et le culte extérieur rendu au nom de Jésus, soit seul, soit associé au nom de Marie, fit dès lors partie intégrante de la liturgie catholique.

La victoire remportée par Bernardin de Sienne sur ses adversaires fut considérée par les frères mineurs comme un triomphe de l’ordre tout entier. Le 8 juin 1427, un chapitre général se tint à Verceil, au diocèse de Casal, où l’on proclama solennellement ce triomphe. Les vicaires provinciaux, les prieurs de couvens, les simples religieux qui assistèrent au chapitre de Verceil, furent invités à user de toute leur influence afin de propager dans les diverses parties de la chrétienté la dévotion au nom de Jésus. Entraînés par l’exemple de leurs frères d’Italie, les observans cismontains se mirent aussitôt à l’œuvre pour répandre autour d’eux cette dévotion nouvelle ; et l’on s’expliquera la digression, trop longue peut-être, où nous nous sommes laissé entraîner dans les pages qui précèdent, si nous ajoutons que l’un des missionnaires qui se dévouèrent en France à la propagande franciscaine, le seul dont l’histoire ait conservé le souvenir, fut le célèbre frère Richard.


III

C’est au moment où, grâce aux actives démarches de Jean l’Aiguisé, évêque de Troyes, les prélats de la province de Sens venaient de se réunir en synode à Paris pour s’opposer à la levée d’un double décime mis par Bedford sur le clergé de France, que l’on entend parler pour la première fois de ce personnage dont les sermons ne tardèrent pas à inspirer de l’ombrage à l’administration anglaise, parce qu’on y trouvait comme un écho des sentimens qui animaient alors le haut clergé contre les envahisseurs. Prononcés du 16 avril au 10 mai 1429, ces sermons ne se rapportent pas directement à notre sujet. La libératrice d’Orléans a complètement échappé à leur influence, puisque le premier acte de sa glorieuse mission était dès lors sur le point de s’accomplir. Cependant l’épisode parisien projette une si vive lumière sur la mission champenoise qui l’a précédé qu’on nous pardonnera d’en dire quelques mots.

Avant de se faire entendre dans la capitale du royaume où sans doute Jean l’Aiguisé l’avait appelé, frère Richard avait pris les diocèses de Troy es et de Châlons pour théâtre de ses prédications. Grâce a la connivence des évêques de ces deux diocèses, dont le dévoûment à la cause française n’attendait pour éclater qu’une occasion favorable, le missionnaire franciscain avait provoqué dès la fin de 1428, dans toute la Champagne méridionale et orientale, une sorte d’agitation où le sentiment patriotique se couvrit peut-être, comme il est arrivé souvent, du masque de l’exaltation religieuse. Entrepris pour ainsi dire à la veille du départ pour Chinon et dans un pays voisin de la vallée de la Meuse, ce premier apostolat n’a pu manquer, selon nous, d’exercer une influence au moins indirecte sur la mission de Jeanne d’Arc.

Frère Richard semble avoir réalisé l’idéal du prédicateur populaire. Il était doué au plus haut degré de cette verve entraînante qui maîtrise les multitudes. Servi par une voix puissante, il pouvait parler en plein air pendant toute une matinée sans ressentir aucune fatigue. Tour à tour sombre et jovial, impétueux et tendre, ce cordelier savait à merveille comment on captive et comment on retient l’attention de la foule. Pendant les trois semaines qu’il passa à Paris, frère Richard fit une dizaine de sermons, soit du haut de la chaire des églises, soit sur une estrade élevée au cimetière des Innocens ; et ces sermons, qui duraient depuis cinq heures du matin jusqu’à dix ou onze heures, n’eurent jamais moins de cinq ou six mille auditeurs. Apprenant un jour que le saint homme devait prêcher le dimanche suivant à Saint-Denis, ses admirateurs, au nombre de six mille, allèrent camper dès la veille près de cette ville à la belle étoile pour être plus sûrs de pouvoir assister à son sermon et pour ne rien perdre de ses paroles. Après l’avoir entendu tonner contre le jeu et le luxe, on vit les bourgeois de Paris et leurs femmes allumer à l’envi dans les rues plus de cent brasiers pour y jeter pêle-mêle, ceux-là leurs damiers, cartes, dés, billes et billards, celles-ci leurs atours de tête, bourrelets, crêpés, baleines, cornes et queues. Amener des Parisiennes à faire ainsi le sacrifice de leurs colifichets, y eut-il jamais plus beau triomphe oratoire et qui témoigne mieux combien l’éloquence du prédicateur était irrésistible ? Aussi, le mardi 10 mai, lorsqu’après la clôture des séances du concile le fougueux franciscain ne se crut plus en sûreté dans la capitale et prit le parti de s’en éloigner, chacun pleura, dit l’auteur du Journal d’un bourgeois de Paris, comme s’il avait vu porter en terre son meilleur ami.

Frère Richard disait qu’il arrivait de Jérusalem, où des religieux de son ordre étaient dès lors et sont encore aujourd’hui, comme chacun sait, les gardiens du tombeau du Christ. Il y avait rencontré, ajoutait-il, des bandes de Juifs allant visiter à Babylone l’Antéchrist, né dans cette ville depuis nombre d’années et qui leur devait rendre bientôt l’héritage d’Israël. Brodant sur ce thème avec la fantaisie la plus audacieuse, il faisait retentir aux oreilles des Parisiens épouvantés la trompette du jugement dernier. Il parlait de l’année 1430 comme devant amener les plus merveilleuses choses que l’on eût jamais vues. En prévision de ces éventualités aussi prochaines que redoutables, il recommandait comme un infaillible moyen de salut la dévotion au nom de Jésus. Sur ses exhortations, les habitans de Paris avaient fait fabriquer et portaient partout avec eux des médailles de plomb où était gravé le monogramme du nom de Jésus. Quatre mois plus tard, ils mirent ces médailles en pièces ou les jetèrent dans la Seine lorsqu’ils apprirent que leur prédicateur de prédilection s’était ouvertement déclaré pour les Armagnacs et les venait assiéger en compagnie de la Pucelle.

Après ce que nous avons dit plus haut du mouvement religieux pendant le premier quart du XVe siècle, il est facile de reconnaître, tant dans les doctrines que dans les pratiques dont nous venons de donner le résumé, la double influence de Vincent Ferrier et de Bernardin de Sienne. La doctrine de l’Antéchrist était empruntée au premier, la dévotion du nom de Jésus au second. Du reste, frère Richard reconnaissait hautement pour maîtres ces deux hommes de Dieu et se proclamait avec fierté leur disciple. Il considérait Bernardin de Sienne notamment comme ayant plus fait à lui seul pour la conversion et l’édification des âmes que tous les prédicateurs des deus siècles précédens mis ensemble.

La mission prêchée dès la fin de 1428 dans les diocèses de Troyes et de Châlons nous est malheureusement moins bien connue que celle qui eut tant de succès à Paris aux mois d’avril et de mai de l’année suivante. Toutefois, comme il ne s’est écoulé entre la première et la seconde qu’un intervalle très court, il n’est pas douteux que frère Richard dut se montrer aux Champenois tel qu’il allait bientôt apparaître aux Parisiens. Vers l’Avent de Noël, c’est-à-dire pendant la seconde quinzaine de décembre, il réunit les fidèles autour de sa chaire à Troyes, puis à Châlons, et certaine recommandation relative à l’ensemencement des fèves, sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure, donne même lieu de croire qu’il se fit entendre aussi dans beaucoup d’églises rurales de la région comprise entre ces deux villes.

Le but principal et le résultat le plus important de cette mission fut certainement de répandre dans cette partie de la Champagne la dévotion au nom de Jésus que Bernardin de Sienne venait de mettre à la mode en Italie. Quoiqu’il ne nous reste aucun témoignage sur cette propagande, elle n’en est pas moins certaine. Nous savons que frère Richard s’y livra avec ardeur dans tous les pays qui furent le théâtre de ses prédications. Ce n’est pas seulement à Paris qu’il persuada à ses auditeurs, ainsi qu’on l’a vu de porter en guise d’amulettes des médailles frappées à l’empreinte du nom de Jésus. A Orléans, où il se trouvait avec le titre de « prêcheur de la ville » pendant le carême de 1431, nous lisons dans les comptes municipaux qu’un graveur, nommé Philippe ou Philippot d’Orléans, exécuta moyennant six saluts un « Jésus en cuivre » qui lui avait été commandé par frère Richard.

Dans ses pérégrinations à travers la Champagne, il avait soin de dire partout où il passait, comme il le répéta plus tard à Paris, qu’il arrivait de Jérusalem, et cette qualité de pèlerin des lieux saints ne devait pas peu contribuer à accroître encore le prestige de sa parole. Il en rejaillissait surtout une singulière autorité sur ses prédictions relatives à la prochaine venue de l’Antéchrist. Ces prédictions étaient l’un des thèmes favoris de son éloquence. Frère Richard y trouvait le levier dont il avait besoin pour pousser les fidèles à embrasser les pratiques de dévotion qu’il recommandait. Il y trouvait aussi l’occasion, de réveiller par d’adroites allusions dans l’âme de ses auditeurs des sentimens de patriotisme que la conquête anglaise n’avait pu éteindre. L’ordre auquel il appartenait avait été amené, par un concours de circonstances rappelé plus haut, à prendre parti en Italie aussi bien qu’en France pour la maison d’Anjou et par suite pour Charles VII, gendre de la reine de Sicile. Il prêchait en un moment où les projets financiers de Bedford venaient de soulever dans le clergé et surtout dans l’épiscopat une réprobation unanime. Les diocèses de Troyes et de Châlons, où il exerçait son apostolat, avaient pour chefs des prélats que leurs traditions de famille rattachaient étroitement à la cause française. L’évêque de Châlons notamment, Jean de Saarbruck, était l’oncle de ce damoiseau de Commercy, l’un des partisans les plus dévoués de Charles VII dans la vallée de la Meuse. Il ne faut donc pas s’étonner si frère Richard mit à profit le thème commode de la venue de l’Antéchrist pour lancer des citations à double entente et faire de la propagande en faveur du roi légitime. Il ne craignait pas d’annoncer à mots couverts aux fidèles qui se pressaient pour l’entendre la prochaine arrivée d’un libérateur. « Semez, leur disait-il, semez, bonnes gens, semez foison de fèves, car celui qui doit venir viendra bien bref. » De tels sous-entendus étaient facilement devinés par ses auditeurs, et l’on comprend l’action puissante que devait avoir sur des populations impatientes du joug anglais cette triviale et familière éloquence. On suivit de point en point les conseils du prédicateur, et nous savons, par le témoignage d’un contemporain que les fèves, semées suivant les recommandations du cordelier, contribuèrent beaucoup à nourrir l’armée royale, lorsqu’elle fit le trajet de Troyes à Châlons dans la campagne du sacre. « L’armée du roi se tint là (devant Troyes) ainsi comme à siège par l’espace de cinq jours. Durant lesquels souffrirent ceux de l’ost (armée) plusieurs malaises de faim, car il y en avait de cinq à six mille qui furent près de huit jours sans manger pain. Et de fait beaucoup seraient morts de famine, n’eût été l’abondance des fèves qu’on avait semées cette année de l’avis d’un cordelier nommé frère Richard qui, dès l’Avent de Noël et auparavant, avait prêché par le pays de France en divers lieux. » Il résulte de ce passage que frère Richard, avant de se rendre à Paris, où il prêcha du 16 avril au 10 mai 1429, avait fait retentir toute la Champagne, et notamment le diocèse de Troyes, des éclats de sa parole profondément populaire, entraînante et patriotique. Aussi les habitans de Châlons, dans une lettre qu’ils adressèrent aux bourgeois de Reims le 5 juillet, quelques jours avant le sacre de Charles VII, parlent-ils de ce prédicateur comme d’une ancienne connaissance, « Les habitans de Châlons, ayant été avisés par les bourgeois de Troyes de l’arrivée du dauphin et ayant appris que les lettres de Jeanne la Pucelle avaient été portées dans la dite ville de Troyes par un nommé frère Richard le prêcheur, en informèrent à leur tour les habitans de Reims, leur mandant qu’ils avaient été fort ébahis du dit frère Richard d’autant qu’ils l’avaient considéré jusqu’alors comme un très bon prud’homme, mais qu’il était devenu sorcier. » Non content d’annoncer l’arrivée de ce libérateur en termes vagues, frère Richard, précisant davantage ses prophéties, ajoutait que Dieu l’avait chargé d’apporter aux populations une autre grande nouvelle. Cette nouvelle, c’était que l’année 1429 amènerait les plus merveilleuses choses que l’on eût jamais vues, et il citait des versets de l’Apocalypse à l’appui de ses prédictions.

Jeanne d’Arc est-elle entrée en relations avec frère Richard dès cette époque où il mettait en émoi les populations de la Champagne orientale ? Elle l’a nié trop formellement devant ses juges, deux ans plus tard, pour qu’on puisse mettre en doute la sincérité de son témoignage : « Interrogée si elle connut onques frère Richard, elle a répondu : — Je ne l’avais onques vu, quand je vins devant Troyes. » Mais de ce que la Pucelle n’a pas connu personnellement frère Richard à la fin de 1428, on aurait tort de conclure que le retentissement des prédications de ce cordelier n’a pu arriver jusqu’à elle.

Domremy, son village natal, alors compris dans le diocèse de Toul, n’en était pas moins situé presque sur les confins de l’évêché de Châlons ; et en supposant que le franciscain Henri de Vaucouleurs, évêque de Christopolis, suffragant de l’évêque de Toul, n’ait point tenu à faire entendre aux fidèles de ce dernier diocèse un prédicateur de son ordre aussi éloquent que frère Richard, les deux vallées contiguës de la Marne et de la Meuse entretenaient l’une avec l’autre un commerce trop intime pour qu’une parole dont les éclats agitaient la première n’eût pas aussitôt un écho dans la seconde.

Couverte alors plus encore qu’aujourd’hui d’épaisses forêts de chênes, la région de la Meuse supérieure engraissait une énorme quantité de porcs, nourris à la glandée, qu’on exportait jusqu’à Paris. Le résultat de ce commerce était un va-et-vient continuel entre les pays de « paisson, » tels que Greux, Domremy, Darney-aux-Chênes, — pour ne citer que ces trois villages entre beaucoup d’autres, — et les marchés de Châlons ou de Troyes. Une autre source, et non la moins active, de communications incessantes entre les deux vallées, c’était l’importante corporation de chaudronniers que posséda pendant tout le moyen âge le village d’Urville-en-Bassigny, situé à quelques lieues seulement de Domremy. Ces chaudronniers semblent avoir joui, au XVe siècle du moins, d’une vogue plus grande encore que les fameux poêliers de Villedieu, en Basse-Normandie. Les rétameurs, les fondeurs d’Urville n’exerçaient pas seulement leur industrie en Champagne, en Barrois et en Lorraine ; ils rayonnaient au loin et, vers l’époque de la mission de la Pucelle, on en compte jusqu’à cinq dans la seule ville de Rouen, où ils semblent avoir formé une petite colonie. Ces chaudronniers étaient toujours sur les routes. Deux d’entre eux, Nicolas Saussart et Jean Chando, se trouvaient dans leur pays, au moment où Jeanne le quitta, vers la fin de février 1429 ; ils allaient eux-mêmes partir pour Rouen. Dès qu’ils furent arrivés dans cette ville, ils racontèrent ce qu’ils avaient vu à un troisième chaudronnier, leur compatriote, arrivé avant eux dans la capitale de la Normandie. Ce dernier, nommé Jean Moreau, habitait encore Rouen en 1456 et fut entendu comme témoin dans le procès de réhabilitation. Un quatrième chaudronnier, Husson Lemaistre, originaire d’Urville et établi à Rouen comme les trois premiers, assistait à Reims le 17 juillet 1429 au sacre de Charles VII ; il y rencontra le père et l’un des frères de la Pucelle, qui n’appelaient sa femme que « ma payse. » Sans parler de ces deux industries spéciales qui appartenaient plus en propre à Domremy et aux villages avoisinans, les célèbres foires de Troyes avaient établi depuis des siècles des relations périodiques entre le pays que Jacques d’Arc, père de Jeanne, était venu habiter et la province de Champagne où il avait vu le jour. Les rapports résultant du négoce se trouvaient ainsi resserrés encore par les liens de parenté et peut-être même d’intérêt qui rattachaient la famille d’Arc au berceau de son chef.

Nous n’avons pas encore parlé d’une troisième classe de voyageurs par l’entremise desquels les nouvelles religieuses devaient se transmettre rapidement entre les trois diocèses de Toul, de Châlons et de Troyes ; nous voulons parler des pèlerins. De même que les Champenois se laissaient volontiers attirer en Lorraine par la vogue de tel pèlerinage renommé, Saint-Nicolas près Nancy, par exemple, les Lorrains et les Barrois, de leur côté, montraient une prédilection particulière pour certains sanctuaires de la Champagne, notamment pour Notre-Dame de l’Épine, près Châlons. Précisément à l’époque où frère Richard prêchait dans cette dernière région, on y célébra une solennité qui dut attirer un grand concours de pèlerins. L’église abbatiale de Basse fontaine, au diocèse de Troyes, prétendait être en possession, de temps immémorial, d’un de ces nombreux doigts de saint Jean-Baptiste que la complaisance du clergé avait multipliés avec une profusion vraiment excessive sur tous les points de la France. Le 24 novembre 1428, Jean l’Aiguisé accorda quarante jours d’indulgence aux fidèles qui viendraient prier dans cette église. Comme la dévotion à saint Jean n’était pas moins populaire dans la vallée de la Meuse que dans celle de la Marne, il ne serait pas impossible que l’appel de l’évêque de Troyes eût été entendu bien au-delà des limites de son diocèse.

Si l’on n’admet pas avec nous que Jeanne d’Arc subit, au moins indirectement, l’influence de la mission prêchée en Champagne dès la fin de 1428, il est difficile d’expliquer non-seulement certaines pratiques de dévotion très caractéristiques dont nous parlerons tout à l’heure et qui sont antérieures à la première entrevue de la Pucelle avec ce cordelier, mais encore le fait le plus saillant de cette entrevue, telle qu’elle est racontée par l’anonyme de la Rochelle. Or le récit de cet anonyme, rédigé par un contemporain et, selon toute vraisemblance, sur le rapport d’un témoin oculaire, nous paraît d’autant plus précieux que, loin d’être en contradiction avec la déposition de Jeanne devant ses juges de Rouen, comme on pourrait le croire au premier abord, il en fournit au contraire, quand on le comprend bien, la seule explication plausible.

Selon ce curieux récit, frère Richard se trouvait à Troyes au moment où la Pucelle arriva sous les murs de cette ville dans sa marche sur Reims. Traqué sournoisement à Paris deux mois auparavant par l’administration anglaise, il avait sans doute regagné la Champagne, premier théâtre de sa propagande, en même temps que l’évêque Jean l’Aiguisé et immédiatement après la clôture de la session du concile provincial, dont les dernières séances avaient coïncidé avec ses tumultueuses prédications. Aussitôt qu’il apprit l’arrivée de la libératrice d’Orléans, il se rendit au camp français pour lui offrir ses hommages, et, du plus loin qu’il l’aperçut, s’agenouilla devant elle. Jeanne, imitant alors son exemple, s’agenouilla aussi devant le saint homme. Ces génuflexions furent suivies d’un long entretien où les deux interlocuteurs se comblèrent réciproquement de marques de déférence. Rentré dans Troyes, frère Richard ne cessa de faire des sermons par les rues et sur les places publiques jusqu’à ce qu’il eut amené les habitans à ouvrir leurs portes au roi légitime. Afin de prévenir toute pensée de résistance, il appela la terreur et la superstition à son aide. Il disait, entre autres choses, que la Pucelle avait pénétré aussi avant dans les secrets de Dieu que les plus grands saints du paradis, si l’on excepte saint Jean-Baptiste, et qu’elle était capable, si elle le voulait, de s’élever dans les airs avec l’armée de Charles VII pour s’introduire chez eux par-dessus leurs remparts. Il comptait bien que ses auditeurs, impatiens du joug anglais, ne demanderaient pas mieux que de se laisser convaincre, et il ne se trompait pas. Le cri de « Vive le roi ! » s’échappant de toutes les poitrines, répondit comme par enchantement aux exhortations du prédicateur, et bientôt une députation de notables, qu’accompagnait sans doute l’ardent cordelier, alla porter au roi de France l’expression du dévoûment, et à Jeanne d’Arc, le témoignage de la reconnaissante admiration des habitans de Troyes.

Quand on rapproche ce récit de la déposition consignée dans un des interrogatoires de Rouen, on demeure convaincu que l’anecdote racontée par Jeanne à ses juges ne se peut rapporter qu’à une seconde entrevue, postérieure d’un jour ou deux à celle dont on vient de lire le résumé. Dans l’intervalle écoulé entre ces deux entrevues, la Pucelle entendit sans doute parler des bruits ridicules que le prédicateur favori des Troyens avait répandus sur son compte. Tout en applaudissant au but patriotique poursuivi par ce religieux, elle avait trop de droiture, elle détestait trop le charlatanisme pour ne pas se trouver blessée de l’étrange abus qu’on avait fait de son nom. Elle était dans ces dispositions lorsque frère Richard revint au camp à la tête d’une députation de notables chargés de prêter serment de fidélité à Charles VII au nom des habitans de Troyes. Aussi la seconde entrevue contrasta par sa froideur avec l’enthousiasme de la première et fut même marquée par un incident tout à fait comique. Les bourgeois qui faisaient partie de la députation avaient eu soin, en se rendant à cette entrevue, de laisser Richard s’avancer le premier et ne le suivaient qu’à une assez grande distance. Ils n’osaient s’approcher de la jeune héroïne, terrifiés qu’ils étaient en pensant à cette puissance surhumaine dont on leur avait dit des choses si surprenantes. Le frère multipliait, mais en vain, les signes de croix et les aspersions d’eau bénite pour conjurer ces frayeurs. Témoin de son embarras, Jeanne s’empressa de profiter de cette occasion pour démentir sous une forme railleuse les propos inconsidérés qu’il avait tenus : « Approchez hardiment, lui dit-elle avec malice, approchez : je ne m’envolerai pas. »

On voit que les deux récits présentent trop de divergences pour qu’il soit possible de les rapporter à une seule et même entrevue. On y trouve pourtant un trait commun, la puissance de s’élever dans les airs attribuée à Jeanne d’Arc par frère Richard, et l’on peut dire qu’à ce point de vue le texte de l’anonyme de la Rochelle éclaire d’un jour nouveau la déposition de l’accusée de Rouen. De ce que la lecture du premier de ces récits est une préparation presque indispensable pour bien comprendre le second, nous concluons qu’il les faut rapporter à deux entrevues distinctes, séparées l’une de l’autre par un ou deux jours d’intervalle, et cette conclusion n’a rien d’ailleurs que de conforme à la vraisemblance. L’anonyme de la Rochelle nous a raconté la première de ces entrevues, et nous connaissons par une réponse de la Pucelle à ses juges l’incident le plus piquant de la seconde. L’exactitude des deux témoignages une fois admise, le fait capital qu’il faut retenir du récit de l’anonyme de la Rochelle, c’est que le prédicateur de la mission de Champagne en 1428 et la libératrice d’Orléans se donnèrent réciproquement, la première fois qu’ils se virent, des marques de la vénération la plus profonde.

Adepte fervente de la dévotion au nom de Jésus, Jeanne se trouvait en présence du missionnaire enthousiaste qui, le premier peut-être en France, avait propagé cette dévotion. Comment n’aurait-elle pas éprouvé une émotion profonde ? Comment ne se serait-elle pas associée de tout cœur au mouvement qui porta frère Richard à fléchir le genou dès qu’il l’aperçut, sans doute pour rendre grâces à Dieu de tant d’événemens merveilleux récemment accomplis pour ainsi dire sous la livrée de la piété franciscaine ? Depuis la réduction de Troyes, il est certain que l’éloquent cordelier fit partie du cortège de la Pucelle et l’accompagna dans ses expéditions. Il paraît avoir été l’un de ceux qui tinrent l’étendard de la libératrice d’Orléans à la cérémonie du sacre de Charles VII. Il était l’un des confesseurs de Jeanne et lui administrait souvent la communion. Par toutes les villes où elle passait, il prêchait le peuple et disait que Dieu l’avait envoyée pour expulser les Anglais et remettre le royaume en l’obéissance de Charles VIL L’entente cessa entre la jeune héroïne et son prédicateur ordinaire, lorsqu’à la fin de décembre 1429, frère Richard usa de toute son influence pour que l’on employât une illuminée qui s’appelait Catherine de la Rochelle. Jeanne, plus défiante, après avoir mis à l’épreuve la prétendue inspiration de cette illuminée, écrivit au roi que le fait de Catherine n’était que néant et folie. Cet incident prouve qu’elle ne se laissa jamais dominer par qui que ce fût. Dans le cas dont il s’agit, elle n’obéissait à aucun sentiment de jalousie ; mais on comprend qu’elle n’ait pu voir sans un certain dégoût, comme tous les génies créateurs, les vulgaires plagiats que suscitaient déjà les prodiges opérés par son initiative. A partir de ce moment, frère Richard cesse d’être mentionné parmi les personnes qui composent son entourage. La célèbre lettre qu’elle fit écrire aux hussites le 23 mars 1430, lors de son passage à Sully-sur-Loire, porte la signature de son aumônier frère Jean Pasquerel. Vers cette époque, frère Richard prêchait avec un grand succès le carême aux habitans d’Orléans, et le souvenir de Jeanne n’était sans doute pas étranger au bon accueil qu’il trouvait dans cette ville. Ce prédicateur populaire semble être rentré dès lors dans l’obscurité d’où ses relations avec la Pucelle l’avaient un moment fait sortir.

Du reste, la libératrice d’Orléans n’avait pas attendu sa rencontre avec le missionnaire franciscain pour adopter les pratiques religieuses que Bernardin de Sienne venait de mettre à la mode et que les cordeliers de l’observance travaillaient alors à répandre dans toutes les parties de la chrétienté. Par son ordre exprès, les mots JHESUS MARIA avaient été inscrits sur l’étendard qu’elle s’était fait faire avant de marcher au secours d’Orléans. Lorsque la Pucelle tomba devant Compiègne entre les mains des Bourguignons, on lui ôta du doigt une bague dont ses parens lui avaient fait cadeau probablement avant qu’elle les quittât, et cette bague portait aussi l’inscription JHESUS MARIA. Les lettres de Jeanne, celles du moins que nous possédons en original ou d’après une copie authentique et qui ont une véritable portée politique, donnent lieu à une observation analogue. Les sommations aux Anglais datées des 22 mars et 5 mai 1429, le billet envoyé de Gien le 25 juin suivant aux habitans de Tournay, le message transmis de Reims le 17 juillet à Philippe, duc de Bourgogne, la réponse au comte d’Armagnac, dictée à Compiègne le 22 août de la même année, la lettre comminatoire adressée aux hussites le 3 mars 1430, tous ces documens sont précédés de la suscription ou suivis de la souscription JHESUS MARIA. Interrogée à Rouen sur le motif qui l’avait poussée à faire précéder ainsi ses lettres des mots JHESUS MARIA, Jeanne répondit qu’elle s’était conformée en cela au conseil des gens de son parti et que d’ailleurs ses clercs ou secrétaires avaient pris l’habitude de mettre cette suscription pour ainsi dire d’eux-mêmes. Cette réponse, où perce surtout le désir d’éluder le fond même de la question, est à la fois vague et insuffisante. Elle est vague, parce que l’accusée se garde bien de dire pourquoi les gens de son parti lui ont donné ce conseil. Elle est insuffisante, parce que la part d’initiative attribuée aux secrétaires ne peut s’appliquer qu’aux lettres ; il n’en reste pas moins à expliquer l’inscription JHESUS MARIA, trouvée sur l’anneau enlevé par les Bourguignons aussi bien que celle qui fut mise sur l’étendard. Le simple rapprochement d’un si grand nombre de faits caractéristiques nous paraît prouver jusqu’à l’évidence que Jeanne attachait à l’emploi de ces mots une vertu particulière, une signification mystérieuse. Cette vertu et cette signification, l’accusée ne crut pas de voir les révéler à ses juges ; mais les développemens où nous entrerons bientôt nous aideront peut-être à les deviner dans une certaine mesure. Quoi qu’il en soit, le fait sur lequel il importe d’insister dès maintenant, c’est que l’emploi de la suscription JHESUS MARIA dans une correspondance laïque et profane était alors considéré comme une innovation suspecte et presque sacrilège, puisque ce fut un des douze chefs d’accusation mis en avant par le tribunal de Rouen pour condamner la Pucelle.

Nous avons dit : dans une correspondance laïque et profane, car plusieurs années avant la mission de Jeanne d’Arc, une des femmes les plus extraordinaires dei cette époque, Colette de Corbie, la célèbre réformatrice des couvens franciscains de France, avait adopté le mot JHESUS comme signe distinctif et en quelque sorte comme devise de la réforme à laquelle elle a attaché son nom. Cette sainte entretenait une correspondance très active, soit avec les religieux et les religieuses des couvens qu’elle avait fondés ou réformés, soit avec des personnes séculières, affiliées au tiers ordre de Saint-François, qui avaient embrassé sa réforme. Quelques rares monumens de cette correspondance sont parvenus jusqu’à nous. On n’est pas peu surpris d’y retrouver précisément la particularité qui nous frappait tout à l’heure dans les documens émanés de la Pucelle. En tête de chacune de ces lettres figure la suscription JHESUS OU JHESUS MARIA, parfois avec l’addition FRANCISCUS ET CLARA. L’adresse même est le plus souvent précédée ? du mot JHESUS. L’emploi habituel de cette suscription est-il le seul trait commun entre Colette et Jeanne ? Le réveil éclatant du patriotisme, qui s’est personnifié dans la vierge de Domremy, ne se rattache-t-il pas par un lien plus ou moins étroit au mouvement d’exaltation mystique provoqué sur certains points de notre pays par la réforme colettine ? Avant de répondre à ces questions, essayons de retracer dans ses lignes principales la physionomie d’une sainte qui fut certainement la plus grande extatique de la fin du moyen âge.

Née à Corbie le 13 janvier 1381 et fille d’un charpentier nommé Robert Boylet, instituée par Benoit XIII, en 1406, réformatrice générale des filles de Sainte-Claire, abbesse du couvent de Besançon en 1410, sainte Colette, de 1412 à 1447, date de sa mort, ne fonda pas moins de dix-huit couvens nouveaux, sans compter ceux où elle introduisit sa réforme, et fit bâtir, au rapport d’Olivier de la Marche, trois cent quatre-vingts églises. Dès 1406, la recluse de Corbie était déjà l’objet d’une telle vénération que le pape Benoît XIII, lui donnant audience à Nice, se levait de son trône en sa présence et allait même, s’il faut en croire quelques hagiographes, jusqu’à se prosterner devant elle. Colette entreprit la réforme des couvens d’hommes aussi bien que celle des couvens de femmes. Pendant plus de quarante ans, elle exerça sans relâche un véritable apostolat monastique, et ce fut surtout grâce à ses efforts que l’on vit refleurir par toute la France dans sa pureté primitive la règle de Saint-François. Tandis que Bernardin de Sienne et Jean Capistran se dévouaient en Italie au rétablissement de l’observance, une simple femme assuma la même tâche de ce côté des Alpes et, à force de persévérance ou plutôt, ce n’est pas trop dire, à force de génie, réussit à l’accomplir.

Nous avons peine aujourd’hui à nous faire une idée de l’enthousiasme que cette extatique sut inspirer à ses contemporains. C’est que nulle religieuse franciscaine, pas même sainte Claire, ne ressembla davantage au fondateur presque divin de l’ordre séraphique et moralement ne l’approcha de plus près. Pour Colette comme pour François d’Assise, la pauvreté volontaire était l’idéal de la vie chrétienne, le fondement même de la perfection morale et, comme elle se plaisait à le répéter, une vertu toute divine. Elle ne se lassait pas de recommander cette vertu à ses filles, ainsi qu’aux religieux qui avaient adhéré à sa réforme ; et dès qu’elle en parlait, elle semblait pour ainsi dire transfigurée par une illumination intérieure. Une flamme céleste brillait dans ses yeux et le souffle irrésistible de l’inspiration, rompant le sceau du silence monastique, faisait frémir ses lèvres. Malheureusement la lame avait usé le fourreau, et à peine avait-elle prononcé quelques mots que l’émotion étouffait sa voix. Elle tombait alors dans une sorte d’extase, mais les larmes qui coulaient en abondance sur ses joues amaigries étaient plus éloquentes que toutes les paroles.

Colette imitait le saint qu’elle avait pris pour modèle non-seulement dans ses austérités effrayantes, dans ses jeûnes surhumains, mais encore dans son infinie douceur et sa tendresse fraternelle pour certains animaux. A l’exemple du grand ascète de l’Ombrie, elle avait pour les agneaux, les tourterelles, les colombes l’affection d’une sœur. Elle se faisait suivre partout d’un agneau qui l’accompagnait même à la messe et qu’elle avait dressé à s’agenouiller au moment de la consécration. Les beautés de la nature, où elle voyait un reflet de la splendeur divine, la touchaient profondément, et il lui suffisait d’entendre l’alouette, un de ses oiseaux de prédilection, chanter en montant dans les airs l’alleluia du printemps, pour qu’aussitôt son âme, comme fascinée par le lointain superbe de ce chant, s’envolât à tire-d’aile au plus haut des cieux. Lorsqu’elle voyageait soit à cheval, soit en chariot, le pas saccadé de sa monture, le ballottement du chariot, la plongeaient dans des extases ineffables, et il semblait alors à ses compagnes qu’elle planait dans les airs et que de sa bouche jaillissaient, ainsi que d’un soleil, des rayons de flamme. Elle parlait toutes les langues, elle lisait dans l’avenir, elle mettait en fuite les démons, elle rendait la santé aux malades, elle ressuscitait les morts. Au nom du Seigneur Jésus, saint Jean-Baptiste était venu l’épouser pendant qu’elle priait et lui avait passé au doigt un anneau d’or, gage matériel de cette union mystique. Dans une autre circonstance, il lui était tombé du ciel un crucifix enrichi de pierreries et contenant une portion de la vraie croix que l’on montre encore aux curieux dans le trésor des clarisses de Poligny. Un jour que Pierre de Reims, son confesseur, avait oublié de la faire communier, le Christ lui-même avait daigné réparer cet oubli en administrant de ses propres mains le sacrement de l’eucharistie à sa fidèle servante.

Une sainte qui recevait du ciel des faveurs aussi extraordinaires ne pouvait manquer de jouir d’un merveilleux crédit auprès des puissans de la terre. Marchant sur les traces de Catherine de Sienne, la sainte dominicaine du pape de Rome, Colette Boylet, la sainte franciscaine du pontife d’Avignon, se vit bientôt consultée comme un oracle, et les plus fiers potentats durent compter avec elle. Lorsque le fameux prédicateur catalan Vincent Ferrier vint en France à deux, reprises, non content de rendre visite chaque fois à l’abbesse de Besançon, il ne voulut point laisser ignorer que cette visite était le but principal de son voyage. Cheminant sans cesse de couvent en couvent à travers des pays infestés par les gens d’armes, jamais Colette ne rencontra un partisan assez hardi pour oser mettre la main sur elle. Au contraire, elle jouissait d’un tel prestige dans chacun des camps opposés qui se disputaient alors la France qu’il lui arriva de délivrer des sauf-conduits et d’assurer ainsi une protection efficace à certains voyageurs. Quoique la réformatrice des clarisses fût couverte de haillons et marchât toujours pieds nus, des princesses du plus haut rang se faisaient un titre de gloire d’être appelées ses filles. La femme de Jean sans Peur, la mère de Philippe le Bon, Marguerite de Bavière, duchesse de Bourgogne, n’était jamais plus heureuse que les jours où elle recevait en son château de Rouvres la supérieure générale des couvens d’Auxonne et de Poligny, dont elle fit sa conseillère préférée pendant les années qui précédèrent ou suivirent immédiatement le meurtre de son mari sur le pont de Montereau. D’un autre côté, si Marie de Berry, duchesse de Bourbon, fonda en 1422 et 1423 deux monastères de pauvres clarisses, l’un à Moulins, l’autre à Aigueperse, petite ville voisine du château ducal de Montpensier, ce fut surtout afin de pouvoir jouir fréquemment de la société de Colette, qui vint passer plusieurs années en Bourbonnais et en Auvergne pour y installer ces deux nouvelles colonies monastiques. Les plus éminens parmi les princes de l’église lui prodiguaient les marques de déférence, et les pères du concile de Bâle inauguraient leurs délibérations en se recommandant à ses prières. Enfin, en 1435, alors qu’elle avait encore douze ans à vivre, la fille du charpentier de Corbie était déjà en telle odeur de sainteté qu’un prince du sang de France, qui, avait gouverné deux puissans royaumes, Jacques de Bourbon, roi de Hongrie, de Naples, de Sicile et de Jérusalem, déclarait par une clause spéciale de son testament tenir à honneur d’être enterré aux pieds de la réformatrice de l’ordre de Saint-François.

Un fait à noter, c’est que Colette, malgré son zèle de propagande, ne fonda jamais aucun couvent dans la partie de la France occupée par les Anglais ; et quoiqu’elle ait eu bien soin de se tenir à l’écart déjà mêlée des partis, dans la crainte de compromettre le succès de l’apostolat essentiellement religieux qu’elle avait entrepris, ce seul fait suffirait pour trahir ses véritables tendances politiques. Pendant les douze premières années de cet apostolat, de 1408 à 1420, soutenue par la protection de Marguerite de Bavière, femme de Jean sans Peur, elle n’exerce guère son action au-delà des limites de la comté ou du duché de Bourgogne et du Nivernais ; elle fonde successivement dans ces trois pays les couvens de Besançon en 1408, d’Auxonne en 1412, de Poligny en 1415, de Decize en 1419, de Seurre en 1422. La fondation du couvent de Moulins, en 1421, inaugure une nouvelle période où Colette fait pour ainsi dire la conquête des provinces restées soumises à Charles VII, surtout du Bourbonnais, de l’Auvergne, du Velay et du comté de Castres. C’est alors que, sans rien perdre de son crédit auprès de la duchesse de Bourgogne, elle devient en quelque sorte la directrice spirituelle de plusieurs princes et princesses de la maison de France, notamment de Jacques de Bourbon, comte de Castres, de ses deux filles, Jeanne et Marie de Bourbon, qui se firent bientôt religieuses colettines, de Marie de Berry, duchesse de Bourbon, de Bonne de Berry, sœur aînée de Marie, veuve en premières noces d’Amédée VII, comte de Savoie, et en secondes noces du connétable Bernard d’Armagnac, enfin de Marie d’Armagnac, petite-fille de Bonne de Berry du côté paternel, morte avant 1418 abbesse du couvent de Castres. C’est alors que des maisons religieuses, vouées à la réforme colettine, s’ouvrent successivement à Aigueperse en 1423, au Puy en 1425, à Castres en 1429, à Lézignan en 1431. Ces créations obligent la supérieure générale des monastères nouvellement fondés à faire pendant cette période sa résidence habituelle dans les pays de l’obédience de Charles VII ; elle n’en entreprend pas moins chaque année de lointains voyages, soit en Bourgogne, où elle voit poser, le 24 octobre 1422, la première pierre du couvent de Seurre, soit en Savoie, où les maisons de Vevay et d’Orbe s’élèvent en 1425 et 1426.

Au premier abord, les détails où nous venons d’entrer ne semblent intéressans qu’au point de vue de l’histoire des institutions monastiques ; mais dès qu’on les étudie d’un peu près, on en reconnaît aussitôt l’importance et la portée politique. Au commencement de 1421, lorsqu’il fut question d’établir à Moulins un couvent de clarisses réformées, Colette, que Marguerite de Bavière venait de combler de bienfaits, ne voulut point faire la moindre démarche auprès de la duchesse de Bourbon, dont le mari était l’un des partisans les plus dévoués du dauphin, avant d’avoir obtenu l’assentiment de la veuve de Jean sans Peur. Touchée à juste titre de cette attention délicate, la duchesse de Bourgogne, loin d’empêcher la réformatrice des clarisses d’accepter les faveurs d’une princesse hostile au parti anglo-bourguignon, l’engagea vivement à aller trouver Marie de Berry. Deux ans à peine après le meurtre de Montereau, les deux duchesses de Bourgogne et de Bourbon furent ainsi mises indirectement en relations. Colette fit un assez long séjour à Moulins, où elle retrouva dans Marie de Berry une ville spirituelle non moins respectueuse et non moins dévouée que Marguerite de Bavière. Exerçant un égal ascendant sur ces deux princesses et les visitant tour à tour, il ne lui fut pas difficile de leur inspirer des sentimens d’estime et d’affection (mutuelles. Par ce rôle d’intermédiaire qu’elle a joué entre la cour de Bourgogne et les diverses branches de la maison de France pendant la période la plus critique du règne de Charles VII, Colette de Corbie mérite au plus haut degré d’attirer l’attention des historiens, et, l’on peut dire qu’elle n’a pas été sans influence sur les destinées de notre pays. Dès le milieu de 1418, un projet de mariage avait été arrêté entre Charles de Bourbon, fils aîné du duc Jean Ier, et Agnès de Bourgogne, fille cadette de Jean sans Peur ; mais avant le 29 novembre de cette année, le duc de Bourgogne s’était saisi violemment de la personne de la duchesse de Bourbon et de son fils, et le 10 septembre de l’année suivante, l’assassinat du pont de Montereau avait fait rompre toutes relations amicales et par suite tout projet matrimonial entre les deux maisons de Bourgogne et de Bourbon. Cinq jours après cet assassinat, le dauphin allouait à Charles de Bourbon une pension mensuelle de 600 livres tournois, et le 21 août suivant il le nommait son lieutenant-général dans les pays de Languedoc et de Guyenne. Comment un prince ainsi comblé des faveurs du chef du parti armagnac aurait-il pu prétendre à la main d’une des filles de Jean sans Peur ? Cependant, les négociations matrimoniales ne tardèrent pas à être renouées, et il est remarquable que la reprise de ces négociations coïncida avec le séjour de Colette à Moulins. Nous sommes donc autorisés à croire que la mère spirituelle de Marguerite de Bavière et de Marie de Berry a contribué plus que personne peut-être à préparer les voies, à lever les obstacles d’ordre moral au mariage qui fut célébré à Autun, le 17 septembre 1425, entre l’héritier présomptif du duc de Bourbon et la fille cadette de la duchesse douairière de Bourgogne. Or, d’une part, la nomination d’Arthur de Richemont, beau-frère de Philippe le Bon, au poste de connétable de France, due à la prévoyante initiative de la reine de Sicile ; d’autre part, le mariage du comte de Clermont avec Agnès, mené à bonne fin sous l’influence des bonnes relations ménagées par Colette entre Marie de Berry et la veuve de Jean sans Peur, cette nomination et ce mariage, disons-nous, sont incontestablement les deux faits qui ont servi d’acheminement au célèbre traité du 21 septembre 1435. En réalité, ces deux faits consacraient déjà la réconciliation domestique des deux maisons de France et de Bourgogne, dont la paix, négociée dix ans plus tard à Arras entre Philippe le Bon et Charles, duc de Bourbon, son beau-frère, consomma la réconciliation politique.

Colette Boylet et Jeanne d’Arc ont dû se rencontrer, et voici dans quelles circonstances. Au commencement de novembre 1429, la Pucelle vint faire le siège d’un certain nombre de places que les Bourguignons occupaient dans le Nivernais ou sur les confins de cette province, notamment de Saint-Pierre-le-Moutier et de la Charité-sur-Loire. Après la prise de Saint-Pierre-le-Moutier, elle se rendit à Moulins, d’où elle adressa, le 9 novembre, une lettre aux habitans de Riom pour les inviter à lui envoyer de la poudre, du salpêtre, du soufre, des arcs, des arbalètes et autres engins de guerre en vue du siège de la Charité. Cette place avait alors pour capitaine un aventurier nommé Perrinet Gressart, qui, de simple ouvrier boulanger, était devenu l’un des capitaines de partisans les plus redoutables de cette époque et prenait, dès 1428, le titre de panetier du duc de Bourgogne. Les deux grands seigneurs qui secondèrent surtout Jeanne dans cette campagne sur la Loire furent Louis de Bourbon, comte de Montpensier, et le sire d’Albret. Le comte de Montpensier était le fils cadet de Marie de Berry, duchesse de Bourbon, et Charles II, sire d’Albret, avait épousé Anne d’Armagnac, fille du connétable Bernard VII et de Bonne de Berry. Nous savons, d’un autre côté, qu’au moment du passage de Jeanne à Moulins, la réformatrice des clarisses habitait le couvent qu’elle venait de fonder dans cette ville. Comment supposer que la pieuse héroïne n’ait pas profité de cette occasion pour se recommander aux prières de la sainte, alors surtout que Colette et Jeanne avaient dans la duchesse de Bourbon une amie commune, qui dut mettre le plus grand empressement à faciliter leur entrevue ? Quoi qu’il en soit, lorsque la petite armée rassemblée dans la capitale du Bourbonnais, s’ébranla pour aller sous la conduite de la Pucelle, mettre le siège devant la Charité, Colette accourut à Decize, petite place forte, située un peu au nord de Moulins, dans une île de la Loire, où elle avait établi un monastère de clarisses dix ans auparavant. La coïncidence de son arrivée avec les mouvemens des troupes françaises, le pays d’où elle venait, que l’on savait être le quartier-général des gens d’armes levés pour le siège de la Charité, l’inquiétude même des religieuses ses filles, isolées et comme perdues au milieu d’un pays infesté par des bandes de partisans et livré aux horreurs de la guerre, tout cela finit par éveiller les soupçons des bourgeois de Decize, qui étaient attachés au parti anglo-bourguignon. Une nuit donc qu’ils avaient entendu la cloche du couvent sonner matines entre neuf et dix heures du soir, c’est-à-dire trois heures trop tôt, croyant reconnaître dans ce coup de cloche prématuré un signal convenu avec l’ennemi, ils se mettaient en mesure de faire un mauvais parti aux religieuses si Colette n’avait opéré, au rapport de ses biographes, un miracle pour sauver ses filles en avançant de trois heures toutes les horloges de la ville et même le lever du soleil. Quant à Jeanne, autant elle avait été heureuse devant Saint-Pierre-le-Moutier, autant elle échoua misérablement devant la Charité. Interrogée à Rouen sur le siège de cette dernière place, elle répondit qu’elle l’avait entrepris sans le conseil de ses voix. Serait-ce pour cette raison que, demandant de l’aide aux habitans de Riom dans une affaire où elle agissait de son autorité privée, elle n’a point voulu faire précéder sa lettre de la suscription consacrée JHESUS ?

La comparaison entre Colette Boylet et Jeanne d’Arc a cela de particulièrement intéressant qu’elle permet de saisir sur le vif les traits communs et aussi les contrastes entre la plus touchante héroïne de tous les temps et de tous les pays et l’une des plus grandes saintes du moyen âge. Sans aucun doute, la réformatrice des clarisses et la libératrice d’Orléans ont poursuivi un but fort différent ; et pourtant lorsqu’à l’occasion de l’emploi qu’elles ont fait toutes les deux de la suscription JHESUS MARIA, l’idée nous est venue de les rapprocher, nous avons été bientôt frappé des nombreux traits de ressemblance qui les rattachent l’une à l’autre. Douées de l’extérieur le plus séduisant, Colette et Jeanne avaient cela de commun que leur beauté, loin de faire appel aux sens, éloignait jusqu’à la pensée d’un mauvais désir. Tel était le prestige qui les entourait, si pénétrant était le parfum qui s’exhalait de leur personne qu’elles semblaient échapper à ce qu’il peut y avoir de grossier et d’impérieux dans la satisfaction des besoins de la nature. On les voyait toutes les deux, l’héroïne aussi bien que la sainte, fondre en larmes chaque fois qu’elles se confessaient ou qu’elles recevaient la communion, mais cette ferveur de dévotion n’enlevait rien à la netteté de leur sens pratique, à la féconde activité de leur esprit organisateur. Il suffit d’un an à Jeanne pour faire ce que l’épée de vingt capitaines avait été impuissante à accomplir ; et lorsque Colette mourut à Gand le 6 mars 1447, elle avait fondé dix-huit couvens nouveaux et imprimé par toute la France à la dévotion féminine une impulsion nouvelle. La sainte abbesse et la pieuse héroïne avaient les mêmes fêtes de prédilection, la Passion, l’Annonciation et la Toussaint. A l’imitation de François d’Assise, Colette laissait voir une préférence marquée pour certains animaux qu’elle considérait comme purs. Les oiseaux qu’elle préférait étaient les colombes ; or nous avons vu plus haut que l’image de cet oiseau, l’un des emblèmes favoris de la dévotion franciscaine, figurait dans les armes personnelles de Jeanne d’Arc. Colette et Jeanne ne se ressemblaient pas moins par leur tendresse singulière pour l’enfance. Si la première prenait volontiers part aux amusemens des fillettes qu’elle rencontrait, le plus grand bonheur de la seconde, d’après la déposition de son aumônier, était de recevoir le sacrement de l’eucharistie, en compagnie de jeunes garçons voués dès l’âge le plus tendre à quelque ordre religieux et que l’on appelait pour cette raison « les petits enfans des religieux mendians. » Mais le trait qui les rapproche peut-être le plus, c’est la vertu particulière qu’elles paraissent avoir attachée l’une et l’autre au nom de Jésus ? Les hagiographes racontent que Colette guérit plus d’une fois, par la seule invocation de ce nom, des possédés, des aliénés, ou des malheureux atteints de la rage. Quant à Jeanne, le nom de Jésus ne figure pas seulement en tête de ses lettres, dans les plis de son étendard et jusque sur l’anneau mystique qu’elle porte au doigt ; il est surtout au plus profond de son cœur. Elle ne se borne pas à adorer Jésus comme son Dieu, elle reconnaît encore en lui le véritable roi de France, un roi dont Charles VII est le seul légitime lieutenant. Elle déclare formellement, dans sa lettre au duc de Bourgogne, que guerroyer contre la France, c’est guerroyer contre Jésus. Dès le début, elle montre par des signes non équivoques qu’elle entend donner à l’expédition dont elle prend l’initiative le caractère d’une guerre sainte. Voilà pourquoi la première sommation qu’elle adresse aux Anglais campés devant Orléans est datée du mardi de la semaine sainte. Voilà pourquoi elle impose à ses compagnons d’armes l’obligation de se confesser et de se corriger de leurs mauvaises habitudes avant d’entrer en campagne. Voilà pourquoi enfin elle se fait précéder par des prêtres chantant des hymnes et marchant sous la bannière de Jésus crucifié. La même pensée lui a dicté certains actes qui ont fourni matière aux accusations de ses ennemis, par exemple, l’assaut donné à Paris le 8 septembre 1429, malgré la double solennité du dimanche et de la fête de la Nativité de la Vierge. Quand on est fermement convaincu, comme l’était Jeanne, que l’on combat pour Jésus le bon combat, le plus saint jour est le meilleur.

En dépit des traits de ressemblance que nous venons d’indiquer, nous touchons ici le point essentiel par où Jeanne d’Arc, inférieure à Colette Boylet sous le rapport de l’orthodoxie, la dépasse de cent coudées si l’on compare ces deux femmes extraordinaires au point de vue de ce qui fait la véritable grandeur, c’est-à-dire la passion de la justice, le dévoûment à sa patrie, l’amour de l’humanité. Assurément, la réformatrice des clarisses aurait frémi d’horreur à la seule pensée de violer le repos dominical, de profaner par un assaut sanglant une fête aussi vénérée et aussi populaire que celle de la Nativité de la Vierge. C’est que pour elle on approchait d’autant plus de la perfection que l’on évitait avec plus de soin ce que l’église appelle le péché et que l’on adorait plus assidûment le Créateur. Dieu nous garde, surtout en un temps comme le nôtre où le culte de la matière tend à remplacer toutes les anciennes croyances, Dieu nous garde de méconnaître ce qu’il y a de sublime en même temps que d’étroit dans la vie mystique, cette poésie en action ! Il n’en est pas moins vrai qu’à force de contempler le ciel, à force de s’isoler dans la prière et de se laisser bercer dans l’extase, Colette avait fini par perdre de vue les misères de ce bas monde et par ne plus apercevoir qu’un petit coin de la terre. On éprouve un véritable étonnement, quand on parcourt sa correspondance, en voyant combien est borné le cercle où se renferment ses préoccupations. L’amour de Dieu, la prière, la pauvreté, l’humilité, la patience, le silence, l’observation stricte des règles monastiques, voilà ce qu’elle ne cesse de recommander à ses religieuses comme les seuls moyens infaillibles de gagner le paradis. On dirait que l’enceinte des couvens qu’elle a fondés ferme pour ainsi dire son horizon. Tout en rendant hommage à ce qu’il y a de chaste, de désintéressé et d’élevé dans l’idéal de la vie religieuse, on ne saurait disconvenir qu’un détachement aussi complet des intérêts de nos semblables ne va peut-être pas sans quelque égoïsme.

Non moins pure, non moins foncièrement pieuse que cette émule de sainte Claire, combien Jeanne est plus vivante, plus humaine et, disons-le franchement, plus grande ! Elle aussi, elle est une bonne chrétienne ; elle aussi, elle se pique d’observer docilement les prescriptions de l’autorité spirituelle ; mais elle sait à l’occasion s’en écarter pour rester fidèle à une loi plus haute et elle aime tellement son pays que cet amour se confond pour elle avec l’amour même de Dieu. Si cette confusion hétérodoxe doit être comptée parmi les causes qui ont poussé l’église à refuser jusqu’à présent à la Pucelle les hommages publics qu’elle permet de rendre depuis longtemps à la réformatrice des clarisses, elle constitue en revanche le plus beau titre de la martyre de Rouen à notre reconnaissance et à notre admiration. Du reste, il faut bien reconnaître que la gloire de l’héroïne éclipse de jour en jour davantage le prestige de la sainte. Que sont les monumens de pierre, de marbre ou de bois placés sous l’invocation de Colette en comparaison de ce vivant autel que chacun de nous élève à Jeanne sur les hauteurs de l’idéal, et que pourrait envier même à l’une des plus illustres thaumaturges du moyen âge celle que la piété nationale révère à juste titre comme la sainte de la France !

Ces réserves faites, Colette de Corbie a apporté à l’œuvre de restauration patriotique qui s’est personnifiée dans Jeanne d’Arc un concours indirect que nous nous estimons heureux d’avoir mis pour la première fois en lumière. Et nous n’entendons pas parler ici de ce rôle de médiatrice, dans l’ordre des sentimens intimes, que la mère spirituelle de tant d’illustres princesses a été amenée par les circonstances à jouer entre les maisons de Bourgogne et de France. Nous ne faisons pas seulement allusion à cette dévotion au nom de Jésus que la réformatrice des clarisses s’était en quelque sorte appropriée et dont la libératrice d’Orléans a été l’une des adeptes les plus ferventes. Nous avons surtout en vue le culte tout particulier que Colette rendait à la fête de l’Annonciation de la Vierge, fête qui prit, comme on va le voir, en 1429, l’importance d’un événement national.


IV

Le pèlerinage à la cathédrale du Puy, dédiée à l’Annonciation de la Vierge, ne jouit jamais d’une plus grande vogue que pendant la première moitié du XVe siècle. Cette vogue provenait de plusieurs causes dont la principale était le développement que prit à cette époque dans toutes les classes de la société le tiers ordre de Saint-François. Dès le XIIIe siècle, Pierre des Vignes, effrayé de l’influence croissante des ordres mendians, écrivait : « C’est à peine s’il y a un homme ou une femme dont on ne trouve le nom sur la liste des membres des tiers ordres fondés tant par les frères mineurs que par les frères prêcheurs. » Ce mot du célèbre chancelier de Frédéric II peut être pris presque à la lettre si on l’applique aux fidèles de certaines régions de la France sous le règne de Charles VII. Ces régions étaient celles où les franciscains exerçaient une influence dominante. Ils devaient cette influence, tantôt à la popularité résultant du rapprochement de plusieurs de leurs couvens, et c’était le cas pour la vallée de la Meuse supérieure où la seule ville de Neufchâteau possédait deux monastères, l’un de cordeliers, l’autre de clarisses, tantôt à quelque protection princière comme en Savoie, en Bourgogne et en Bourbonnais, tantôt à la propagande incessante d’un évêque titulaire ou suffragant pris dans leurs rangs, tel que fut Henri de Vaucouleurs dans le diocèse de Toul, tantôt enfin à ces trois causes réunies, ainsi que cela arriva pour une partie du Barrois et de l’Anjou au temps de la mission de Jeanne d’Arc.

Si grand était dans ces pays le prestige dont étaient entourés les frères mineurs qu’on y voyait des fidèles de tout âge, de tout sexe, de toute condition embrasser à l’envi le tiers ordre de Saint-François. Pour entrer dans cet ordre et participer à ses avantages spirituels et temporels, la seule condition exigée était une profession de foi catholique et d’obéissance à l’église. Le lien conjugal n’était pas un obstacle, et toute femme mariée y pouvait être admise dès qu’elle avait la permission expresse ou tacite de son mari. D’ailleurs, aucune des prescriptions de la règle du tiers ordre n’obligeait le membre qui avait fait vœu d’y obéir, sous peine de péché mortel. Les parens y pouvaient vouer leurs enfans dès l’âge le plus tendre. Un certain nombre de petits enfans des deux sexes, ainsi affiliés, étaient élevés aux frais des couvens, les garçons jusqu’à quatorze ou quinze ans, les fillettes jusqu’à douze ou treize ; si leur vocation monastique se décidait à ce moment, ils restaient dans le cloître ; sinon, ils rentraient dans le monde avec une dot. L’usage était de désigner ces pupilles des monastères sous le nom de petits enfans des mendians, et c’est en leur compagnie que Jeanne aimait à recevoir le sacrement eucharistique.

Le port des emblèmes représentant le monogramme du nom de Jésus, la récitation habituelle de la prière appelée la Salutation angélique, une dévotion toute spéciale pour les deux fêtes de la Passion et de l’Annonciation de la Vierge, tels étaient les signes pour ainsi dire caractéristiques auxquels on pouvait reconnaître les adeptes laïques du tiers ordre franciscain pendant les premières années du règne de Charles VII. Quant au costume, les tierçaires non cloîtrés devaient être vêtus de noir ou de gris, et l’on imposait aux femmes l’obligation de se faire couper les cheveux en rond jusqu’à la hauteur des tempes. On sait que le culte rendu aux emblèmes représentant le nom de Jésus était une innovation dont les frères mineurs de l’observance avaient donné les premiers l’exemple ; nous avons montré l’origine de cette innovation en Italie dans les prédications de Bernardin de Sienne et de Jean Capistran, en France, dans les missions de frère Richard et la propagande monastique de Colette de Corbie. Si la Salutation angélique était la prière que les personnes affiliées à l’ordre séraphique affectionnaient le plus, cela tient à ce que les plus grands saints et saintes de cet ordre avaient montré une préférence marquée pour cette prière ; et nous rappellerons qu’une des plus illustres tierçaires françaises du commencement du XVe siècle, la bienheureuse Marie de Maillé, passait ses journées à la réciter. La Passion était devenue la fête franciscaine par excellence depuis le jour où saint François avait reçu dans sa chair et dans ses membres les stigmates des tortures endurées par Jésus sur le Calvaire. Les cordeliers ou observantins avaient aussi une vénération particulière pour la solennité de l’Annonciation de la Vierge. Dès 1368, Paulet de Foligno, leur fondateur, avait inauguré sa réforme en bâtissant sur le Mont Cesi une petite église en l’honneur de l’Annonciation. Il subsiste encore aujourd’hui un curieux vestige de la vogue insigne de cette fête à l’époque de Jeanne d’Arc, et ce vestige, c’est l’ordre italien de l’Annonciade fondé le 7 novembre 1434 par Amédée VIII, duc de Savoie, l’un des fils spirituels de Colette de Corbie.

Ces détails, empruntés à l’histoire liturgique et monastique, étaient nécessaires pour faire comprendre l’importance de plus en plus grande que les fidèles furent amenés à attacher, notamment dans les pays où dominait l’influence de l’ordre séraphique, à la coïncidence du vendredi saint, anniversaire du supplice de Jésus, avec l’Annonciation. « Le même jour, écrivait naguère à ce sujet un savant ecclésiastique, l’église avait à célébrer dans ces deux grands souvenirs le commencement de l’œuvre de la rédemption dans le sein virginal de Marie et la consommation de cette œuvre de salut pour le monde sur la croix du Calvaire. C’est sous l’empire de cette religieuse pensée que les papes, à une époque très reculée, immémoriale même, accordèrent à l’église Notre-Dame du Puy en Velay un grand jubilé chaque fois que le vendredi saint tomberait le 25 mars, jour de l’Annonciation, qui est la fête patronale de la cathédrale et du diocèse du Puy. L’institution subsiste toujours, comme le prouve le grand jubilé célébré en 1864. »

Le jour marqué par cette coïncidence, le grand vendredi de l’Annonciation, comme on avait coutume de le désigner au moyen âge, devint ainsi véritablement, pendant la première moitié du XVe siècle, un jour fatidique, objet de l’attente anxieuse des fidèles, point de mire préféré des espérances comme des terreurs de l’imagination populaire. Cette croyance s’enracina d’autant plus facilement et d’autant plus vite dans notre pays que l’on y vénérait depuis des siècles, au Puy, le plus célèbre des sanctuaires placés sous le vocable de l’Annonciation. De 1400 à 1420, le vendredi saint tomba deux fois le 25 mars ; cette coïncidence eut lieu en 1407 et en 1418. Aussi, dans ces deux années, l’on vit accourir dans la capitale du Velay, pendant la semaine sainte, une affluence de pèlerins tout à fait extraordinaire. « En ce carême, lit-on dans la chronique de Jouvenel à la date de 1407, en ce carême, l’Annonciation Notre-Dame fut le vendredi saint. Et l’on dit, quand elle échoit le jour dudit vendredi, qu’il y a pardon général de peine et de coulpe (péché) au Puy. Il y fut tant de monde et de peuple que merveille. Et y eut bien deux cents personnes mortes et esteintes. » Ainsi, la poussée de la foule fut telle que plusieurs centaines d’individus furent étouffés dans la presse. Un chiffre de victimes aussi considérable montre mieux encore que l’affirmation du chroniqueur combien fut énorme le concours des pèlerins attirés au Puy par le grand vendredi de l’année 1407. La même affluence se reproduisit en 1418. Le vendredi saint 25 mars de cette année, jour de la fête de l’Annonciation, malgré les mesures de précaution prises à l’avance par Hélie de l’Estrange, évêque du Puy, malgré une prorogation d’indulgences jusqu’au troisième jour après Pâques, octroyée dans un intérêt d’humanité par le pape Martin V, trente-trois personnes furent encore écrasées. Selon toute apparence, la reproduction pour ainsi dire périodique de ces horribles accidens ne tenait pas seulement à la trop grande affluence des pèlerins ; il faut aussi faire entrer en ligne de compte l’ardeur désordonnée que ces mêmes pèlerins mettaient à pénétrer dans le sanctuaire le jour du grand vendredi, ardeur qui allait parfois jusqu’à une sorte de frénésie pieuse.

Il se passa au Puy, en 1420, une cérémonie qui eut pour effet de rattacher par un lien étroit la patronne de cette ville aux destinées de la royauté française. Vers le milieu du mois de mai de cette année, au moment même où Henri V et Isabeau de Bavière mettaient la dernière main au fameux traité de Troyes, le dauphin Charles revenait d’une heureuse expédition dans le Midi, où il avait fait rentrer plusieurs villes sous son autorité, et traversait les montagnes de Velay. Du mardi 14 au jeudi 16 de ce mois, il s’arrêta au Puy, et ce fut pendant son séjour dans cette ville qu’il apprit la conclusion définitive d’un traité qui, tout en le frappant personnellement du coup le plus terrible, consommait la ruine de la France. On sait qu’en vertu de ce traité, œuvre d’un pauvre roi fou et d’une mère dénaturée, l’héritier légitime était déclaré déchu de ses droits à la couronne au profit du plus mortel ennemi du royaume, de Henri V, récemment marié à Catherine, l’une des sœurs du dauphin. Soumis à une si cruelle épreuve, ce jeune prince demanda des consolations à la religion. Il vit quelque chose de providentiel dans la coïncidence de cette mauvaise nouvelle avec son séjour dans la capitale du Velay et pensa que la main de la patronne du Puy, cette Notre-Dame des Victoires du midi de la France, était seule assez puissante pour déchirer le traité de Troyes. Il voulut mettre par une démonstration publique, non-seulement sa personne, mais encore sa cause sous la protection de la miraculeuse Vierge noire, objet de l’adoration séculaire de ces populations de l’Auvergne et du Languedoc dont la fidélité lui était si précieuse. C’est pourquoi, après avoir fait son entrée au Puy en grande pompe, il tint à honneur d’être reçu chanoine de la cathédrale de cette ville. On le vit assister aux premières vêpres, revêtu de l’aumusse et du surplis. Le jeudi 16 mai, à la grand’messe qui fut dite pontificalement par un cadet de la famille de Polignac, Guillaume de Chalançon, évêque du Puy, le dauphin, en costume de chanoine, reçut la communion. A l’issue de l’office et pour marquer avec éclat le caractère officiel, en même temps que religieux, qu’il voulait donner à cette cérémonie, le nouveau chanoine conféra de sa main l’ordre de chevalerie à plusieurs seigneurs parmi lesquels on cite les barons d’Apcher, de Latour-Maubourg, de la Roche et Bernard d’Armagnac, comte de Pardiac. A partir de ce jour, toutes les fois qu’un pèlerin visitait la vieille basilique, on ne manquait jamais de lui montrer la stalle qu’avait occupée le royal chanoine, et l’opinion populaire fut ainsi amenée à considérer Charles VII comme ayant des droits privilégiés aux faveurs de la Vierge du Puy.

Le foyer de dévotion et de mysticisme allumé de longue date au Puy par l’allée et venue continuelle d’une foule de pèlerins qui y accouraient de tous les points de l’Europe, ce foyer devint encore plus actif vers la fin de 1425, lorsque Colette de Corbie se mit en mesure d’y fonder, de concert avec Claude de Roussillon, vicomtesse de Polignac, un couvent de clarisses réformées. Dès le 8 septembre de cette année, le pape Martin V accorda l’autorisation qu’il fallait obtenir en pareil cas de la cour de Rome, et l’évêque Guillaume de Chalançon, délégué comme commissaire apostolique, fut mis à la tête de cette entreprise. Le nouveau couvent ne tarda pas à s’élever en un lieu dit le Poserot, et l’on prétend que plusieurs princes de la maison de France contribuèrent par le don de sommes importantes à sa construction, D’après les traditions locales, la fondation de ce couvent aurait été entourée de circonstances vraiment merveilleuses. Le procès intenté aux fondateurs dura plusieurs années pendant lesquelles Colette, qui se trouvait alors en Bourbonnais, fit selon toute apparence de nombreux voyages au chef-lieu du Velay, où elle installa définitivement seize de ses religieuses le 2 juillet 1432. Nos lecteurs connaissent la prédilection tout à fait insigne de la réformatrice dès clarisses pour les deux fêtes de la Passion et de l’Annonciation. La présence de Colette sur les lieux mêmes où la conjonction de ces deux fêtes attirait les pèlerins de temps immémorial contribua, sans nul doute, à redoubler encore l’exaltation mystique qui s’empara plus que jamais des âmes à l’approché du grand vendredi de l’année 1429.

L’idée d’établir un rapport de cause à effet entre ce grand vendredi et la mission de Jeanne d’Arc ne nous appartient pas ; nous l’avons empruntée à un contemporain de la libératrice d’Orléans. Un célèbre avocat qui vivait à l’époque du meurtre commis par Jean sans Peur, Nicole de Savigny, avait consigné sur un de ses livres la coïncidence de ce meurtre avec la rencontre de l’Annonciation et du vendredi saint. Vingt-cinq ou trente ans plus tard, un commentateur inconnu, qui nous a conservé en marge d’un missel du diocèse de Châlons la note de cet avocat, reproduisait la même remarque, en l’appliquant à l’Annonciation du vendredi saint qu’avaient suivie les exploits de la Pucelle. Nicole de Savigny avait dit : « Toutes les fois que le vendredi saint tombe le jour de la fête de l’Annonciation, il arrive des choses merveilleuses et des événemens extraordinaires. » L’annotateur de Châlons ajoute : « Il en fut ainsi l’an 1429 où, presque aussitôt après Pâques, la Pucelle prit les armes, leva bannière contre les Anglais, les chassa d’Orléans, de Jargeau, de Meung-sur-Loire, de Beaugency, et leur infligea bientôt une défaite en Beauce. Pendant l’été de cette même année, Charles, roi de France, accompagné de ladite Pucelle, s’étant mis à la tête de ses troupes, passa la Seine et fit reconnaître son autorité dans les cités de Troyes, de Châlons, de Reims, de Soissons, de Senlis et de Beau vais, qui tenaient auparavant le parti des Anglais. Il fut sacré à Reims par Regnault de Chartres, archevêque de cette ville, et par Jean de Saarbruck, évêque et comte de Châlons, par de France, assistés de Jean de Tournebu, évêque de Séez, et de l’évêque d’Orléans, qui était d’origine écossaise. » L’auteur de ces remarques faisait probablement partie du clergé de Châlons ; la correction relative de la latinité, le choix des expressions, le tour cicéronien de la période, trahissent même un haut gradué universitaire. Il est d’autant plus intéressant de voir un homme d’une culture aussi supérieure rattacher, comme un effet à sa cause, les succès de Jeanne d’Arc dans le cours de l’année 1429 à la coïncidence du vendredi saint et de l’Annonciation qui avait signalé cette même année.

On remarque toujours une recrudescence de mysticisme chez les peuples que vient de frapper un grand désastre. Si les sociétés les plus sceptiques subissent jusqu’à un certain point cette influence au jour des tragiques épreuves, à plus forte raison une nation foncièrement croyante ne saurait y échapper ; on la voit d’ordinaire se rejeter dans la dévotion et parfois dans la superstition d’un élan d’autant plus éperdu qu’elle a été plus profondément, précipitée dans l’abîme de la mauvaise fortune. Il n’y a pas dans l’histoire de notre pays de période plus néfaste que celle qui s’étend entre le traité de Troyes et le siège d’Orléans. La défaite de Verneuil essuyée vers le milieu de 1424 marque l’un des momens les plus critiques de cette période, et la cause nationale reçut là un coup si terrible que l’on put croire qu’elle ne s’en relèverait pas. Voyant ainsi leurs chances de succès purement humaines diminuer de jour en jour, comment Charles VII et ses partisans n’auraient-ils pas fondé leur suprême espoir sur la protection d’en haut ? Or, dans la croyance populaire, il y avait alors deux personnages surnaturels en qui s’incarnait surtout cette protection : ces deux personnages étaient l’archange du Mont-Saint-Michel et la Vierge du Puy. A la fin de juin 1425, l’archange avait manifesté sa protection en écrasant les Anglais qui assiégeaient son sanctuaire, et Jeanne avait peut-être conçu la première idée de sa mission à la nouvelle de cette victoire. Sitôt que l’on vit approcher le vendredi de l’Annonciation de l’année 1429, on se persuada que la Vierge du Puy avait choisi cette conjoncture solennelle pour faire sentir à l’envahisseur, par une démonstration éclatante, la force de son bras. Aussi, dès la fin de 1428, les habitans des régions de la France où l’on reconnaissait l’autorité du dauphin vécurent pour ainsi dire dans l’attente de ce grand événement. Il était facile de prévoir qu’en de telles conditions, le pèlerinage au Puy prendrait encore plus de développement qu’en 1407 et en 1418. Pour prévenir les affreux accidens qui s’étaient produits dans ces deux occasions, Charles VII obtint du pape Martin V que les indulgences extraordinaires attachées à la visite au sanctuaire de la Vierge pendant la semaine sainte auraient cours jusqu’au dimanche 3 avril. En 1429, le carême commença le mercredi 9 février. A cette date, les Anglais campés devant Orléans avaient déjà remporté des avantages notables. Jamais le danger n’avait été plus pressant. Au milieu de l’anxiété générale, avec quel bonheur une foule de personnes dévotes du parti de Charles VII saluèrent l’approche de la double solennité d’où elles attendaient depuis si longtemps le salut de la France !

La femme de Jacques d’Arc, Isabelle Romée de Vouthon, et sa fille Jeannette étaient trop pieuses, elles aimaient trop le dauphin pour ne pas partager ces sentimens. À peine sortie de l’enfance, Jeannette s’était fait remarquer par la ferveur de sa dévotion envers la Vierge. Tous les samedis, au retour de la belle saison, elle n’avait pas de divertissement plus doux que d’aller, en compagnie de sa sœur Catherine, parer de guirlandes l’autel de la petite chapelle de Notre-Dame de Bermont. À ce point de vue, on pourrait s’étonner que le culte de Marie, qui avait tenu une si grande place dans sa chaste adolescence, ne dût point être compté parmi les facteurs principaux de sa mission ; mais l’étude attentive des faits prouve qu’il n’en a pas été ainsi. À Rouen, elle désigna nommément la Vierge parmi les personnages surnaturels qui l’avaient députée vers le roi de France : « Répond qu’elle est venue au roi de France de par Dieu, de par la vierge Marie et tous les bienheureux saints et saintes du paradis. » Pendant les trois semaines qu’elle passa à Vaucouleurs avant de partir pour Chinon, un témoin oculaire, entendu au procès de réhabilitation, raconta qu’il l’avait vue passer des journées entières dans la chapelle souterraine du château[1], prosternée devant l’image de la Vierge. Un chevalier de Saint-Jean de Jérusalem, écrivant à l’un de ses amis peu après l’arrivée de la Pucelle à la cour de Charles VII, disait que c’était Dieu lui-même, touché des prières de la vierge Marie, qui l’avait envoyée.

Au moyen âge, le carême, surtout lorsqu’il précédait un jubilé aussi solennel que celui du grand vendredi de l’Annonciation, était une époque de prières incessantes, de pénitence insigne et de mortification universelle. La papauté avait attaché depuis longtemps à la célébration de ce jubilé des indulgences exceptionnelles qui redoublaient encore le zèle des âmes pieuses. Les fidèles que des devoirs de famille, l’âge, l’éloignement ou leur état de santé empêchaient de se rendre au Puy, pouvaient néanmoins gagner ces indulgences ; pour y avoir part, il leur suffisait de réciter les prières prescrites, de s’imposer certaines austérités, de se livrer à des pratiques de dévotion déterminées. Le carême de 1429 eut ainsi, notamment dans la France centrale et les provinces restées fidèles au dauphin, un caractère particulier de recueillement et de ferveur. Huit mois auparavant, Jeanne avait désigné cette époque comme celle où Dieu devait opérer le salut de la France. Le passage auquel nous faisons-allusion est tellement curieux qu’on nous saura gré de le citer textuellement. « Vers la fête de l’Ascension (jeudi 13 mai 1428), elle disait, rapporte un témoin oculaire, Bertrand de Poulangy, elle disait qu’elle était venue vers Robert de Baudricourt, de la part de son Seigneur, afin qu’il mandât au dauphin de se bien tenir et de ne point livrer bataille à ses ennemis, parce que le Seigneur lui donnerait secours avant la mi-carême. »

Comme le secours indiqué ici n’était autre que la mission dont la Pucelle se croyait chargée depuis 1425, il faut sans doute voir dans ces paroles moins une prophétie qu’une résolution arrêtée à l’avance. Qui pourrait s’étonner qu’une chrétienne aussi fervente, attendant tout de l’appui céleste dans l’œuvre de l’affranchissement de son pays, eût choisi pour entreprendre cette œuvre le moment où des mortifications générales, des pratiques de dévotion extraordinaires, les indulgences plénières attachées au jubilé devaient valoir à ses concitoyens opprimés les effets de la miséricorde divine ? Quoi qu’il en soit, il paraît certain que cette considération fut mise en avant par les conseillers de Charles VII pour décider ce prince à ne pas repousser de prime abord les ouvertures de Jeanne : » Le roi, firent remarquer ces conseillers, en considération de sa propre détresse et de celle de son royaume et ayant égard à la pénitence assidue et aux prières de son peuple à Dieu, ne doit pas renvoyer ni rebuter cette jeune fille. »

Après ces explications, on comprendra mieux l’impatience de la Pucelle lorsque, dans les premiers jours de février 1429, pendant son séjour de trois semaines à Vaucouleurs chez Henri le Royer, elle vit arriver la date qu’elle s’était fixée dès le milieu de l’année précédente pour inaugurer sa mission, c’est-à-dire le commencement du carême, avant qu’elle eût réussi à arracher à Baudricourt la promesse d’être menée devant le dauphin. L’impatience qu’elle ressentait lui inspira alors une de ses paroles les plus mémorables. Ou y trouve ce je ne sais quoi de simple et de fort qui permet de reconnaître entre mille les mots qu’elle a réellement prononcés ; c’est perçant comme la pointe d’un glaive, et cela se grave ineffaçable dans le souvenir : « Le temps, dit-elle à Catherine son hôtesse, le temps me pèse comme à une femme qui va être mère. » C’est que, depuis la fameuse journée de l’été de 1425, où le premier germe en avait été déposé au fond de son âme, cet instinct sublime et presque divin qu’elle nommait sa mission se sentant désormais, après quatre années de gestation féconde, en possession de tous les organes de la vie, tendait alors, avec une force irrésistible, à apparaître en pleine lumière et à se faire jour au dehors. Une fois ce moment venu, deux influences, l’une militaire, l’autre religieuse, vinrent puissamment en aide à ce qu’on pourrait appeler la délivrance de Jeanne. L’influence militaire, la seule que l’on ait aperçue jusqu’à ce jour, fut l’imminence du danger créé par le siège d’Orléans. L’influence religieuse, que nous signalons ici pour la première fois, fut la foi de la pieuse jeune fille aux grâces spéciales attirées sur la France par le jubilé du grand vendredi de l’année 1429.

Ce fut le vendredi 25 février au soir, un mois juste avant l’ouverture du jubilé, que Jeanne quitta Vaucouleurs pour se rendre à la cour de Charles VII. Après onze jours de trajet, elle arriva à Chinon le 6 mars, le jour même où tomba, en 1429, ce fameux dimanche de Lætare ou des Fontaines, dont une tradition plusieurs fois séculaire avait fait la fête par excellence de la jeunesse des bords de la Meuse. Tout entière à sa mission et les yeux fixés sur Orléans que les Anglais étreignaient dans un cercle de plus en plus étroit, elle ne pouvait songer alors à se rendre au Puy ; mais nous savons qu’elle y envoya en pèlerinage quelques-uns des hommes d’armes qui avaient composé son escorte dans le trajet de Vaucouleurs à Chinon. Ce fait, le plus important sans contredit et le plus nouveau de tous ceux qu’il nous a été donné d’établir, ressort avec évidence d’un passage, mal compris par nos devanciers, de la déposition de l’aumônier de la Pucelle. Voici la traduction littérale de ce passage. Frère Jean Pasquerel, de l’ordre des ermites de Saint-Augustin, a dit et dépose sous la. foi du serment que, la première fois qu’il entendit parler de Jeanne et de sa venue à la cour, il était au Puy, où se trouvaient également la, mère de Jeanne et quelques-uns de ceux qui avaient amené la Pucelle vers le roi. On lia connaissance, et la mère, ainsi que les compagnons de Jeanne, dirent au déposant qu’il était convenable qu’il se rendit avec, eux auprès die la Pucelle et qu’ils ne le quitteraient pas avant de l’avoir conduit vers elle. Et ainsi il vint avec eus jusqu’à Chinon et de là jusqu’à Tours, où il était alors lecteur du couvent que son ordre possédait dans cette ville. »

Assurément, aucun de nos lecteurs ne s’étonnera de trouver la femme de Jacques d’Arc dans la foule des pèlerins accourus au Puy de tous les points de la France. Il en faut conclure que la mère de la Pucelle peut être rangée avec certitude parmi les dévotes, que préoccupait le plus l’approche du jubilé. Et Jeanne, de son côté, partageait sans aucun doute la préoccupation maternelle, puisque, dès le lendemain de son arrivée à la cour où le souci de sa mission la retenait, elle n’eut rien de plus pressé que d’envoyer quelques-uns de ceux qui lui avaient fait escorte accomplir en son lieu et place le pèlerinage au chef-lieu du Velay, comme pour mettre l’œuvre patriotique qu’elle allait entreprendre sous les auspices de la solennité doublement sacrée où reposait alors l’espoir national. C’est pour ce motif que le premier acte de sa mission, le message où elle somme les Anglais, au nom « du roi du ciel, fils de sainte Marie, » de vider le royaume, est daté du 22 mars ou du mardi de la semaine sainte.

Au milieu de cette foule pieuse entassée dans le sanctuaire, aux offices de ce grand vendredi saint de l’Annonciation, où les pèlerins de Notre-Dame du Puy, prosternés la face contre terre et pour ainsi dire haletans dans l’attente de quelque soudain miracle, sentaient courir en leurs veines un frisson de religieuse terreur, il faut se représenter la mère de la Pucelle agenouillée aux pieds de la fameuse Vierge noire et récitant dévotement son chapelet les yeux baignés de larmes. Le cœur encore tout meurtri du coup qu’elle avait reçu le mois précédent, la femme de Jacques d’Arc pleurait et n’avait confiance qu’en la miséricorde divine pour être consolée. Elle pleurait en pensant à sa bonne Jeannette, l’espoir de sa vieillesse, qui venait de s’échapper en quelque sorte par. surprise de la maison paternelle et que peut-être elle ne reverrait plus. Si seulement elle avait pu l’embrasser et lui dire adieu ! Mais non, il n’est pas jusqu’à cet amer plaisir qui n’eût été refusé à sa tendresse. Hélas ! lorsque la pauvre paysanne fondait ainsi en sanglots devant ces autels où, depuis les temps les plus reculés de ; la superstition gauloise, des milliers de générations humaines sont venues tour à tour prier et gémir, elle ne se doutait certainement pas que, dans la fête qui l’avait attirée au Puy, il y avait comme un emblème de cette mission sublime, dont le premier acte lui coûtait déjà tant de pleurs. Elle ne se doutait pas que la petite Jeannette, l’humble enfant d’Isabelle Romée, avait eu, elle aussi, son Annonciation. Un ange du ciel lui était apparu qui l’avait saluée, qui l’avait élue, qui l’avait bénie entre toutes les jeunes filles ; et ce que l’héroïne inspirée avait senti depuis lors palpiter dans son sein virginal, en vérité c’était presque un dieu, jusque c’était le génie même de la France.


Sméon LUCE.


  1. La chapelle du château de Vaucouleurs où Jeanne allait prier subsiste encore, et le patriotisme éclairé d’une élite de Lorrains vient de la dégager de l’entourage d’une construction moderne où elle avait été englobée. Cette chapelle est aujourd’hui, avec une porte d’entrée, dite la porte de France, le seul vestige authentique d’une forteresse qui fut l’un des boulevards de la défense nationale au XVe siècle.