Jeunesse (trad. Bienstock)/Chapitre 16

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 86-93).


XVI

LA QUERELLE


Dans la grande salle, assis à une petite table, dînait un monsieur en civil, de petite taille, trapu, à moustaches rousses. Près de lui se tenait un grand brun sans moustaches. Ils parlaient français. Leurs regards m’intimidèrent, mais je me décidai quand même à allumer une cigarette à l’une des bougies qui étaient devant eux. La tête tournée de côté, pour éviter leurs regards, je m’approchai de la table et allumai ma cigarette. Tandis que je faisais cela, je ne pus m’empêcher de regarder le monsieur qui dînait. Ses yeux gris étaient fixés sur moi méchamment. Comme je voulais me détourner, ses moustaches rousses s’agitèrent et il prononça en français : « Monsieur, je n’aime pas qu’on fume quand je dîne ». Je murmurai quelque chose d’incompréhensible.

— Oui, je n’aime pas cela — continua sévèrement le monsieur à moustaches en jetant un coup d’œil rapide sur le monsieur sans moustaches, comme pour l’inviter à admirer comme il allait m’arranger. — Je n’aime pas, monsieur, je n’aime pas les impolis qui viennent vous fumer sous le nez.

Je compris aussitôt que ce monsieur me faisait une réprimande et au premier moment, je me crus très coupable envers lui.

— Je ne pensais pas que cela pût vous gêner — dis-je.

— Et vous ne pensiez pas être un mal élevé, et moi je le pense — cria le monsieur.

— De quel droit vous permettez-vous de crier — dis-je me sentant offensé, et commençant moi-même à me fâcher.

— Du droit que je ne permettrai jamais à personne de me manquer, et que je redresserai toujours à un gaillard tel que vous. Quel est votre nom, monsieur, et où habitez-vous ?

J’étais très surexcité, mes lèvres tremblaient, la respiration me manquait. Mais cependant je me sentis probablement coupable d’avoir bu trop de champagne, et je n’injuriai nullement le monsieur, mais au contraire, mes lèvres de la façon la plus soumise prononcèrent notre nom et notre adresse.

— Mon nom est Kolpikov, monsieur, et désormais soyez plus poli. Vous aurez de mes nouvelles, termina-t-il, car toute l’altercation se passait en français.

Je prononçai seulement « très heureux » en m’efforçant de donner à ma voix le plus de fermeté possible. Je me détournai et avec la cigarette, qui pendant ce temps s’était éteinte, je revins dans l’autre salle.

Je ne dis rien, ni à mon frère ni aux amis, de ce qui s’était passé, d’autant plus qu’ils étaient plongés dans une chaude discussion, et je m’assis seul dans un coin en réfléchissant à cette étrange aventure. Les paroles : « Vous êtes un mal élevé, monsieur ! » résonnaient dans mes oreilles et me révoltaient de plus en plus. Mon ivresse s’était complètement dissipée. En songeant à mon attitude dans cette affaire, il me vint tout à coup la terrible idée d’avoir agi comme un poltron. « Quel droit avait-il de crier contre moi ? Pourquoi ne m’a-t-ii pas dit tout simplement que cela le gênait ? Mais c’était lui le coupable ? Alors, quand il m’a dit que j’étais un mal élevé, pourquoi ne lui ai-je pas répondu : « Un mal élevé, monsieur, c’est celui qui se permet une telle grossièreté ! » Ou pourquoi ne lui ai-je pas crié tout simplement : « Taisez-vous ! » C’eût été admirable. Pourquoi ne l’ai-je pas provoqué en duel ? Non, je n’ai rien fait de tout cela, mais comme un poltron, comme un lâche, j’ai avalé l’offense : « Vous êtes un mal élevé, monsieur ! » résonnait sans cesse à mes oreilles et m’énervait. « Non, l’affaire ne peut en rester là » — pensais-je ; et je me levai avec la ferme intention de retourner voir ce monsieur et de lui dire quelque chose de terrible, peut-être même de lui taper sur la tête avec le bougeoir s’il le fallait. Je songeais avec plaisir à ce dernier parti, et non sans une vraie peur j’entrai dans la grande salle. Par bonheur, M. Kolpikov n’y était plus. Le valet seul était dans la salle et arrangeait les tables. Je voulus lui raconter ce qui s’était passé et lui expliquer que je n’étais en rien coupable, mais je réfléchis, et dans la plus sombre disposition d’esprit, je revins de nouveau dans notre cabinet.

— Qu’est devenu notre diplomate ? — disait Doubkov. — En ce moment il décide sans doute du sort de toute l’Europe.

— Ah ! laisse-moi tranquille — dis-je d’un ton bourru. Et aussitôt, tout en marchant à travers la chambre, je trouvai que Doubkov n’était pas du tout un honnête homme : « Et cette plaisanterie éternelle, et ce sobriquet « le diplomate », il n’y a rien d’aimable en cela. Il lui faut seulement gagner Volodia et aller chez une tante quelconque… Il n’a rien d’agréable. Tout ce qu’il dit n’est que mensonge ou banalité, et toujours il cherche à se moquer. Je crois qu’il est tout simplement bête et méchant ». Pendant à peu près cinq minutes je fis de telles réflexions, et sentis en moi une hostilité croissante contre Doubkov. Et Doubkov ne faisait aucune attention à moi et cela m’agaçait encore davantage. J’en voulais même à Volodia et à Dmitri parce qu’ils causaient avec lui.

— Savez-vous, messieurs ? il faut doucher notre diplomate — dit tout à coup Doubkov en me regardant avec un sourire qui me parut moqueur et même perfide — car il n’est pas bien ! Je vous jure qu’il n’est pas bien !

— Il faut aussi vous doucher, c’est vous qui n’êtes pas bien — répondis-je avec un sourire méchant, en oubliant même que je le tutoyais.

Cette réponse étonna probablement Doubkov, mais il se détourna de moi avec indifférence et continua à causer avec Volodia et Dmitri.

J’essayai de prendre part à leur conversation, mais je sentis qu’il m’était impossible de feindre, et je retournai dans mon coin où je restai jusqu’au départ.

Quand la note fut payée et que nous commencions à prendre nos pardessus, Doubkov s’adressa à Dmitri — Eh bien ! où iront Oreste et Pylade ? Probablement à la maison parler de l’amour ; nous, c’est autre chose, nous irons faire visite à la charmante tante, cela vaut mieux que votre fade amitié.

— Comment osez-vous nous railler ? — criai-je subitement en m’approchant très près de lui et en agitant les mains. — Comment osez-vous rire des sentiments que vous ne comprenez pas ? Je ne vous le permettrai pas, taisez-vous ! — Et je me tus moi-même, ne sachant plus qu’ajouter et étouffant d’émotion.

Doubkov fut d’abord surpris, ensuite il voulut sourire et prendre la chose en plaisanterie ; mais enfin, à mon grand étonnement, effrayé il baissa les yeux.

— Je n’ai jamais songé à me moquer de vous et de vos sentiments, j’ai dit cela comme ça — ajouta-t-il en se dérobant.

— C’est cela ! — criai-je, — et en même temps j’avais honte et je plaignais Doubkov dont le visage rouge et confus exprimait une véritable souffrance.

— Qu’as-tu ? — demandaient en même temps Volodia et Dmitri. — Personne ne voulait te blesser.

— Non, il voulait me blesser.

— Quel garçon résolu, ton frère — dit Doubkov quand j’avais déjà franchi la porte et qu’il ne pouvait entendre ce que je lui dirais.

Peut-être me serais-je précipité pour l’injurier encore, mais à ce moment, le valet qui avait assisté à mon histoire avec Kolpikov me tendit mon manteau et je me calmai immédiatement ; mais devant Dmitri, je continuai à feindre l’énervement, autant que c’était nécessaire pour que mon calme subit ne parût point étrange. Le lendemain je rencontrai Doubkov chez Volodia, nous ne fîmes aucune allusion à cette histoire, mais nous restâmes à « vous », et il nous était encore plus difficile de nous regarder l’un l’autre dans les yeux.

Le souvenir de la querelle avec Kolpikov qui, cependant, ni le lendemain ni plus tard, ne me donna de ses nouvelles, fut pour moi pendant plusieurs années très vif et très pénible. J’avais des spasmes et je criais, plus de cinq ans après, quand je me remémorais l’outrage non vengé ; mais pour me consoler je me rappelais avec plaisir comme je m’étais montré brave dans l’affaire de Doubkov. Beaucoup plus tard seulement, je commençai à me rappeler tout autrement cette histoire, avec un plaisir comique pour ma querelle avec Kolpikov, et avec regret pour l’offense imméritée que j’avais infligée à ce brave garçon, Doubkov.

Quand, le soir même, je racontai à Dmitri mon aventure avec Kolpikov, dont je lui fis le portrait, il fut très étonné.

— Oui, c’est bien lui — fit-il. — Imagine-toi que ce Kolpikov est une canaille très connue, un grec, et principalement un poltron. Ses camarades l’ont fait chasser de l’armée parce qu’il avait reçu un soufflet et ne voulait pas se battre. Où a-t-il pris de l’audace ? — ajouta-t-il en me regardant avec son bon sourire. — Il n’a rien dit de plus que mal élevé ?

— Non, répondis-je en rougissant.

— Ce n’est pas bien, mais encore ce n’est pas grave — me consolait Dmitri.

Seulement longtemps après, en réfléchissant déjà avec calme à cette aventure, je fis la supposition assez vraisemblable, que Kolpikov, sentant qu’il pouvait enfin se jeter sur moi, s’était vengé, en présence d’un brun sans moustaches, de la gifle reçue quelques années avant, de même que moi, je m’étais vengé aussitôt du « mal élevé », sur l’innocent Doubkov.