Jeunesse (trad. Bienstock)/Chapitre 24

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 140-147).


XXIV

L’AMOUR


Sophie Ivanovna, comme je l’ai reconnu plus tard, était une de ces rares femmes, plus jeunes, qui, nées pour la vie de famille mais privées de ce bonheur par la fortune, par suite, se décident tout à coup à déverser sur quelques élus l’amour, qui, longtemps gardé pour les enfants et le mari, a grandi et s’est fortifié dans leur cœur. Et cette réserve d’amour, chez les vieilles filles de cette espèce, est si inépuisable, que malgré un grand nombre d’élus, il leur reste encore beaucoup d’amour qu’elles dispersent sur tout leur entourage et sur les personnes, bonnes ou mauvaises, qu’elles rencontrent dans leur vie.

Il y a trois sortes d’amour :

L’amour esthétique.

L’amour dévoué.

L’amour actif.

Je ne parle pas de l’amour d’un jeune homme pour une jeune femme, ou inversement, — j’ai peur de ces affections, j’ai été si malheureux dans ma vie parce que je n’ai jamais vu dans cette sorte d’amour une étincelle de vérité, mais seulement le mensonge dans lequel la sensualité, les relations conjugales, l’argent, le désir de lier ou de délier les mains, se mêlent tellement au sentiment qu’on ne peut rien comprendre. Je parle de l’amour humain, de l’amour qui, grâce à la plus ou moins grande force de l’âme, se concentre sur un, ou sur plusieurs : de l’amour maternel, paternel, filial, fraternel, de l’amour envers les camarades, envers un ami, un compatriote, de l’amour humain.

L’amour esthétique consiste à aimer la beauté du sentiment même et son expression. Pour les personnes qui aiment de cette façon, l’objet aimé n’est aimable qu’autant qu’il excite ce sentiment agréable dont elles jouissent en conscience et en fait. Les personnes qui aiment d’un amour esthétique se soucient fort peu de la réciprocité, comme d’une circonstance qui n’a aucune influence sur la beauté et le charme du sentiment. Elles changent souvent l’objet de leur amour, puisque leur but principal consiste seulement en ce que le sentiment agréable de l’amour soit toujours éveillé. Pour conserver en elles ce sentiment agréable, elles parlent toujours, dans les termes les plus élégants, de leur amour à l’objet de l’amour lui-même et à tous ceux qui n’ont aucun intérêt à cet amour. Dans notre pays, les personnes d’une certaine classe qui aiment esthétiquement non seulement parlent de leur amour à tous, mais encore en parlent en français. C’est ridicule et étrange à dire, mais je suis convaincu qu’il y a eu et qu’il y a encore beaucoup de personnes d’un certain monde, surtout des femmes, dont l’amour envers les amis, le mari, les parents, disparaîtrait aussitôt si on leur défendait d’en parler en français.

L’amour de la deuxième sorte — l’amour dévoué — consiste à aimer les moyens du sacrifice de soi-même qu’on fait à l’objet aimé, sans se demander si c’est mieux ou pire de se sacrifier pour l’objet aimé. « Il n’y a tel ennui que je ne sois prêt à subir pour prouver à tout le monde, et à lui ou à elle, mon dévouement. » Voilà la formule de cette sorte d’amour. Les personnes qui aiment ainsi ne croient jamais à la réciprocité (parce que c’est encore plus beau de se sacrifier pour celui qui ne vous comprend pas.) Elles sont toujours malades, ce qui augmente aussi le mérite du sacrifice ; en général constantes, parce qu’il leur serait pénible de perdre le mérite des sacrifices qu’elles ont faits à l’objet aimé. Elles sont toujours prêtes à mourir pour prouver à lui ou à elle tout leur dévouement, mais elles négligent les petites preuves quotidiennes de l’amour, pour lesquelles il n’y a pas assaut particulier de sacrifice. Peu leur importe que vous ayez bien mangé ou bien dormi, que vous soyez gai et bien portant, et elles ne feront rien pour vous procurer ces commodités si elles sont en leur pouvoir ; mais affronter la mort, se jeter à l’eau, ou dans le feu, mourir d’amour, c’est à quoi elles sont toujours prêtes, si l’occasion s’en présente. En outre, les personnes enclines à l’amour dévoué sont toujours fières de leur amour, exigeantes, jalouses, soupçonneuses, et, c’est étrange à dire, elles souhaitent des dangers à l’objet de leur amour pour pouvoir les en tirer, pour les consoler, et même des vices pour les en corriger.

Vous vivez seul à la campagne avec votre femme qui vous aime d’un amour dévoué. Vous êtes bien portant, tranquille, vous n’avez que des occupations qui vous plaisent. Votre femme aimante est si faible qu’elle ne peut s’occuper du ménage, qui est aux mains des servantes, ni même des enfants qui sont confiés à des gouvernantes, ni même d’une chose quelconque qu’elle aime, car elle n’aime que vous. Elle est visiblement malade, mais pour ne pas vous attrister, elle ne veut pas vous le dire ; elle s’ennuie visiblement, mais pour vous, elle est prête à s’ennuyer toute sa vie ; elle souffre visiblement de ce que vous vous occupez trop de votre affaire (quelle qu’elle soit : chasse, livres, agriculture, service), elle voit que ces occupations vous perdent, mais elle se tait et souffre. Mais voilà, vous tombez malade, votre femme dévouée oublie sa maladie, et sans cesse, malgré vos prières de ne pas se tourmenter en vain, elle veille à votre chevet et à chaque seconde, vous sentez sur vous son regard de compassion qui vous dit : « Malgré ce que j’ai pu dire, n’importe ; quand même, je ne te laisserai pas. » Le matin vous allez un peu mieux, vous passez dans l’autre chambre, la chambre n’est ni chauffée ni préparée ; la seule soupe que vous puissiez manger n’est pas commandée au cuisinier, on n’a pas envoyé chercher l’ordonnance, mais votre femme aimante, fatiguée de la veille de la nuit, toujours vous regardant avec la même expression de pitié, marche sur la pointe des pieds et en chancelant donne aux valets des ordres incompréhensibles, vagues. Vous voulez lire, votre femme aimante vous dit avec un soupir qu’elle sait que vous ne l’écouterez pas, que vous vous fâcherez contre elle, qu’elle y est déjà habituée, mais qu’il vaut mieux pour vous ne pas lire. Vous voulez vous promener dans la chambre, elle dit qu’il serait meilleur pour vous de ne pas le faire. Vous voulez causer avec un ami qui est venu, elle dit qu’il est préférable que vous ne parliez pas. Dans la nuit, vous avez de nouveau des chaleurs, vous désirez vous assoupir, mais votre femme aimante, maigre, pâle et respirant lentement, dans la demi-lueur de la veilleuse est assise en face de vous, dans une chaise, et son moindre mouvement excite en vous des sentiments de dépit et d’impatience. Vous avez un valet qui est avec vous depuis vingt ans, auquel vous êtes habitué ; il vous sert avec adresse et bonne volonté, car dans la journée il dort et reçoit des appointements pour son service, mais elle ne lui permet pas de vous servir. Elle fait tout elle-même, de ses doigts faibles, inexpérimentés, et vous ne pouvez pas voir, sans une colère contenue, ou ses doigts blancs s’efforçant en vain d’ouvrir une bouteille, ou éteignant une bougie, ou versant la potion, ou vous touchant avec répugnance. Si vous êtes impatient, emporté et lui demandez de s’en aller, de votre oreille agacée, malade, vous l’entendez à travers la porte soupirer, pleurer et murmurer des absurdités à votre valet. Enfin, si vous ne mourez pas, votre femme aimante, qui n’a pas dormi de vingt nuits pendant votre maladie (ce qu’elle vous répète sans cesse), tombe malade, s’affaiblit, souffre et devient encore moins capable de n’importe quelle occupation. Et quand vous êtes dans votre état normal elle n’exprime son amour dévoué que par un doux ennui, qui involontairement se communique à vous et à tout l’entourage.

La troisième sorte d’amour — l’amour actif — consiste dans l’aspiration à satisfaire tous les besoins, tous les désirs, tous les caprices, les vices même de la créature aimée. Les gens qui aiment ainsi, aiment toujours pour toute la vie, parce que plus ils aiment, plus ils connaissent l’objet aimé, plus il leur est facile de l’aimer, c’est à-dire de satisfaire ses désirs, Leur amour s’exprime rarement en paroles et s’ils parlent, ce n’est ni avec un air satisfait et avec éloquence, mais d’un air confus, maladroitement, car ils ont toujours peur de ne pas aimer assez. Ces personnes aiment jusqu’aux vices de la créature aimée, parce que ces vices leur donnent la possibilité de satisfaire encore de nouveaux désirs. Elles recherchent très volontiers la réciprocité ; même si elles se trompent, elles y croient et sont heureuses de l’avoir. Mais dans le cas contraire, elles aiment quand même, et non seulement désirent le bonheur de l’être aimé, mais par tous les moyens moraux et matériels, grands et petits, qui sont en leur pouvoir, elles tâchent toujours de lui donner ce bonheur.

Et cet amour actif pour son neveu, sa nièce, sa sœur, pour Lubov Sergueievna, pour moi-même, parce que Dmitri m’aimait, cet amour actif se montrait dans les yeux, dans chaque parole, dans chaque mouvement de Sophie Ivanovna.

Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai apprécié entièrement Sophie Ivanovna, et alors il me vint en tête cette question ; pourquoi Dmitri, qui tâche de comprendre l’amour tout autrement que le comprennent d’ordinaire les jeunes gens, et qui a toujours eu devant les yeux cette bonne et aimante Sophie Ivanovna, s’est-il épris, tout d’un coup, passionnément, de l’étrange Lubov Sergueievna, et pourquoi n’accorde-t-il à sa tante que de bonnes qualités ? Le dicton : « Nul n’est prophète en son pays » est évidemment juste. De deux choses l’une : ou dans chaque homme il y a plus de mauvais que de bon, ou l’homme est plus accessible au mauvais qu’au bon. Il connaissait depuis peu Lubov Sergueievna, et l’amour de sa tante, il l’avait éprouvé depuis sa naissance.