Jeunesse (trad. Bienstock)/Chapitre 45

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 286-291).


XLV

JE M’EFFONDRE


Enfin arriva le premier examen de calcul différentiel et intégral, et j’étais toujours dans un étrange brouillard, et je ne me rendais pas un compte exact de ce qui m’attendait. Dans la soirée, après la société de Zoukhine et des autres camarades, il me venait en tête qu’il y avait quelque chose à changer dans mes convictions, qu’il y avait quelque chose qui n’était pas bien. Mais le matin, avec la lumière du soleil, je devenais de nouveau comme il faut, j’en étais content et ne voulais plus rien changer.

C’est avec cette disposition d’esprit que j’arrivai au premier examen. Je m’assis sur le banc de côté où étaient les princes, les comtes, les barons, je me mis à causer avec eux en français, et, c’est étrange à dire, il ne me venait pas même à l’idée que j’aurais tout de suite à répondre sur un sujet que je ne connaissais pas du tout. Avec sang-froid, je regardais ceux qui revenaient de l’interrogation, et je me permettais même de me moquer de quelques-uns.

— Eh bien, Grapp ? — dis-je à Ilinka quand il revint de la table, — avez-vous eu peur ?

— Nous verrons comment vous répondrez ! — fit Ilinka qui, depuis l’entrée à l’Université, s’était révolté contre mon influence, ne souriait pas quand je lui parlais et était très mal disposé envers moi.

Je souris avec mépris à la réponse d’Ilinka, bien que le doute qu’il exprimait m’effrayât un moment. Mais de nouveau, le brouillard couvrit ce sentiment et je continuai à être distrait, indifférent, de sorte que je promis d’aller, aussitôt après l’examen, comme si c’eût été pour moi une simple bagatelle, manger chez Materne avec le baron Z***. Quand on m’appela avec Ikonine, je rajustai les pans de mon uniforme, et bien calme, je m’avançai à la table de l’examen. Ce ne fut que quand le jeune professeur, celui qui m’avait interrogé à l’examen d’entrée, me regarda droit dans le visage, et que je touchai les bouts de papier sur lesquels étaient écrites les questions, qu’un léger frisson de crainte courut dans mon dos. Ikonine, bien qu’il eût pris le billet avec le même balancement de tout le corps qu’aux examens précédents, répondit quelque chose, tant bien que mal, et moi, je fis ce qu’il avait fait au premier examen, je fis même pis, parce que je pris un second billet auquel je ne répondis pas davantage. Le professeur me regarda avec pitié et d’une voix basse, mais ferme, prononça :

— Vous ne passerez pas en deuxième année, monsieur Irteniev, ce sera mieux pour vous de ne pas continuer l’examen. Il faut épurer la Faculté. Et vous non plus, monsieur Ikonine, — ajouta-t-il.

Ikonine demanda comme une aumône de repasser l’examen, mais le professeur lui répondit qu’il ne pouvait faire en deux jours ce qu’il n’avait pas fait en une année et qu’il ne passerait d’aucune manière. Ikonine supplia même humblement, mais le professeur refusa de nouveau.

— Vous pouvez vous retirer, messieurs, — nous dit-il de la même voix, pas très forte, mais ferme. C’est seulement alors que je me décidai à m’éloigner de la table, et j’avais honte, car, par ma présence silencieuse, j’avais l’air de prendre part aux supplications humiliantes d’Ikonine. Je ne me rappelle pas comment je traversai la salle pleine d’étudiants, ce que je répondis à leurs questions, comment je sortis dans le vestibule et comment j’arrivai à la maison. J’étais blessé, humilié, j’étais vraiment malheureux.

De trois jours je ne sortis pas de ma chambre, je ne vis personne, comme dans l’enfance je pris plaisir à mes larmes et je pleurai abondamment. Je cherchai des pistolets avec lesquels je pusse me tuer, je le désirais beaucoup, je pensais qu’Ilinka Grapp me cracherait au visage quand il me rencontrerait, et qu’en faisant cela il agirait tout à fait bien, qu’Operov était content de mon malheur et le racontait à tous, que Kolpikov avait tout à fait raison en se moquant de moi chez Iar, que ma stupide conversation avec la princesse Kornakov ne pouvait avoir d’autre suite, etc. Tous les moments pénibles de ma vie, tourmentés par l’amour-propre, l’un après l’autre me venaient en tête. Je voulais accuser quelqu’un de mon malheur. Je pensais que c’était un fait exprès. J’inventais contre moi une cabale entière, je me révoltais contre les professeurs, contre les camarades, contre Volodia et Dmitri, contre papa qui m’avait envoyé à l’Université. Je me révoltais contre la Providence qui me permettait de survivre à ma honte. Enfin sentant ma perte définitive aux yeux de tous ceux qui me connaissaient, je demandai à papa la permission d’entrer aux hussards ou d’aller au Caucase. Papa était mécontent de moi, mais devant ma douleur profonde il me consola en disant que ce n’était pas un malheur, qu’on pouvait le réparer en passant dans une autre faculté. Volodia, qui lui aussi ne voyait en mon malheur rien de terrible, disait qu’à une autre faculté au moins je n’aurais pas honte devant les nouveaux camarades.

Nos dames ne comprenaient pas du tout ou ne voulaient pas comprendre ce qu’était un examen et ce qu’il y avait d’ennuyeux à ne pas passer dans un autre cours, et elles me plaignaient seulement parce qu’elles voyaient ma peine.

Dmitri venait chez moi chaque jour, et sans cesse se montrait très doux et très tendre, mais précisément à cause de cela, il me semblait froid. J’étais toujours gêné et blessé quand, montant chez moi en silence, il s’asseyait tout près de moi un peu avec cette expression d’un bon docteur qui s’asseoit près du lit d’un malade gravement atteint. Sophie Ivanovna et Varenka m’envoyaient par lui des livres que j’avais désiré avoir et exprimaient le désir que j’allasse chez elles. Mais je voyais justement, dans ces intentions bienveillantes, l’indulgence blessante pour un homme tombé déjà trop bas. Au bout de trois jours, j’étais un peu calmé, mais jusqu’au départ à la campagne je ne sortis nulle part et m’absorbai dans ma douleur. Je marchais, oisif, d’une chambre à l’autre, en essayant d’éviter tous les familiers.

Je pensais, pensais, et une fois, très tard dans la nuit, étant seul en bas et écoutant la valse d’Avdotia Vassilievna, je sautai d’un coup, courus en haut, pris le cahier sur lequel était écrit « Règles de vie », je l’ouvris et j’eus un moment de repentir et d’élan moral. Je pleurai, mais ce n’étaient plus des larmes de désespoir. En me remettant, je pris encore la résolution d’écrire de nouveau des règles de vie, et j’étais fermement convaincu de ne jamais rien faire de mal tant que je ne resterais pas oisif un seul instant, et tant que je ne trahirais pas ces règles.

Cet élan moral dura-t-il longtemps ? en quoi consistait-il ? quelles bases nouvelles ai-je données à mon développement moral ?

Je le raconterai dans l’autre partie, plus heureuse, de ma jeunesse.