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Jim Harrison, boxeur/I

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock, éditeur (p. 1-17).

CHAPITRE PREMIER

friar’s oak

Aujourd’hui, 1er janvier de l’année 1851, le dix-neuvième siècle est arrivé à sa moitié, et parmi nous qui avons été jeunes avec lui, un bon nombre ont déjà reçu des avertissements qui nous apprennent qu’il nous a usés.

Nous autres, les vieux, nous rapprochons nos têtes grisonnantes et nous parlons de la grande époque que nous avons connue, mais quand c’est avec nos fils que nous nous entretenons, nous éprouvons de grandes difficultés à nous faire comprendre.

Nous et nos pères qui nous ont précédés, nous avons passé notre vie dans des conditions fort semblables ; mais eux, avec leurs chemins de fer, leurs bateaux à vapeur, ils appartiennent à un siècle différent.

Nous pouvons, il est vrai, leur mettre des livres d’histoire entre les mains et ils peuvent y lire nos luttes de vingt-deux ans contre ce grand homme malfaisant. Ils peuvent y voir comment la Liberté s’enfuit de tout le vaste continent, comment Nelson versa son sang, comment le noble Pitt eut le cœur brisé dans ses efforts pour l’empêcher de s’envoler de chez nous pour se réfugier de l’autre côté de l’Atlantique.

Tout cela, ils peuvent le lire, ainsi que la date de tel traité, de telle bataille, mais je ne sais où ils trouveront des détails sur nous-mêmes, où ils apprendront quelle sorte de gens nous étions, quel genre de vie était le nôtre et sous quel aspect le monde apparaissait à nos yeux, quand nos yeux étaient jeunes, comme le sont aujourd’hui les leurs.

Si je prends la plume pour vous parler de cela, ne croyez pas pourtant que je me propose d’écrire une histoire.

Lorsque ces choses se passaient, j’avais atteint à peine les débuts de l’âge adulte, et quoique j’aie vu un peu de l’existence d’autrui, je n’ai guère le droit de parler de la mienne.

C’est l’amour d’une femme qui constitue l’histoire d’un homme, et bien des années devaient se passer avant le jour où je regardai dans les yeux celle qui fut la mère de mes enfants.

Il nous semble que cela date d’hier et pourtant ces enfants sont assez grands pour atteindre jusqu’aux prunes du jardin, pendant que nous allons chercher une échelle, et ces routes que nous parcourions en tenant leurs petites mains dans les nôtres, nous sommes heureux d’y repasser, en nous appuyant sur leur bras.

Mais je parlerai uniquement d’un temps où l’amour d’une mère était le seul amour que je connusse.

Si donc vous cherchez quelque chose de plus, vous n’êtes pas de ceux pour qui j’écris.

Mais s’il vous plaît de pénétrer avec moi dans ce monde oublié, s’il vous plaît de faire connaissance avec le petit Jim, avec le Champion Harrison, si vous voulez frayer avec mon père, qui fut un des fidèles de Nelson, si vous tenez à entrevoir ce célèbre homme de mer lui-même, et Georges qui devint par la suite l’indigne roi d’Angleterre, si par-dessus tout vous désirez voir mon fameux oncle, Sir Charles Tregellis, le roi des petits-maîtres, et les grands champions, dont les noms sont encore familiers à vos oreilles, alors donnez la main, et… en route.

Mais je dois vous prévenir : si vous vous attendez à trouver sous la plume de votre guide bien des choses attrayantes, vous vous exposez à une désillusion.

Lorsque je jette les yeux sur les étagères qui supportent mes livres, je reconnais que ceux-là seuls se sont hasardés à écrire leurs aventures, qui furent sages, spirituels et braves.

Pour moi, je me tiendrais pour très satisfait si l’on pouvait juger que j’eus seulement l’intelligence et le courage de la moyenne.

Des hommes d’action auraient peut-être eu quelque estime pour mon intelligence et des hommes de tête quelque estime de mon énergie. Voilà ce que je peux désirer de mieux sur mon compte.

En dehors d’une aptitude innée pour la musique, et telle que j’arrive le plus aisément, le plus naturellement, à me rendre maître du jeu d’un instrument quelconque, il n’est aucune supériorité dont j’aie lieu de me faire honneur auprès de mes camarades.

En toutes choses, j’ai été un homme qui s’arrête à mi-route, car je suis de taille moyenne, mes yeux ne sont ni bleus, ni gris, et avant que la nature eût poudré ma chevelure à sa façon, la nuance était intermédiaire entre le blanc de lin et le brun.

Il est peut-être une prétention que je peux hasarder ; c’est que mon admiration pour un homme supérieur à moi n’a jamais été mêlée de la moindre jalousie, et que j’ai toujours vu chaque chose et l’ai comprise telle qu’elle était.

C’est une note favorable à laquelle j’ai droit maintenant que je me mets à écrire mes souvenirs.

Ainsi donc, si vous le voulez bien, nous tiendrons autant que possible ma personnalité en dehors du tableau.

Si vous arrivez à me regarder comme un fil mince et incolore, qui servirait à réunir mes petites perles, vous m’accueillerez dans les conditions mêmes où je désire être accueilli.

Notre famille, les Stone, était depuis bien des générations vouée à la marine et il était de tradition, chez nous, que l’aîné portât le nom du commandant favori de son père.

C’est ainsi que nous pouvions faire remonter notre généalogie jusqu’à l’antique Vernon Stone, qui commandait un vaisseau à haut gaillard, à l’avant en éperon, lors de la guerre contre les Hollandais.

Par Hawke Stone et Benbow Stone, nous arrivons à mon père Anson Stone qui à son tour me baptisa Rodney Stone en l’église paroissiale de Saint-Thomas, à Portsmouth, en l’an de grâce 1786.

Tout en écrivant, je regarde par la fenêtre de mon jardin, j’aperçois mon grand garçon de fils, et si je venais à appeler « Nelson ! », vous verriez que je suis resté fidèle aux traditions de famille.

Ma bonne mère, la meilleure qui fut jamais, était la seconde fille du Révérend John Tregellis, curé de Milton, petite paroisse sur les confins de la plaine marécageuse de Langstone.

Elle appartenait à une famille pauvre, mais qui jouissait d’une certaine considération, car elle avait pour frère aîné le fameux Sir Charles Tregellis, et celui-ci, ayant hérité d’un opulent marchand des Indes Orientales, finit par devenir le sujet des conversations de la ville et l’ami tout particulier du Prince de Galles.

J’aurai à parler plus longuement de lui par la suite, mais vous vous souviendrez dès maintenant qu’il était mon oncle et le frère de ma mère.

Je puis me la représenter pendant tout le cours de sa belle existence, car elle était toute jeune quand elle se maria.

Elle n’était guère plus âgée quand je la revois dans mon souvenir avec ses doigts actifs et sa douce voix.

Elle m’apparaît comme une charmante femme aux doux yeux de tourterelle, de taille assez petite, il est vrai, mais se redressant quand même bravement.

Dans mes souvenirs de ce temps-là, je la vois constamment vêtue de je ne sais quelle étoffe de pourpre à reflets changeants, avec un foulard blanc autour de son long cou blanc, je vois aller et venir ses doigts agiles pendant qu’elle tricote.

Je la revois encore dans les années du milieu de sa vie, douce, aimante, calculant des combinaisons, prenant des arrangements, les menant à bonne fin, avec les quelques shillings par jour de solde d’un lieutenant, et réussissant à faire marcher le ménage du cottage du Friar’s Oak et à tenir bonne figure dans le monde.

Et maintenant, je n’ai qu’à m’avancer dans le salon, pour la revoir encore, après quatre-vingts ans d’une existence de sainte, en cheveux d’un blanc d’argent, avec sa figure placide, son bonnet coquettement enrubanné, ses lunettes à monture d’or, son épais châle de laine bordé de bleu.

Je l’aimais en sa jeunesse, je l’aime en sa vieillesse et quand elle me quittera, elle emportera quelque chose que le monde entier est incapable de me faire oublier.

Vous qui lisez ceci, vous avez peut-être de nombreux amis, il peut se faire que vous contractiez plus d’un mariage, mais votre mère est la première et la dernière amie. Chérissez-la donc, pendant que vous le pouvez, car le jour viendra où tout acte irraisonné, où toute parole jetée avec insouciance, reviendra en arrière se planter comme un aiguillon dans votre cœur.

Telle était donc ma mère, et quant à mon père, la meilleure occasion pour faire son portrait, c’est l’époque où il nous revint de la Méditerranée.

Pendant toute mon enfance, il n’avait été pour moi qu’un nom et une figure dans une miniature que ma mère portait suspendue à son cou.

Dans les débuts, on me dit qu’il combattait contre les Français.

Quelques années plus tard, il fut moins souvent question de Français et on parla plus souvent du général Bonaparte.

Je me rappelle avec quelle frayeur respectueuse je regardai à la boutique d’un libraire de Portsmouth la figure du Grand Corse.

C’était donc là l’ennemi par excellence, celui que mon père avait combattu toute sa vie, en une lutte terrible et sans trêve.

Pour mon imagination d’enfant, c’était une affaire d’honneur d’homme à homme, et je me représentais toujours mon père et cet homme rasé de près, aux lèvres minces, aux prises, chancelant, roulant dans un corps à corps furieux qui durait des années.

Ce fut seulement après mon entrée à l’école de grammaire que je compris combien il y avait de petits garçons dont les pères étaient dans le même cas.

Une fois seulement, au cours de ces longues années, mon père revint à la maison.

Par là, vous voyez ce que c’était d’être la femme d’un marin en ce temps-là.

C’était aussitôt après que nous eûmes quitté Portsmouth pour nous établir à Friar’s Oak qu’il vint passer huit jours avant de s’embarquer avec l’amiral Jervis pour l’aider à gagner son nouveau nom de Lord Saint-Vincent.

Je me rappelle qu’il me causa autant d’effroi que d’admiration par ses récits de batailles et je me souviens, comme si c’était d’hier, de l’épouvante que j’éprouvai en voyant une tache de sang sur la manche de sa chemise, tache qui, je n’en doute point, provenait d’un mouvement maladroit fait en se rasant.

À cette époque je restai convaincu que ce sang avait jailli du corps d’un Français ou d’un Espagnol, et je reculai de terreur devant lui, quand il posa sa main calleuse sur ma tête.

Ma mère pleura amèrement après son départ.

Quant à moi, je ne fus pas fâché de voir son dos bleu et ses culottes blanches s’éloigner par l’allée du jardin, car je sentais, en mon insouciance et mon égoïsme d’enfant, que nous étions plus près l’un de l’autre, quand nous étions ensemble, elle et moi.

J’étais dans ma onzième année quand nous quittâmes Portsmouth, pour Friar’s Oak, petit village du Sussex, au nord de Brighton, qui nous fut recommandé par mon oncle, Sir Charles Tregellis.

Un de ses amis intimes, Lord Avon, possédait sa résidence près de là.

Le motif de notre déménagement, c’était qu’on vivait à meilleur marché à la campagne, et qu’il serait plus facile pour ma mère de garder les dehors d’une dame, quand elle se trouverait à distance du cercle des personnes qu’elle ne pourrait se refuser à recevoir.

C’était une époque d’épreuves pour tout le monde, excepté pour les fermiers. Ils faisaient de tels bénéfices qu’ils pouvaient, à ce que j’ai entendu dire, laisser la moitié de leurs terres en jachère, tout en vivant comme des gentlemen de ce que leur rapportait le reste.

Le blé se vendait cent dix shillings le quart, et le pain de quatre livres un shilling neuf pences.

Nous aurions eu grand peine à vivre, même dans le paisible cottage de Friar’s Oak sans la part de prises revenant à l’escadre de blocus sur laquelle servait mon père.

La ligne de vaisseaux de guerre louvoyant au large de Brest n’avait guère que de l’honneur à gagner. Mais les frégates qui les accompagnaient firent la capture d’un bon nombre de navires caboteurs, et, comme conformément aux règles de service elles étaient considérées comme dépendant de la flotte, le produit de leurs prises était réparti au marc le franc.

Mon père fut ainsi à même d’envoyer à la maison des sommes suffisantes pour faire vivre le cottage et payer mon séjour à l’école que dirigeait M. Joshua Allen.

J’y restai quatre ans et j’appris tout ce qu’il savait.

Ce fut à l’école d’Allen que je fis la connaissance de Jim Harrison, du petit Jim, comme on l’a toujours appelé. Il était le neveu du Champion Harrison, de la forge du village.

Je me le rappelle encore, tel qu’il était en ce temps-là, avec ses grands membres dégingandés, aux mouvements maladroits comme ceux d’un petit terre-neuve, et une figure qui faisait tourner la tête à toutes les femmes qui passaient.

C’est de ce temps-là que date une amitié qui a duré toute notre vie. Je lui appris ses lettres, car il avait horreur de la vue d’un livre, et de son côté, il m’enseigna la boxe et la lutte, il m’apprit à chatouiller la truite dans l’Adur, à prendre des lapins au piège sur la dune de Ditchling, car il avait la main aussi leste qu’il avait le cerveau lent.

Mais il était mon aîné de deux ans, de sorte que longtemps avant que j’aie quitté l’école, il était allé aider son oncle à la forge.

Friar’s Oak est situé dans un pli des Dunes et la quarantième borne milliaire entre Londres et Brighton est posée sur la limite même du village.

Ce n’est qu’un hameau, à l’église vêtue de lierre, avec un beau presbytère et une rangée de cottages en briques rouges, dont chacun est isolé par son jardinet.

À une extrémité du village se trouvait la forge du champion Harrison, à l’autre l’école de M. Allen.

Le cottage jaune, un peu à l’écart de la route, avec son étage supérieur en surplomb et ses croisillons de charpente noircie fixés dans le plâtre, c’est celui que nous habitions.

Je ne sais s’il est encore debout.

Je crois que c’est assez probable, car ce n’est pas un endroit propre à subir des changements.

Juste en face de nous, sur l’autre bord de la large route blanche, était située l’auberge de Friar’s Oak tenue en mon temps par John Cummings.

Ce personnage jouissait d’une très bonne réputation locale, mais quand il était en voyage, il était sujet à d’étranges dérangements, ainsi qu’on le verra plus tard.

Bien qu’il y eut un courant continu de commerce sur la route, les coches venant de Brighton en étaient encore trop près pour faire halte et ceux de Londres trop pressés d’arriver à destination, de sorte que s’il n’avait pas eu la chance d’une jante brisée, d’une roue disjointe, l’aubergiste n’aurait pu compter que sur la soif des gens du village.

C’était juste l’époque où le prince de Galles venait de construire à Brighton son bizarre palais près de la mer.

En conséquence, depuis mai jusqu’en septembre, il ne s’écoulait pas un jour que nous ne vissions défiler à grand bruit, devant nos portes, une ou deux centaines de phaétons.

Le petit Jim et moi, nous avons passé maintes soirées d’été allongés dans l’herbe à contempler tout ce grand monde, à saluer de nos cris les coches de Londres, arrivant avec fracas, au milieu d’un nuage de poussière et les postillons penchés en avant, les trompettes retentissantes, les cochers coiffés de chapeaux bas à bords très relevés, avec la figure aussi cramoisie que leurs habits.

Les voyageurs riaient toujours quand le petit Jim les interpellait à haute voix, mais s’ils avaient su comprendre ce que signifiaient ses gros membres mal articulés, ses épaules disloquées, ils l’auraient peut-être regardé de plus près et lui auraient accordé leurs encouragements.

Le petit Jim n’avait connu ni son père ni sa mère, et toute sa vie s’était écoulée chez son oncle, le champion Harrison. Harrison, c’était le forgeron de Friar’s Oak.

Il avait reçu ce surnom, le jour où il avait combattu avec Tom Johnson, qui était alors en possession de la ceinture d’Angleterre, et il l’aurait sûrement battu sans l’apparition des magistrats du comté de Bedford qui interrompirent la bataille.

Pendant des années, Harrison n’eut pas son pareil pour l’ardeur à combattre et pour son adresse à porter un coup décisif, bien qu’il ait toujours été, à ce que l’on dit, lent sur ses jambes.

À la fin, dans un match avec le juif Baruch le noir, il termina le combat par un coup lancé à toute volée, qui non seulement rejeta son adversaire par-dessus la corde d’arrière, mais qui encore le mit pendant trois longues semaines entre la vie et la mort.

Harrison fut, pendant tout ce temps-là, dans un état voisin de la folie. Il s’attendait d’heure en heure à se voir prendre au collet par un agent de Bow Street et condamner à mort.

Cette mésaventure, ajoutée aux prières de sa femme, le décida à renoncer pour toujours au champ clos et à réserver sa grande force musculaire pour le métier où elle paraissait devoir trouver un emploi avantageux.

Grâce au trafic des voyageurs et aux fermiers du Sussex, il devait avoir de l’ouvrage en abondance à Friar’s Oak.

Il ne tarda pas longtemps à devenir le plus riche des gens du village ; et quand il se rendait, le dimanche, à l’église avec sa femme et son neveu, c’était une famille d’apparence aussi respectable qu’on pouvait le désirer.

Il n’était point de grande taille, cinq pieds sept pouces au plus, et l’on disait souvent que s’il avait pu allonger davantage son rayon d’action, il aurait été en état de tenir tête à Jackson ou à Belcher, dans leurs meilleurs jours.

Sa poitrine était un tonneau.

Ses avant-bras étaient les plus puissants que j’aie jamais vus, avec leurs sillons profonds, entre des muscles aux saillies luisantes, comme un bloc de roche polie par l’action des eaux.

Néanmoins, avec toute cette vigueur, c’était un homme lent, rangé, doux, en sorte que personne n’était plus aimé que lui, dans cette région campagnarde.

Sa figure aux gros traits, bien rasée, pouvait prendre une expression fort dure, ainsi que je l’ai vu à l’occasion, mais pour moi et tous les bambins du village, il nous accueillait toujours un sourire sur les lèvres, et la bienvenue dans les yeux. Dans tout le pays, il n’y avait pas un mendiant qui ne sût que s’il avait des muscles d’acier, son cœur était des plus tendres.

Son sujet favori de conversation, c’était ses rencontres d’autrefois, mais il se taisait, dès qu’il voyait venir sa petite femme, car le grand souci qui pesait sur la vie de celle-ci était de lui voir jeter là le marteau et la lime pour retourner au champ clos. Et vous n’oubliez pas que son ancienne profession n’était nullement atteinte à cette époque de la déconsidération qui la frappa dans la suite. L’opinion publique est devenue défavorable, parce que cet état avait fini par devenir le monopole des coquins et parce qu’il encourageait les méfaits commis sur l’arène.

Le boxeur honnête et brave a vu lui aussi se former autour de lui un milieu de gredins, tout comme cela arrive pour les pures et nobles courses de chevaux.

C’est pour cela que l’Arène se meurt en Angleterre et nous pouvons supposer que quand Caunt et Bendigo auront disparu, il ne se trouvera personne pour leur succéder. Mais il en était autrement à l’époque dont je parle.

L’opinion publique était des plus favorables aux lutteurs et il y avait de bonnes raisons pour qu’il en fût ainsi.

On était en guerre. L’Angleterre avait une armée et une flotte composées uniquement de volontaires, qui s’y engageaient pour obéir à leur instinct batailleur, et elle avait en face d’elle un pays où une loi despotique pouvait faire de chaque citoyen un soldat.

Si le peuple n’avait pas eu en surabondance cette humeur batailleuse, il est certain que l’Angleterre aurait succombé.

On pensait donc et on pense encore que, les choses étant ainsi, une lutte entre deux rivaux indomptables, ayant trente mille hommes pour témoins et que trois millions d’hommes pouvaient disputer, devait contribuer à entretenir un idéal de bravoure et d’endurance.

Sans doute, c’était un exercice brutal, et la brutalité même en était la fin dernière, mais c’était moins brutal que la guerre qui doit pourtant lui survivre.

Est-il logique d’inculquer à un peuple des mœurs pacifiques, en un siècle où son existence même peut dépendre de son tempérament guerrier ?

C’est une question que j’abandonne à des têtes plus sages que la mienne.

Mais, c’était ainsi que nous pensions au temps de nos grands-pères et c’est pourquoi on voyait des hommes d’État comme Wyndham, comme Fox, comme Althorp, se prononcer en faveur de l’Arène.

Ce simple fait, que des personnages considérables se déclaraient pour elle, suffisait à lui seul pour écarter la canaillerie qui s’y glissa par la suite.

Pendant plus de vingt ans, à l’époque de Jackson, de Brain, de Cribb, des Belcher, de Pearce, de Gully et des autres, les maîtres de l’Arène furent des hommes dont la probité était au-dessus de tout soupçon et ces vingt-là étaient justement, comme je l’ai dit, à l’époque où l’Arène pouvait servir un intérêt national.

Vous avez entendu conter comment Pearce sauva d’un incendie une jeune fille de Bristol, comment Jackson s’acquit l’estime et l’amitié des gens les plus distingués de son temps et comment Gully conquit un siège dans le premier Parlement réformé.

C’étaient ces hommes-là qui déterminaient l’idéal. Leur profession se recommandait d’elle-même par les conditions qu’elle exigeait, le succès y étant interdit à quiconque était ivrogne ou menait une vie de débauche.

Il y avait, parmi les lutteurs d’alors, des exceptions sans doute, des bravaches tels que Hickmann, des brutes comme Berks, mais je répète qu’en majorité, ils étaient d’honnêtes gens, portant la bravoure et l’endurance à un degré incroyable et faisant honneur au pays qui les avait enfantés.

Ainsi que vous le verrez, la destinée me permit de les fréquenter quelque peu et je parle d’eux en connaissance de cause.

Je puis vous assurer que nous étions fiers de posséder dans notre village un homme tel que le champion Harrison, et quand des voyageurs faisaient un séjour à l’auberge, ils ne manquaient pas d’aller faire un tour à la forge, rien que pour jouir de sa vue.

Il valait bien la peine d’être regardé, surtout par un soir de mai, alors que la rouge lueur de la forge tombait sur ses gros muscles et sur la fière figure de faucon qu’avait le petit Jim, pendant qu’ils travaillaient, à tour de bras, un coutre de charrue tout rutilant et se dessinaient à chaque coup dans un cadre d’étincelles.

Il frappait un seul coup avec un gros marteau de trente livres lancé à toute volée, pendant que Jim en frappait deux de son marteau à main.

La sonorité du Clunk ! clink-clink ! clunk ! clink-clink ! était un appel qui me faisait accourir par la rue du village, et je me disais que tous les deux étant affairés à l’enclume, il y avait pour moi une place au soufflet.

Je me souviens qu’une fois seulement, au cours de ces années passées au village, le champion Harrison me laissa entrevoir un instant quelle sorte d’homme il avait été jadis.

Par une matinée d’été le petit Jim et moi étions debout près de la porte de la forge, quand une voiture privée, avec ses quatre chevaux frais, ses cuivres bien brillants, arriva de Brighton avec un si joyeux tintamarre de grelots que le champion accourut, un fer à cheval à demi courbé dans ses pinces, pour y jeter un coup d’œil.

Un gentleman, couvert d’une houppelande blanche de cocher, un Corinthien, comme nous aurions dit en ce temps-là, conduisait et une demi-douzaine de ses amis, riant, faisant grand bruit, étaient perchés derrière lui.

Peut-être que les vastes dimensions du forgeron attirèrent son attention, peut-être fut-ce simple hasard, mais comme il passait, la lanière du fouet de vingt pieds que tenait le conducteur siffla et nous l’entendîmes cingler d’un coup sec le tablier de cuir du forgeron.

— Holà, maître, cria le forgeron en le suivant du regard, votre place n’est pas sur le siège, tant que vous ne saurez pas mieux manier un fouet.

— Qu’est-ce que c’est ? dit le conducteur en tirant sur les rênes.

— Je vous invite à faire attention, maître, ou bien il y aura un œil de moins sur la route où vous conduisez.

— Ah ! c’est comme cela que vous parlez, vous, dit le conducteur en plaçant le fouet dans la gaine et ôtant ses gants de cheval. Nous allons causer un peu, mon beau gaillard.

Les gentilshommes sportsmen de ce temps-là étaient d’excellents boxeurs pour la plupart, car c’était la mode de suivre le cours de Mendoza tout comme quelques années plus tard, il n’y avait pas un homme de la ville qui n’eût porté le masque d’escrime avec Jackson.

Avec ce souvenir de leurs exploits, ils ne reculaient jamais devant la chance d’une aventure de grande route et il arrivait bien rarement que le batelier ou le marin eussent lieu de se vanter après qu’un jeune beau ait mis habit bas pour boxer avec lui.

Celui-là s’élança du siège avec l’empressement d’un homme qui n’a pas de doutes sur l’issue de la querelle et, après avoir accroché sa houppelande à collet à la barre de dessus, il retourna coquettement les manchettes plissées de sa chemise de batiste.

— Je vais vous payer votre conseil, mon homme, dit-il.

Les amis, qui étaient sur la voiture, savaient, j’en suis certain, qui était ce gros forgeron et se faisaient un plaisir de premier ordre de voir leur camarade donner tête baissée dans le piège.

Ils poussaient des hurlements de satisfaction et lui jetaient à grands cris des phrases, des conseils.

— Secouez-lui un peu sa suie, Lord Frédérick, criaient-ils. Servez-lui son déjeuner à ce Jeannot-tout-cru. Roulez-le dans son tas de cendre. Et dépêchez-vous, sans quoi vous allez voir son dos.

Encouragé par ces clameurs, le jeune patricien s’avança vers son homme.

Le forgeron ne bougea pas, mais ses lèvres se contractèrent avec une expression farouche pendant que ses gros sourcils s’abaissaient sur ses yeux perçants et gris.

Il avait lâché les tenailles et les bras libres étaient ballants.

— Faites attention, mon maître, dit-il. Sans cela vous allez vous faire poivrer.

Il y avait dans cette voix un ton d’assurance, il y avait dans cette attitude une fermeté calme, qui firent deviner le danger au jeune Lord.

Je le vis examiner son antagoniste attentivement et aussitôt ses mains tombèrent, sa figure s’allongea.

— Pardieu ! s’écria-t-il, c’est Jack Harrison.

— Lui-même, mon maître.

— Ah ! je croyais avoir affaire à quelque mangeur de lard du comté d’Essex. Eh ! eh ! mon homme, je ne vous ai pas revu depuis le jour où vous avez presque tué Baruch le noir, ce qui m’a coûté cent bonnes livres.

Quels hurlements poussait-on sur la voiture !

— Kiss ! Kiss ! Par Dieu ! criaient-ils, c’est Jack Harrison l’assommeur. Lord Fréderick était sur le point de s’en prendre à l’ex-champion. Flanquez-lui un coup sur le tablier, Fred, et voyons ce qui arrivera.

Mais le conducteur était déjà remonté sur son siège et riait plus fort que tous ses camarades.

— Nous vous laissons aller pour cette fois, Harrison, dit-il. Sont-ce là vos fils ?

— Celui-ci est mon neveu, maître.

— Voici une guinée pour lui. Il ne pourra pas dire que je l’aie privé de son oncle.

Et ayant mis ainsi les rieurs de son côté par la façon gaie de prendre les choses, il fit claquer son fouet et l’on partit à fond de train pour faire en moins de cinq heures le trajet de Londres, tandis que Harrison, son fer non achevé à la main, rentrait chez lui en sifflant.