Jim Harrison, boxeur/XIII
CHAPITRE XIII
LORD NELSON
Le rendez-vous entre Lord Nelson et mon père devait avoir lieu à une heure matinale, et il tenait d’autant plus à être exact qu’il savait combien les allées et venues de l’amiral seraient modifiées par les nouvelles que nous avions apprises, la veille au soir.
Je venais à peine de déjeuner et mon oncle n’avait pas sonné pour son chocolat, quand mon père vint me prendre à Jermyn Street.
Au bout de quelques centaines de pas dans Piccadilly, nous nous trouvâmes devant le grand bâtiment de briques déteintes qui servait de logement de ville aux Hamilton et qui devenait le quartier général de Lord Nelson lorsque affaires ou plaisirs le faisaient venir de Merton.
Un valet de pied répondit à notre coup de marteau et nous introduisit dans un grand salon au mobilier sombre, aux tentures de nuance triste.
Mon père fit passer son nom et nous nous assîmes, jetant les yeux sur les blanches statuettes italiennes qui occupaient les angles, sur un tableau qui représentait le Vésuve et la baie de Naples et qui était accroché au-dessus du clavecin.
Je me rappelle encore une pendule noire au bruyant tic-tac qui était sur la cheminée ; et de temps à autre, au milieu du bruit des voitures de louage, il nous arrivait de bruyants éclats de rire de je ne sais quelle autre pièce.
Lorsque enfin la porte s’ouvrit, mon père et moi nous nous levâmes, nous attendant à nous trouver en présence du plus grand des Anglais. Mais ce fut une personne bien différente qui entra.
C’était une dame de haute taille et qui me parut extrêmement belle, bien que peut-être un critique plus expérimenté et plus difficile eût trouvé que son charme appartenait plutôt aux temps passé qu’au présent.
Son corps de reine présentait des lignes grandes et nobles, tandis que sa figure qui commençait à s’empâter, à devenir grossière, était encore remarquable par l’éclat du teint, la beauté de grands yeux bleu clair et les reflets de sa noire chevelure qui se frisait sur un front blanc et bas.
Elle avait un port des plus imposants, si bien qu’en la regardant à son entrée majestueuse, et devant cette pose qu’elle prit en jetant un coup d’œil sur mon père, je me rappelai alors la reine des Péruviens, qui sous les traits de Miss Polly Hinton, nous excitait le petit Jim et moi à nous révolter.
— Lieutenant Anson Stone ? demandait-elle.
— Oui, belle dame, répondit mon père.
— Ah ! s’écria-t-elle en sursautant d’une façon affectée, avec exagération. Alors, vous me connaissez ?
— J’ai vu Votre Seigneurie à Naples.
— Alors, vous avez vu aussi sans doute, mon pauvre Sir William ? Mon pauvre Sir William !
Et elle toucha sa robe de ses doigts blancs couverts de bagues, comme pour attirer notre attention sur ce fait qu’elle était en complet costume de deuil.
— J’ai entendu parler de la triste perte qu’avait éprouvée Votre Seigneurie, dit mon père.
— Nous sommes morts ensemble, s’écria-t-elle. Que peut être désormais mon existence, sinon une mort lentement prolongée ?
Elle parlait d’une belle et riche voix qu’agitait le frémissement le plus douloureux, mais je ne pus m’empêcher de reconnaître qu’elle avait l’air de la personne la plus robuste que j’eusse jamais vue et je fus surpris de voir qu’elle me lançait de petites œillades interrogatives comme si elle prenait quelque plaisir à se voir admirer, fût-ce par un individu aussi insignifiant que moi.
Mon père, en son rude langage de marin, tâchait de balbutier quelques banales paroles de condoléances, mais ses yeux se détournaient de cette figure revêche, hâlée, pour épier quel effet elle avait produit sur moi.
— Voici son portrait, à cet ange tutélaire de cette demeure, s’écria-t-elle en montrant d’un geste grandiose, large, un portrait suspendu au mur et représentant un gentleman à la figure très maigre, au nez proéminent et qui avait plusieurs décorations à son habit.
Mais c’est assez parler de mes chagrins personnels, dit-elle en essuyant sur ses yeux d’invisibles larmes. Vous êtes venus voir Lord Nelson. Il m’a chargée de vous dire qu’il serait ici dans un instant. Vous avez sans doute appris que les hostilités vont reprendre ?
— Nous avons appris cette nouvelle hier soir.
— Lord Nelson a reçu l’ordre de prendre le commandement de la flotte de la Méditerranée. — Vous pouvez croire qu’en un tel moment… Mais n’est-ce pas le pas de Sa Seigneurie que j’entends ?
Mon attention était si absorbée par les singulières façons de la dame, et par les gestes, les poses dont elle accompagnait toutes ses remarques, que je ne vis pas le grand amiral entrer dans la pièce.
Lorsque je me retournai, il était tout près à côté de moi.
C’était un petit homme brun à la tournure svelte et élancée d’un adolescent.
Il n’était point en uniforme.
Il portait un habit brun à haut collet, dont la manche droite et vide, pendait à son côté.
L’expression de sa figure était, je m’en souviens bien, extrêmement triste et douce, avec les rides profondes qui décelaient les luttes de son âme impatiente, ardente.
Un de ses yeux avait été crevé et abîmé par une blessure, mais l’autre se portait de mon père à moi avec autant de vivacité que de pénétration.
À vrai dire, d’ensemble, avec ses regards brefs et aigus, la belle pose de sa tête, tout en lui indiquait l’énergie, la promptitude, en sorte que, si je puis comparer les grandes choses aux petites, il me rappela un terrier de bonne race, bien dressé au combat, doux et leste, mais vif et prêt à tout ce que le hasard pourrait mettre sur sa voie.
— Eh bien ! lieutenant Stone, dit-il du ton le plus cordial en tendant sa main gauche à mon père, je suis fort content de vous voir. Londres est plein de marins de la Méditerranée, mais je compte qu’avant une semaine, il ne restera plus aucun officier d’entre vous sur la terre ferme.
— Je suis venu vous demander, Sir, si vous pourriez m’aider à avoir un vaisseau.
— Vous en aurez un, Stone, si on fait quelque cas de ma parole à l’Amirauté. J’aurai besoin d’avoir derrière moi tous les anciens du Nil. Je ne puis vous promettre un vaisseau de première ligne, mais ce sera au moins un vaisseau de soixante-quatre canons, et je puis vous assurer qu’on est à même de faire bien des choses avec un vaisseau de soixante-quatre canons, bien maniable, qui a un bon équipage et qui est bien bâti.
— Qui pourrait en douter, quand on a entendu parler de l’Agamemnon ? s’écria Lady Hamilton.
Et en même temps, elle se mit à parler de l’amiral et de ses exploits en termes d’une exagération élogieuse, avec une telle averse de compliments et d’épithètes, que mon père et moi nous ne savions quelle figure faire.
Nous nous sentions humiliés et chagrins de la présence d’un homme qui était forcé d’entendre dire devant lui de telles choses.
Mais, après avoir risqué un coup d’œil sur Lord Nelson, je m’aperçus à ma grande surprise que, bien loin de témoigner de l’embarras, il souriait, il avait l’air enchanté comme si cette grossière flatterie de la dame était pour lui la chose la plus précieuse du monde.
— Allons, allons, ma chère dame, vos éloges surpassent de beaucoup mes mérites…
Ces mots l’encourageant, elle se lança dans une apostrophe théâtrale au favori de la Grande-Bretagne, au fils aîné de Neptune, et il s’y soumit en manifestant la même gratitude, le même plaisir.
Qu’un homme du monde, âgé de quarante-cinq ans, pénétrant, honnête, au fait du manège des cours, se laissât entortiller par des hommages aussi crus, aussi grossiers, j’en fus stupéfait, comme le furent tous ceux qui le connaissaient.
Mais vous qui avez beaucoup vécu, vous n’avez pas besoin qu’on vous dise combien de fois il arrive que la nature la plus énergique, la plus noble, à quelque faiblesse unique, inexplicable, une faiblesse qui se montre d’autant plus visiblement qu’elle contraste avec le reste, ainsi qu’une tache noire apparaît d’une manière plus choquante sur le drap le plus blanc.
— Vous êtes un officier de mer comme je les aime, Stone, dit-il, quand Sa Seigneurie fut arrivée au bout de son panégyrique. Vous êtes un marin de la vieille école.
Il arpenta la pièce à petits pas impatients tout en parlant et en pivotant de temps à autre sur un talon, comme si quelque barrière invisible l’avait arrêté.
— Nous commençons à devenir trop beaux pour notre besogne avec ces inventions d’épaulettes, d’insignes de gaillard d’arrière. Au temps où j’entrai au service, vous auriez pu voir un lieutenant faire les liures et le gréement de son beaupré, ayant parfois un épissoir suspendu au cou, pour donner l’exemple à ses hommes. Aujourd’hui, c’est tout juste, s’il veut bien porter son sextant jusqu’à l’écoutille. Quand serez-vous prêt à embarquer, Stone ?
— Ce soir, Mylord.
— Bien, Stone, bien. Voilà le véritable esprit. On double la besogne à chaque marée sur les chantiers, mais je ne sais quand les vaisseaux seront prêts. J’arbore mon pavillon sur la Victoire mercredi, et nous mettons à la voile aussitôt.
— Non, non, pas si tôt, il ne pourra pas être prêt à prendre la mer, dit Lady Hamilton d’une voix plaintive en joignant les mains, et elle tourna les yeux vers le plafond, tout en parlant.
— Il faut qu’il soit prêt et il le sera, s’écria Nelson avec une véhémence extraordinaire. Par le ciel, quand même le diable serait à la porte, je m’embarquerai mercredi. Qui sait ce que ces gredins peuvent bien faire en mon absence ? La tête me tourne à la pensée des diableries qu’ils projettent peut-être. En cet instant même, chère dame, la reine, notre reine, s’écarquille peut-être les yeux pour apercevoir les voiles des hunes des vaisseaux de Nelson.
Comme je me figurais qu’il parlait de notre vieille reine Charlotte, je ne comprenais rien à ses paroles, mais mon père me dit ensuite que Nelson et Lady Hamilton s’étaient pris d’une affection extraordinaire pour la reine de Naples et c’étaient les intérêts de ce petit royaume qui lui tenaient si fort à cœur.
Peut-être mon air d’ahurissement attira-t-il l’attention de Nelson sur moi, car il suspendit tout à coup sa promenade à l’allure de gaillard d’arrière et me toisa des pieds à la tête, d’un air sévère.
— Eh bien ! jeune gentleman, dit-il d’un ton sec.
— C’est mon fils unique, Sir, dit mon père. Mon désir est qu’il entre au service si l’on peut trouver une cabine pour lui, car voici bien des générations que nous sommes officiers du roi.
— Ainsi donc, vous tenez à venir vous faire rompre les os, s’écria Nelson d’un ton rude, et en regardant d’un air de mécontentement les beaux habits qui avaient été si longuement discutés entre mon oncle et M. Brummel. Vous aurez à quitter ce grand habit pour une jaquette de toile cirée, si vous servez sous mes ordres.
Je fus si embarrassé par la brusquerie de son langage, que je pus à peine répondre en balbutiant que j’espérais faire mon devoir.
Alors, sa bouche sévère se détendit en un sourire plein de bienveillance, et bientôt, il posa sur mon épaule sa petite main brune.
— Je crois pouvoir dire que vous marcherez très bien. Je vois que vous êtes de bonne étoffe. Mais ne vous imaginez pas entrer dans un service facile, jeune gentleman, quand vous entrez dans le service de Sa Majesté. C’est une profession pénible. Vous entendez parler du petit nombre qui réussit, mais que savez-vous de centaines d’autres qui n’arrivent pas à faire leur chemin ? Voyez combien j’ai eu de chance. Sur deux cents qui étaient avec moi à l’expédition de San Juan, cent quarante-cinq sont morts en une seule nuit. J’ai pris part à cent quatre-vingts engagements, et comme vous voyez, j’ai perdu un œil et un bras sans compter d’autres graves blessures. La chance m’a permis de passer à travers tout cela, et maintenant, je bats pavillon amiral, mais je me rappelle plus d’un honnête homme qui me valait et qui n’a point percé.
— Oui, reprit-il, comme la dame se répandait en protestations loquaces, bien des gens, bien des gens qui me valaient sont devenus la proie des requins et des crabes de terre. Mais c’est un marin sans valeur que celui qui ne se risque pas chaque jour, et nos existences à tous sont dans la main de celui qui connaît parfaitement l’heure où il nous la redemandera.
Pendant un instant, le sérieux de son regard, le ton religieux de sa voix nous firent entrevoir peut-être les profondeurs du vrai Nelson, l’homme des contes orientaux, imbu de ce viril puritanisme qui fit surgir de cette région, les Côtes de fer, ceux qui devaient façonner le cœur de l’Angleterre et les Pères Pèlerins qui devaient le propager au dehors.
C’était là le Nelson qui affirmait avoir vu la main de Dieu s’appesantir sur les Français et qui s’agenouillait dans la cabine de son vaisseau amiral, pour attendre le moment de se porter sur la ligue ennemie.
Il y avait aussi une humaine tendresse dans le ton qu’il prenait pour parler de ses camarades morts, et elle me fit comprendre pourquoi il était si aimé de tous ceux qui servirent sous lui.
En effet, bien qu’il eût la dureté du fer quand il s’agissait de naviguer et de combattre, en sa nature complexe, il se combinait une faculté qui manque à l’Anglais, cette émotion affectueuse qui s’exprimait par des larmes, lorsqu’il était touché, et par des mouvements instinctifs de tendresse, comme celui dans lequel il demanda à son capitaine de pavillon de l’embrasser quand il gisait mourant, dans le poste de la Victoire.
Mon père s’était levé pour partir, mais l’amiral, avec cette bienveillance qu’il témoigna toujours à la jeunesse, et qui avait été un instant glacée par l’inopportune splendeur de mes habits, continua à se promener devant nous, en jetant des phrases brèves et substantielles pour m’encourager et me conseiller.
— C’est de l’ardeur que nous demandons dans le service, jeune gentleman, dit-il. Il nous faut des hommes chauffés au rouge, qui ne sachent ce que c’est que le repos. Nous en avons de tels dans la Méditerranée et nous les retrouverons. Quelle troupe fraternelle. Lorsqu’on me demandait d’en désigner un pour une tâche difficile, je répondais à l’amirauté de prendre le premier venu, car le même esprit les animait tous. Si nous avions pris dix-neuf vaisseaux, nous n’aurions jamais déclaré notre tâche bien remplie, tant que le vingtième aurait navigué sur les mers. Vous savez ce qu’il en était chez nous, Stone. Vous avez passé trop de temps sur la Méditerranée, pour que j’aie besoin de vous en dire quoi que ce soit.
— J’espère être sous vos ordres, Mylord, dit mon père, la prochaine fois que nous les rencontrerons.
— Nous les rencontrerons, il le faut, et cela sera. Par le ciel ! je n’aurai pas de repos, tant que je ne leur aurai pas donné une secousse. Ce coquin de Bonaparte prétend nous abaisser. Qu’il essaie et que Dieu favorise la bonne cause !
Il parlait avec tant d’animation, que la manche vide s’agitait en l’air, ce qui lui donnait l’air le plus extraordinaire.
Voyant mes yeux fixés sur lui, il sourit et se tourna vers mon père.
— Je peux encore faire de la besogne avec ma nageoire, dit-il en posant la main sur son moignon. Qu’est-ce qu’on disait dans la flotte à ce propos ?
— Que c’était un signal indiquant qu’il ne ferait pas bon se mettre en travers de votre écubier.
— Ils me connaissent, les coquins ! Vous le voyez, jeune gentleman, il ne s’est pas perdu la moindre étincelle de l’ardeur que j’ai mise à servir mon pays. Il pourra arriver un jour, que vous arborerez votre propre pavillon et, quand ce jour viendra, vous vous souviendrez que le conseil que je donne à un officier, c’est qu’il ne fasse rien à moitié, par demi mesures. Mettez votre enjeu d’un seul coup, et si vous perdez sans qu’il y ait de votre faute, le pays vous confiera un autre enjeu de même valeur. Ne vous préoccupez pas de manœuvres. Foin des manœuvres ! La seule dont vous ayez besoin, consiste à vous mettre bord à bord avec l’ennemi. Combattez jusqu’au bout et vous aurez toujours raison. N’ayez jamais une arrière pensée pour vos aises, pour votre propre vie, car votre vie ne vous appartient plus à partir du jour où vous avez endossé l’uniforme bleu. Elle appartient au pays et il faut la dépenser sans compter pour peu que le pays en retire le moindre avantage. Comment est le vent, ce matin, Stone ?
— Est, sud-est, dit mon père sans hésitation.
— Alors, Cornwallis est sans doute en bon chemin pour Brest, quoique pour ma part, j’eusse préféré tâcher de les attirer au large.
— C’est aussi ce que souhaiteraient tous les officiers et tous les hommes de la flotte, Votre Seigneurie, dit mon père.
— Ils n’aiment pas le service de blocus, et cela n’est pas étonnant, puisqu’il ne rapporte ni argent, ni honneur. Vous vous rappelez comment cela se passait dans les mois d’hiver, devant Toulon, Stone, alors que nous n’avions à bord ni poudre, ni bœuf, ni vin, ni porc, ni farine, pas même des câbles, de la toile et du filin de réserve. Et nous consolidions nos vieux pontons avec des cordages. Dieu sait si je ne m’attendais pas à voir le premier Levantin venu couler nos vaisseaux. Mais, quand même nous n’avons pas lâché prise. Néanmoins, je crains que là-bas, nous n’ayons pas fait grand chose pour l’honneur de l’Angleterre. Chez nous, on illumine les fenêtres à la nouvelle d’une grande bataille, mais on ne comprend pas qu’il nous serait plus aisé de recommencer six fois la bataille du Nil que de rester en station tout l’hiver pour le blocus. Mais je prie Dieu qu’il nous fasse rencontrer cette nouvelle flotte ennemie, et que nous puissions en finir par une bataille corps à corps.
— Puissé-je être avec vous, mylord ! dit gravement mon père. Mais nous vous avons déjà pris trop de temps et je n’ai plus qu’à vous remercier de votre bonté et à vous offrir tous mes souhaits.
— Bonjour, Stone, dit Nelson, vous aurez votre vaisseau et si je puis avoir ce jeune gentleman parmi mes officiers, ce sera chose faite. Mais si j’en crois son habillement, reprit-il en portant ses yeux sur moi, vous avez été mieux partagé pour la répartition des prises que la plupart de vos camarades. Pour ma part, jamais je n’ai songé, jamais je n’ai pu songer à gagner de l’argent.
Mon père expliqua que le fameux Sir Charles Tregellis était mon oncle, qu’il s’était chargé de moi et que je demeurais chez lui.
— Alors, vous n’avez pas besoin que je vous vienne en aide, dit Nelson avec quelque amertume. Quand on a des guinées et des protections, on peut passer par-dessus la tête des vieux officiers de marine, fût-on incapable de distinguer la poupe d’avec la cuisine, ou une caronade d’avec une pièce longue de neuf. Néanmoins… Mais que diable se passe-t-il ?
Le valet de pied s’était précipité soudain dans la chambre, mais il s’arrêta devant le regard de colère que lui lança l’amiral.
— Votre Seigneurie m’a dit d’accourir chez vous dès que cela arriverait, expliqua-t-il en montrant une grande enveloppe bleue.
— Par le ciel ! Ce sont mes ordres, s’écria Nelson en la saisissant vivement et faisant des efforts maladroits pour en rompre les cachets avec la main qui lui restait.
Lady Hamilton accourut à son aide, mais elle eut à peine jeté les yeux sur le papier, qui s’y trouvait, qu’elle jeta un cri perçant, porta la main à ses yeux et se laissa choir évanouie.
Mais je ne pus m’empêcher de reconnaître qu’elle se laissa choir fort habilement et que, malgré la perte de ses sens, elle eut la bonne fortune d’arranger fort habilement les plis de son costume et de prendre une attitude classique et gracieuse.
Quant à lui, l’honnête marin, il était si incapable de supercherie et d’affectation, qu’il ne les soupçonnait point chez autrui, aussi courut-il tout affolé à la sonnette, pour réclamer à grands cris domestiques, médecin, sels, en jetant des mots incohérents dans sa douleur, se répandant en paroles si passionnées, si émues, que mon père jugea plus discret de me tirer par la manche, comme pour m’avertir qu’il nous fallait sortir à la dérobée.
Nous le laissâmes donc dans ce sombre salon de Londres, perdant la tête tant il était ému de pitié pour cette femme superficielle qui n’avait rien de naturel, pendant que dehors, tout contre le chasse-roues, dans Piccadilly, l’attendait la haute berline noire prête à l’emporter pour ce long voyage qui allait aboutir à poursuivre la flotte française sur un parcours de sept mille milles à travers l’Océan, à la rencontrer enfin et à la vaincre.
Cette victoire devait limiter aux conquêtes continentales l’ambition de Napoléon, mais elle coûterait à notre grand marin la vie qu’il devait perdre au moment le plus glorieux de son existence, comme je souhaiterais qu’il vous advînt à tous.