Jim l’Indien/10

La bibliothèque libre.
A. Degorce-Cadot (p. 172-184).

CHAPITRE X

une nuit dans les bois


Le Sioux déploya toute la ruse et l’agilité indiennes dans cette difficile entreprise : les hautes broussailles, tout en le favorisant par leur abri protecteur, opposaient mille obstacles à sa marche qui devait rester entièrement silencieuse. Aussi, quoique la distance à parcourir fût courte, avançait-il lentement ; une heure s’écoula ainsi, et la nuit était venue entièrement lorsqu’il arriva sous la voûte sombre du bois.

Jim s’était fait aussi son opinion concernant la fumée suspecte qu’on venait d’apercevoir. Il ne pouvait admettre que ce feu eût été allumé par ses amis : la chaleur du jour en excluait la nécessité ; d’autre part, les fugitifs avaient une trop grande crainte d’attirer l’attention de leurs mortels ennemis, pour commettre une pareille imprudence ; enfin, l’oncle John était trop experimenté pour se départir ainsi des règles d’une précaution sévère.

Jim n’était donc pas sans appréhensions, et, quoiqu’il n’en laissât rien voir, il se sentait agité de sombres pressentiments.

Progressant plus silencieusement qu’une ombre, il glissait au milieu des branches sans froisser une feuille, sans déplacer un brin d’herbe ; l’oreille de son plus cruel ennemi n’aurait pu l’entendre, eût-il rampé à ses pieds.

En arrivant vers le lieu où s’était cachée la famille Brainerd, il s’arrêta et écouta, concentrant toutes ses facultés pour saisir le moindre son. Mais pas une feuille ne remua ; un silence de mort régnait sur toute la nature ; il sembla à Jim d’un funeste augure. Par intervalles un souffle de la brise nocturne planait dans l’air, puis il expirait aussitôt.

Si quelque ennemi se trouvait dans le bois, il dissimulait bien habilement sa présence !

Après avoir avancé encore un peu, il arriva près du foyer demi-éteint. Un seul coup d’œil lui suffit pour reconnaître qu’il était abandonné depuis plusieurs heures. Soupçonnant tout à coup la terrible réalité, il se leva, marcha droit à la cachette et la trouva vide.

Sûrement, une bande d’Indiens avait découvert les fugitifs et les avait emmenés en captivité ! Les traces du campement étaient visibles, les signes du départ étaient certains ; tout cela s’était passé depuis quelques heures seulement.

Après avoir vérifié les lieux et s’être assuré qu’il n’y avait personne, le Sioux désolé revint dans la prairie, où il fit un signal pour appeler les deux jeunes gens.

Ceux-ci accoururent au galop.

— Où sont-ils ? demanda Brainerd haletant.

— Je ne sais pas, Dieu le sait, murmura Jim avec découragement.

— Ô ciel ! est-il possible ! s’écria le jeune homme chancelant sur sa selle. Bientôt une ardeur fébrile lui monta au cerveau ; il reprit :

— Où les aviez-vous laissés, Jim ?

— Là-bas, droit devant nous.

— Y a-t-il des signes du passage des Indiens ?

— Il fait trop noir pour suivre la piste.

— Mais, Jim, demanda l’artiste, êtes-vous sûr qu’ils aient été capturés par cette race de vagabonds ?

— Je ne sais pas ; je le pense.

À ce moment Will mit pied à terre.

— Qu’allez-vous faire, Will ?

— Ils doivent être encore dans le bois ; je vais me mettre à leur recherche.

En agissant ainsi, Brainerd pensait bien qu’il faisait une chose inutile ; mais cette agitation même tempérait son désespoir.

Tous deux s’élancèrent vers le fourré avec une égale ardeur.

Jim les regardait faire avec son stoïcisme habituel, et resta immobile.

— Il ne nous faut pas marcher ensemble, observa l’artiste ; divisons nos recherches ; vous, Will, passez à gauche, moi à droite ; dans une demi-heure, au plus tard, nous nous rejoindrons à l’autre extrémité du bois. Et vous, Jim, qu’allez-vous faire ?

— Vous attendre ici.

Braiaerd commença son exploration avec d’affreux battements de cœur. Chaque bête fauve fuyant devant lui, chaque oiseau s’envolant sur sa tête le faisait tressaillir ; le murmure du vent lui donnait des frissons involontaires.

Il avança pourtant, avec la résolution du désespoir, et pénétra jusqu’au centre de la forêt, cherchant, regardant, écoutant avec anxiété. Mais tous ses efforts furent inutiles : il ne rencontrait que l’ombre et le silence.

Bientôt il arriva au bout de la forêt, et il pût voir scintiller les étoiles à travers les derniers arbres : tout à coup il s’arrêta éperdu, palpitant ; une grande forme sombre se dressait devant lui… c’était le chariot !

N’en pouvant croire ses yeux, il fit un pas en avant et posa la main sur une roue : le froid contact du fer dissipa tous ses doutes.

— Mon père ! mon père ! ma mère ! chère mère ! êtes-vous là ? demanda-t-il d’une voix frissonnante.

Aucune réponse ne se fit entendre ; Will sauta convulsivement dans le char. Son front se heurta contre un objet souple qui se balançait en l’air c’était une courroie rompue. Il n’y avait pas autre chose ; plus rien, pas même les sièges.

Il chercha le timon : les chevaux n’y étaient plus. Cette froide et muette épave gardait son sinistre secret, tout en faisant pressentir une formidable catastrophe.

Glacé jusqu’au cœur, le jeune homme prit entre les mains sa tête qu’il sentait prête à éclater ; des larmes brûlantes jaillirent de ses yeux. Il resta ainsi pendant quelques minutes sans trouver une pensée, sans savoir que devenir.

L’idée lui vint ensuite de retourner hâtivement auprès de Jim pour lui faire part de sa découverte. Mais il la rejeta aussitôt, et, poussé par une impatience dévorante, il continua ses recherches.

Courbé presque jusqu’à terre, il sondait chaque motte de gazon, s’attendant toujours à y trouver un cadavre. L’obscurité était si profonde qu’il cherchait davantage avec les mains qu’avec les yeux.

Il rencontra les empreintes profondes qu’avaient laissées les sabots des chevaux. Ces traces étaient profondes et avaient violemment déchiré le sol. Évidemment il y avait eu là une lutte furieuse entre les braves animaux et leurs ravisseurs. Effectivement c’étaient de nobles bêtes, pleines de race, et qui n’avaient pas dû supporter patiemment l’approche d’un étranger.

Après avoir tâtonné encore pendant quelques instants sans aucun succès, il prit dans sa poche une allumette, et l’enflamma, espérant que cette clarté auxiliaire pourrait l’aider à faire quelque autre découverte. Hélas, la petite flamme tremblotante alla se refléter sur les feuilles les plus proches, mais là se borna sa faible action ; en définitive elle n’aboutit qu’à faire paraître plus épais, plus impénétrable, le cercle de ténèbres qui se resserrait autour du jeune homme.

Au moment où il laissait tomber l’imperceptible tison qui avait survécu à la brève combustion de l’allumette, Will crut entendre à peu de distance, un long et profond soupir, pareil à celui d’une créature humaine oppressée par un lourd fardeau.

Dire la terreur, le saisissement vertigineux qui s’emparèrent de lui, serait chose impossible ! Mille fantômes tourbillonnèrent autour de lui, pendant que ses yeux égarés ne voyaient partout que des milliards d’étincelles. Jamais encore le pauvre enfant n’avait éprouvé d’épouvante pareille.

Cependant sa tendresse filiale le soutint dans la lutte et l’emporta sur tout autre sentiment. Il se remit à écouter avec une attention profonde, espérant que le son plaintif allait se renouveler et lui révéler la voix de quelque personne chère.

Ce fut peine perdue ; et le silence continua d’être si profond, si absolu, que Brainerd en vint à se demander si son oreille n’avait pas été le jouet d’une illusion effrayante.

Néanmoins il se raidit contre le découragement et marcha dans la direction où il avait cru entendre gémir.

Quoiqu’il n’avançât qu’avec des précautions infinies, il trébucha tout à coup, et tomba rudement sur un corps mou qui s’agita sous lui. Ses mains, en cherchant à se retenir, rencontrèrent la tête d’un cheval : à côté, en était un autre. Tous deux étaient vivants et venaient d’être réveillés par le jeune homme.

— Cher père ! mère chérie ! parlez, si vous êtes là ! s’écria Will.

— Eh ! c’est donc toi, mon pauvre William ? fit une voix bien connue et aimée, celle de l’oncle John ; nous t’avions pris pour un de ces brigands Indiens, et nous n’osions souffler.

Alors une ombre s’approcha, puis une autre, puis une autre et une autre encore ; toute la famille !

— Oh ! père ! balbutia Will suffoqué de joie ; quelqu’un de vous est-il blessé ou malade ?

Il saisit tendrement la main de son père et la serra ; puis il se jeta au cou de sa mère, en pleurant de joie ; Maggie, Maria furent aussi affectueusement embrassées.

— Oh ! Maria ! bien chère Maria ! murmura-t-il ; que Dieu soit béni ! je vous revois donc ? N’avez-vous aucun mal, aucune blessure ?

— Personne n’a à se plaindre, cher Will ; nous sommes tous sains et saufs. Et vous… et Adolphe ?…

— Nous allons parfaitement : mais quelle a été notre inquiétude à votre sujet ! comment donc se fait-il que vous ayez quitté votre cachette ?

— Eh ! répliqua l’oncle John, c’est une horde de ces damnés Indiens qui est venue camper dans ce bois ; il nous a fallu déguerpir, sans quoi nous étions découverts. Heureusement nous nous sommes dérobés avec une adresse parfaite ; les marauds n’ont pas seulement soupçonné notre présence. Où sont Halleck et Jim ?

— Sur l’autre limite de la forêt ; je vais leur faire un signal.

Ces deux derniers furent bientôt arrivés, et à l’aspect de leurs amis, éprouvèrent une stupéfaction joyeuse, facile à concevoir. Il y eut encore des embrassades et des poignées de main à n’en plus finir. L’artiste éprouvait une émotion telle qu’il ne pouvait dire un mot, exalté qu’il était par la joie et la surprise.

Pendant quelques instants ce fut un pêle-mêle de questions et de réponses presque joyeuses. À la fin l’oncle John demanda des nouvelles de la ferme.

— Ah ! ma foi ! qu’importe ! qu’importe ! s’écria-t-il d’un ton ferme, en apprenant qu’elle était brûlée ; nos vies sont sauves, c’est déjà beaucoup. J’ai fait deux fois ma fortune ; il n’est pas trop tard pour recommencer.

— Nous ne sommes pas encore hors des bois, observa son fils : nous ferions bien de ne pas perdre un instant.

— À mon avis, il fait trop sombre pour marcher maintenant, dit M. Brainerd, nous ferons sagement de rester ici jusqu’au point du jour. Nous pourrions perdre notre route, nous égarer en pays ennemi, et lorsque le soleil nous avertirait de l’erreur, il ne serait plus temps de la réparer.

— Bast ! Jim est un bon trop guide pour s’égarer ainsi, répliqua l’oncle John ; il a si souvent parcouru les bois et la prairie qu’il s’y reconnaît les yeux fermés : N’est-ce pas Jim ? que dites-vous de ça ?

— Il faut rester ici jusqu’à demain et retourner au chariot ; les femmes y dormiront dedans.

L’Indien avait raison. Les voyageurs et leurs chevaux avaient un pressant besoin de se reposer, car ils venaient de subir les plus rudes épreuves, et une très-longue marche leur était encore nécessaire pour se tirer entièrement hors du danger. D’autre part, ce n’était point un délai de quelques heures qui pouvait accroître les chances de danger, en augmentant d’une manière sensible le nombre des Indiens soulevés ; tout le mal qu’on pouvait craindre sur ce point étant à peu près réalisé.

On campa donc du mieux possible : les femmes dans le chariot les hommes, dans leurs couvertures, par terre ; et on s’endormit profondément.

Jim seul ne laissa pas le sommeil approcher de ses paupières : avec cette vigueur physique et morale qui caractérise l’Indien dans son existence aventureuse des bois, il resta debout, appuyé contre un arbre, impassible comme une statue de bronze, vigilant comme un chat sauvage, entendant tout, voyant tout dans les profondeurs de la nuit et de la forêt.

Aux premières clartés de l’aurore, tous les fugitifs furent sur pied : l’oncle John fit la prière matinale, lut un chapitre de la Bible ; tous ensemble demandèrent « au père qui est dans les cieux » le secours tout-puissant de la Providence paternelle.

C’était un spectacle touchant de voir ces créatures affligées, exilées dans la solitude, fuyant une mort pour en affronter une autre, de voir ce guerrier sauvage, remettre leur sort aux mains miséricordieuses de Celui dont la « bonté s’étend sur toute la nature. »

Les prières terminées on songea au repas, et, quoique les vivres fussent froids, on y fit grandement honneur.

Ensuite on partit. Ce ne fut pas une médiocre difficulté de tirer le chariot du bois et de le remettre dans la bonne route : heureusement il y avait, à cette heure, deux chevaux de renfort, l’opération fut accomplie sans trop de peine.

Une fois en bonne direction, le petit convoi s’arrêta pendant quelques minutes, pour laisser au Sioux le temps d’examiner les alentours afin de se convaincre qu’il n’y avait pas d’ennemis.

Enfin on se mit en marche dans la direction de Saint-Paul.