Jocaste (France)/01

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Calmann-Lévy (p. 3-26).

I


— Quoi ! monsieur Longuemare, vous mettez des grenouilles dans vos poches ? Mais c’est dégoûtant !

— Rentré dans ma chambre, mademoiselle, j’en fixe une sur une planchette, et je lui découvre le mésentère, que j’excite au moyen de pinces très délicates.

— Mais c’est affreux ! Elle souffre, votre grenouille !

— Elle souffre peu en hiver et beaucoup en été. Si le mésentère est enflammé par suite d’une lésion antérieure, la douleur devient intense et le cœur cesse de battre.

— Et que vous sert de torturer ainsi de pauvres animaux ?

— À édifier ma théorie expérimentale de la douleur. Je prouverai que les stoïciens ne savent ce qu’ils disent et que Zénon était un imbécile. Vous ne connaissez pas Zénon, mademoiselle ? Ne le connaissez jamais. Il niait la sensation. Et tout n’est que sensation. Vous aurez des stoïciens un aperçu exact et suffisant quand je vous aurai dit que c’étaient des fous sans gaieté qui méprisaient la douleur avec une affectation insipide. Si quelqu’un de ces barbacoles s’était trouvé sous mes pinces, dans la position de ma grenouille, il aurait vu si on supprime la douleur par un acte de la volonté. D’ailleurs il est extrêmement avantageux pour les animaux d’être doués de la faculté de souffrir.

— Vous plaisantez ! À quoi peut servir la douleur ?

— Elle est nécessaire, mademoiselle. C’est la sauvegarde des êtres. Si, par exemple, la flamme ne nous causait pas, dès la première atteinte, une excitation intolérable, nous nous rôtirions tous jusqu’aux os sans nous en apercevoir.

Il la regarda.

— Et c’est une beauté que la souffrance, ajouta-t-il. Richet a dit : « Il y a entre l’intelligence et la douleur un rapport tellement étroit que les êtres les plus intelligents sont ceux qui sont capables de souffrir le plus. »

— Et naturellement vous vous croyez capable de souffrir plus que personne. Je vous demanderais bien de me conter vos souffrances, mais j’aurais peur d’être indiscrète.

— Je vous l’ai dit, mademoiselle ; Zénon était un sot. Si je souffrais beaucoup, je crierais. Quant à vous, qui êtes d’une organisation délicate et dont les nerfs sont des cordes sensibles, vous offrez à la douleur un instrument sonore, un clavier à huit octaves sur lequel elle pourra jouer, quand il lui plaira, les variations les plus savantes et les plus riches.

— Ce qui veut dire en français que je serai très malheureuse. Vous êtes insupportable. On ne sait jamais si vous parlez sérieusement. Et vos idées sont tellement extraordinaires que le peu que j’en comprends me fera tourner la tête. Mais répondez-moi comme il faut, et soyez sensé une fois dans votre vie, si vous pouvez. Est-il vrai que vous nous quittiez ainsi et que vous alliez si loin ?

— Oui, mademoiselle ; je dis au Val-de-Grâce un éternel adieu. Je n’y ordonnancerai plus la limonade au citron. C’est sur ma demande que je suis mis hors cadre et détaché comme stagiaire en Cochinchine. Je me suis déterminé en cette circonstance comme en toute autre, après avoir mûrement réfléchi… Vous souriez, mademoiselle ? Vous me croyez léger. Mais écoutez mes raisons : d’abord j’échappe ainsi aux portières, femmes de ménage, maîtresses d’hôtel, garçons d’hôtel, marchands d’habits et autres ennemis acharnés de mon bonheur domestique. Je ne verrai plus sourire de garçons de café. Avez-vous remarqué, mademoiselle, que les garçons de café sont uniformément surmontés d’un crâne magnifique ? C’est là une observation féconde ; mais il est inutile de vous développer les théories qu’elle me suggère. Je ne verrai plus le boulevard Saint-Michel. Je trouverai à Shanghaï des monuments ostéologiques d’après lesquels j’achèverai mon mémoire sur la dentition des races jaunes. Enfin, je perdrai ce teint vif qui témoigne, comme vous dites, mademoiselle, d’une santé insolente, et je prendrai l’aspect plus intéressant d’un citron à ses derniers jours. Il se produira dans mon foie des désordres compliqués qui exciteront vivement ma curiosité. Avouez-le, tout cela vaut bien le voyage.

René Longuemare, aide-major de première classe, parlait ainsi dans le jardin, au pied du chalet. Il y avait devant lui une petite pelouse, une pièce d’eau avec une grotte artificielle, un arbre de Judée, des houx le long d’une grille ; par-delà la grille, au loin, la belle vallée, la Seine, ondulant à gauche entre des rives d’un vert pâle, traversée à droite par la ligne blanche du viaduc et disparaissant entre cette immensité de toits, de clochers et de dômes, qui est Paris. La lumière, qui tombait dans le lointain poudroyant, sur le dôme doré des Invalides, y rebondissait en rayons. C’était une bleue et chaude journée de juillet ; quelques nuages blancs se tenaient immobiles dans le ciel.

La jeune fille à qui René Longuemare parlait, assise dans un fauteuil de fer, leva sur l’aide-major ses grands yeux clairs et resta silencieuse avec quelque chose d’incertain et de triste sur les lèvres.

Ses yeux, d’une nuance indécise, avaient l’air frileux et si chargés de langueur, que tout le visage qu’ils éclairaient en recevait une expression singulière de volupté, bien que le nez fût droit et les joues un peu creuses. La face, d’une nuance uniformément blême, faisait dire aux femmes : « Cette demoiselle n’a pas de teint. » La bouche, trop grande, un peu molle, exprimait des instincts de bienveillance et de facilité.

René Longuemare reprit avec effort ses détestables plaisanteries :

— Non ! dit-il, il faut vous l’avouer, mademoiselle ; en quittant la France, je fuis mon bottier. Son accent tudesque m’est devenu insupportable.

Elle lui demanda encore une fois s’il était vrai qu’il partît. Alors il cessa brusquement de sourire.

— Je prends demain, dit-il, le train de 7 heures 55 du matin et je m’embarque à Toulon le 26, à bord du Magenta.

Il entendit le bruit des billes d’ivoire qui se choquaient sur le billard, dans le chalet, et une voix méridionale qui s’écriait emphatiquement :

— Sept à quatorze !

Il jeta un regard rapide à travers la porte vitrée sur les joueurs, fronça les sourcils, dit brusquement adieu à la jeune fille et partit vite, avec un visage bouleversé et des yeux gros de larmes.

La jeune fille le vit un moment ainsi de profil, au-dessus des houx, derrière les lances de fer de la clôture. Elle se leva, courut jusqu’à la grille, serra son mouchoir contre sa bouche comme pour y étouffer un cri, puis enfin, résolue, elle étendit les bras et appela d’une voix étranglée :

— René !

Elle laissa retomber ses bras : il était trop tard, il ne l’avait pas entendue.

Elle se colla le front contre un barreau de fer. La détente de ses traits, l’abandon de tout son être témoignaient d’une irréparable défaite.

La voix méridionale sortie du chalet cria :

— Hélène ! le madère !

C’était M. Fellaire de Sisac qui appelait sa fille. Il se dressait de toute la hauteur de sa petite taille devant le tableau où les points des joueurs étaient marqués au moyen d’anneaux de bois enfilés dans des tringles. Avec un geste magnifique, il frottait de craie le bout de sa queue de billard. Ses yeux pétillaient sous des sourcils en broussailles très épais. Il avait un air capable et satisfait, bien qu’il eût largement perdu la partie.

— Monsieur Haviland, dit-il à son hôte, je tiens essentiellement à ce que ma fille nous fasse elle-même les honneurs de mon madère. Que voulez-vous ? Je suis patriarcal et biblique. En votre qualité d’insulaire, je vous crois bon appréciateur de tous les vins en général et du madère en particulier. Goûtez celui-ci, je vous prie.

M. Haviland tourna sur Hélène ses yeux ternes et prit silencieusement le verre qu’elle lui présentait sur un plateau de laque. C’était un long personnage à longues dents et à longs pieds, roux, chauve, vêtu d’un costume à carreaux. Il avait gardé sa jumelle en bandoulière.

Hélène disparut. Elle avait regardé son père avec inquiétude. Elle semblait mal à l’aise de l’entendre faire ses politesses volumineuses. Elle fit dire qu’elle était indisposée et qu’on l’excusât de ne point paraître au dîner.

Dans la salle à manger, peinte comme un café de boulevard, M. Fellaire de Sisac versait, coupait et découpait à grands fracas. Il s’écriait : « Eh ! la truelle au poisson ! » quand il l’avait sous les yeux. Il éprouvait le fil du couteau avec une gravité d’opérateur forain et passait sa serviette très haut dans son gilet. Il vantait ses vins et parla d’un syracuse sec, longtemps avant de le déboucher.

Le jardinier, loué à l’année, faisait le service de la table avec un air goguenard et sournois. C’était une espèce de paysan faubourien qui jetait dans l’oreille de son maître d’assez vertes réparties sans que celui-ci parût les entendre.

M. Haviland, qui avait le sang à fleur de peau, mangeait beaucoup, devenait très rouge, restait mélancolique et ne disait rien. M. Fellaire de Sisac, ayant annoncé qu’il ne parlerait pas d’affaires, se mit presque aussitôt à exposer ses principales opérations. Il était agent d’affaires et avait une clientèle de propriétaires et de commerçants expropriés. Les grandes percées de rues et de boulevards, si lestement poussées par M. Haussmann, lui donnaient de la besogne.

Il fallait en effet qu’il eût gagné beaucoup d’argent en peu de temps, car (ce qu’il ne disait pas) on l’avait vu longtemps, un portefeuille sous le bras, traîner ses bottes éculées dans les environs de la rue Rambuteau. C’est là qu’au fond d’une cour, dans un cabinet obscur, il donnait audience à quelques charcutiers en détresse. Il se fit, dans ce logis malsain, les joues bouffies et blafardes qui ne cessèrent plus désormais de pendre des deux côtés de son visage.

Une plaque de cuivre, vissée à sa porte, indiquait son nom : Fellaire ; et ces mots : de Sisac, entre parenthèses, comme une mention d’origine :


Fellaire (de Sisac).


Sur une nouvelle plaque, au seuil d’un nouveau domicile, les parenthèses furent remplacées par une virgule après le premier nom :


Fellaire, de Sisac.


Sur une troisième plaque, posée à la suite d’un troisième déménagement, la virgule ne reparut pas et rien ne la remplaça :


Fellaire de Sisac.


Maintenant, il n’y a plus de plaque à la porte de l’agent d’affaires, qui occupe, en ville, un appartement orné de glaces, au premier étage d’une maison de la rue Neuve-des-Petits-Champs, et qui a fait bâtir un chalet à Meudon. M. Fellaire est natif de Sisac, près Saint-Mamet-la-Salvétat, dans le département du Cantal, où son frère est encore aujourd’hui meunier.

Aussitôt qu’il apprit qu’une partie de la Butte-des-Moulins devait tomber pour dégager les abords du Théâtre-Français, M. Fellaire de Sisac lança des cartes, des prospectus, des circulaires et fit des visites aux propriétaires et aux principaux commerçants des immeubles condamnés. Dans ce qu’il nommait « sa tournée », il alla voir à l’hôtel Meurice M. Haviland, qui possédait une grande maison située au pied de la Butte, près du théâtre. Cette maison appartenait à la famille Haviland depuis près de deux siècles.

Le banquier John Haviland y établit ses bureaux en 1789. Il mit des fonds considérables à la disposition du duc d’Orléans, qu’il considérait comme le successeur désigné de Louis XVI, si, comme il le pensait, les Français s’en tenaient à la royauté constitutionnelle. Mais ni les événements dans leur marche violente, ni le duc naturellement indécis, ne se prêtèrent aux projets de l’audacieux banquier. Celui-ci se retourna du côté de la cour et favorisa la contre-révolution. Il se mit en communication avec la reine par l’intermédiaire de la belle madame Elliot. Après la chute définitive de la royauté, dans la journée du 10 août, il s’enfuit en Angleterre et resta en rapport avec le duc de Brunswick et les princes. Son caissier, David Ewart, âgé de quatre-vingt-un ans, voulut rester à Paris pour sauvegarder les intérêts menacés de la maison. N’ayant pu obtenir une carte de civisme et par cela même considéré comme suspect, il fut arrêté et conduit à la Conciergerie, où il sembla oublié pendant plus de quatre mois. Enfin, traduit, le 1er thermidor 1794, devant le tribunal révolutionnaire et condamné comme conspirateur à la peine capitale, il fut guillotiné le même jour, sur la barrière du Trône, nommée alors barrière Renversée.

La banque Haviland fut sauvée de la ruine par l’énergique fidélité de ce vieillard. Mais la maison de la Butte-des-Moulins cessa d’en être un des comptoirs. On la mit en location.

Elle était bien noircie et souillée quand on la marqua pour la pioche. Sur la façade, les fenêtres étaient surmontées de la coquille de Louis XV. Un mascaron, coiffé d’un casque, faisait encore sa grimace héroïque sur la clef de voûte et dominait la porte cochère ; mais, situé sur les confins des enseignes murales du teinturier et du serrurier, il était peint d’un côté en bleu et de l’autre en jaune. Des petits tableaux, pendus à droite et à gauche de la porte et sous la voûte, offraient des noms de copistes et de costumiers. À l’intérieur, l’escalier de pierre, bordé d’une magnifique grille de fer forgé, était déshonoré de poussière, de crachats et de feuilles de salade. On y sentait une odeur alcaline très aigre. Des cris d’enfants s’entendaient sur les paliers, et les portes entre-bâillées des logements laissaient apercevoir des femmes en camisole et des hommes en manches de chemise, dans le négligé du travail ou de la flânerie.

Telle était la maison Haviland à ses derniers jours.

M. Fellaire de Sisac, chargé des intérêts du propriétaire, l’avait visitée. Il avait constaté trente mètres de façade, deux boutiques avec dépendances et trente-deux exploitations diverses avec matériel, y compris la remise, où une marchande des quatre-saisons remisait sa voiture, et la mansarde, où une ouvrière cousait à la mécanique. Le tout fut mentionné dans un rapport destiné à édifier sur la valeur de l’immeuble le conseil nommé par l’administration de la Ville à l’effet d’indemniser les propriétaires expropriés. Dans le cas probable où l’affaire serait portée devant le tribunal compétent, M. Fellaire de Sisac fournirait l’avoué et l’avocat.

M. Fellaire de Sisac invita M. Haviland à dîner d’abord à Paris, puis à Meudon. Il faisait passer toute sa clientèle à sa table, agissant de la sorte par politique et par inclination. C’est devant les verres qu’il savait manier les hommes ; il était persuasif au dessert. D’ailleurs, il aimait à déboucher des bouteilles ; il appelait cela : vivre. Dans les époques les moins prospères de sa vie, il sablait le vin blanc du marchand de vin, avec des marrons rôtis, sur la toile cirée, dans un cabinet de société. C’est là qu’il donnait des consultations aux boutiquiers embarrassés. Maintenant, il recevait chez lui ; il avait de l’argenterie et du linge à son chiffre.

Or M. Fellaire de Sisac et M. Haviland en étaient au café. Les feux rouges et bas du soleil couchant doraient la salle à manger du chalet. L’homme d’affaires, dont les joues mortes continuaient de pendre lourdement, faisait courir sur son hôte des yeux agiles.

— Goûtez-moi ce cognac, cher insulaire, dit-il.

Ce nom d’insulaire lui semblait élégant. Il dit ensuite « Albion » pour dire l’Angleterre ; mais il s’excusa d’être aussi romantique.

M. Haviland but le cognac, demanda un verre de vin et dit :

— J’espère que l’indisposition de mademoiselle Fellaire est sans gravité.

M. Fellaire l’espérait aussi, et M. Haviland rentra dans le silence.

Il se leva avec une raideur anglaise compliquée d’arthritisme, car il avait les genoux perclus de douleurs rhumatismales. Son pardessus jaune sur les bras, il avait déjà franchi la grille du jardin quand il reprit la parole.

— J’ai l’honneur, dit-il à son hôte, de vous demander la main de mademoiselle Fellaire, votre fille.

Le petit homme allait probablement faire une réponse habile, mais pétulante. L’Anglais lui mit un papier dans la main.

— Vous trouverez là, dit-il, le relevé exact de ma fortune. Envoyez-moi la réponse par lettre chargée, s’il vous plaît. Ne me reconduisez pas. Non !

Et il prit d’un pas raide le chemin de la gare.

M. Fellaire, que rien ne surprenait d’ordinaire, était surpris. Il fit douze fois, avec agilité, le tour de la grotte artificielle. La lune éclairait ses grosses joues inertes qu’il semblait, en se démenant, porter comme un masque. Il songeait : ― Quoi ? cet homme passe chez moi comme tant d’autres, comme tout le monde. — Je traite deux cents inconnus par an. — Il ne dit rien ; il voit ma fille six fois et n’ouvre la bouche que pour me la demander en mariage. Ah ça ! mais… est-ce qu’Hélène aurait mené si lestement cette saynète à deux personnages ? Mais non ! je ne suis pas un père de comédie, un Cassandre. Je sais ce qui se passe chez moi et je suis sûr que la pauvre enfant ne lui a pas adressé quatre fois la parole. Je crains même qu’elle n’accueille pas comme elle devrait ce…

Il se mordit le pouce et s’arrêta, l’œil fixe, comme un homme qui mesure un obstacle. Puis il rentra délibérément dans le chalet. En passant par la salle à manger, il lut le papier que M. Haviland lui avait remis, puis il monta dans la chambre de sa fille. Il posa son cigare sur la perse rose qui garnissait la cheminée et s’assit, comme un médecin, au chevet du lit où Hélène était couchée. Il lui demanda :

— Eh bien, comment allons-nous, ma mignonne ?

Comme elle ne répondait pas, il ajouta :

— M. Haviland a demandé ce soir de tes nouvelles d’une façon vraiment bien affectueuse…

Après une pause, de la voix grasse d’un homme qui a bien dîné :

— Comment le trouves-tu ?

Il n’obtint pas de réponse encore. Mais à la lueur de la bougie qui brûlait sur la cheminée, il vit qu’elle avait les yeux ouverts et fixes, le front contracté, un air de pénible réflexion. Il jugea très justement qu’elle connaissait les intentions de M. Haviland, et il ne craignit plus de frapper un coup brusque. Il lui dit :

— M. Haviland te demande en mariage.

Elle répondit :

— Je ne veux pas me marier ; je me trouve bien avec toi.

Alors il se ramassa dans la causeuse, ajusta ses poings sur ses genoux et tira un souffle sifflant de sa gorge ulcérée de liqueurs et tapissée de sucreries. Il prenait son attitude d’homme d’affaires.

— Fillette, tu ne me demandes pas ce que je lui ai répondu ?

— Eh bien, que lui as-tu répondu ?

— Mon enfant, je n’ai rien dit qui pût t’engager en aucune façon. J’ai voulu te laisser libre. Je ne me reconnais pas le droit de t’imposer ma volonté. Tu sais bien que je ne suis pas un tyran.

Elle s’accouda sur l’oreiller.

— Non, dit-elle, tu es un excellent père ; et, puisque je ne veux pas me marier, tu ne m’y forceras pas.

Il reprit avec bonhomie :

— Je te le répète, ma fille, tu seras libre comme l’air ; mais nous pouvons bien causer de nos petites affaires. Je suis ton père ; je t’aime. Je puis te dire des choses que tu es assez grande fille pour entendre. Voyons ! causons comme une paire d’amis. Nous vivons bien, tous les deux, nous vivons même très bien. Mais nous n’avons pas ce qu’on appelle une fortune assise. Je suis le fils de mes œuvres ; je suis arrivé trop tard, trop tard ! Il coulera de l’eau sous le pont avant que je t’aie amassé une dot. Et d’ici là, qui sait ce qui arrivera ? Tu as vingt-deux ans, et le parti qui s’offre à toi aujourd’hui n’est pas à dédaigner. C’est même ce que j’oserais appeler une trouvaille. Haviland n’est pas, à proprement parler, un jeune homme. Tu vois, fillette, que je suis juste. Mais c’est un gentleman, un vrai gentleman. Il est très riche.

Ayant la bouche pleine de ce dernier mot, il frappait la poche de son habit, dans laquelle était le papier que l’Anglais lui avait remis. Il poursuivit en s’échauffant :

— Ce diable d’Haviland est à la tête d’une fortune magnifique. Des immeubles, des bois, des fermes, des valeurs en portefeuille ! tout ! C’est superbe !

Elle fit une grimace de dégoût et haussa les épaules. Il sentit qu’il était brutal. Il reprit :

— Ne crois pas, fillette, que je veuille te voir faire ce qu’on appelle un mariage d’argent. Non ! je t’aime et je veux ton bonheur !

Il aimait véritablement sa fille, et son amour paternel lui mit de l’attendrissement dans la voix. Il reprit :

— Dieu m’est témoin que je ne veux que ton bonheur. Je sais ce que c’est que le sentiment, et, quand j’ai épousé ta mère, je n’ai pas regardé au magot. Veux-tu que je te dise ? Moi, je suis un rêveur, un sentimental. Oh ! je suis romantique au fond. Sais-tu ce que j’aurais fait si les circonstances l’avaient permis ? J’aurais fait de la poésie à la campagne. Mais, que veux-tu ? j’ai été pris corps et âme par les affaires. Maintenant je suis dans l’engrenage jusqu’au cou ! Ah ! dame ! la vie n’est pas tout roses, et il faut savoir faire des sacrifices. Eh bien, ma fillette, mon rêve est de te les épargner, à toi, les sacrifices. Je veux t’éviter les gênes, les misères de l’existence. C’est assez que ta pauvre mère les ait éprouvées et soit morte à la tâche… morte à la tâche, tu m’entends !

Il passa le revers de sa main sur ses yeux. Il était vraiment ému. Dans le fait, sa femme était morte phtisique dans sa famille, à Niort, où il l’avait renvoyée pour se tirer plus lestement d’affaire, seul ; mais il se grisait et s’attendrissait à toutes les paroles qui lui venaient. Il prit entre ses mains la tête de sa fille, la couvrit de baisers et, dans un grand élan :

— Écoute-moi, dit-il ; je te connais bien, ma Lili ; il te faut du bien-être, du luxe. C’est ma faute. J’ai été trop ambitieux. Je n’ai rien trouvé de trop grand ni de trop beau pour toi. Je t’ai élevée pour la fortune. Tu n’as appris ni à te servir ni à compter. Si tu ne deviens pas riche, tu seras la plus malheureuse des femmes, et c’est moi qui aurai fait ton malheur. Quelle responsabilité pour ton pauvre père ! J’en mourrais ! Mais elle est venue, la fortune ; elle est là qui frappe à ta porte. Hein ? petite, nous lui dirons d’entrer. Vois-tu bien ? je t’aime, je t’adore, ma fillette. Je sais ce qui te convient : l’amour ne trompe pas. Laisse-moi faire !

Hélène demanda d’un ton négligent si M. Haviland avait l’intention de se fixer à Paris.

— Oui, certes ! s’écria M. Fellaire, qui n’en savait absolument rien.

Il ajouta que son futur gendre était élégant de manières et capable encore de tourner la tête à bien des jeunes femmes. Et quant à ses sentiments, ils étaient d’une délicatesse… M. Fellaire ne pouvait concevoir qu’on eût des sentiments si délicats. Il frappa le dernier coup : parla d’hôtel, de voitures, de bijoux.

Hélène songeait que René Longuemare était parti, parti bien loin et pour longtemps, sans un mot d’amour, sans un mot de regret. S’il avait dit seulement qu’il reviendrait, qu’il emportait une pensée, un souvenir. Mais rien ! C’est donc que René ne l’aimait pas. Non, il n’aimait que ses livres, ses fioles, son scalpel et ses pinces. Il l’avait distinguée pour sa complaisance à l’écouter : voilà tout ! Il lui disait mille folies à elle comme à une autre, comme à toute autre. Pourtant, s’il l’aimait en secret, comme elle avait cru plusieurs fois le sentir ? Eh bien, elle se vengerait de sa désertion. Puis, son père disait vrai : elle était élevée pour la richesse ; elle avait la vocation du luxe. D’ailleurs, comment résister ? Quelle fatigue de se débattre ! Le premier assaut l’avait accablée déjà ! Son père reviendrait à la charge.

Hélène était de ces âmes qui acceptent d’avance la défaite. Enfin, l’amour de l’étranger la flattait. Elle savait, à des indices certains, combien cet amour était profond et vrai ; cet homme qui touchait au déclin, qui avait parcouru vingt-cinq ans la terre entière sans se désennuyer ; qui, de glace pour tout le monde, s’éprenait d’elle comme un jeune homme et qui, après trois mois de visites presque silencieuses, lui offrait son nom et sa fortune, cet homme-là n’était-il pas étrange, chevaleresque, généreux, et ne pouvait-on pas l’aimer ?

Elle souleva sa belle tête d’expression indécise et murmura :

— Nous verrons.