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Jocaste (France)/02

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Calmann-Lévy (p. 27-40).

II


Il est bien vrai qu’Hélène Fellaire avait été élevée pour être riche. Elle se rappelait de son enfance les bas troués, le froid aux pieds, les assiettes de charcuterie qu’elle abominait, les stations sous les portes cochères pendant les déménagements, et le visage allongé de sa mère dans les soirées d’hiver. Elle se rappelait sa mère chantant ou grondant, agitée ou brisée, tourmentée, tourmentante. Une fois, elles étaient toutes deux en voyage. Où cela ? Quand cela ? Hélène ne le savait plus. Ce qu’elle savait, c’est qu’elle était petite alors. C’était la nuit ; sa mère, l’ayant tournée contre la ruelle, lui avait dit impérieusement : Dors. Puis la pauvre dame avait ôté sa chemise et l’avait lavée dans la cuvette. Hélène s’amusait beaucoup de sa maman entortillée d’un châle sur la peau et savonnant. Mais plus tard, quand elle découvrit que sa mère avait fait cela parce qu’elle était pauvre, elle fut saisie d’effroi.

Elle était, dès sa petite enfance, une affectueuse et délicate créature. Elle s’attendrissait sur toutes les souffrances qu’elle pouvait comprendre. Elle donnait aux petits pauvres des bonbons et des chiffons de poupée. Elle eut en cage un moineau qu’elle bourrait de sucre et qui périt écrasé contre une porte. Ce moineau lui procura des trésors de joie et de douleur. « Praxô éleva un tombeau à sa cigale par qui elle connut qu’on meurt. » Ainsi le poète de l’Anthologie fait parler l’enfant ionienne. Hélène ressentit, à la mort de son moineau, une sorte d’effarement qui lui resta pendant toute une saison.

Sa mère, fanée par la misère et sans cesse agitée par la jalousie que lui donnait un mari beau parleur, noctambule et avide d’argent de poche, n’avait pas cette quiétude, cette paix du cœur, cette présence assidue d’un esprit vigilant qu’il faut aux mères pour développer avec adresse et bonheur les petites âmes obscures qu’elles ont mises au monde. Hélène, embrassée ou fessée sans savoir pourquoi, renonçait à distinguer ses bonnes actions de ses mauvaises et s’engourdissait.

— Cette enfant me fera mourir ! s’écriait tout à coup madame Fellaire. Je ne sais pas ce que j’ai fait à Dieu pour qu’il m’ait donné un monstre pareil !

Puis c’étaient des vociférations, des sanglots, des poings crispés, des portes claquant avec fracas les chambranles. La pauvre petite, haletante et le cœur gros, se coulait sans bruit dans sa couchette et s’endormait avec des larmes sur les joues. Le lendemain matin, elle se réveillait sous une musique de baisers, de douces paroles, de jolies cantilènes que lui versait sa maman, tout éclaircie depuis la veille par quelques tardives attentions de M. Fellaire.

Quant à son papa, Hélène le trouvait très beau, très bon, très grand. Ses épais favoris et ses gilets blancs lui semblaient miraculeux. M. Fellaire était un dieu pour sa fille ; mais, à la manière des dieux, il se montrait rarement. Absent tout le jour, il rentrait tard. Il est vrai qu’après certains mécomptes éprouvés au-dehors, il avait des poussées d’assiduité domestique. Il promenait sa Lili au jardin des Plantes, la menait en voiture, la conduisait dans les cafés, où on lui servait de l’eau sucrée et même des sirops. De plus elle trempait le bout de sa langue dans le verre de son papa et faisait une grimace au goût amer de la boisson verte. C’était délicieux, mais c’était rare. Et le dieu s’évanouissait. Madame Fellaire n’en devenait ni moins maussade, ni moins irritable, certes. Hélène, près d’elle, dans sa petite chaise, songeait à son papa avec de grands élancements d’amour, et le fantôme du merveilleux gilet blanc apparaissait à ses yeux éblouis ; mais elle était paresseuse et se plaisait à ne rien faire. C’était d’ailleurs ce qui lui réussissait le mieux. Madame Fellaire ne prenait pas garde aux flâneries silencieuses de sa fille, et il suffisait, au contraire, d’une traînée de rire enfantin pour la faire éclater en reproches.

Hélène était d’un sensualisme précoce. Elle aimait d’instinct le luxe et raffinait comme elle pouvait sur l’ordinaire de la maison. Son penchant pour les délicatesses de la table et du vêtement faisait la joie de M. Fellaire, qui était un connaisseur.

Elle avait sept ans quand il la mit en pension à Auteuil, chez les Dames du Calvaire. Les robes blanches, le visage blanc des Mères, la paix de la maison, la sécurité d’une vie régulière, lui firent du bien.

Un jour, on lui dit que sa maman, qui était partie en voyage, ne reviendrait plus, plus jamais. Ce « plus jamais » lui fit une grande peur ; elle étouffa de sanglots. On lui mit un sarrau noir et on la lâcha dans le jardin. Ce jardin était pour elle une contrée mystérieuse, immense, pleine de choses vivantes, un monde enchanté, une terre de miracles. Son père venait la voir toutes les semaines et lui apportait des gâteaux. Il était admirable d’amour et d’orgueil paternels.

Lassé de tous les trottoirs battus pour rien, de tous les escaliers montés avec angoisse, de toutes les portes fermées au nez, de tous les courriers écrits sur le coin d’une table de café, crotté de toutes les boues, ayant parfois relancé le client jusque devant le saladier de vin chaud des bals de faubourg, chien errant de la chicane interlope, il apparaissait tous les jeudis, brossé, lustré, ganté, rasé de frais, avec du linge blanc, dans le parloir des Dames du Calvaire. Alors il avait l’air heureux, la mine reposée. Ses grosses joues blanches étaient tout à fait convenables. La Mère Sainte-Geneviève, directrice de la maison d’Auteuil, lui témoignait beaucoup de considération. Deux des plus grandes pensionnaires rêvaient de lui au dortoir.

Hélène admirait beaucoup son papa.

Et vraiment M. Fellaire était héroïque à sa façon. Un jour qu’il était dénué de toute monnaie, il emprunta à un de ses confrères les poésies d’Alfred de Musset, qu’il vit sur la table. « Je veux les relire une centième fois », dit-il. Et il alla les vendre sur les quais pour acheter des gants qu’il boutonna négligemment le lendemain devant la sœur tourière. Les gâteaux qu’il apportait à chaque visite pour Hélène et ses amies venaient de quelque pâtissier marquant, et les bonbons étaient dans des boîtes de haut goût, à emblèmes et à surprises. La Mère Sainte-Geneviève, l’ayant pris en grande estime, le consulta un jour sur quelque affaire litigieuse. Il offrit son temps, son activité, ses lumières. On daigna les prendre. Il rayonnait de joie et d’orgueil. Dans son désir de plaire, il mit à ses mémoires des faveurs bleues et il traitait avec onction les matières contentieuses. Quand il feuilletait des dossiers devant la Révérende Mère, il se mouillait le pouce du bout de la langue avec beaucoup de discrétion et une sorte de pudeur. Chaque consultation, il est vrai, le mettait au supplice ; mais c’était une torture délicieuse. Il subissait, pendant des heures entières, les explications de cette dame bornée, défiante, entêtée et douce, qui se dérobait ensuite à toute démonstration avec l’aisance d’une longue habitude. Cette belle femme blanche, un peu bouffie, qui, les yeux baissés et les mains dans les manches, ne parlait qu’à voix basse, l’intimidait extrêmement. Qu’il se sentait mieux à l’aise avec ses clients ordinaires, les cabaretiers suburbains et les fabricants brevetés de ceintures hygiéniques qui venaient jeter sur son bureau à cylindre avec d’effroyables jurons, une botte de jugements et d’assignations.

La Mère Sainte-Geneviève avait les grandes manières d’une abbesse de l’ancien régime. Une de ses élégances était de ne jamais soupçonner M. Fellaire d’avoir besoin d’argent. Il avançait constamment à la communauté des sommes dont la moindre lui coûtait des combinaisons à faire éclater une cervelle ordinaire.

Mais aussi quelle volupté pour lui d’entendre, le dimanche, les vêpres dans une tribune de la chapelle parfumée d’encens et d’iris, et de découvrir dans la nef sa fille penchée sur son livre d’église, entre la nièce d’un conseiller d’État et la cousine d’un prince monténégrin ! Après avoir contemplé la belle chevelure de son enfant et les épaules un peu pointues, mais fines, dans le corsage de mérinos brun, les verres de ses lunettes se brouillaient et il se mouchait comme au théâtre après les situations émouvantes.

Les affaires de la communauté lui coûtèrent quelque argent, mais lui procurèrent des relations avantageuses.

— J’ai la vogue, pensait-il, et ses gilets, tant de piqué blanc que de velours imprimé, moucheté, frappé, se bombaient sur sa poitrine avec une ampleur nouvelle.

Hélène grandissait, devenait belle. Ses cheveux, longtemps trop pâles et fades, comme ceux de sa mère, se doraient magnifiquement. Elle était douce, paresseuse, dégoûtée, avec de grands élans d’affection et des attendrissements rapides. On avait bien du mal, au réfectoire, à lui faire manger autre chose que de la salade et du pain avec du sel. Elle s’était fait une amie chez qui elle allait les jours de sortie, Cécile. Cette amie, fille d’un agent de change, était une petite personne de seize ans, à la fois puérile et vieillotte, coquette, pas très méchante ni malfaisante, nullement dépravée, faute d’imagination, et très riche. Elle avait l’esprit d’une femme de trente ans tout à fait nulle, ce qui lui donnait parmi ses compagnes le prestige d’une nature extraordinaire. Elle mena Hélène chez son père, à Passy, dans la chambre capitonnée où elle croquait des bonbons. Hélène s’alanguissait dans ce nid d’étoffes ; quelque chose de son âme s’y étiolait. Quand elle en sortait, tout lui semblait terne, dur, rebutant. Elle n’avait plus de courage. Elle rêvait d’avoir une chambre bleue et d’y lire des romans, couchée dans une chaise longue. Il lui vint des maux d’estomac qui achevèrent de l’abattre. Une nuit, il y eut une folle alerte dans le couvent. On cria : Au feu ! Toutes les pensionnaires sautèrent du lit et roulèrent ensemble dans les escaliers, les unes en jupon, les autres enveloppées de couvertures. Les petites suivaient en hurlant, les bras tendus et les pieds embarrassés dans leurs longues chemises de nuit. On reconnut bientôt qu’il n’y avait pas d’incendie. La Mère Sainte-Geneviève gronda toutes ces folles et félicita Hélène de n’avoir pas quitté son lit. Elle n’avait pas bougé, en effet, par mollesse, par cette sorte de lâcheté qu’elle avait devant la vie. Elle laissait faire, indifférente à ce qui l’entourait, rêvant de bijoux, de robes, de chevaux, de promenades en bateau, et fondant en larmes à la seule pensée de son père.

Elle sortit du couvent sachant saluer dans un salon et jouer une valse sur le piano. Elle trouva la maison paternelle montée à neuf. Elle en fit les honneurs. Elle eut sa chambre bleue. Son père avait pour elle des bontés, des prodigalités de vieux protecteur. Il la menait dans les petits théâtres et la faisait souper après le spectacle. Il croyait bien faire. Une cruelle déception pour elle fut de découvrir que ce père si bon, si facile, n’était pas le gentilhomme qu’elle voyait autrefois dans le parloir du couvent. Ses manières d’opérateur forain, ses politesses de table d’hôte la blessaient cruellement. Elle avait appris la bienséance chez les Dames du Calvaire ; elle avait le goût noble et le tact de ce qui est décent.

Sa beauté lui attirait des hommages d’une vivacité brutale qui l’indignaient. Personne ne songeait à la demander en mariage. Elle fut reprise de maux d’estomac. Tous les hommes qu’elle voyait chez son père lui semblaient ennuyeux. Ils se ressemblaient tous. Empressés, inquiets, sentant la fièvre et se rongeant les ongles, c’était des gens surchauffés, qui brûlaient leurs bottes, leurs chevaux, leur vie. Enfin il en vint un qui l’intéressa.

C’était un jeune chirurgien militaire, René Longuemare. Envoyé par son père, vieil agent-voyer des Ardennes, chez M. Fellaire de Sisac, pour quelque affaire, il s’habitua à la maison de la rue Neuve-des-Petits-Champs et y devint assidu.

Bien qu’avec sa robuste charpente et sa face colorée il ne fût pas beau, et quoique sa conversation eût des rudesses et des obscurités, Hélène aimait à le voir et se plaisait à l’entendre causer. Il lui tenait, sur la religion et sur la morale, des propos à faire dresser les cheveux sur la tête, mais qui l’amusaient, sans qu’elle y comprît grand-chose.

— L’homme descend du singe, lui disait-il.

Et, comme elle se récriait, il donnait à sa thèse des développements tour à tour ardus et comiques.

Longuemare amena quelques amis, et un cercle de jeunes savants fut ainsi formé chez ce bon M. Fellaire, qui n’y fit jamais aucune attention.

L’aide-major avançait des propositions telles que celles-ci : La vertu est un produit comme le phosphore et le vitriol.

L’héroïsme et la sainteté sont l’effet d’une congestion du cerveau.

La paralysie générale fait seule les grands hommes.

Les dieux sont des adjectifs.

Les choses ont toujours existé et existeront toujours.

— Fi donc ! lui disait-elle.

Mais elle se délectait au timbre de cette voix mâle et jeune ; elle admirait, comme une force mystérieuse, cette intelligence expansive et libre, qui le soir, entre une tasse de thé et un verre de kirsch, lui jetait à elle, jeune fille, les curiosités, les magnificences et les horreurs de la nature, pêle-mêle, ainsi qu’un tribut de barbare aux pieds d’une reine surprise et flattée. Cependant on entendait dans le salon des voix mornes qui parlaient de traites impayées, de jugements du tribunal de commerce et de travaux de maçonnerie mis en adjudication.

Puis vint une ombre qui erra silencieuse entre les groupes divers, une grande ombre raide et rousse, de forme à la fois grotesque et noble. C’était l’âme en peine de M. Haviland. Hélène ne confondait pas celui-là avec les autres ; elle lui trouvait de la noblesse, une grande distinction d’âme, et elle se savait aimée de lui, bien qu’il ne lui parlât jamais.

Quant à Longuemare, en dépit de toutes ses audaces scientifiques, il était naïf ; il la respectait profondément et l’admirait en silence. Après avoir fait grand étalage de brutalité, il trouvait pour elle les paroles les plus délicates. Il était toujours gai devant elle : c’était souvent par complexion ; c’était quelquefois aussi par courage, car il l’aimait, et plutôt que de le lui dire, il se fût coupé la langue avec les dents. Il n’avait que sa solde en attendant mieux. Quant à mademoiselle Fellaire, il ne doutait pas qu’elle ne fût très riche.

Elle le raillait, feignait de le croire très étourdi et pis que cela, mais elle s’attacha lentement et profondément à lui, jusqu’au jour où il vint à Meudon lui faire un brusque adieu.