Jocaste (France)/05

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Calmann-Lévy (p. 61-77).

V


René Longuemare se leva devant elle. Il était plus pâle qu’autrefois. Ses joues mieux remplies et tous ses traits s’étaient adoucis ; une teinte séreuse les revêtait et ses yeux luisaient dans un demi-cercle plombé et martelé, trace des fièvres qu’il avait prises là-bas, dans les rizières. Il avait toujours son regard brave, sa grosse bouche affectueuse, sa mine ouverte.

— Vous voyez, lui dit-elle, que la terre est petite et qu’on revient de partout. Je ne suis pas surprise de vous revoir et j’en suis bien heureuse.

Ils furent mal à l’aise d’abord. Chacun avait un long espace de vie inconnu à l’autre. Ils cherchaient à se reconnaître. Soit qu’elle voulût faire son devoir de maîtresse de maison, soit qu’elle fût tentée par un secret sentiment, elle lança le premier mot cordial.

— On a quelquefois pensé à vous, dit-elle.

Alors René plongea hardiment dans leurs communs souvenirs. Il parla des tasses de thé de la rue Neuve-des-Petits-Champs, des promenades à Meudon, des robes roses et blanches griffées par les ronces, des beaux gilets de M. Fellaire, auxquels on se ralliait dans les excursions à travers bois, comme au panache du Béarnais, et des folies qu’ils se disaient. Elle lui demanda s’il mettait toujours des grenouilles dans ses poches. Au bout d’un quart d’heure, ils croyaient ne s’être jamais quittés. C’est alors qu’il conta sobrement son voyage et les fatigues monotones du service dans une station malsaine. Elle ouvrait tout grands, en l’écoutant, ses beaux yeux humides. Puis elle lui demanda ce qu’il comptait faire. Il était las, disait-il, de la médecine militaire. Il donnerait sa démission, se ferait médecin de campagne, rebouteux de village ; si quelque jeune fille, très ingénue, était tentée d’élever des poulets sous sa protection, il l’épouserait.

Elle dit vivement :

— Ah ! vous voulez vous marier ?

Mais elle reconnut à ses réponses qu’il n’y tenait pas ; qu’il avait dans le cœur un grand vague, quelque tristesse et peut-être un souvenir.

Georges, revenu du collège, vint se jeter entre eux avec ses livres de classe et se disposa, en enfant gâté, à jouir de la distraction que ce monsieur allait lui procurer. Elle ne le renvoya pas, lui dit de se tenir tranquille et de faire ses devoirs. Le major contait quelque épisode de sa traversée, tandis que l’enfant feuilletait bruyamment son dictionnaire, mâchait son porte-plume et relevait la tête quand il entendait parler d’araignées de mer mangées vivantes par un matelot sur le pont du navire.

La femme de chambre vint dire que Monsieur, qui était souffrant, priait Madame de venir près de lui.


La chambre de M. Haviland était grande et toute remplie d’objets étranges, rangés dans un ordre précis. Il y avait une vitrine pleine de flacons cachetés et étiquetés. On lisait sur les étiquettes : Tage, Jourdain, Simoïs, Eurotas, Tibre, Ohio, etc. Il avait recueilli une demi-bouteille de l’eau des fleuves qu’il avait traversés. Une autre vitrine contenait des échantillons de tous les marbres de la terre. Il y avait aussi une armoire qui, réservée aux souvenirs historiques, renfermait des pierres de la prison du Tasse, de la maison natale de Shakespeare, de la chaumière de Jeanne D’arc et du tombeau d’Héloïse, des feuilles du saule pleureur de Sainte-Hélène, une pièce de vers écrite par Lacenaire à la Conciergerie, un porte-montre volé aux Tuileries, en 1848, un peigne ayant appartenu à mademoiselle Rachel, et, dans un tube de verre, un cheveu de Joseph Smith, prophète des Mormons, sans compter les autres reliques. De grandes tables de bois blanc, des tables d’architecte, étaient couvertes de fioles, et la chambre exhalait une odeur pharmaceutique très caractérisée.

M. Haviland était étendu sur une chaise longue, près de son lit de fer ; une couverture de voyage lui enveloppait les jambes. Il était blême, avec des plaques rouges sur les joues. Ses yeux, devenus sombres, sortaient des orbites.

Il prit les mains de sa femme avec cette tendresse avide des êtres qui sentent que tout leur échappe. Il lui dit qu’il l’aimait, qu’il lui avait de la reconnaissance, qu’il se sentait bien malade, qu’il espérait guérir, étant fort bien soigné par sa méthode que Groult savait fort bien appliquer. Ses paroles étaient coupées de vertiges.

Il poursuivit :

— Je dois vous avertir, Hélène, que j’ai des moments d’égarement. Cela tient à mon mal. Tout ce que je ferais dans ces moments doit être considéré comme non avenu. Heureusement mes affaires sont en règle. Mon testament est chez mon notaire.

Il lui dit alors qu’il lui laissait en viager l’usufruit de sa fortune, dont le capital devait être mis, en toute justice, sur la tête de Georges Haviland. Il avait pris aussi des dispositions en faveur de son domestique Groult, mais il l’en avait informé. Il pressa de nouveau les mains de sa femme, la fixa de ce regard étrange et douloureux qu’il avait quelquefois et l’adjura d’écouter ce qu’il lui restait à dire :

— Si je viens à mourir et si vous vous souvenez de moi, cherchez, ma chère Hélène, cherchez Samuel Ewart, et exécutez en sa faveur mes dernières volontés. Au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui viendra ressusciter les morts, je vous adjure de ne rien négliger pour faire parvenir au dernier descendant de David Ewart la somme que je lui destine. Il vit ; il y a des nuits où je le vois. Je le reconnaîtrais, s’il venait. Il viendra.

Alors le malade regarda fixement une portière sombre qui pendait à grands plis, allongea son bras qui tremblait, et s’écria :

— Là, là, devant cette porte, c’est lui, c’est Sam Ewart ! Vous voyez bien cette marque qu’il porte au cou, sous sa chemise de matelot ; c’est une marque rouge, à cause de son arrière-grand-père, le vieux David… Sam ! Sam ! Oh ! mon Dieu !

Il retomba sur sa chaise longue et s’assoupit lourdement. Hélène ne savait que faire et se perdait dans les fioles. Elle sonna Groult, qui l’écarta assez rudement et s’empara du malade.

La nuit, comme elle ne dormait pas, elle vit au clair de lune son mari descendre, enveloppé d’un tartan, par la fenêtre de sa chambre, et marcher droit vers un puits qui était près de l’écurie.

La face collée à la vitre, elle sentit une vive douleur à la racine de ses cheveux ; elle ne put ni bouger ni pousser un cri. Elle vit Groult sortir à demi vêtu du pavillon où il couchait et suivre à pas de loup son maître. Elle vit celui-ci regarder longtemps au fond du puits, lever la tête, étendre la main comme pour chercher de quel côté venait le vent, puis rentrer par la fenêtre dans sa chambre. Elle vit Groult hausser les épaules et regagner le pavillon avec un déhanchement maussade et des gestes de dépit.

Madame Groult avait apparu un moment sous un bonnet à bavolet immense, et dans son éternelle cotonnade, à la porte du pavillon de garde. Hélène crut entendre que Groult, rentré dans sa chambre, la battait.

M. Haviland était devenu somnambule. Le lendemain, elle le trouva tout habillé, paisible, occupé silencieusement à étiqueter les petites pierres qu’il avait arrachées à des monuments fameux. Il écrivait sur des papiers gommés les mots de Colysée, Catacombes, Tombeau de Cécilia Métella. Ses yeux, redevenus d’un bleu terne, n’exprimaient rien.

Hélène n’était pas rassurée. Elle voulut rester près de lui. Elle se promettait de le veiller elle-même et de faire venir des médecins, bien qu’il l’eût formellement défendu.

Groult entra dans la chambre avec une bouteille et un verre. Il versa du sirop dans le verre et le tendit à son maître en regardant fixement Hélène. Il la regardait avec une familiarité cynique, avec une effronterie audacieuse qui la fit rougir. M. Haviland, peu de temps après avoir bu, fut repris de vertiges et de stupeur. Sa pupille se dilata de nouveau extraordinairement.

À compter de ce jour, Hélène fut tourmentée d’une inquiétude vague. Un soir, vers cinq heures, elle remarqua sur le tapis de sa chambre des traces de souliers ferrés. Les pas ainsi révélés traversaient obliquement toute la chambre et se dirigeaient de la porte extérieure à celle du cabinet de toilette. Les traces, extrêmement faibles, n’apparaissaient qu’à cause des rayons obliques du soleil, qui, rasant en ce moment le tapis, rendaient visibles les plus légères foulures de la laine et les grains de poussière blonde sur les tons riches et fondus du tissu de Smyrne. Effrayée, elle fit visiter le cabinet de toilette par sa femme de chambre, qui y trouva tout en ordre. Elle chercha quelque temps dans son esprit à s’expliquer ces traces de pas ; elle ne put y parvenir, et, fatiguée de s’inquiéter, elle rentra dans son indifférence.

Quand René Longuemare revint, Hélène, qui l’attendait, était coiffée de la façon qu’il aimait le mieux. Elle fut faible devant lui, lui avoua les misères de sa vie, les ennuis de son mariage. Elle sentait qu’elle l’aimait. Elle aurait voulu tomber dans cette poitrine large et chaude, y pleurer, y tout oublier. René restait très calme près d’elle. Plus elle se confiait à lui, plus il se croyait engagé à ne pas abuser de cette confiance. Il l’aimait respectueusement ; elle était la poésie de sa vie de garçon, où d’ailleurs la prose ne manquait pas. Il avait repris à Paris ses vieilles habitudes et il soupait tous les soirs au sortir de quelque petit théâtre. Il y avait dans son âme une haute et large place pour une créature idéale, et à cette place, il avait mis Hélène. Elle, de son côté, bien lasse, bien faible, abaissée à ses propres yeux par un mariage sans amour, mais réservée par bon ton et décente par goût, retenait devant lui ce qu’il y avait de trop voluptueux et de trop abandonné en elle. D’ailleurs, exempte encore de toute faute, il lui eût semblé monstrueusement impossible d’en commettre une.

Elle lui parla de la maladie de son mari. René hocha la tête : il ne savait que dire. Mais il était probable que M. Haviland se médicamentait mal. L’aide-major ne diagnostiquait pas, d’après les symptômes qu’on lui décrivait, une affection caractérisée, suivant sa marche naturelle. Il pressentait l’action intermittente d’un agent nuisible, d’un toxique. La dilatation de la pupille était vraisemblablement due, selon lui, à un emploi inconsidéré de la belladone ou de l’atropine. M. Haviland avait dû recourir, pour combattre ses rhumatismes, au sulfate chlorhydrate d’atropine ; maintenant, selon toute apparence, il abusait de ce médicament de la façon la plus désastreuse. Sur le conseil pressant de René, elle résolut de nouveau d’appeler des médecins et de garder elle-même le malade.

Le lendemain, elle le trouva dans un grenier qui lui servait d’atelier. Il rabotait une planche avec beaucoup d’attention, car il était menuisier aussi bien que chimiste. En le voyant si calme, si reposé, elle crut avoir rêvé. Il parla du cuisinier, qui était un voleur et qu’il avait chassé : c’était Groult qui avait découvert la fraude. Il posait de temps en temps son rabot sur l’établi et venait ôter délicatement les copeaux que sa femme avait pris dans la guipure de son peignoir. Il avait ses yeux naturels, ses yeux clairs, et jamais il n’avait autant manqué d’imagination.

Elle songeait à René, si vif, si intelligent, d’un esprit plein d’intérêt, comme un livre bien fait, d’une âme éclatante de jeunesse et de force, et son cœur se gonflait de haine en regardant ce vieillard qui rabotait. Groult vint à l’heure ordinaire apporter le sirop à son maître. Quand il vit Hélène dans ce grenier où elle n’avait jamais mis les pieds, il roula des yeux de chat furieux.

Puis, comme l’autre fois, tandis que M. Haviland buvait son sirop, il la regarda avec impudence en grommelant entre ses lèvres tordues. En ce moment précis, il était si laid et montrait un tel cynisme, que sur-le-champ, d’un coup, elle sut clairement, certainement, à n’en pas douter, ce qu’il faisait là.

Elle tendit les bras en avant pour faire tomber le verre des lèvres du vieillard. Alors Groult lui glissa à l’oreille, avec un accent ignoble et dominateur, ces mots :

— Ne faites pas l’enfant !

Elle resta raide, inerte, toute blanche. M. Haviland avait fini de boire et s’essuya les lèvres.

La malheureuse s’enfuit dans l’escalier, accablée, étourdie, croyant à chaque pas s’effondrer sous terre, épouvantée de son incommensurable lâcheté.

Elle n’osa plus reparaître devant son mari : mais elle apprit le soir même, par sa femme de chambre, qu’il avait eu un délire violent et que maintenant il reposait. Elle l’avait cru mort ; elle poussa un soupir de soulagement.

Elle se dit : « Il vit ; il est temps encore de parler, d’agir. Je ne serai pas la complice d’un… »

Dans la détente de ses nerfs, elle s’assoupit et, toute tiède et molle de sommeil, elle songea à René, qu’elle revit avec tous les charmes du rêve, avec toutes les magies d’un absent aimé ; puis ses visions devinrent confuses et pénibles. Elle avait la tête en feu, elle frissonnait, ses dents claquaient. Elle éprouva à se mettre au lit une sensation qui ressemblait à de la joie, puis elle ne sut plus ce qu’elle était devenue. Elle voyait des figures terribles qui passaient et qu’elle n’avait pas le temps de reconnaître. Où donc était-elle ? Et que lui voulait cette foule d’étrangers vêtus de toutes sortes de costumes de théâtre ? Quelque chose de chaud qu’elle écartait sans cesse avec horreur lui pesait sur la poitrine à l’étouffer. C’était un chat rouge avec des yeux qui changeaient de couleur. Elle écartait les coudes et pliait les genoux. Une religieuse venait rajuster des couvertures sur elle ; mais pourquoi cela ? Et puis, ils étaient là, deux ou trois, qui l’empêchaient de sortir. Elle avait pourtant quelque chose de bien grave à faire, quelque chose qu’on ne pouvait différer d’une minute ; mais elle ne savait plus quoi. Elle criait : « Oh ! ma tête ! ma pauvre tête ! » Elle souffrait tant du cerveau qu’elle cherchait partout un mur, un mur de fer pour se fendre le crâne et être ainsi soulagée. Oh ! vite ! se faire une fente bien large pour tirer toute l’eau qui bouillait là. Une voix inconnue disait : « De la glace ! encore de la glace ! » Mais elle ne voyait pas de glace, perdue comme elle était sur une grève de sable brûlant, au bord d’une mer de plomb fondu. Elle criait : « René ! René ! emmenez-moi dans les bois de Meudon ! Avez-vous oublié le temps où vous me faisiez des bouquets d’aubépine ? » Puis elle tombait assoupie, et, à son réveil, devenue une enfant, elle récitait, d’une voix monotone de pensionnaire, des lambeaux de fables et de catéchisme. Elle murmurait : « Je ne peux pas apprendre mes leçons. Madame, j’ai mal à la tête. Menez-moi à la maison. Je veux revoir papa. »

Un jour, elle se retrouva dans son lit, bien faible, ayant très faim. Elle apprit, de la religieuse qui la gardait, qu’elle avait fait une grave maladie de trois semaines et qu’elle était sauvée. Après un grand effort pour rassembler ses souvenirs, elle demanda :

— Et mon mari ?

La religieuse lui dit de ne point s’inquiéter, qu’il allait bien.

Hélène respira. Entrée en convalescence, elle eut ces fatigues de tête et ces obstructions de la mémoire qui suivent ordinairement la fièvre cérébrale. Il n’y avait qu’un sentiment bien net en elle : la peur de revoir son mari. Elle eut des palpitations de cœur quand on lui annonça que M. Haviland, convalescent lui-même, venait la voir dans sa chambre.

Il la regarda affectueusement, lui dit combien il l’aimait, et pour la première fois, elle vit un sourire sur ce visage grave. C’était un sourire intérieur, si profond, si vrai, qu’elle en fut remuée et attendrie. Elle se mit à pleurer et à faire au vieillard une caresse filiale.

Elle lui passait les bras autour du cou, mais il avait repris sa roideur habituelle.

Elle fit un grand effort et, à travers le brouillard de son intelligence, elle retrouva les deux potions versées par Groult. Alors elle prit les mains de son mari et lui dit d’un ton suppliant :

— Si vous m’aimez, si vous voulez nous éviter à l’un et à l’autre une mort horrible, je vous conjure de renvoyer votre valet de chambre aujourd’hui, tout de suite. Ce qu’il a fait… c’est épouvantable… je ne peux pas le dire… Chassez-le ! chassez-le !

Elle se roidit dans des sanglots convulsifs et s’évanouit. M. Haviland, se rappelant qu’Hélène avait autrefois témoigné de l’aversion pour le valet de chambre, et la voyant si faible et si troublée, pensa qu’elle parlait sans raison ; mais, jugeant nécessaire de lui sacrifier son domestique, il le fit appeler dans le laboratoire et lui dit :

— Groult, il faut nous séparer. Je suis content de vous et j’aurais voulu vous garder auprès de moi jusqu’à ma mort, oui. Mais votre présence dans cette maison est devenue impossible pour des raisons que je n’ai pas à vous soumettre, non ! Je ne changerai rien aux dispositions que j’ai prises en votre faveur. Je vous le dis et vous pouvez me croire. Vous quitterez l’hôtel vendredi. Je me charge de votre entretien jusqu’à ce que vous soyez pourvu. Votre femme me sera agréable en restant à mon service, et je tiens à me tenir en communication directe avec vous pour tout ce qui concerne Samuel Ewart. Je n’ai plus rien à vous dire.

Groult ne répondit pas, s’inclina et sortit.