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Jocaste (France)/06

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Calmann-Lévy (p. 78-86).

VI


Groult avait été ainsi congédié un vendredi. Le lendemain, M. Haviland se sentit mieux portant qu’il ne l’avait été depuis plusieurs mois. Il fit ce jour-là une promenade au bois de Boulogne avec Hélène, qui se rétablissait.

Les légères secousses de la voiture et les caresses de l’air donnaient aux deux convalescents une agréable fatigue. Hélène avait tous les renoncements de la lassitude. Elle acceptait en ce moment-là, de tout son cœur amorti, le mari fade et le sort monotone qui lui étaient dévolus. La faiblesse donne de ces douceurs. Par un égoïsme de malade, elle devenait affectueuse pour l’homme qui était à son côté dans la calèche, les genoux sous la même fourrure qui la réchauffait. Elle regardait d’un œil frileux les arbres, les réverbères, les piétons que la voiture faisait filer derrière elle, et les maisons de l’avenue des Champs-Élysées avec leurs ateliers de carrosserie et les allées sablées où s’enfonçaient, sous la voûte, dans l’ombre, des chevaux tenus en bride par des palefreniers aux jambes arquées ; puis l’Arc de Triomphe, dressé sur son rond-point avec une emphase pesante ; puis, à gauche, l’avenue qui mène au Bois, bordée d’une double bande de parcs anglais ; elle voyait, à droite, les cavaliers dans l’allée sablée ; un soleil de printemps baignait l’étendue. Déjà les arroseurs traînaient leurs tuyaux à roulettes et poussaient des jets d’eau contre les jambes des chevaux qui hésitaient. Parfois le vent et l’ombre d’une victoria vivement lancée lui passaient sur le visage. C’était une fille à cheveux roux, blafarde et les lèvres peintes, qui, les coudes au côté, tenait les guides et brûlait l’avenue, tandis qu’un groom, assis derrière elle sur le siège, se croisait les bras. Puis la fraîcheur du Bois enveloppa la calèche ralentie. Les voitures, égayées par de vives toilettes et de clairs visages, allaient à la file, au pas. Des saluts s’échangeaient d’une voiture à l’autre, et des cavaliers s’approchaient, en souriant, des femmes épanouies sous le fond sombre des capotes abaissées. Une noce d’ouvriers défilait, à pied, par couples, dans la contre-allée.

Hélène trouvait à son mari une roideur correcte qui ne lui déplaisait pas. Elle lui savait gré de son bon ton et de son flegme. Le silence de cet homme, le calme de sa face, la simplicité de ses idées la contentaient alors, comme autant de ménagements délicats donnés à une convalescente. Elle l’estimait précieux depuis qu’elle l’avait sauvé. D’ailleurs, ayant peur de penser, elle goûtait les délices d’une fatigue modérée et d’une faiblesse qui diminuait. Elle se pelotonnait avec la volupté d’une chatte frileuse.

Ils descendirent près de la cascade et entrèrent dans le chalet d’un cafetier pour y boire un verre de lait.

À sa droite et à sa gauche, les tables étaient occupées par des vieillards qui chuchotaient, et des frissons d’étoffes se mêlaient aux faibles sifflements des langues féminines. Devant elle, trois jeunes gens discutaient avec des éclats de voix. Elle ne connaissait pas ceux qui lui faisaient face, mais elle reconnut, à une seule ligne de l’épaule, celui qui lui tournait le dos et qu’un garçon de café lui cachait presque tout entier. Elle sentit une contraction douloureuse de l’estomac, un étouffement à la gorge, une brûlure de sang aux joues, une angoisse indicible, en même temps qu’une affluence de délices trop fortes l’envahissait. Longuemare, qui lui donnait ce trouble, fort éloigné de se croire si près d’elle, continuait la conversation tumultueusement commencée, et poussait, selon sa coutume, quelque idée à toute outrance.

— Le seul praticien que j’admire, disait-il à ses camarades (qui comme lui semblaient avoir fait un bon déjeuner), le seul, c’est Pinel. Il ne donnait jamais aucun médicament à ses clients, de peur de troubler ou d’arrêter le cours normal de la maladie. Satisfait quand il avait pu décrire et classer une lésion, il s’abstenait prudemment de la guérir. Devant les magnifiques progrès d’une plaie active, il restait attentif, respectueux, immobile. Quel médecin que Pinel !

La voix de René se perdit dans un bruit de rires ; les interruptions jaillirent et les trois amis parlèrent ensemble. Hélène avait la gorge sèche ; ses tempes bourdonnaient, ses yeux ne voyaient plus, la sueur perlait sur son front. Son mari, la voyant si pâle, lui demanda si elle était fatiguée et si elle voulait rentrer. Elle le regarda et le trouva odieux. Il avait la face couperosée avec des filaments violets et des pellicules blanches sur les joues. Il roulait des yeux ternes et vides. Maintenant elle lui en voulait presque de sa santé rétablie.

Quand ils se levèrent, Longuemare la vit. Le regard qu’ils échangèrent fut tel qu’il semblait les tirer violemment l’un vers l’autre.

Le lendemain, le vieillard ne put quitter sa chambre ; les symptômes de son affection intermittente reparurent et prirent au bout de quelques jours un caractère alarmant. Le vendredi matin, Hélène fit appeler un médecin. Ce jour-là le malade avait un aspect effrayant. Les conjonctives étaient injectées de vaisseaux bleuâtres et les yeux sortaient de leurs orbites, comme à demi arrachés. Le délire était furieux. Le docteur Hersent survenu au milieu de l’accès, prescrivit une médication antispasmodique et sédative qui ne produisit aucun effet sensible. Diagnostiquant une lésion indéterminée, mais profonde, des centres nerveux, et craignant qu’une terminaison fâcheuse ne suivît de peu sa venue, il déclara que le cas était grave et demanda une consultation pour le soir.

En ce moment, Groult, ayant fait faire son paquet par sa femme, prenait un fiacre et quittait l’hôtel, conformément à l’ordre qui lui avait été donné.

Hélène restait près du malade. Terrassée par une épouvante sans nom, elle n’osait le regarder ; puis, tout à coup, saisie d’une horrible curiosité, elle l’examinait de tous ses yeux et voulait voir, voir encore, jusqu’à en mourir. Le malheureux luttait contre deux valets qui le retenaient à grands efforts sous les couvertures. Il réclamait sa femme et Samuel Ewart. Sa voix, dont toutes les cordes étaient altérées, semblait nouvelle, et d’autant plus épouvantable. Il soupirait le nom d’Hélène avec une douceur plaintive, et aussitôt poussait des glapissements aigus et des ricanements sinistres, et le contraste était si brusque qu’on ne pouvait concevoir de telles alternatives de tendresse triste et d’ironie furieuse, même dans un cerveau déjà décomposé. Et l’horreur d’une telle scène se décuplait en passant par l’imagination blessée d’Hélène. Elle sentait comme des fils de métal rougis au feu lui courir de la nuque au talon ; une cuirasse ardente lui cernait le ventre et les flancs.

Et elle écoutait la voix de son mari avec une attention lucide. Sa torture augmentait de n’y pouvoir découvrir même le sens le plus vague. En cet instant, si elle avait entendu cet homme la dénoncer clairement de la langue et du doigt et la maudire, en vérité elle se serait sentie soulagée.

À dix heures du soir, les docteurs Hersent, Guérard et Baldec se réunirent autour du malade qui, pris devant eux d’un tremblement de tous ses membres, s’assoupit.

Il avait l’air de dormir. Et un nouveau supplice, le plus affreux de tous, commença pour Hélène. Elle se sentit reprise d’amitié et de respect pour cet homme loyal qui l’avait aimée. Elle se sentait des larmes pour lui, et ces larmes lui faisaient horreur comme une infâme hypocrisie, car n’était-ce pas elle qui… ?

Le souffle du malade se précipita et devint si pénible que ceux qui l’entendaient, à l’exception des médecins, se sentaient eux-mêmes oppressés. Ses mains osseuses, étendues sur la couverture, la grattaient d’un geste frileux et maladroit. Le docteur Hersent lui prit le poignet gauche. Il constata l’affaiblissement du pouls et le refroidissement des extrémités. Le nez se déprimait. Les yeux se cavaient. Il les roula autour de lui comme pour tout revoir et tout reconnaître une fois encore, puis il inclina la tête en arrière, poussa trois soupirs et rentra dans le repos. Un geste du docteur Hersent annonça que tout était fini.

Hélène, qui s’était tenue debout et droite dans la solennité de cette agonie, entendant qu’il était mort, sentit le sol s’ouvrir sous elle et ressentit une délicieuse impression d’anéantissement. Avec quelle volupté elle sentit pendant une seconde qu’elle s’évanouissait tout entière ! Oh ! qu’il lui était doux de n’être plus ! Elle tomba.

Les docteurs Guérard et Baldec rencontrèrent dans l’antichambre un monsieur court, à gros favoris et à lunettes d’écaille, qui leur prit la main dans les siennes et leur dit d’un accent pénétré :

— Messieurs, vos efforts ont été impuissants ; l’art des hommes, si étendu qu’il soit, a des limites. Les princes de la science ne commandent pas toujours à la nature. Je suis de ceux qui honorent le courage malheureux. Je vous le déclare, M. Fellaire de Sisac n’oubliera jamais les soins éclairés que vous avez prodigués à son honorable et sympathique gendre.

Puis M. Fellaire se dirigea d’un pas grave et lent vers l’office, où il se fit servir une légère collation.

Madame Groult, inondée de sueur et de larmes, poussait des gloussements dans sa loge.

Le docteur Hersent se fit conduire chez madame Haviland dont l’état exigeait quelques soins. Quand elle vit entrer dans sa chambre ce grand homme noir qu’elle ne reconnaissait pas, la peur détermina en elle un accès de délire. Elle étendit les bras en s’écriant :

— Ce n’est pas moi ! Je vous jure que ce n’est pas moi !