Jocaste (France)/13

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Calmann-Lévy (p. 141-146).

XIII


En voyant la rue, elle fut éblouie et chancela. La clarté de cette matinée était étrangement diffuse. La lumière, répartie sur tous les objets, les éclairait avec une extrême netteté. Les voitures, les arbres, les kiosques des marchands de journaux et les passants les plus éloignés restaient si précis, malgré leur petitesse, qu’on eût dit les avoir sous la main. Cette clarté fut très pénible à Hélène, qui ne regardait rien et voyait tout. Les objets les plus insignifiants pour elle, comme les numéros des fiacres et les lettres des enseignes, se gravaient dans ses yeux avec des détails fatigants pour des nerfs malades. Tout ce qu’elle voyait lui semblait entrer en elle brutalement et la blesser. Elle était tentée de reculer, mais elle ne pouvait s’arrêter. Non, jamais la pensée ne fut aussi complètement abolie dans une personne vivante. Et elle marchait comme irrévocablement déterminée. C’est que tout à l’heure une idée lui était venue, simple, claire et si définitive qu’elle avait exclu toute autre idée. Elle allait, ne se sentant pas même marcher, croyant voler et pourtant bien faible, incapable d’un geste volontaire. Elle allait. Devant elle une fillette trottait en portant un enfant et une boîte au lait. Hélène épiait les gouttes blanches qui tombaient une à une sur les dalles du trottoir. Tout ce qui lui restait de facultés s’appliquait à ce lait répandu. À chaque gouttelette échappée, elle ressentait une inexplicable impression d’angoisse.

Quand elle atteignit les quais, la large étendue ouverte devant elle, le poudroiement de la lumière sur le fleuve et le souffle frais errant sur les eaux lui tirèrent un soupir. Elle hésita une seconde ; mais, tournant à droite, elle reprit sa course. Le quai d’Orsay était tout parfumé d’une odeur de jardins. Elle allait.

De la rue du Bac au pont Royal, une file d’hommes affairés, d’ouvrières agiles, de fiacres, d’omnibus lui barraient le passage. Elle prit le pont, sans regarder l’eau, tourna encore une fois à droite, descendit sur la berge, traversa, entre un massif de saules, la passerelle des bains, et entra dans le bateau plein d’une odeur d’eau chaude et de goudron.

Elle attendit tranquillement, en mordillant la pomme de son ombrelle, que la fille en tablier blanc eût préparé son bain. Elle était très calme. Elle entra dans la cabine et dit qu’elle sonnerait quand elle aurait besoin d’un peignoir.

Dès que la petite porte se fut refermée sur elle, elle ouvrit d’une brusque secousse la fenêtre, dont elle écarta les rideaux de calicot, et respira largement. Devant elle, la Seine agitait ses petites lames étincelantes. Du bateau des blanchisseuses, amarré à l’autre rive, partaient les coups sourds des battoirs. Un bourdonnement montait de l’enclos bariolé des bains d’hommes.

Elle embrassait ce spectacle clair d’un regard indolent qui semblait heureux. Ses épaules serrées par le châle de cachemire noir, son voile de veuve relevé sur le chapeau et flottant autour de sa tête comme un nuage funèbre, elle était plus belle que jamais et une volupté calme s’exhalait de toute sa personne. Un clapotement d’hélice s’approcha et grandit. Le ponton des bains oscilla légèrement, et un bateau-mouche, allant au Point-du-Jour, passa devant elle si près qu’elle entendit les voix des passagers. Deux jeunes gens, d’allure vulgaire, appuyés aux bordages du pont, la lorgnèrent avec une intention libertine, en songeant, sans doute, à sa toilette qu’elle allait défaire.

Elle les remarqua. Elle entendit l’aîné des deux, qui était blond, avec des plaques rouges sur la face, dire à son camarade :

— La belle femme ! on se la…

Mais déjà le bateau passait, cheminée abaissée, sous l’arche du Pont-Royal.

Fut-ce dédain ou contentement ? les coins de sa lèvre se soulevèrent et commencèrent un sourire.

Elle était calme ; son regard, flottant, très doux, sans inquiétude. Elle releva ses beaux bras par un geste gracieux qui eût troublé bien des hommes, se passa les doigts sur le front. Puis elle se détacha avec indifférence de ce qu’elle voyait et referma la fenêtre. Il était midi.

À deux heures, elle n’avait pas sonné. À deux heures dix la fille de service, surprise de n’être pas encore appelée, ouvrit la porte de la cabine et demanda si madame n’avait pas besoin de quelque chose.

Il n’y avait personne dans la baignoire, mais en face, entre la fenêtre et la glace, une grande forme noire pendait.

La fille s’enfuit en criant au secours.

Hélène Haviland s’était pendue avec une cravate de son neveu, au portemanteau. Elle avait gardé sur ses épaules le châle que René lui attacha un mois auparavant, sous la tonnelle, à Meudon. Ses genoux étaient infléchis et la pointe de ses bottines touchait le parquet. Une chaise placée sans doute à dessein à la gauche du corps le faisait dévier et l’empêchait de porter d’aplomb sur le sol. Le voile de veuve recouvrait le visage. On le souleva. La face était tuméfiée ; la langue, noire et gonflée sortait de la bouche.

Le commissaire de police appelé sur les lieux fit cette réflexion :

— J’ai vu bien des femmes suicidées ; c’est la première fois que j’en vois une pendue.