Jocaste (France)/14

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Calmann-Lévy (p. 147-160).

XIV


Longuemare, profondément atteint par cette disparition hideuse et louche de la femme qu’il aimait, ne parut pas d’abord accablé. Il fit de la médecine avec rage. Mais il devint sombre, brutal, dur. Il ne montrait de bon que son zèle et son intelligence de praticien. Querelleur avec ses camarades et cynique avec les femmes, il lassa toutes les complaisances et resta seul. Son impatience devint telle qu’il ne pouvait prendre un repas dans sa crèmerie sans se quereller avec le garçon, le patron et la demoiselle de comptoir.

Sur une parole brusque du médecin en chef de l’hôpital, il donna sa démission de chirurgien militaire et tomba un beau jour chez son père, au fond des Ardennes, sans livres, sans linge, avec une barbe de trois semaines et l’air maussade.

L’ancien agent-voyer, petit vieillard sec, taillait ses arbres, mettait son vin en bouteilles, scellait les carreaux branlants des salles, fendait du bois, allait, venait et prenait en grande considération toutes les choses de la vie. Il haussait les épaules en voyant son fils étendu tout le jour dans le jardin, une pipe éteinte à la bouche et un chapeau de paille crevé sur le nez.

Un jour, après le dîner, il confia à son fils qu’il avait « une grosseur » au bras, dont il ne souffrait pas, mais qui semblait augmenter. Il demanda ce qu’il fallait faire.

— Rien, répondit René en tournant les talons au bonhomme indigné.

Souvent, une binette ou un sécateur à la main, le vieillard affectait de passer par hasard près du tas de foin où son fils était vautré. Parfois il lui disait :

— Si tu es malade, va te coucher dans ton lit.

Ou bien :

— S’il vient du monde, je t’engage, dans ton intérêt, à prendre une autre tenue.

René prit l’habitude de sortir après chaque repas. Il allait, tout proche, s’étendre dans les ajoncs, sur les bords ravinés d’une petite rivière. Il ne rêvait même pas. Tout lui semblait pénible, absurde, mauvais ; sa douleur était sans charme, sans beauté. Il resta quelques semaines dans cet état.

Un jour qu’il bâillait stupidement au bord de l’eau, il vit des enfants qui se glissaient tout nus, avec des mouvements maladroits et jolis, d’une pierre à l’autre, dans le lit de la rivière. Ces petits êtres à crins jaunes, avec des faces rouges, qui riaient, s’appelaient, se repoussaient, criaient, faisaient clapoter l’eau, mettaient de la gaieté dans l’âpre paysage. Longuemare eut tout d’un coup une idée. Il les appela ; mais eux, pour s’enfuir, s’accrochaient des mains et des genoux aux pierres moussues, glissaient sur le fond vaseux, faisaient des plongeons et n’avançaient guère. Un d’eux, tapi dans la fente d’un rocher qui surplombait la rivière, s’y croyait caché. René vint l’y surprendre et le tira de son trou comme une anguille. Sans doute il n’avait pas l’air bien méchant, car l’enfant n’eut plus peur.

— Veux-tu bien m’écouter, petit sauvage, lui dit le chirurgien. Si tu veux gagner des sous neufs, apporte-moi des grenouilles. Tu dois savoir attraper des grenouilles. Je demeure là-bas, chez le père Longuemare.

Quand il eut des grenouilles, il ne quitta plus sa chambre, qui s’emplit d’une forte odeur de pharmacie et de tabac. Le père Longuemare, en sarclant ses plates-bandes, regardait avec satisfaction la petite lucarne d’où pendaient, au bout de fils de laiton, des grappes de grenouilles mutilées. Maintenant que son fils travaillait, il avait pour lui une sorte de respect religieux. Il se faisait petit dans la maison et n’y marchait plus que sur la pointe des pieds. Il défendait à la servante de faire le lit, là-haut, pendant que Monsieur travaillait.

Un jour, à table, en pelant une poire, il dit à son fils :

— Est-ce que je ne pourrais pas t’aider à préparer tes grenouilles ? N’as-tu pas besoin, par exemple, que je taille des planchettes ? Je pourrais te les peindre et même y coller une couche de sable fin.

— Coller du sable fin sur des planchettes ! Et pour quoi faire ?

Le père expliqua qu’il pensait que son fils empaillait des grenouilles et en faisait des groupes artistiques.

— J’ai vu, dit-il, à Paris, dans les boutiques des naturalistes, des grenouilles préparées très habilement ; elles faisaient mine de se battre en duel et tenaient des petites épées de bois ; il y en avait aussi qui jouaient au piquet avec des miniatures de cartes et d’autres qui buvaient sous une tonnelle, dans des verres de poupée. C’était très ingénieux. Je croyais, mon garçon, que tu travaillais à quelque chose de semblable.

Il fut très désappointé quand il apprit que son fils faisait des expériences. C’était à ses yeux des enfantillages bons pour les écoliers. Depuis lors sa figure s’allongea de nouveau, et, quand, dans son jardin, promenant l’œil du maître sur toute la maison, il apercevait des grenouilles pendues à la lucarne, il branlait la tête en signe de pitié.

Un matin, René lui annonça qu’il partait. Les deux hommes se firent, pour les adieux, une voix rauque et brève, un front impassible, une attitude raide, et ils se séparèrent avec une fermeté maussade.

Mais tandis que le vieux père, en regagnant sa maison, pleurait dans son mouchoir à carreaux, le fils, étendu sur la banquette de la voiture de troisième classe, s’essuyait les yeux en bourrant sa pipe.

À la Station de Reims, deux jeunes gens, des employés de commerce, sans doute, entrèrent dans son compartiment. L’un des deux lisait Le Petit Journal et faisait part à l’autre des nouvelles les plus importantes.

— La crise ministérielle continue… Une explosion a mis en émoi le quartier du Gros-Caillou… Le nommé Groult (Juste-Désiré) a été exécuté ce matin à six heures, sur la place du Marché, à Granville.

— Qu’est-ce qu’il avait fait ? demanda l’autre.

— Il avait assassiné un vieillard. On l’accusait aussi d’avoir empoisonné un riche anglais, mais ce second crime n’a pas été prouvé à l’audience. Tu ne te rappelles pas l’affaire Groult ?

— Non, dit l’autre.

Et après une minute de silence :

— Y a-t-il des détails ?

Ils lurent à mi-voix : « Dès quatre heures du matin, la fatale machine… » Longuemare n’entendit pas le reste.

Le propriétaire du journal plia sa feuille et dit :

— Jusqu’au dernier moment il a protesté qu’il n’avait pas frappé sa victime avec préméditation. C’est égal, c’était un fameux gredin… Je mangerais bien un morceau, et toi ?

Longuemare vécut, à Paris, dans une torpeur stupide. Il lui restait de son traitement en Cochinchine quelques centaines de francs qui le dispensaient de tout effort. Il se levait à midi et allait s’asseoir sur un banc du Luxembourg, au milieu du tourbillon des feuilles mortes dans le vent d’automne. Il se tenait la tête dans les mains si longtemps que les poings restaient marqués dans les joues. Les premiers froids achevèrent de l’engourdir. Il traîna ses journées d’hiver dans la salle étouffante d’un petit café, sans même lire les revues ni jouer au billard. Il rencontra là, au printemps, une figure de connaissance, Nouilhac, gros garçon velu, à demi paysan, qui, ayant trouvé des écus dans un sabot de feu son père, cultivateur en Auvergne, faisait sauter le sac avec des appétits de goinfre et une ladrerie de vilain. Il touchait à la quarantaine et devenait sérieux.

Ayant racheté dans son pays une source thermale oubliée, avec son établissement moisi, il avisait au moyen d’y ramener les baigneurs. Il avait ses poches bourrées de flacons d’eau minérale et de prospectus illustrés de vignettes représentant des thermes romains et une piscine du seizième siècle, d’après une ancienne miniature.

Tendant une bouteille à Longuemare :

— Thermale, sulfurée, chlorurée, sodique, arsenicale, iodo-bromurée et gazeuse, lui dit-il.

Puis il déroula tout au long son affaire.

L’établissement était situé à cinquante kilomètres de Clermont, au bord d’un lac, au pied d’une superbe pyramide de basalte. Quinze ou vingt chevriers et trente goîtreux ou goîtreuses peuplaient le village.

Nouilhac possédait, du chef de son père, trois ou quatre masures qui, repeintes et closes, deviendraient des cottages pour les étrangers. L’hôtel de César, situé en face de l’établissement, pouvait contenir de trente à quarante voyageurs. On songerait plus tard à établir un casino. Ils commençaient petitement, mais qui sait si dans l’avenir ?… Finalement, il demanda à Longuemare s’il voulait être des leurs.

— Venez, lui dit-il, vous serez le médecin de l’établissement.

Il avait pour les talents médicaux de l’ex-chirurgien militaire une haute estime, inspirée par l’opinion unanime de leurs amis communs. Tous les camarades de Longuemare lui connaissaient l’œil et la main d’un maître.

Il répondit à Nouilhac :

— Vos bains sont dans un trou. Il n’y viendra jamais que quelques scrofuleux ou dartreux européens qui achèveront d’y moisir. Si j’y vais, c’est pour y rester hiver comme été.

Il accepta sans discussion les faibles appointements offerts par Nouilhac, lequel considérait le médecin de l’établissement comme déjà rémunéré par la nombreuse clientèle internationale qu’il ne manquerait pas de se faire.

Le lendemain Longuemare fit des courses à travers Paris pour acheter le peu d’habits, d’instruments et de livres qu’il lui fallait. Vers cinq heures du soir, comme il descendait l’avenue des Champs-Élysées, il s’arrêta devant un théâtre de Guignol. Un triple rang de curieux pesait sur la corde passée au tronc des arbres pour fermer l’enceinte réservée aux spectateurs assis et payants.

En arrière les petits enfants contemplaient avec découragement, entre les jambes d’un militaire, la jupe de leur bonne.

Il reconnut dans la foule des spectateurs, mais un peu à l’écart, un vieillard voûté, lourd, bouffi de mauvaise graisse et dont le visage blafard gardait une inertie désolée. Il portait une redingote jaunâtre au collet et aux épaules, et qui, remontant par-derrière, laissait pendre sur le devant la pointe de ses deux pans. Ce vieillard regardait Guignol ou plutôt fixait dans sa direction, entre ciel et terre, un regard tout particulier.

Longuemare, en reconnaissant M. Fellaire de Sisac, se sentit remué, et tout ses souvenirs remontèrent ensemble à la surface de son âme.

M. Fellaire lui serra la main en cherchant une phrase qu’il ne trouva pas. Longuemare, avec je ne sais quelle pitié, quelle tendresse brusque, lui dit :

— Venez, je vous emmène.

— Cela se trouve bien, répondit M. Fellaire. Justement je n’ai pas d’affaires ce soir.

Il dit qu’il demeurait rue Truffaut, au fond des Batignolles.

— Ce n’est pas très central, ajouta-t-il ; mais avec les tramways…

Ils s’assirent, à la brune, dans la salle enfumée d’une gargote de la rue Montmartre. Ils se regardaient, surpris, ne sachant plus s’il y avait un jour ou cent ans qu’ils ne s’étaient vus.

Ils ne parlèrent pas d’elle. Mais tous deux la voyaient à leur côté.

Longuemare, en cassant des noisettes, dit qu’il partait pour le Mont-Dore et ce qu’il y allait faire. Il redit simplement :

— Je vous emmène.

Le vieillard roula des yeux effarés :

— Quitter Paris ! s’écria-t-il, ce n’est pas possible ! Et les affaires ! On ne vit qu’à Paris.

Longuemare, navré de pitié, ne put s’empêcher de sourire.

— Venez donc ! Là-bas vous serez inspecteur, contrôleur, régisseur.

Ces titres frappèrent la pauvre tête du vieillard, qui déclara que « son concours était acquis à une entreprise dont… et pour laquelle… enfin, que si son expérience pouvait être de quelque utilité… » Ils prirent rendez-vous pour le lendemain. Longuemare, en repassant le pont, songeait :

— C’est plus fort que moi, je me figure qu’il est mon beau-père.


La saison des bains ne fut pas trop mauvaise pour Nouilhac. Quelques Russes et une famille de Lyonnais vinrent prendre les eaux à son établissement. M. Fellaire se tenait près de la source et goûtait l’eau d’un air capable. Ses attributions n’étaient pas bien définies. Nouilhac n’aurait certainement pas admis M. Fellaire dans son personnel. Il le payait toutefois, mais avec l’argent de Longuemare.

— Faites-lui croire que vous lui donnez des appointements, avait dit le médecin, et surtout cachez-lui bien que ce sont les miens qu’il touche. Quant à moi, je m’arrangerai.

Il donna quelques consultations à des Russes et fut appelé dans la montagne pour quelques pieds démis le dimanche, au sortir du cabaret.

Les voyageurs partirent avec les hirondelles, non comme elles en compagnie, mais par couples ou seuls, les uns après les autres.

L’hiver vint. La neige couvrait la vallée. Sur les prismes du porphyre et les anfractuosités noires des puys de granit, la glace pendait en stalactites. Sur les pentes, la brume faisait voir les sapins agrandis et vagues comme des fantômes. L’horizon était fermé par une mer de ténèbres. Sur les murs de l’établissement thermal, les peintures rouges et brunes, de goût antique, s’écaillaient. En face, dans la salle basse de l’hôtel de César, M. Fellaire jouait aux dominos avec l’hôtelier. Longuemare, les pieds sur les chenets, fumait sa pipe. Il se tâta le poignet gauche avec le pouce droit, puis, se parlant tout bas à lui-même :

— Fièvre, murmura-t-il, tension et douleur aiguë dans l’hypocondre, toux, oppression, douleur sympathique dans l’épaule droite. Rien n’y manque : c’est une belle hépatite que j’ai là.

Et, pour la première fois depuis un an quatre mois et six jours, il sourit.