Jocaste (France)/11

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Calmann-Lévy (p. 119-130).

XI


Le lendemain du dîner chez Bréval, Longuemare, en déjeunant au café, parcourait un journal. Tombé sur une colonne d’informations signée Spectator, pseudonyme qu’il savait être celui de Bouteiller, il fronça les sourcils en découvrant un entrefilet rédigé comme il suit :


Encore une originalité internationale qui vient de s’éteindre. M. Martin Haviland, dont les obsèques ont été célébrées hier, laisse dans son magnifique hôtel du boulevard Latour-Maubourg une collection d’un genre particulier, quelques milliers de bouteilles contenant de l’eau de tous les fleuves, rivières, ruisseaux, cours d’eau, fontaines et cascades du monde entier. M. Haviland était aussi remarquable par sa bienfaisance que par ses collections. Sa mort, qui sera vivement ressentie par tous les pauvres du quartier des Invalides, semble due à l’abus de la belladone qu’il employait pour combattre un rhumatisme aigu dont il était affligé. C’est du moins l’opinion des princes de l’art. Nous sommes heureux d’être assez bien informés pour pouvoir rendre à cet événement déjà si douloureux en lui-même ses véritables proportions.


Les dernières lignes de cette note le mirent dans une rage violente. Il se promit de couper avec sa cravache la figure à son ami Bouteiller. « Je ne sais seulement pas où perche ce macaque ! » s’écria-t-il dans son impatience. Il alla le chercher au bureau du journal à la mode et le rencontra dans le vestibule, entre le canard de bronze et le pigeon de marbre rose nichés, l’un sur la boîte aux lettres, l’autre sur celle des manuscrits. La mine bonasse et stupéfaite du gros reporter, ouvrant son parapluie sans défiance (il pleuvait), désarma Longuemare qui, se rappelant aussitôt le temps où Bouteiller lui volait ses versions dans son pupitre pour les copier à son aise, fut pris d’une sorte d’attendrissement. Bouteiller, souriant à sa vue, lui cria :

— Mon bon ! tu dînes avec moi ce soir chez Bréval, c’est entendu. Je vais installer le grand rabbin.

Longuemare lui barra le chemin, lui mit sous le nez le journal tout froissé et lui dit :

— Que signifie la dernière phrase de ton écho ? Qui donc, à ta connaissance, a donné à cet événement des proportions qu’il ne comporte pas ? Qu’a-t-on soupçonné ? et qui a-t-on soupçonné ? Réponds.

Bouteiller promena des yeux exactement ronds sur Longuemare et le journal. Puis il répondit avec une évidente candeur :

— Je vais te dire, mon vieux. J’ai mis ça pour corser l’écho, voilà tout. Et comme c’est mesuré, remarque bien ! Je suis piquant et je ne compromets personne. C’est du savoir-faire, ça. Ainsi c’est entendu, ce soir, au Helder ! »

Longuemare, désarmé, haussa les épaules et lui tourna le dos. Secoué par des émotions de diverses natures, il avait les nerfs très irrités. Il tombait dans des violences et dans des attendrissements successifs et se sentait en veine de folies. À n’en pas douter, il aimait Hélène, et cet amour commençait à le troubler profondément. Sous l’influence de l’excitation que ce sentiment imprimait à toutes ses facultés, il acheva en une semaine un article pour la Gazette médicale, composa son premier sonnet et s’attacha à l’improviste à une bouquetière de bal public pour laquelle il dépensa en huit jours sa solde d’un trimestre. Puis l’article, le sonnet et la bouquetière lui semblèrent insipides et fastidieux. Il traîna encore une semaine d’agacements et s’en alla droit un beau jour à l’hôtel du boulevard Latour-Maubourg. Il pouvait, après le temps écoulé, présenter décemment ses compliments de condoléance à la veuve.

Quand il revit la grille d’entrée, le perron au fond de la cour, l’antichambre et son grand poêle de faïence, il lui sembla qu’il y avait un siècle qu’il n’avait passé par là. Il était las comme s’il avait vécu plusieurs âges d’homme.

Il attendit quelques minutes Hélène dans le salon. Quand elle parut devant lui grandie et pâlie par ses vêtements noirs, il crut la voir pour la première fois. Ce n’est pas qu’elle fût bien changée. Depuis sa convalescence, malgré ses tortures d’imagination, elle prenait de l’embonpoint et ses joues étaient assez pleines. Mais il éprouvait sans cesse en la voyant une délicieuse sensation de nouveauté. Les yeux d’Hélène avaient, sous les boucles blondes des cheveux abaissés sur le front, un sourire vague et charmant. Elle parla la première. Le rien qu’elle dit le fit tressaillir. Il répondit de travers. Elle, plus maîtresse de ses sens, jouissait du trouble qu’elle inspirait. Il effleura, en termes vagues, les souvenirs de deuil ; puis, par une pente aisée, il en vint à parler de l’avenir.

Elle n’aimait plus le monde, disait-elle. Elle lui demanda ce qu’il comptait faire. Il voulait essayer de la clientèle civile ; son père lui donnerait les fonds nécessaires. Elle approuvait ; elle avait à Saint-James et dans le parc de Neuilly des amis qui feraient au jeune docteur une clientèle choisie. Elle lui promettait son patronage et s’engageait de la sorte dans son avenir. Elle dit que, pour elle, elle ne savait pas ce qu’elle ferait. Elle ajouta, par un délicat mensonge, que la succession de M. Haviland, dont elle n’avait que l’usufruit, grevée de legs, pouvait la laisser bien moins à l’aise qu’on ne croyait. Elle ajouta : « Si je deviens une pauvre femme, vous ne me fuirez pas ? » Il eut assez de goût pour ne rien répondre. Ils ne se dirent pas un mot d’amour. Mais ils n’avaient pas un souffle qui ne fût embrasé. Ils respiraient avec effort ; ils se sentaient nager dans un fluide étouffant et délicieux. Elle dit qu’elle avait chaud. Il lui prit la main, qu’il ne pressa qu’à peine et qu’elle ne retira pas. Ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient et ils auraient voulu tous deux mourir ; mais la conscience des choses revint à Hélène. Elle dégagea sa main. Une ombre passa sur son front. Elle songea un moment et dit :

— Il y a bien des choses que j’ai faites et que je ne ferais plus. Je vaux mieux que ma vie.

À cette parole, qui remuait dans leur âme toutes les eaux dormantes du souvenir, René détourna la tête et retint des larmes sous ses paupières. À son tour elle lui prit la main. Ils entendirent des pas dans l’antichambre : « Mon ami, mon ami », lui dit-elle… Et, sans achever, elle alla à quelques pas s’asseoir dans un fauteuil.

M. Fellaire, annoncé par le craquement de ses bottes, fit son entrée et serra avec effusion les mains du docteur. Il rappela les soirées de la rue Neuve-des-Petits-Champs.

— Nous vous avons élevé, formé, dit-il à René ; vous êtes notre enfant. Et il est de fait que vous avez vu défiler chez moi bien des types curieux. C’était pour vous une école d’observation. Vous avez donc navigué et vu du pays, comme le pigeon de La Fontaine ? Ah ! la mer !

Il parla de l’immensité, de la poésie de l’Océan, et se montra fort ému. Puis il demanda la permission de dépouiller sa correspondance et de faire son courrier.

Installé devant la table, il lisait des papiers avec des susurrements ou des grognements qui exprimaient son dédain ou son impatience. Donnant à sa personne, à ses papiers, à ses journaux, le plus de volume qu’il lui était possible, il affectait tour à tour la contention la plus obstinée et le détachement le plus léger.

Hélène et René se regardaient en silence et se croyaient seuls au monde.

Enfin M. Fellaire fit courir sa plume sur quelques feuilles de papier, signa avec fracas, sonna comme chez lui, fit mettre son courrier à la poste et huma l’air à pleins poumons.

Son humeur avait tourné ; il était bon enfant, sans façon, un peu goguenard. Il proposa une promenade extra muros. Personne n’en saurait rien. D’ailleurs, ce n’était pas une partie de plaisir. Il faut bien dîner quelque part. Ils iraient manger une friture à Meudon.

Ils avaient tous trois le goût de ces parties intimes lestement menées.

Au bas Meudon, ils entrèrent sous une tonnelle au bord de l’eau. Hélène, pour dénouer les brides de son chapeau, éleva les bras comme deux anses d’amphore, par un mouvement plein de grâce dont le spectacle donna à René une minute délicieuse. Les cheveux blonds de la jeune femme étaient collés sur son front et ses yeux brillaient doucement au-dessous. Ils échangèrent un regard si profond et si limpide qu’ils eurent la sensation de se noyer l’un dans l’autre. M. Fellaire, redevenu important, se rappela des affaires avec de grands soupirs. Il demanda de l’encre et du papier, et n’obtint à grand’peine qu’une fiole vaseuse, une plume rouillée avec une feuille bleue de Bath sur laquelle il mit des chiffres et qu’il fourra ensuite dans sa poche. Puis il demanda brusquement si son jeune ami ne connaissait pas des armateurs à Toulon. Il prononçait avec tant d’ampleur le nom d’armateur qu’il semblait que la phrase n’eût été dite que pour produire un effet de sonorité, ce qui est bien possible. On dîna. M. Fellaire exprimait une moitié de citron sur sa friture avec toutes les élégances dont était capable sa main blême, grasse, courte et chargée de bagues. Il contemplait les jeunes gens à travers ses lunettes d’écaille ; non sans une secrète envie de les exhorter et de les bénir, comme dans un drame. Devant eux, sur la rivière, un ponton de débarcadère affleurait la berge.

Une île étroite et longue leur fermait l’horizon d’un rideau de peupliers. Des canotiers passaient en périssoires, et, dans l’île, des femmes en robes claires les appelaient avec des rires argentins. Le couchant s’embrasa, des étincelles tremblaient sur la rivière ; puis le ciel et l’eau s’éteignirent ; une brise fraîche s’éleva dans la verdure sombre. René décrocha le châle noir et le mit sur les épaules d’Hélène. M. Fellaire abondait en récits galants et en recettes de cuisine. S’étant mis inopinément à admirer le paysage, il décerna des louanges à la Providence. Longuemare lui répondit que la nature est le théâtre d’un éternel carnage et que rien n’y vit que par le meurtre.

— Vous allez trop loin, répliqua M. Fellaire.

Ils étaient heureux tous trois ; l’ombre commençait à les envelopper. Ils se seraient longtemps oubliés là, si l’homme d’affaires n’eût songé au café de Colmar. Il calcula qu’il était temps d’aller y faire sa partie de billard, avec des courtiers et des fermiers d’annonces.

— Mes enfants, dit-il en consultant sa montre non sans un froncement de ses épais sourcils, l’heure me presse ; un rendez-vous très important. D’ailleurs, il va pleuvoir.

Le vent s’était élevé. Des nuages couraient furieusement dans le ciel, devant une lune pleine et rouge qui semblait emportée en sens contraire. Ils cherchaient le sentier étroit qui monte au haut Meudon et mène à la station. Hélène marchait au bras de René. Les clartés incertaines de la nuit les faisaient hésiter. Ils se taisaient. Tout à coup Hélène frissonna.

— J’ai peur, dit-elle.

Un homme en guenilles, grand, maigre, à longs pieds, venait à leur rencontre devant eux. En ôtant son chapeau de paille, il montra un visage maigre, percé de deux grands yeux ternes. Il tendit la main en murmurant une espèce de prière. Hélène se pressa contre René et l’entraîna.

— Vous l’avez vu, dit-elle ; il ressemble à… J’ai peur.

René lui-même éprouvait une impression de malaise. Ce mendiant rappelait en effet M. Haviland et, ce qu’il y avait de plus pénible, c’est qu’il le rappelait sous un aspect si morne et si défait, et avec une telle expression d’irrémédiable souffrance qu’il suggérait la vision affreuse de M. Haviland, non comme il était autrefois, mais tel qu’il devait être maintenant. Ils gravissaient tous trois le sentier bordé de haies et de murs. Les cailloux roulaient sous leurs pieds. Hélène s’arrêta court : elle fixait des yeux un objet dans l’ombre. René ne voyait devant elle que des touffes d’orties autour d’une borne. Mais, certes, la veuve voyait autre chose. Elle poussa un grand cri et tomba à la renverse. M. Fellaire voulait qu’on la fît asseoir.

— Laissez-la étendue, dit René, penché sur elle.

Elle était roide, inerte. Ses lèvres seules remuaient et un peu d’écume commençait à poindre aux coins. Ses yeux sans regards étaient ouverts sur le ciel. Quand elle se ranima, elle ne se rappelait rien, mais elle était lasse. Arrivée à la porte de l’hôtel, elle supplia son père d’y venir coucher cette nuit. Elle avait peur encore, disait-elle. Elle tendit la main à René, mais une main glacée, crispée, inanimée, et elle le regarda avec une pénétrante expression de découragement et de désespérance.