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Jocelyn/Introduction

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Chez l’auteur (Œuvres complètes de Lamartine, tome 4p. 31-47).

INTRODUCTION
DE LA PREMIÈRE ÉDITION
PAR M. JULES JANIN


Quand le poëme de Jocelyn parut pour la première fois, il y a quatre ans à peine, il se fit tout d’un coup autour de ce livre un grand silence, et, parmi les esprits les plus distingués de ce siècle, il y eut un moment d’hésitation pour reconnaître dans toute sa gracieuse et touchante grandeur ce poëme nouveau-né de M. de Lamartine. C’était là en effet un nouvel aspect, un aspect imprévu, sous lequel se montrait à nous le grand poëte qui a été tout à la fois la consolation et l’espérance du dix-neuvième siècle.

Héritier direct de M. de Chateaubriand et de madame de Staël, et par conséquent poëte mélancolique et chrétien, il nous avait habitués jusqu’à ce jour à l’élégie, qui était son plus vaste poëme. Il avait recueilli dans son âme, pour nous les rendre au centuple, les mélodies du vallon et de la montagne, les chants du deuil et de la joie, les bruits du lac et de la mer, les reflets de l’Italie et de la Grèce. Rien n’avait échappé à ce hardi butineur dans les tranquilles murmures des campagnes, dans toute l’agitation des villes, dans les turbulentes émotions des peuples. Chemin faisant, il avait ramassé dans leur gloire les deux héros de ce siècle, lord Byron et Bonaparte ; il n’avait pas même oublié, dans ce résumé poétique de toutes les pensées contemporaines, de toutes les croyances, de toutes les douleurs, la Grèce moderne et la Grèce antique. Il avait commenté la mort de Socrate à la façon d’un disciple de Platon ; il avait achevé, à la façon d’un sceptique, la vie interrompue de Child-Harold, cette mélodie brisée que M. de Lamartine seul pouvait accomplir.

En un mot, cet homme, si jeune encore, avait déjà fait deux parts de sa vie ; et Dieu sait si ces deux parts étaient bien remplies ! Ici les Méditations poétiques, c’est-à-dire le doux rêve de la vingtième année, le premier cantique de l’amour, l’adorable vagabondage autour du manoir paternel, le jeune homme qui pleure et qui chante l’espérance en sa fleur, le regard bleu fixé sur le ciel bleu. Plus loin, les Harmonies poétiques, c’est-à-dire le souvenir et déjà le regret. Cette fois le poëte est entré sérieusement dans la vie, le jeune homme est devenu tout à fait un homme, la contemplation s’est faite sérieuse et active ; l’action a remplacé le rêve. L’idéal s’est enfui tout là-bas, bien loin, épouvanté qu’il était par les agitations du monde, et pour ne plus revenir qu’à de rares intervalles. Aussi cette fois l’élégie est-elle plus affaissée sur elle-même ; il y a déjà dans ces vers moins de soleil, moins de verdure, moins de sources limpides, moins de buissons en fleurs, moins de rossignols qui chantent dans les bois. Dans ces plaintes d’un autre ordre, l’horizon est plus rétréci, la montagne est plus haute ; un nuage s’est glissé dans ce beau ciel. Bien plus, le poëte est absent du vallon natal, les larmes de ses yeux sont devenues amères, la ride est venue à son front, la pâleur à sa joue. Tout s’est enfui, toute la famille, tout le rêve, tout l’idéal, tous les amours de son premier printemps :

Montagnes que voilait le brouillard de l’automne,
Vallons que tapissait le givre du matin,
Saules dont l’émondeur effeuillait la couronne,
Vieilles tours que le soir dorait dans le lointain,
Murs noircis par les ans, coteaux, sentier rapide,
Fontaine où les pasteurs, accroupis tour à tour,
Attendaient goutte à goutte une eau rare et limpide,
Et, leur urne à la main, s’entretenaient du jour ;
Chaumière où du foyer étincelait la flamme,
Toit que le pèlerin aimait à voir fumer,
Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?…
Là vivent dispersés comme l’épi sur l’aire,
Loin du champ paternel, les enfants et la mère ;
Et ce foyer chéri ressemble aux nids déserts
D’où l’hirondelle a fui pendant de longs hivers.

C’est ainsi, comme il le dit lui-même, que ces beaux rêves se sont enfuis comme un nid de colombes. Mais, pour n’être plus la même, l’inspiration n’abandonne pas notre poëte ; sur les ruines du berceau de ses rêves, il retrouve toujours ce qui l’a fait un poëte, l’amour, la passion, la croyance, la douleur. Le souvenir a pour lui sinon autant de charmes, du moins autant de pouvoir que l’espérance. Il se débat fièrement contre la réalité qui l’oppresse, appelant, quand il le faut, le Christ à son secours, et de temps à autre retournant sur les bords de l’Anio, revenant à ses paysages favoris, tendant la main à l’Elvire inconnue, ou bien se rappelant son enfance, son heureuse enfance à l’ombre sainte de sa mère, bel âge d’or sur lequel il répand les larmes les plus charmantes. Son cœur est tiède encore, et cependant il est triste : autour de lui flottent, comme toujours, les cent mille harmonies qui l’arrêtent au passage ; il remonte d’un vol léger les jours, les mois, les années ; il revoit le vieillard, la maison, le jardin, la prairie, la treille chargée de fruits, l’orme chargé d’ombrage, le verger aux mille couleurs ; il se rappelle son doux sommeil au bord de la fontaine, et les songes qui effleuraient son jeune front de leurs blanches ailes, et ces lectures, et ces rêveries, et les vieux livres, et les moissons jaunissantes ; et plus loin, sous les cyprès, cette tombe respectée, soixante ans de bienfaisance et de vertus qui dorment là. Voilà comment, après avoir parcouru tous les sentiers du monde, le poëte revient à son point de départ avant que de se remettre en route. Et le moyen de n’être pas touché d’un pèlerinage dans lequel se rencontrent de pareils repos ?

Arrive alors, au beau milieu du retentissement des Harmonies poétiques, ces beaux vers que l’auteur adressait surtout aux âmes méditatives que la solitude et la contemplation élèvent invinciblement vers les idées infinies, c’est-à-dire la religion, une révolution subite, immense, incroyable ; une révolution qui n’a duré que trois jours ; et cependant ces trois jours de vingt-quatre heures de tempête ont suffi à séparer, de la façon la plus tranchée, la Restauration de tout ce qui l’entoure. Il se fait tout aussitôt un grand abîme autour de ces quinze années de prospérité, de gloire, de poésie, de croyance. Les âmes les plus intelligentes de l’Europe s’entre-regardent épouvantées, et se demandant : « Qu’y a-t-il donc ? » Vous sentez bien que M. de Lamartine n’est pas le dernier à se découvrir devant cette royauté qui s’en va, lui le poëte chrétien, lui qui arrive tout droit de saint Louis aussi bien que Charles x, lui le chantre du Sacre, lui qui a porté d’une main si haute et si ferme l’oriflamme poétique, lui qui croit à tout le vieux passé de la France, et qui l’a entouré jusqu’à ce jour de son admiration et de ses respects ! Quand donc le roi de France et de Navarre fut parti, quand cette majesté naguère toute-puissante et victorieuse eut traversé d’un front si calme cette mer à l’usage de tous les rois qui s’en vont, M. de Lamartine, lui aussi, voulut s’éloigner pour s’interroger lui-même avant que d’entrer dans la lutte des partis ; il voulut reprendre haleine de tant de secousses ; il voulut méditer, à part lui, ce qu’il devait croire réellement de ces révolutions inattendues. Maintenant qu’il n’appartenait plus à personne, il voulait savoir qui donc était son maître légitime ; et il partit pour l’Orient.

L’Europe entière l’a suivi dans son voyage ; l’Europe entière a partagé ses travaux et surtout ses malheurs. Tous tant que nous sommes, nous avons porté le deuil de cette belle et adorable Julia, pauvre enfant ! dont la mort devait frapper si profondément le cœur de son père. À ce triste moment de sa vie, quand cette dernière espérance de sa poésie à venir fut brisée, on pensa que M. de Lamartine renonçait à la poésie, comme si la chose était possible ! De si loin où il était à pleurer, on lui vint apprendre que la France, inquiète de son poëte, et le voulant rappeler par une de ces faveurs signalées dont elle dispose, l’avait mis au nombre de ses représentants à la Chambre des députés. Il fallait donc revenir, et dire adieu au désert, à Jérusalem, aux villes mortes de l’Orient. Et d’ailleurs que faire encore dans le désert ? Il n’avait plus sa fille à ses côtés, pour lui montrer tous ces grands spectacles, pour lui parler de Dieu et de la nature comme un père, comme un poëte qu’il était. Alors il revint dans cette France qui l’attendait : triste retour ! mais enfin M. de Lamartine avait accepté ses nouveaux devoirs. Les affaires de ce pays l’appelaient en toute hâte, et il comprenait, confusément peut-être, combien la France ainsi bouleversée avait besoin d’entendre à son oreille quelques-unes de ces grandes voix qu’elle écoute, qu’elle respecte et qu’elle aime.

Beau spectacle, celui-là ! cette grande France, secourue dans ses moindres intérêts par de si grands hommes ; de pareils poëtes, qui arrivent de si loin tout exprès pour parler et pour entendre parler de chemins vicinaux et de sucre de betterave. Beau spectacle surtout ! M. de Lamartine entrant à la Chambre des députés, à l’instant même où tant de viles passions sont soulevées ; à l’instant où les ambitieux du plus bas étage montent à la surface comme fait l’écume après l’orage ; à l’instant où tout est désordre dans la langue politique, dans la langue morale ; à l’instant même où tous les mots de la prose française ont changé d’acception. Aussi la postérité seule saura dire l’influence d’un pareil homme sur l’histoire de son temps. Il apportait dans ces tumultes une âme calme et sereine, parmi ces lâchetés un esprit fort, une conviction généreuse et désintéressée au milieu de tous ces doutes égoïstes. De même qu’il s’était fait une poésie à son usage, il s’était fait une politique à son usage : généreuse, désintéressée, planant fièrement au-dessus des intérêts médiocres, laissant de côté les petits hommes, les petites choses, les petits événements vulgaires de cette arène misérable où piétinaient les partis. Il s’était fait un vaste champ de bataille où il marchait enseignes déployées, sans souci de l’émeute honteuse du carrefour ou de la clameur obscure du journal ; et, après tout : Qui m’aime me suive ! Dieu et mon droit ! C’est Dieu qui mène le monde, enfin. Aussi c’était merveille de voir M. de Lamartine, de l’entendre parler, quand il s’élevait au milieu de ces orages : vous vous rappeliez tout d’un coup le forte virum quem de Virgile, et le conspexere, silent. En effet, l’orage se taisait ; les honnêtes bourgeois entassés dans cette Chambre, se sentant dominés par cette intelligence d’élite, n’osaient pas l’interrompre ; mais au contraire ils suivaient l’orateur, d’un regard timide et incertain, dans les magnifiques développements de sa pensée.

À ces hommes qui l’écoutaient malgré eux, se disant en eux-mêmes : Ce n’est qu’un poëte qui parle ! M. de Lamartine parlait de toutes choses, et dans un langage admirable ; il parlait de l’avenir de l’humanité tout comme il avait parlé des destinées de la poésie ; il parlait de l’Orient comme un homme qui revient de ces éclatantes contrées, et qui les a vues de l’âme et des yeux ; il parlait de la vieille royauté en homme qui l’a défendue, qui l’a aimée, qui l’a pleurée, qui l’a servie et qui voudrait la servir encore ; il parlait de la royauté nouvelle en bon citoyen, qui reconnaît volontiers les services qu’elle a rendus, et qui fait passer même avant ses affections l’ordre, le devoir, la règle, l’autorité et le bon sens ; enfin il parlait des peuples comme il en faut parler, sans en avoir peur, sans flatterie et sans haine, comme de grands enfants pour lesquels il faut tout prévoir. À ces belles paroles, prononcées d’une voix si nette et si ferme, et soutenues par ce vif et perçant regard, cette Chambre, composée en grande partie d’honnêtes gens entêtés de leur grandeur bourgeoise, tout fiers d’avoir réussi à acheter quelques arpents de terre, ne sachant rien au-dessus de la propriété foncière, et par conséquent peu disposés à comprendre, à accepter les grandes choses, se laissait dominer peu à peu. Cette Chambre avait beau répéter son petit refrain : Ce n’est qu’un poëte qui parle ! le poëte finit bientôt par prouver à tous qu’il était un homme politique.

Alors la Chambre, épouvantée du grand chemin que celui-là lui indiquait d’un geste irrésistible, voulut revenir sur ses impressions premières ; elle voulut sérieusement se défendre contre cette influence qu’elle subissait sans l’accepter : mais, Dieu merci ! il n’était plus temps, l’homme politique était sorti vainqueur de cette lutte dans laquelle il n’eût jamais pénétré sans sa renommée de grand poëte ; et à cette heure cette Chambre, d’abord si rebelle, accepte avec empressement les moindres paroles sorties de sa bouche à ce point qu’elle l’a applaudi avec un assentiment marqué le jour même où M. de Lamartine a pris la défense, contre M. Arago en personne, des belles-lettres et de la poésie, que voulaient envahir les mathématiques et les sciences, ces deux reines du monde. Et, bien plus, la Chambre ne vient-elle pas d’applaudir encore M. de Lamartine, osant proclamer, du haut de la tribune, que S. M. l’empereur Napoléon était un grand homme, moins la liberté, et qu’après tout les temps prédits par la sibylle de 1789 n’étaient pas accomplis ? Certes, arriver ainsi, au milieu d’une émotion pareille, quand les mânes de l’empereur sont à nos portes, contre M. Thiers soutenu de toute la France impériale et par tant de souvenirs dont il sera un jour l’éloquent historien ; certes, faire accepter ces rudes paroles d’une justice sévère par une majorité de députés qui doivent partir le surlendemain, pour chanter à table, avec leurs électeurs, les chansons de Béranger, c’est là un des plus grands triomphes que nous sachions de l’éloquence moderne ; et pour arriver là il ne faut rien moins que toute l’influence de M. de Lamartine, conquise et force de talent, de génie, de persévérance et de probité.

Ceci posé, vous pouvez donc juger de l’étonnement universel quand le peuple de France vint à comprendre que M. de Lamartine, ainsi occupé à toutes les luttes et à tous les dangers de la tribune, faisait à l’Europe entière cet inestimable présent d’un poëme comme Jocelyn. Nous autres les adeptes, qui ramassons en toute humilité les aimables confidences du poëte, quand parfois il les laisse tomber sur nous, nous savions bien que c’était là en effet un de ses rêves ; nous savions combien, même au milieu des prosaïques débats de chaque jour, l’illustre écrivain avait conservé son mépris pour ce qu’il appelle le chiffre, ce héros des temps modernes, le seul héros honoré, protégé, payé par l’empereur ; le chiffre, ce merveilleux instrument passif de tyrannie, qui ne demande jamais qu’à obéir, qu’on le fasse servir à l’oppression du genre humain ou à sa délivrance, au meurtre de l’esprit ou à son émancipation. Nous savions, nous autres, et M. de Lamartine l’avait dit assez haut, tout le respect que le poëte portait à madame de Staël et à M. de Chateaubriand, ses deux précurseurs, pour avoir brisé les mathématiques, ces chaînes de la pensée humaine.

Oui certes, dans ce nouvel emploi de sa force, le poëte était resté constant avec lui-même ; il était resté le sujet et le disciple dévoué des grands poëtes qui sont les véritables législateurs du genre humain, Job, Homère, Virgile, le Tasse, Milton, Jean-Jacques Rousseau. Il aimait surtout les Bourbons et leur retour, parce qu’avec la liberté les Bourbons avaient rapporté avec eux, dans cette terre de France, des lois humaines, une autre âme à la littérature opprimée ; parce que le sceptre fleurdelisé avait remis en honneur la croyance, la philosophie, la politique, les doctrines les plus antiques comme les plus neuves ; et, voyant tous ces miracles, il s’était dit à lui-même que la poésie n’était pas morte, qu’elle ne pouvait pas mourir ; mais, au contraire, qu’elle sauvait toutes choses parmi nous, qu’elle était à la fois l’esprit et la matière du monde, la langue complète et par excellence qui saisit l’homme par son humanité tout entière. Langue divine et primitive, elle a été le premier enseignement de l’humanité : elle lui parle de Dieu à son berceau, elle lui parle de guerre et d’amour dans sa jeunesse, de philosophie et de politique dans son âge mûr ; et enfin elle endort le vieillard et l’ensevelit de ses mains bienfaisantes.

La poésie, bien mieux que l’histoire, sait prendre l’empreinte de toutes les époques qu’elle anime ; c’est surtout par de grands poëmes que des nations sont représentées. Jusqu’à nos jours (et nous sommes encore jeunes) la poésie a déjà subi bien des transformations, sur lesquelles elle ne peut plus revenir. L’ode désormais est impossible, car aujourd’hui nous nous méfions de toutes choses, et surtout de l’enthousiasme. Le poëme épique est impossible, car les dieux qui l’animaient de leurs crimes et de leurs amours sont partis pour ne plus revenir. Le drame aussi est impossible, d’abord parce que toutes les combinaisons dramatiques sont depuis longtemps épuisées, et ensuite parce qu’en fait de drame il s’en passe chaque jour devant nous plus terribles mille fois, plus animés, plus redoutables que les plus sanglantes fictions de Sophocle et de Corneille. Que sera donc la poésie à l’avenir ? Demandez-le à M. de Lamartine, car il est le seul dans ce monde qui le sache. La poésie sera de la raison chantée ; philosophie, religion, politique, la société tout entière, tels seront désormais les sujets de ses chants ; elle sera intime surtout, personnelle, méditative. Malheur aux poëtes présents et à venir qui feront de ce grand art un vulgaire tour de force, et qui s’amuseront uniquement à entre-choquer des mots contre des mots, pour en obtenir je ne sais quelle misérable poussière, bonne tout au plus à jeter aux yeux des fanatiques de bonne foi ! De cette transformation de la poésie M. de Lamartine est le maître à coup sûr ; il est le grand prêtre de cette religion nouvelle ; il a brisé les vieilles idoles sur lesquelles les vieux poëtes venaient draper les vieux manteaux et les vieilles tuniques ; il a placé la poésie où elle devait être placée, c’est-à-dire au milieu des passions, des besoins, des intérêts ; il en a fait le centre et le berceau des institutions, lui confiant, comme au plus habile et au plus aimable des messagers, toutes les vérités sérieuses qui tiennent à l’amour, à la raison, à la religion, à l’enthousiasme ; en un mot, il a fait de la poésie l’ange gardien de l’humanité tout entière ; il a prouvé, par son exemple, l’excellence de la poésie sur la politique. La poésie, c’est l’idée ; la politique, c’est le fait. Et il ajoute naturellement : Autant l’idée est au-dessus du fait, autant la poésie est au-dessus de la politique. La gloire et la toute-puissance de M. de Lamartine, c’est d’avoir réuni l’idée et le fait ; c’est de n’avoir séparé la poésie ni de la politique ni des sentiments les plus cachés du cœur de l’homme ; c’est d’avoir fièrement laissé de côté ces questions oiseuses de monarchie et de république, de légitimité et d’usurpation, afin de s’occuper plus à l’aise des grandes questions de la charité évangélique ; c’est d’avoir proclamé enfin que non-seulement la loi n’est pas athée, mais, au contraire, qu’il est temps de faire descendre Dieu dans la loi, et avec Dieu la foi, la charité, l’espérance, les trois blanches vertus théologales.

Voilà donc la vérité qu’il proclame à tous et contre tous, la vérité qu’il a trouvée dans son âme et dans son cœur ; voilà comme il se fait qu’à cette heure encore, un monde de poésie roule dans sa tête ; et enfin voilà par quelle suite d’émotions et d’enthousiasmes ce long poëme de sa vie, cent fois brisé et rétabli dans sa tête, se révèle enfin dans Jocelyn, qui n’est cependant qu’un fragment mutilé du poëme de son âme. Oui certes, nous en étions à nous dire que cette immense pensée poétique qui embrasse la terre et le ciel, c’est-à-dire tous les faits, toutes les idées du monde, ne pouvait pas aller ainsi sans fin et sans cesse par fragments et par ébauches : un jour ou l’autre, le poëte, dans un de ces résumés magnifiques auxquels ces rares intelligences peuvent seules s’élever, donnerait enfin à son œuvre en masse la forme et la vie. Mais qui pouvait prévoir que ce résumé paraîtrait si tôt ?

Nous l’avons dit, et M. de Lamartine l’a souvent répété aux oreilles qui ne veulent pas entendre, Jocelyn n’est pas un poëme ; c’est tout simplement l’épisode d’un grand poëme dont la nature morale est le sujet, comme la nature physique fut le sujet du poëme de Lucrèce. Ceci est, à proprement dire, l’Iliade et l’Odyssée de l’âme humaine : on se met en marche au milieu des ténèbres peut-être, et on arrivera, Dieu sait où, Dieu sait quand. Mais écrire en vers l’histoire de la destinée de l’homme, c’est à la fois se souvenir du passé, contempler le présent, deviner l’avenir ; œuvre immense s’il en fut. Cette épopée intime, qui peut se passer de la fiction, peut se passer du drame, ou plutôt doit appeler à son aide tous les tons, tous les vœux, toutes les émotions du cœur.

De ce grand poëme souvent commencé, souvent repris, M. de Lamartine a détaché Jocelyn. Jocelyn, c’est l’histoire du curé de village, simple histoire des plus rares et des plus modestes vertus. L’auteur entre tout de suite en matière, comme un homme qui raconte depuis longtemps, et qui sait très-bien que ses lecteurs sont, depuis longtemps, au courant de sa pensée. Point d’invocation, point de préambule ! Nous nous connaissons trop bien les uns les autres, le poëte et ses lecteurs, pour nous arrêter à ces cérémonies poétiques. Le drame commence tout de suite. Le vieux curé est mort : dans sa chaumière tout est silence. Alors son ami, qui arrive, découvre dans le grenier du presbytère les feuilles flottantes que vous allez lire. Sur ces feuilles le bon prêtre a jeté toutes les émotions de sa vie. Elles sont bien simples. Lui aussi il a été jeune, il a eu dix-huit ans ; mais sa jeunesse a peu duré : il est entré au séminaire, il portait la soutane noire, il y est resté dix ans, il lisait Ossian et la Bible. Alors l’affreux 93 est arrivé tout sanglant, brisant la tête du roi sur l’échafaud ; il a fallu s’enfuir. Ici se déroule le grand paysage, la grotte des aigles, moitié neige et moitié fleurs ; ici arrive Laurence, et tous les instincts du jeune homme, un instant amortis dans son cœur, se révèlent. Que Laurence est touchante ! qu’ils sont heureux, elle et lui, dans le nid de mousse qu’ils se sont creusé ! Pauvres enfants, que Dieu les protége ! Mais Dieu ne veut pas ; Dieu veut un prêtre. Jocelyn se résigne et courbe la tête. Ici le prêtre commence.

Et notez bien que dans ce livre M. de Lamartine touche, d’un doigt ferme et sûr, à tous les points de l’histoire contemporaine : il esquisse en passant le dix-huitième siècle qui finit, il accueille plein d’espoir le siècle qui commence ; il compte les gouttes de sang dans cette France égorgée ; il écoute les premiers bruissements de la croyance qui de nouveau s’éveille ; il nous montre, et vous savez avec quel délire poétique, les transes, les inquiétudes, les combats, les fureurs de l’amour. Sa Laurence est divine, elle est touchante. Il me semble que je la vois, à l’ombre du balcon, pousser ce grand soupir de regret et de remords. Mais, Dieu soit loué ! cette âme ne sera pas ainsi brisée sans rémission : l’heure du repos approche pour Jocelyn, le calme arrive pour cette pauvre âme en peine. Une fois qu’il a compris qu’il est utile sur cette terre, Jocelyn est sauvé ; maintenant il puise son courage là-haut, il est invincible.

Dans cette vie si remplie de dévouements de tout genre, il y a tel chapitre qui vous arrache des larmes pleines de douleur à la fois et d’amertume. Par exemple, la visite de la mère et de ses deux enfants à la maison paternelle que la révolution a vendue. La mère expire, c’est son fils qui l’enterre. Allons toujours, allons toujours. Une douleur amène une autre douleur, mais aussi le courage amène un autre courage. Cet homme, ce héros, ce prêtre est seul dans les frimas, dans les neiges ; il n’a pour l’aimer qu’une vieille femme et un chien ; mais, perdu dans ce désert de glace, il devient le laboureur, le législateur, le médecin, le roi et le pontife de ce misérable univers. Il soutient, il console, il protége, il bénit ; il enseigne l’Évangile aux petits enfants. Un jour Dieu lui ramène Laurence ; et lui, il la réconcilie avec son Dieu, il pleure avec elle sur ses péchés. À la fin son heure arrive aussi ; et une fois que l’expiation est complète, l’ange retourne au ciel. Consolez-vous cependant ! rien ne meurt de ce qui est simple et grand. Jocelyn se montrera de nouveau dans un autre poëme ; M. de Lamartine vous l’a promis, ce n’est pas la dernière fois que vous le verrez.

Ce poëme de Jocelyn n’a point d’égal dans notre langue ; nous n’avons rien à lui comparer dans l’antiquité classique. L’Angleterre possède seule un livre qui, sous bien des rapports, pourrait soutenir la comparaison avec le Jocelyn, et encore ce livre est en prose ; mais d’une prose si belle et si vraie ! Nous voulons parler du Vicaire de Wakefield, ce chef-d’œuvre où la résignation chrétienne se montre à un si haut degré. Mais cependant, entre le livre de Goldsmith et celui de M. de Lamartine, quelle immense différence ! Le prêtre de Goldsmith est père de famille, il réunit autour de lui toutes les craintes, toutes les inquiétudes et aussi toutes les douces et naïves émotions du foyer domestique. Jeté dans cette vie de tous, si mêlée de tant d’amertumes et aussi de tant de consolations, le prêtre de Goldsmith combat pour sa femme, pour ses enfants, pour lui-même ; il défend l’honneur de ses filles, la bonne renommée de ses fils ; il peut dire, lui aussi : Je suis homme, et rien de ce qui est de l’homme ne m’est étranger. Enfin, après bien des combats, bien des traverses, après les mille incidents de l’existence de chaque jour, notre homme parvient, au milieu de l’attendrissement général et de l’estime de tous, aux plus heureux résultats de la vie : il marie ses filles, il assiste à la prospérité mondaine de son fils ; il arrive, sans le vouloir sans doute, mais enfin il y arrive, à la considération, à la fortune. C’est un héros, si l’on veut, mais un héros purement humain ; c’est tout à fait un homme de la terre, un de ces heureux stoïciens qui savent sourire, et qui conviennent volontiers que la douleur est autre chose qu’un mot vide de sens.

Pour tout dire, le prêtre de Goldsmith n’a pas besoin d’être un chrétien pour arriver à ces paisibles et heureuses vertus. La philosophie mondaine et la richesse courante de tout le monde pouvaient très-bien, sans peine et sans effort, le conduire à cette honnête et paisible félicité dans laquelle il s’endort, comme un honnête homme qui a bien accompli sa tâche. Mais le prêtre de Lamartine, c’est celui-là qui est véritablement le héros de l’Évangile : voilà bien le héros comme nous l’entendons aujourd’hui, le héros utile, et dont le dévouement se dépense à de grandes et bonnes œuvres au milieu de l’égoïsme universel. Celui-là qui sacrifie toutes choses au devoir, et même les plus tendres et les plus chastes sentiments du cœur ; celui-là qui vit honnête et pur dans la foule déshonnête et corrompue ; celui-là qui se maintient silencieux et caché au milieu du bruit et de l’agitation des hommes ; celui-là qui croit dans un siècle incrédule, qui s’humilie dans un siècle d’insolence et d’orgueil ; celui-là qui étonne les égoïstes les plus endurcis par l’ardeur de sa charité ; celui-là qui devient la providence de quelques sauvages perdus dans les montagnes de Grenoble ; celui-là qui meurt sans que pas un sache son nom ; celui-là si simple dans sa grandeur, si éloquent dans son silence, si complet dans sa résignation ; ce martyr sans auréole, ce héros que chacun coudoie en son chemin sans lui accorder un regard, celui-là à coup sûr est un héros de l’Évangile : le prêtre de Goldsmith est un homme, le Jocelyn de Lamartine est un saint !

Quand donc, revenue de son premier étonnement, l’Europe entière se mit à lire ce poëme avec le respect qui lui est dû, ce fut bientôt une louange universelle ; tous les cœurs tressaillirent d’espérance et d’orgueil, tant il y a d’espérance et de vertu au fond de ce livre ! et telle était la force toute-puissante de cette poésie, que ce rêve d’un grand poëte devint bientôt une réalité. Ce siècle égoïste et incrédule eut tant de foi au prêtre de M. de Lamartine, qu’il se figura que ce prêtre avait existé et qu’il demanda où était son tombeau, pour s’y rendre en pèlerinage. On se souvint alors plus que jamais des paroles de Cuvier, lorsqu’il disait à M. de Lamartine en pleine Académie : « Vous avez dignement éclairé cette profonde nuit où nous laisse souvent la Providence. » Singulier incident, savez-vous ? et auquel on n’a pas fait assez d’attention, car tous les grands spectacles nous échappent ; admirable incident qui mettait en présence Cuvier et Lamartine, toute la science et toute la poésie de cet âge, deux majestés incontestables, incontestées ! Et que cela était beau ! Cuvier comparant Lamartine au rossignol qui chante dans l’ombre du bois : « Il est saisi d’une sympathie bienfaisante, il sent vibrer de nouveau ses fibres que l’abattement avait détendues ; et si cette voix qui peint ses souffrances y mêle par degré de l’espoir, des consolations, la vie renaît en quelque sorte en lui ; déjà il s’attache à l’ami inconnu qui la lui rend ; déjà il voudrait le serrer dans ses bras, l’entretenir avec effusion de tout ce qu’il lui doit. »

Ah ! certes, voilà comment il est bon et beau d’être un grand poëte ; voilà comment il faut comprendre la gloire des lettres : c’est lorsqu’il n’y a qu’une voix dans le monde pour vous louer, pour vous obéir ; lorsque chacun est heureux de vos joies, attristé de vos chagrins, fier de vos triomphes ; lorsque chacun se dit en lui-même que vous êtes sincère et vrai, même dans vos rêves, et que sciemment vous ne trompez personne. Ah ! certes, voilà comment il faut être un poëte : c’est lorsqu’on a le droit de tout dire, de raconter, au premier homme intelligent et simple de cœur, les mouvements les plus secrets de votre âme ; d’habiter une maison de verre, afin que le premier venu puisse savoir ce qui se passe dans votre maison, comme il sait ce qui se passe dans votre cœur. Grandes et belles destinées que peut seule donner la poésie ; gloire pure et sans tache que peuvent seuls réclamer les hommes de bonne volonté dans ce monde et dans l’autre. Mais aussi comme celui-ci a été fidèle à cette devise qu’il s’était faite : Aimer, prier, chanter !

JULES JANIN.