Jocelyn/Notes de Jocelyn/Note septième

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Chez l’auteur (Œuvres complètes de Lamartine, tome 4p. 490-492).

NOTE SEPTIÈME

(SIXIÈME ÉPOQUE. — Page 318.)

Dans mes veilles sans fin, je ressemble, ô ma sœur,
À ce Faust enivré des philtres de l’école.

FAUST
PREMIÈRE PARTIE
(La nuit. — Dans une chambre. Voûte élevée, étroite, gothique. Faust est assis
devant son pupitre.)


FAUST

Philosophie, hélas ! jurisprudence, médecine, et toi aussi, triste théologie… je vous ai donc étudiées à fond avec ardeur et patience ; et maintenant me voici là, pauvre fou, tout aussi sage que devant ! Je m’intitule, il est vrai, maître, docteur, et depuis dix ans je promène çà et là mes élèves par le nez. — Et je vois bien que nous ne pouvons rien connaître !… Voilà ce qui me brûle le sang ! J’en sais plus, il est vrai, que tout ce qu’il y a de sots, de maîtres, de docteurs, d’écrivains et de moines au monde ! Ni scrupules ni doutes ne me tourmentent plus ; je ne crains rien du diable ni de l’enfer. Mais aussi toute joie m’est enlevée. Je ne crois pas savoir rien de bon en effet, ni pouvoir rien enseigner aux hommes pour les améliorer et les convertir. Aussi n’ai-je ni bien, ni argent, ni honneur, ni domination dans le monde : un chien ne voudrait point de la vie à ce prix. Il ne me reste désormais qu’à me jeter dans la magie. Oh ! si la force de l’esprit et de la parole me dévoilait les secrets que j’ignore, et si je n’étais pas obligé de dire péniblement ce que je ne sais pas ; si enfin je pouvais connaître tout ce que le monde cache en lui-même, et, sans m’attacher davantage à des mots inutiles, voir ce que la nature contient de secrète énergie et de semences éternelles ! Astre à la lumière argentée, lune silencieuse, daigne pour la dernière fois jeter un regard sur ma peine !… J’ai si souvent, la nuit, veillé près de ce pupitre ! C’est alors que tu m’apparaissais sur un amas de livres et de papiers, mélancolique amie ! Ah ! que ne puis-je, à ta douce clarté, gravir les hautes montagnes, errer dans les cavernes avec les esprits, danser sur le gazon pâle des prairies, oublier toutes les misères de la science, et me baigner rajeuni dans la fraîcheur de ta rosée !

Hélas ! et je languis encore dans mon cachot ! misérable trou de muraille, où la douce lumière du ciel ne peut pénétrer qu’avec peine à travers ces vitrages peints, à travers cet amas de livres poudreux et vermoulus, et de papiers entassés jusqu’à la voûte. Je n’aperçois autour de moi que verres, boîtes, instruments, meubles pourris, héritage de mes ancêtres… Et c’est là ton monde, et cela s’appelle un monde !

Et tu demandes encore pourquoi ton cœur se serre dans ta poitrine avec inquiétude ; pourquoi une douleur secrète entrave en toi tous les mouvements de la vie ! Tu le demandes !… Et, au lieu de la nature vivante dans laquelle Dieu t’a créé, tu n’es environné que de fumée et de moisissure, dépouilles d’animaux et ossements de morts.

Délivre-toi, lance-toi dans l’espace ! Le livre mystérieux, tout écrit de la main de Nostradamus, ne suffit-il pas pour te conduire ? Tu pourras connaître alors le cours des astres ; alors, si la nature daigne t’instruire, l’énergie de l’âme te sera communiquée comme un esprit à un autre esprit. C’est en vain que, par un sens aride, tu voudrais ici t’expliquer les signes divins… Esprits qui nagez près de moi, répondez-moi, si vous m’entendez ! (Il frappe le livre, et considère le signe du Macrocosme.) Ah ! quelle extase, à cette vue, s’empare de tout mon être ! Je crois sentir une vie nouvelle, sainte et bouillante, circuler dans mes nerfs et dans mes veines. Sont-ils tracés par la main d’un dieu, ces caractères qui apaisent les douleurs de mon âme, enivrent de joie mon pauvre cœur, et dévoilent autour de moi les formes mystérieuses de la nature ? Suis-je moi-même un dieu ? Tout me devient clair dans ces simples traits, le monde révèle à mon âme tout le mouvement de sa vie, toute l’énergie de sa création. Déjà je reconnais la vérité des paroles du sage : « Le monde des esprits n’est point fermé ; ton sens est assoupi, ton cœur est mort. Lève-toi, disciple, et va baigner infatigablement ton sein mortel dans les rayons pourpres de l’aurore !  » (Il regarde le signe.) Comme tout se meurt dans l’univers ! comme tout l’un dans l’autre agit, et vit de la même existence ! comme les puissances célestes montent et descendent, en se passant de mains en mains des seaux d’or ! Du ciel à la terre elles répandent une rosée qui rafraîchit le sol aride, et l’agitation de leurs ailes remplit les espaces sonores d’une ineffable harmonie.

Quel spectacle ! mais, hélas ! ce n’est qu’un spectacle ! Où te saisir, nature infinie ? Ne pourrai-je donc presser tes mamelles, où le ciel et la terre demeurent suspendus ? Je voudrais m’abreuver de ce lait intarissable… Mais il coule partout, il inonde tout ; et moi je languis vainement après lui ! (Il frappe le livre avec dépit, et considère le signe de l’esprit de la terre.) Comme ce signe opère différemment sur moi ! Esprit de la terre, tu te rapproches ; déjà je sens mes forces s’accroître ; déjà je pétille comme une liqueur nouvelle : je me sens le courage de me risquer dans le monde, d’en supporter les peines et les prospérités ; de lutter contre l’orage, et de ne point pâlir des craquements de mon vaisseau. Des nuages s’entassent au-dessus de moi !… la lune cache sa lumière… la lampe s’éteint ! elle fume !… Des rayons ardents se meuvent au-dessus de ma tête. Il tombe de la voûte un frisson qui me saisit et m’oppresse. Je sens que tu t’agites autour de moi, esprit que j’ai invoqué ! Ah ! comme mon sein se déchire ! mes sens s’ouvrent à des impressions nouvelles, tout mon cœur s’abandonne à toi !… Parais ! parais ! m’en coûtât-il la vie !