Jocelyn/Troisième époque

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Chez l’auteur (Œuvres complètes de Lamartine, tome 4p. 145-188).

TROISIÈME ÉPOQUE


Grotte des Aigles, 3 juillet 1793.

Quand ce soleil d’été, foyer flottant de vie,
Me force à rabaisser ma paupière éblouie,
Et, sous ce voile ardent m’éblouissant encor,
Passe à travers mes cils en tièdes reflets d’or ;
Quand ses rayons, frappant ces neiges éternelles,
Rejaillissent de terre en gerbes d’étincelles,
Font ressembler ces pics et ce bleu firmament
À la mer qui blanchit sur un roc écumant ;
Que, dans ce ciel, semblable à des lacs sans rivage,
Je ne vois que l’éther limpide, où rien ne nage,

Excepté l’aigle noir, qui, comme un point obscur,
Semble dormir cloué dans l’immobile azur,
Ou qui, bercé là-haut sur ses serres obliques,
S’abaisse en décrivant des cercles concentriques,
Lance d’un revers d’aile au soleil, en plongeant,
De sa plume bronzée un vif reflet d’argent,
Et jette, en me voyant couché près de son aire,
Un cri d’étonnement où vibre sa colère ;
Quand l’arbre ou le rocher répand sous le rayon
Quelque île fraîche d’ombre au milieu du gazon ;
Qu’étendu mollement sur cette couche verte
Du pavillon des cieux seulement recouverte,
L’herbe haute, qu’un poids de fleurs fait replier,
Dans ces gouffres touffus m’engloutit tout entier ;
Que du foin desséché le parfum m’environne,
Et que je n’entends rien que l’air chaud qui bourdonne,
Mon souffle qui se mêle à l’air vierge des cieux,
Ou ma tempe qui bat mon front silencieux ;
Alors je sens en moi des voluptés si vives,
Un si complet oubli des heures fugitives,
Que mon âme, à mes sens échappant quelquefois,
De son corps détaché ne sent pas plus le poids
Que le cygne, essayant son aile déjà forte,
Ne sent le poids léger de l’aile qui le porte.
J’aime dans ce silence à me laisser bercer,
À ne me sentir plus ni vivre ni penser ;
À croire que l’esprit, qu’en vain le corps rappelle ;
A quitté sans retour l’enveloppe mortelle,
Et nage pour jamais dans les rayons du ciel,
Comme dans ces rayons d’été la mouche à miel !
Dans cet état, où l’homme en Dieu se transfigure,
Le temps fuit et renaît sans que rien le mesure ;
On a le sentiment de l’immortalité.
Puis quand un souffle, un vol d’un insecte d’été

Me rappelle à la fin à mes sens que j’oublie,
Dans un plaisir amer sur moi je me replie ;
Je sens que dans ce ciel d’où je descends si las
Dieu m’écoute, il est vrai, mais ne me répond pas.
Je cherche autour de moi, là, plus bas, dans ce monde,
Quelque chose qui sente avec moi, qui réponde :
Mon cœur est trop rempli pour ne pas déborder,
Et si mon sort voulait seulement m’accorder
Un second cœur, un cœur vide et muet encore,
Où la vie et l’amour ne fissent que d’éclore ;
Cette ardeur, que le mien ne peut plus renfermer,
Suffirait pour l’étreindre et pour le consumer ;
Je verserais en lui le trop-plein de mon âme ;
Sa flamme servirait d’aliment à ma flamme :
Cette double existence, en multipliant moi,
Me rendrait, ô mon Dieu, comme une ombre de toi !
Je sens que je pourrais dans cet autre moi-même
Jeter ce qui m’oppresse et doubler ce que j’aime,
Au miroir de mon cœur m’embraser à mon tour,
Créer l’âme de l’âme, et l’amour de l’amour,
Et, comme ton regard se voit dans ton ouvrage,
Consumé de mes feux, m’aimer dans mon image !


Alors ce dôme bleu me semble un beau linceul :
J’entr’ouvre en vain mes bras au vent, mon cœur est seul ;
Je cherche en vain des yeux dans cette vie aride,
Je jette en vain un nom au hasard à ce vide :
Le désert seul, hélas ! m’entoure et me répond.
Je vais du lac au pic, et de la grotte au pont ;
Je reviens sur mes pas, je m’assieds, je me lève ;
Mon propre sein me pèse, et rien ne le soulève ;
Il semble qu’à mon être il manque une moitié,
Objet de chaste amour ou de sainte amitié ;

Que je marche à tâtons, que je suis dans ce monde
Une voix qui n’a pas d’écho qui lui réponde,
Un œil qui dans un œil ne se réfléchit pas,
Un corps qui ne répand point d’ombre sur ses pas,
Et que, malgré ce ciel, ce beau lieu qui m’enivre,
Vivre seul c’est languir, c’est attendre de vivre !
Tout mon bonheur ainsi se change en vague ennui.
Solitude ! un Dieu seul peut te remplir de lui !




Grotte des Aigles, 6 juillet 1793.

Poussé par cet instinct qui vers l’homme m’attire,
J’ai franchi ce matin le seuil de mon empire ;
J’ai mesuré de l’œil la chute du torrent,
J’ai touché de la main l’arc-en-ciel transparent,
Et d’un pied plus hardi, que l’audace accoutume,
Passé le roc tremblant sous la voûte d’écume.


Dans l’herbe au moindre bruit soigneux de me cacher,
Et les pieds nus, de peur qu’on m’entendît marcher,
Suivant dans ses contours le ravin qui serpente,
De ces monts, pas à pas, j’ai descendu la pente
Jusqu’au bord d’une gorge où j’entendais parfois
Mugir les bœufs du pâtre et chanter une voix.
Là, tapi sous la feuille, et dérobé derrière
Les troncs des châtaigniers qui bordent la clairière,
Sans être découvert pouvant tout entrevoir,
J’ai vu ce que mon cœur aimait à concevoir :
Une scène de paix, d’amour et d’innocence,
Que l’on rêve la nuit, et qu’éveillé l’on pense ;
Image innée, hélas ! d’un temps qui nous a fui,
Que comme un souvenir tout homme porte en lui.


Des chèvres, des brebis et de grasses génisses,
Celles-là se pendant aux fleurs des précipices,

Celles-ci dans le pré plongeant jusqu’aux genoux,
Ruminaient en paissant sous des buissons de houx,
Tandis que des taureaux, jouant sur des pelouses,
Penchant leur tête oblique et leurs cornes jalouses,
Sur leurs jarrets dressés, choquaient comme deux blocs
Leur front sonore et lourd, retentissant des chocs.


À l’angle d’un buisson, sous un tronc de charmille,
Un jeune montagnard, puis une jeune fille,
Sur la même racine étaient assis tous deux ;
Seuls, n’ayant que le ciel et les bois autour d’eux.
Ils gardaient sans soucis ces troupeaux dont la cloche,
Comme un appel lointain, tintait de roche en roche,
Laissaient veiller le dogue, ou chantaient quelquefois,
Pour qu’un chevreau perdu se guidât sur la voix.
Les coudes appuyés sur ses genoux, le pâtre
Penchait son front chargé de cheveux noirs sur l’âtre,
Où fumait parmi l’herbe un reste de tison ;
Et, regardant le sol, du bout de son bâton
Il semblait au hasard écrire sur la cendre.
Sa rêverie avait quelque chose de tendre ;
Et quand il relevait son front de ses genoux,
Qu’il ouvrait au grand jour son œil limpide et doux,
Dans le pli gracieux de sa lèvre ridée
On voyait en passant sourire son idée ;
Et quand de son amour ce regard s’inondait,
Un soupir contenu de son sein débordait ;
Mais ce soupir n’était qu’un élan sans tristesse,
Un poids levé du cœur que le bonheur oppresse.


La jeune fille avait cette fleur de beauté
Que n’a mûrie encore aucun rayon d’été,

Ce duvet de la joue où la rougeur colore
La moindre impression qu’un regard fait éclore ;
Son œil humide et bleu laissait lire au plein jour
La calme volupté d’un mutuel amour :
Pour cacher une honte, une ombre, une pensée,
Sa paupière aux longs cils n’était jamais baissée,
Mais son regard posait confiant, affermi,
Comme pose une main dans la main d’un ami.
Un réseau noir serrait ses cheveux dans sa maille ;
Deux tresses seulement descendant sur sa taille,
Où quelques blanches fleurs des prés s’entremêlaient,
Sur l’herbe derrière elle en blonds anneaux roulaient ;
Un étroit corset rouge embrassait sa ceinture ;
Une robe aux plis lourds et de couleur obscure
Lui venait à mi-jambe et laissait voir ses piés
Nus et blancs, sur la mousse au soleil appuyés,
Comme dans des débris dont la terre est couverte
Deux pieds de marbre blanc brillent sur l’herbe verte ;
Ses doigts tressaient l’osier, tandis que son regard
Dans le vague du pré s’égarait au hasard.


L’heure ainsi s’en allait l’une à l’autre semblable,
L’ombre tournait autour des troncs noueux d’érable,
Le bœuf rassasié sur l’herbe se couchait,
Des dormantes brebis l’agneau se rapprochait,
Sans que les deux amants, ivres de solitude,
Changeassent de bonheur, de regard, d’attitude.
On voyait, à la paix de leur lent entretien,
Que leur cœur n’était pas vide comme le mien ;
À peine quelques mots, de distance en distance,
S’écoulaient de leur lèvre et troublaient le silence,
Comme une eau qui s’enfuit d’un bassin transparent
S’échappe goutte à goutte et coule en murmurant.

Quand le soleil, qui monte en raccourcissant l’ombre,
Fut à moitié du ciel, sur l’herbe molle et sombre
Le jeune homme étendit son corps pour sommeiller,
Et, comme abandonnant son front à l’oreiller,
Sur les genoux pliés de sa paisible amie
Laissa tomber son coude et sa tête endormie.
Elle ne dormait pas pendant qu’il sommeillait,
Mais, essuyant son front que la sueur mouillait,
Jouant dans ses cheveux avec ses doigts d’ivoire,
Roulait et déroulait leur boucle épaisse et noire.


L’heure du repas vint ; ils mangèrent ; leur main
Puisa le même lait, rompit le même pain.
Leurs genoux rapprochés leur servirent de table ;
Ils choisirent la fraise au même plat d’érable,
Partagèrent la grappe et le rayon de miel,
Et dans la même coupe ils burent l’eau du ciel.


Mais le rayon du soir, qui pompe les orages,
Sur le vallon plus sombre abaissait les nuages ;
La feuille qu’à midi le vent laissait dormir
Dans les bois murmurants commença de frémir,
Et, comme au flanc des monts un brouillard qui s’essuie,
La brume descendit sur l’herbe en fine pluie ;
Ils vinrent s’abriter contre le tronc noirci
Du hêtre, où le troupeau se rassemblait aussi ;
Et, comme au bruit du vent qui secouait sa voûte,
La feuille sur leurs cous distillait goutte à goutte,
Sous les flancs ténébreux d’une arche de rocher
Où les oiseaux mouillés à l’abri vont percher,
Dérobés à mes yeux par un rideau d’ombrage,
Ils laissèrent en paix égoutter le nuage.


En écoutant de loin leur naïf entretien,
Jaloux, je comparais leur sort avec le mien ;
Et le vent m’apportait quelque rire folâtre,
Où se mêlait la voix de la vierge et du pâtre.


Je quittai cette scène, emportant dans mes yeux
Ce tableau du bonheur comme un rêve des cieux,
Plus dévoré du feu de mon inquiétude,
Plus seul dans ma pensée et dans ma solitude,
Et me promettant bien de ne plus m’approcher
De ces eaux où ma soif s’accroît sans s’étancher.





Grotte des Aigles, 24 août 1793.

Il repose ; écrivons. Quel jour ! quelle semaine !
De deuil et de bonheur pour moi comme elle est pleine !
Et par quel coup de foudre, hélas ! ai-je acheté
Cet enfant, compagnon de mon adversité ?


Le jour baissait ; j’avais passé l’heure après l’heure ;
Errant de site en site autour de ma demeure,
Je venais de m’asseoir sur le roc incliné
Qu’en tombant des hauteurs la cascade a miné ;
Mes jambes et mon front pendaient sur cet abîme,
Et je suivais des yeux ce tourbillon sublime
Qui, m’enivrant de bruit et d’étourdissement,
De mes propres pensers m’ôtait le sentiment ;
Je dominais de là l’ouverture profonde
Où la neige d’été roule en poudre avec l’onde,
Et le pont naturel qui sur son double bord
Se dresse, et de mon lac défend l’affreux abord.
Mon âme se laissait, indolemment bercée,
Emporter flots à flots et pensée à pensée,
Et, se perdant au sein de ces œuvres de Dieu,
Était déjà bien loin et du jour et du lieu ;
Quand un coup de fusil, que l’écho répercute,
Tonne et roule au-dessus du bruit sourd de la chute.
Je m’éveille en sursaut, je me lève ; je vois
Deux soldats poursuivant deux proscrits aux abois :

À peine séparés par une courte avance,
Les fuyards n’avaient plus qu’une faible espérance ;
Les soldats rechargeaient leurs armes en courant ;
Les deux proscrits touchaient aux parois du torrent :
Il fallait ou périr, ou trouver un passage.
Ils s’arrêtent glacés d’horreur sur le rivage ;
Le gouffre est sous leurs yeux, et la mort sur leurs pas.
Je les vois s’embrasser ; je ne réfléchis pas
Qu’un cri de mon séjour va trahir le mystère :
Je jette un cri soudain, perçant, involontaire ;
Ils m’entendent, j’accours ; je montre, de ma main,
Sur le gouffre fumant le hasardeux chemin.
Aussitôt des proscrits le plus âgé s’élance,
Donnant la main à l’autre encore dans l’enfance ;
Pour soutenir leurs pas j’accours de mon côté.
Au droit sommet du pont ils ont déjà monté ;
Déjà le plus âgé me tend du haut de l’arche
L’enfant pâle et tremblant, dont je soutiens la marche :
« Sauvez, sauvez, dit-il, généreux étranger,
» Cet enfant que je vais ou défendre ou venger !
» J’entraînerai du moins ses bourreaux dans ma chute.
» Fuyez, et que ma mort vous donne une minute ! »
Déjà les deux soldats, poussés par leur ardeur,
Sans sonder du ravin l’immense profondeur,
Sur ces blocs suspendus, plus polis que la glace,
Leurs crosses à l’épaule, avançaient sur sa trace.
Quand le proscrit les voit au plus horrible pas,
Il arme son fusil pour un double trépas ;
Quatre éclairs à la fois jaillissent de la pierre,
Les quatre coups partis ne font qu’un seul tonnerre.
Les deux soldats, frappés par cette double mort,
Tombent comme un seul bloc, glissent, roulent du bord ;
En vain leurs doigts crispés et leurs dents convulsives
Du pont sans parapet pressent, mordent les rives :

La cascade les jette à l’abîme ondoyant ;
Leurs jambes et leurs bras plongent en tournoyant ;
Tout leur corps sur le roc, pilé par l’avalanche,
N’est plus qu’un point obscur dans sa poussière blanche.
Le proscrit, qui les voit tomber, encor debout,
Sent sa poitrine enfin saignant d’un double coup :
Son sang, dont ce regard suspendait seul la perte,
S’échappe en deux ruisseaux de sa chemise ouverte ;
Il tente un pas, son pied ne peut le soutenir,
Il va rouler ; mon bras a su le retenir ;
Je le traîne expirant sur l’herbe du rivage.
Le bonheur et la mort luttent sur son visage ;
Il baise avec amour son fusil triomphant ;
Sa voix rend la parole et l’âme à son enfant.
Nous étanchons son sang, nous lavons sa blessure ;
Puis, formant à la hâte un brancard de verdure,
L’enfant portant les pieds, moi le front, nous marchons,
Et dans ma grotte enfin, mourant, nous le couchons.




25 août 1793.

Étendu sur un lit de mousse ensanglantée,
Sur les bras de son fils sa tête était jetée ;
Son regard seul sur lui pouvait se soulever ;
Quelquefois il semblait s’endormir et rêver,
Et, sur son lit, sa main échappée à la mienne
Cherchait en tâtonnant un fil qui la retienne.
Le pauvre enfant voulait me dérober en vain
Des sanglots qui sortaient malgré lui de son sein ;
Chaque fois qu’il levait son front pâli d’alarmes,
Je voyais dans ses yeux rouler de grosses larmes
Qui pleuvaient sur le front que son cœur appuyait,
Et qu’un baiser craintif de sa bouche essuyait ;
Puis il interrogeait mes yeux, comme pour lire
L’affreuse vérité que je n’osais lui dire ;
Et quand malgré mes yeux mon trouble lui parlait,
De ses bras convulsifs l’étreinte redoublait ;
Il me jetait dans l’ombre un regard de colère,
Et, de son corps entier enveloppant son père,
Il semblait défier le ciel et le trépas
De pouvoir arracher ce mourant de ses bras.
Alors ses blonds cheveux tombant sur son visage,
Mêlés aux cheveux blancs de ce front d’un autre âge,
Me cachaient leur figure, et je n’entendais plus
De baisers, de sanglots, qu’un murmure confus,
Deux souffles confondus dans une seule haleine,
Tantôt forte, tantôt se distinguant à peine,

Où les derniers élans de deux cœurs, de deux voix,
Semblaient se ranimer et s’éteindre à la fois.
Ma torche cependant dans ces mornes ténèbres
Jetait son jour rougeâtre et ses vapeurs funèbres ;
Moi, debout dans un coin de la grotte, à l’écart,
De peur de profaner la douleur d’un regard,
Tantôt je ranimais la torche évanouie,
Tantôt, pour réveiller quelque signe de vie,
Je jetais au blessé l’eau froide du courant,
Ou soufflais la chaleur sur les pieds du mourant ;
Et, tantôt à genoux dans l’ombre la plus noire,
Cherchant les chants sacrés épars dans ma mémoire,
Le Christ entre mes mains, je murmurais tout bas
Les hymnes dont la foi berce encor le trépas,
Afin qu’une prière au moins, de cette terre,
Précédât dans le ciel cette âme solitaire !
La moitié de la nuit ainsi se consuma ;
Vers l’aurore, la vie un peu se ranima.
Il regarda son fils, il jeta sur la voûte
Un regard où semblait hésiter quelque doute ;
Puis, reportant sur moi l’œil fixe de la mort,
Et recueillant ses sens en un dernier effort :


« Je meurs, murmura-t-il, et le ciel vous confie
» Ce fils mon seul regret, ce fils mon autre vie.
» Veillez sur ce destin que j’abandonne à Dieu !
» Soyez pour lui, soyez un père, un frère ! Adieu ! »


La parole à sa lèvre, hélas ! montait encore,
Mais dans les sons éteints ne pouvait plus éclore ;
De moments en moments sa tête s’égarait ;
Aucun fil ne liait les mots qu’il murmurait ;

Il parlait aux absents, aux morts, à sa famille ;
Et, regardant son fils, il appelait sa fille.
Enfin, quand le regard s’éteignit dans ses yeux,
Il posa sur sa bouche un doigt mystérieux,
Et, d’un reste de voix nommant encor Laurence,
Il mourut en faisant le geste du silence !…




26 août 1793.

J’ai passé tout ce jour comme dans un tombeau,
Le mort enveloppé dans son sanglant manteau,
Le pauvre enfant auprès, étendu sur la terre,
Le front enseveli dans le linceul du père,
Tantôt comme endormi sur le même oreiller,
Tantôt comme écoutant son père sommeiller,
Soulevant le manteau qui couvre sa figure,
Prenant pour son haleine un souffle qui murmure,
Collant longtemps l’oreille à sa bouche, et longtemps
Retenant dans son sein ses sanglots haletants ;
Puis, enfin détrompé, sur le front mort qu’il pleure
Attachant un regard triste et long comme l’heure,
Un de ces forts regards qui semble en un moment
Concentrer toute une âme en un seul sentiment,
Et qui rendrait, hélas ! la vie à la mort même,
Si l’amour seul pouvait ranimer ce qu’il aime !




27 août 1793.

Pendant qu’un lourd sommeil plus fort que nos douleurs,
Fermait enfin les yeux de l’enfant dans ses pleurs,
J’ai dénoué ses bras du corps froid de son père,
Et j’ai rendu ce soir la dépouille à la terre.

Au bord du lac, il est une plage dont l’eau
Ne peut même en hiver atteindre le niveau ;
Mais où le flot, qui bat jour et nuit sur sa grève,
Déroule un sable fin qu’en dunes il élève.
Là, le mur du rocher, sous sa concavité,
Couvre un tertre plus vert de son ombre abrité ;
La roche en cet endroit par sa forme rappelle
Le chœur obscur et bas d’une antique chapelle,
Quand la nature en a revêtu les débris
De liane rampante et d’arbustes fleuris.
Là, du pauvre étranger, la nuit, mes mains creusèrent
La couche dans la terre, et mes pleurs l’arrosèrent ;
Et les mots consacrés à ce suprême adieu
Remirent son sommeil et son réveil à Dieu.
Puis, pour sanctifier la place par un signe,
Et de son saint dépôt la rendre à jamais digne,
Je fis tomber d’en haut cinq grands blocs suspendus,
Gigantesques débris de ces rochers fendus,
Et, les groupant en croix sur la couche de sable,
J’imprimai sur le sol ce signe impérissable :

Bientôt la giroflée et les câpriers verts
De réseaux et de fleurs les auront recouverts,
Et le cygne y viendra, saint et charmant présage,
En sortant de la vague, y changer de plumage.




Grotte des Aigles, 28 août 1793.

Nos cœurs se sont ouverts ; mon jeune compagnon
M’a confié ce soir son histoire et son nom :
Il est fils d’un proscrit, il se nomme Laurence ;
Sa jeune mère est morte en lui donnant naissance ;
Il n’a ni sœur ni frère ; à seize ans parvenu,
Dans toute son enfance il n’a jamais connu
D’autres soins, d’autre amour, d’autre front sur la terre,
Que les soins, que l’amour, que le front de son père.
Heureux avec lui seul et près de lui toujours,
Jusqu’à ces temps de meurtre il a passé ses jours
Dans un manoir désert d’une aride campagne,
Sur les bords orageux de la mer de Bretagne.
Quand l’orage civil en ces lieux retentit,
Pour ses lois et son Dieu son père combattit :
Vaincu, forcé de fuir ses champs héréditaires,
Cachant sous un faux nom son nom et ses misères,
Il avait traversé la France avec son fils ;
Du haut de ces sommets qu’il visita jadis,
D’espoir et de bonheur l’âme déjà remplie,
Ses yeux voyaient de près les champs de l’Italie,
Quand, aux bords de l’Isère aperçu, des soldats
Par de vils délateurs sont lancés sur ses pas :
Ils allaient échapper dans la nuit ; nuit funeste !
Ses larmes l’étouffaient, et je savais le reste.




De la grotte, 16 septembre 1793.

Mon cœur me l’avait dit : toute âme est sœur d’une âme ;
Dieu les créa par couple, et les fit homme ou femme ;
Le monde peut en vain un temps les séparer,
Leur destin tôt ou tard est de se rencontrer ;
Et, quand ces sœurs du ciel ici-bas se rencontrent,
D’invincibles instincts l’une à l’autre les montrent :
Chaque âme de sa force attire sa moitié.
Cette rencontre, c’est l’amour ou l’amitié,
Seule et même union qu’un mot différent nomme,
Selon l’être et le sexe en qui Dieu la consomme,
Mais qui n’est que l’éclair qui révèle à chacun
L’être qui le complète, et de deux n’en fait qu’un.


Quand il a lui, le feu du ciel est moins rapide.
L’œil ne cherche plus rien, l’âme n’a plus de vide ;
Par l’infaillible instinct le cœur soudain frappé
Ne craint pas de retour, ni de s’être trompé ;
On est plein d’un attrait qu’on n’a pas senti naître ;
Avant de se parler on croit se reconnaître ;
Pour tous les jours passés on n’a plus un regard ;
On regrette, on gémit de s’être vus trop tard ;
On est d’accord sur tout avant de se répondre ;
L’âme de plus en plus aspire à se confondre :
C’est le rayon du ciel, par l’eau répercuté,
Qui remonte au rayon pour doubler sa clarté ;

C’est le son qui revient de l’écho qui répète,
Seconde et même voix, à la voix qui le jette ;
C’est l’ombre qu’avec nous le soleil voit marcher,
Sœur du corps, qu’à nos pas on ne peut arracher.




17 septembre 1793.

Vous me l’avez donné ce complément de vie,
Mon Dieu ! Ma soif d’aimer est enfin assouvie.
Du jour où cet enfant sous ma grotte est venu,
Tout ce que je rêvais jadis, je l’ai connu.
Pour la première fois, moi dont l’âme isolée
À d’autres jusqu’ici ne s’était pas mêlée,
Moi qui trouvais toujours dans ce qui m’approchait
Quelque chose de moins que mon cœur ne cherchait ;
Au visage, au regard, au son de voix, au geste,
À l’émanation de ce rayon céleste,
Aux premières douceurs du premier entretien,
Au cœur de cet enfant j’ai reconnu le mien.
Mon âme, que rongeait sa vague solitude,
A répandu sur lui toute sa plénitude ;
Et mon cœur abusé, ne comptant plus les jours,
Croit en l’aimant d’hier l’avoir aimé toujours.




De la grotte, 20 septembre 1793.

Je ne sens plus le poids du temps ; le vol de l’heure
D’une aile égale et douce en s’écoulant m’effleure ;
Je voudrais chaque soir que le jour avancé
Fût encore au matin à peine commencé ;
Ou plutôt, que le jour naisse ou meure dans l’ombre,
Que le ciel du vallon soit rayonnant ou sombre,
Que l’alouette chante ou non à mon réveil,
Mon cœur ne dépend plus d’un rayon de soleil,
De la saison qui fuit, du nuage qui passe ;
Son bonheur est en lui. Toute heure, toute place,
Toute saison, tout ciel, sont bons quand on est deux.
Qu’importe aux cœurs unis ce qui change autour d’eux ?
L’un à l’autre ils se font leur temps, leur ciel, leur monde ;
L’heure qui fuit revient plus pleine et plus féconde ;
Leur cœur intarissable, et l’un à l’autre ouvert.
Leur est un firmament qui n’est jamais couvert.
Ils y plongent sans ombre, ils y lisent sans voile ;
Un horizon nouveau sans cesse s’y dévoile ;
Du mot de chaque ami le retentissement
Éveille au sein de l’autre un même sentiment ;
La parole dont l’un révèle sa pensée
Sur les lèvres de l’autre est déjà commencée ;
Le geste aide le mot, l’œil explique le cœur,
L’âme coule toujours et n’a plus de langueur ;
D’un univers nouveau l’impression commune
Vibre à la fois, s’y fond, et ne fait bientôt qu’une.

Dans cet autre soi-même, où tout va retentir,
On se regarde vivre, on s’écoute sentir ;
En laissant échapper sa pensée ingénue,
On s’explique, on se crée une langue inconnue ;
En entendant le mot que l’on cherchait en soi,
On se comprend soi-même, on rêve, on dit : « C’est moi ! »
Dans sa vivante image on trouve son emblème,
On admire le monde à travers ce qu’on aime ;
Et la vie appuyée, appuyant tour à tour,
Est un fardeau sacré qu’on porte avec amour.




De la grotte, 25 septembre 1793.

Quand je reviens le soir de mes lointaines chasses,
Les pieds meurtris, les doigts déchirés par les glaces,
Rapportant sur mon dos l’élan ou le chamois,
Et que, du haut d’un pic, du plus loin j’aperçois
Mon lac bleu resserré comme un peu d’eau qui tremble
Dans le creux de la main où l’enfant la rassemble,
Le feston vert bordant sa coupe de granit,
De mes chênes penchés la tête qui jaunit,
Et, vacillante au fond de la grotte qui fume,
La lueur du foyer que Laurence rallume ;
Quand je rêve un moment, quand je me dis : « Là-bas,
Dans ce point lumineux qu’un lynx ne verrait pas,
J’ai la meilleure part, l’autre part de moi-même,
Un regard qui me cherche, un souvenir qui m’aime,
Un ami dont mon pas fera battre le cœur,
Un être dont le ciel m’a fait le protecteur,
Pour moi tout, et pour qui je suis tout sur la terre,
Patrie, amis, parents, mère, sœur, frère et père,
Qui compte tous mes pas dans son cœur palpitant,
Et pour qui loin de moi le jour n’a qu’un instant,
L’instant où, de ces monts me voyant redescendre,
Il vient de ses deux bras à mon cou se suspendre,
Et, bondissant après comme un jeune chevreuil,
En courant devant moi m’entraîne à notre seuil ;  »
Alors, pressant le pas sur mon chemin de neige,
Je me trace de l’œil le sentier qui l’abrége ;

Le glacier suspendu m’oppose en vain son mur,
Je me laisse glisser sur ses pentes d’azur ;
Je retrouve Laurence au pied de la montagne,
Car je ne permets pas encor qu’il m’accompagne.
Il passe alors son bras plus faible sous le mien ;
Je lui conte mon jour, il me conte le sien ;
Nous rentrons, il me dit combien nos tourterelles
Ont couvé le matin d’œufs éclos sous leurs ailes,
Combien la chèvre noire a donné de son lait,
Ou de petits poissons ont rempli son filet ;
Il me montre les tas de mousses et de feuille
Que pour tapisser l’antre avant l’hiver il cueille,
Les fruits qu’il a goûtés et rapportés du bois,
Et dont l’épine aiguë ensanglante ses doigts,
Les bras de vigne vierge, ou de lierre qui flotte,
Qu’il a fait serpenter dans les flancs de la grotte,
Les oiseaux qu’il a pris en leur jetant du grain,
Et les chevreuils privés qui mangent dans sa main :
Car, soit par préférence ou soit par habitude,
Tous ces doux compagnons de notre solitude,
Biches de la montagne, élans, oiseaux des bois,
Accourent à sa vue et volent à sa voix.


Nous mangeons sur la main ce que le jour nous donne,
Le lait, les simples mets que la joie assaisonne ;
Nous mordons tour à tour à des fruits inconnus,
Ou pour nous abreuver nous en pressons le jus :
Pour les mortes saisons, nous mettons en réserve
Ceux que le soleil sèche et que le temps conserve.
À chaque invention de l’un, l’autre applaudit ;
On prévoit, on combine, on se trompe, et l’on rit ;
Dans ces mille entretiens le long soir se consume ;
Sur le foyer dormant le dernier tison fume,

Et souvent dans le lac, miroir de notre nuit,
Nous voyons se lever l’étoile de minuit :
Alors nous nous mettons à genoux sur la pierre,
Vers la fenêtre où flotte un reste de lumière,
D’où Laurence, inclinant son front grave et pieux,
Sur la croix du tombeau jette souvent les yeux ;
Et quand, après avoir béni cette journée
Que nous rendons à Dieu comme il nous l’a donnée,
Après avoir prié pour que d’autres soleils
Nous ramènent demain, toujours, des jours pareils ;
Après avoir offert nos vœux pour ceux qui vivent,
Au souvenir des morts nos prières arrivent.
Laurence, en répondant aux versets, bien des fois
A, malgré ses efforts, des larmes dans la voix,
Et de ses pleurs de fils, non encore épuisées,
Ses mains jointes après sont souvent arrosées.


Ainsi finit le jour, et puis chacun en paix
Va s’endormir couché sur son feuillage épais,
Jusqu’à ce que la voix du premier qui s’éveille
Vienne avec l’alouette enchanter son oreille.




De la grotte, 23 octobre 1793.

Depuis que sa douleur par le temps s’engourdit,
Comme Laurence est fier et beau ! comme il grandit !
Par moment, quand sur moi son visage rayonne,
La splendeur de son front m’éblouit et m’étonne ;
Je ne puis soutenir l’éclat de sa beauté ;
Et quand dans son regard le mien tombe arrêté,
Je crois sentir en moi parfois ce qu’éprouvèrent,
Près du sacré tombeau, les femmes qui trouvèrent
L’homme assis qui leur dit : « Allez, il n’est plus là ; »
Quand leur cœur à ces mots en elles se troubla,
Et que, croyant parler à l’homme, chose étrange,
Leurs regards dessillés s’aperçurent de l’ange !…




De la grotte, 24 octobre 1793.

Ce soir, je regardais Laurence à la clarté
Du foyer flamboyant sur son front reflété,
Pendant qu’assis à terre il regardait lui-même
Jouer entre ses pieds le jeune faon qu’il aime.
Jamais rien de si doux et de si gracieux
Que la biche et l’enfant ne s’offrit à mes yeux.


Repliant ses pieds blancs sous son ventre, la biche,
Comme dans l’herbe molle où le jour elle niche,
S’arrangeait confiante entre ses deux genoux,
Levait sur lui son œil intelligent et doux,
Broutait entre ses doigts de tendres jets de saule,
Allongeait et posait le col sur son épaule,
Et, me jetant de là son regard triomphant,
Léchait et mordillait les cheveux de l’enfant.




28 octobre 1793.

L’enfant ! je ne puis plus nommer ainsi Laurence.
Ses seize ans l’ont conduit à son adolescence,
Son front s’élève presque à la hauteur du mien ;
À la course, mon pied gagne à peine le sien :
Seulement sa voix tendre, angélique, argentine,
Conserve encor l’accent de sa voix enfantine,
Et ses inflexions, vibrantes de douceur,
Me font rêver souvent à la voix de ma sœur.
Alors pour un instant mon cœur, que ce son frappe,
Pour remonter un peu le cours du temps, m’échappe,
Et me reporte au jour où ces tendres accents
De femmes, mère ou sœur, résonnaient à mes sens,
Et, donnant tant de charme au foyer domestique,
De mon enfance étaient la suave musique.
Je les cherche, mon cœur des absents s’entretient ;
Des larmes dans mes yeux montent : Laurence vient,
S’assied à mes genoux, me regarde en silence,
Me demande pourquoi je pleure, à qui je pense.
Je lui dis mon enfance, il pleure en m’écoutant :
« Comme ils t’aimaient ! dit-il. Mais moi je t’aime autant ;
» Ne suis-je pas pour toi comme un fils de ta mère ?
» N’as-tu pas remplacé dans mon cœur même un père ? »
Puis, sur la même pierre appuyant nos deux fronts,
L’un vis-à-vis de l’autre ensemble nous pleurons.


Mais quand à cette voix, revenu de mon rêve,
Pour m’essuyer les yeux ma tête se relève,
Que l’ombre de mon front s’éclaire, et que je voi
Ce visage charmant, tout en eau devant moi,
Se relever aussi, s’éclairer à mesure
Comme un miroir vivant de ma propre figure,
Comme une ombre animée où tout ce que je sens
Bat dans un autre cœur, se peint dans d’autres sens ;
Quand je pense que Dieu me rend, dans ce seul être,
Tous ceux parmi lesquels sa bonté me fit naître,
Que ce pauvre orphelin n’a que moi pour appui,
Qu’il existe en moi seul comme moi tout en lui,
Que mon bras est son bras, que ma vie est sa vie,
Et que Dieu même a fait l’amitié qui nous lie,
Ah ! mes larmes bientôt tarissent, et mon cœur
Dans un seul sentiment trouve assez de bonheur !




De la grotte, 29 octobre 1793.

Beauté, secret d’en haut, rayon, divin emblème,
Qui sait d’où tu descends ? qui sait pourquoi l’on t’aime,
Pourquoi l’œil te poursuit, pourquoi le cœur aimant
Se précipite à toi comme un fer à l’aimant,
D’une invincible étreinte à ton ombre s’attache,
S’embrase à ton approche et meurt quand on l’arrache ?
Soit que, comme un premier ou cinquième élément,
Répandue ici-bas et dans le firmament,
Sous des aspects divers ta force se dévoile,
Attire nos regards aux rayons de l’étoile,
Aux mouvements des mers, à la courbe des cieux,
Aux flexibles ruisseaux, aux arbres gracieux ;
Soit qu’en traits plus parlants sous nos yeux imprimée,
Et frappant de ton sceau la nature animée,
Tu donnes au lion l’effroi de ses regards,
Au cheval l’ondoiement de ses longs crins épars,
À l’aigle l’envergure et l’ombre de ses ailes,
Ou leurs enlacements au cou des tourterelles ;
Soit enfin qu’éclatant sur le visage humain,
Miroir de ta puissance, abrégé de ta main,
Dans les traits, les couleurs dont ta main le décore,
Au front d’homme ou de femme, où l’on te voit éclore,
Tu jettes ce rayon de grâce et de fierté
Que l’œil ne peut fixer sans en être humecté ;
Nul ne sait ton secret, tout subit ton empire ;
Toute âme à ton aspect ou s’écrie ou soupire ;

Et cet élan, qui suit ta fascination,
Semble de notre instinct la révélation.


Qui sait si tu n’es pas en effet quelque image
De Dieu même, qui perce à travers ce nuage,
Ou si cette âme, à qui ce beau corps fut donné,
Sur son type divin ne l’a pas façonné ;
Sur la beauté suprême, ineffable, infinie,
N’en a pas modelé la charmante harmonie,
Ne s’est pas en naissant, par des rapports secrets,
Approprié sa forme et composé ses traits ;
Et, dans cette splendeur que la forme révèle,
Ne nous dit pas aussi : « L’habitante est plus belle ? »


Nous le saurons un jour, plus tard, plus haut. Pour moi,
Dieu seul m’en est témoin et lui seul sait pourquoi ;
Mais, soit que la beauté brille dans la nature,
Dans les cieux, dans une herbe, ou sur une figure,
Mon cœur, né pour l’amour et l’admiration,
Y vole de lui seul comme l’œil au rayon,
La couve d’un regard, s’y délecte et s’y pose,
Et toujours de soi-même y laisse quelque chose,
Et mon âme allumée y jette tour à tour
Une étincelle ou deux de son foyer d’amour.


Je me suis reproché souvent ces sympathies
Trop soudaines en moi, trop vivement senties,
Ces instincts du coup d’œil, ces premiers mouvements,
Qui d’une impression me font des sentiments.

Je me suis dit souvent : « Dieu peut-être condamne
Ces penchants où du cœur la flamme se profane ;
Mais, hélas ! malgré nous l’œil se tourne au flambeau.
Est-ce un crime, ô mon Dieu, de trop aimer le beau ? »




De la grotte, 1er novembre 1793.

Ces pensers (car toujours c’est à lui que je pense)
Me vinrent l’autre jour en regardant Laurence,
Jamais la main de Dieu sur un front de quinze ans
N’imprima l’âme humaine en traits plus séduisants,
Et, de plus de beautés combinant le mélange,
Ne laissa l’œil douter entre l’enfant et l’ange :
Tout ce qu’à son matin l’âme a de pureté,
Tout ce qu’un œil sans tache a de limpidité,
Tout ce qu’à son aurore une vie a d’ivresse,
Tout ce qu’un cœur plus mûr a de grave tendresse,
Réuni dans ses traits riants ou sérieux,
Y forme dans l’accord un tout harmonieux,
Et, selon le rayon que la pensée y verse,
L’ombre qui les parcourt, l’éclair qui les traverse,
Y brille dans ses yeux en rayon de splendeur,
Y rougit sur sa joue en rose de candeur,
Y flotte à sa paupière en larme transparente,
Y nage en ses regards en rêverie errante,
S’y creuse en plis pensifs entre ses deux sourcils,
S’y recueille caché sous le bord de ses cils ;
Sur sa lèvre entr’ouverte en désir vague aspire,
Ou s’épand sur sa bouche en langoureux sourire.
Partout où l’enfant passe, on dirait qu’il a lui ;
Un jour intérieur semble sortir de lui ;
Bien souvent, sur la fin d’un jour mourant et sombre,
Lorsque, la grotte et moi, tout est déjà dans l’ombre,

Autour de sa figure il fait encor grand jour ;
Son éclat se reflète aux objets d’alentour ;
Il éclaire la nuit d’un reste de lumière,
Et son regard me force à baisser la paupière :
On dirait ces rayons du jour dont Raphaël
A couronné le front de ses vierges du ciel.
Peut-être que ce jour n’était pas un symbole,
Et que dès ici-bas l’âme a son auréole.
J’ai beau chercher bien loin dans ma mémoire ; rien
Des visages connus ne rappelle le sien :
Aucun des compagnons de ma première enfance,
Des lévites amis de mon adolescence,
N’avait ces traits si purs, ce front, cette langueur,
Ce son de voix ému qui vibre au fond du cœur,
Cette peau qu’un sang bleu sous les veines colore,
Ce regard qu’on évite et qui vous perce encore,
Cet œil noir qui ressemble au firmament obscur,
Lorsque l’aube naissante y lutte avec l’azur,
Où l’humide rayon de l’âme qu’il dévoile
Sur un front ténébreux jaillit comme une étoile ;
Ces cheveux dont la soie imite en blonds anneaux
Les ondulations et les courbes des eaux :
Il semble, à cette forme où tout est luxe et grâce,
Que cet être céleste est né d’une autre race,
Et n’a rien de commun avec ceux d’ici-bas
Que ce regard d’ami qui l’attache à mes pas.
Et quand sur ces hauteurs, ses beaux pieds sans chaussure,
Sa cravate nouée autour de sa ceinture,
Dans sa veste sans pli, jusqu’au cou boutonné,
À peine resserrant son sein emprisonné,
Son col nu, et portant sa tête avec souplesse
Comme un front de coursier qu’on flatte et qu’on caresse,
Ses cheveux, que d’un an le fer n’a retranchés,
Des deux côtés du col en boucles épanchés,

Et son front, tout baigné de sueur ou de pluie,
Renversé vers le ciel pour qu’un rayon l’essuie,
Je le vois accourir de loin, et tout à coup
Sur un pic du glacier m’apparaître debout ;
Je crois voir, tout troublé, la céleste figure,
Comme un être idéal au-dessus de nature,
Se détacher de terre et se transfigurer,
Et je suis quelquefois tenté de l’adorer.
Mais de sa douce voix la tendre résonance
Me rappelle à moi-même, et me montre Laurence !





De la grotte, 1er décembre 1793.

Des aiguilles de glace où s’éclairent ces monts
L’année a pour six mois retiré ses rayons ;
Le soleil est noyé dans la mer de nuages
Qui brise jour et nuit contre ces hautes plages,
Et jette, au lieu d’écume, à leur cime, à leurs flancs,
La neige que la bise y fouette en flocons blancs.
Le jour n’a qu’un rayon brisé par les tempêtes,
Qui s’étend un moment tout trempé sur ces faîtes,
Et que l’ombre qui court vient soudain balayer,
Comme le vent la feuille au pied du peuplier.
Il semble que de Dieu la dernière colère
Abandonne au chaos ces cimes de la terre :
L’éternel ouragan torture ces sommets,
Les vagues de brouillards n’y reposent jamais ;
Un sourd mugissement, qu’une plainte accompagne,
Roule dans l’air, et sort des os de la montagne.
C’est la lutte des vents dans le ciel ; c’est le choc
Des nuages jetés contre l’écueil du roc ;
C’est l’âpre craquement de la branche flétrie
Qui sous les lourds glaçons se tord, éclate et crie ;
Du corbeau qui s’abat l’aigre croassement ;
Des autans engouffrés le triste sifflement ;
Les bonds irréguliers de la lourde avalanche
Qui tombe, et que le vent roule en poussière blanche ;
L’éternel contre-coup des chutes des torrents
Qui sillonnent les rocs sous leurs bonds déchirants,

Et font gonfler le gouffre, où la cascade tonne,
D’un souffle souterrain, continu, monotone,
Tout semblable de loin aux frémissements sourds
De la corde d’un arc qui vibrerait toujours.


Plus de fêtes du ciel sur ces cimes voilées,
D’aurore étincelante ou de nuits étoilées ;
Plus de festons de fleurs pendants à mon rocher ;
Plus d’oiseaux accourus pour chanter ou nicher :
La corneille égarée y suit ses noires bandes ;
Les frimas congelés sont les seules guirlandes
Qui garnissent la roche où nous nous enfonçons ;
Le jour ne nous y vient qu’à travers les glaçons ;
Mais dans l’air tiède assis, les deux mains sur la braise,
Aux lueurs du foyer qu’entretient le mélèze,
Nous passons sans ennui le temps des mauvais jours :
Ils sont si bien remplis que nous les trouvons courts.
Des entretiens coupés de quelque heure d’étude
Nous font de notre grotte une douce habitude ;
Nous nous y recueillons avec la volupté
De l’oiseau dans son nid près de l’antre abrité,
Que sous un ciel de pluie ou sur la plaine blanche
Le vain courroux des vents berce au chaud sur sa branche.
Plus les vents déchaînés hurlent d’horribles cris,
Plus l’avalanche gronde et roule de débris,
Plus la nuit s’épaissit sous un ciel bas et terne,
Plus la neige s’entasse autour de la caverne,
Plus dans ces sifflements, ces terreurs du dehors,
Nous trouvons d’âpre joie et d’intimes transports,
Plus nous nous concentrons dans la roche qui tremble,
Et nous sentons la main de Dieu qui nous rassemble :
Et si d’un ciel d’hiver quelque rare soleil
Effleure par hasard la fenêtre au réveil,

Échappés du rocher comme un chevreuil du gîte,
Pour jouir du rayon nous nous élançons vite ;
Nous crions de plaisir en voyant les cristaux
Formant des murs, des tours, de transparents châteaux,
Des arches de saphir, des grottes où l’aurore
Des verts reflets de l’onde en passant se colore,
Des troncs éblouissants où le givre entassé
Colle autour des rameaux un feuillage glacé,
Et la neige sans borne, et dont chaque parcelle,
En criant sous nos pieds, luit comme une étincelle.
Dans ces déserts mouvants nous creusons au hasard
Des sentiers dont la poudre éblouit le regard :
Comme dans l’herbe en fleurs où le chevreau se noie,
Dans ces lits de frissons nous nous roulons de joie ;
Nous rions en voyant tous deux nos cheveux blancs,
Poudrés par les frimas, de givre ruisselants ;
Nous nous lançons la neige où nos doigts s’engourdissent ;
De plaisir, en rentrant, nos pieds transis bondissent ;
Car Dieu, qui nous confine en ce rude séjour,
Donne, même en hiver, sa joie à chaque jour.




De la grotte, 16 décembre 1793.

La nuit, quand par hasard je m’éveille, et je pense
Que dehors et dedans tout est calme et silence,
Et qu’oubliant Laurence auprès de moi dormant,
Mon cœur mal éveillé se croit seul un moment ;
Si j’entends tout à coup son souffle qui s’exhale,
Régulier, de son sein sortir à brise égale
(Ce souffle harmonieux d’un enfant endormi),
Sur un coude appuyé je me lève à demi,
Comme au chevet d’un fils une mère qui veille ;
Cette haleine de paix rassure mon oreille ;
Je bénis Dieu tout bas de m’avoir accordé
Cet ange que je garde et dont je suis gardé ;
Je sens, aux voluptés dont ces heures sont pleines,
Que mon âme respire et vit dans deux haleines.
Quelle musique aurait pour moi de tels accords ?
Je l’écoute longtemps dormir, et me rendors.




6 janvier 1794.

Que rendrai-je au Seigneur pour les biens qu’il me donne ?
Tandis que sous mes pieds la tempête résonne,
Que le jour verse au jour des larmes et du sang,
L’inaltérable paix sur ces hauts lieux descend,
Et la tendre amitié, qui hait la multitude,
Nous fait un univers de notre solitude.


Que cet enfant s’attache à mon ombre ! et combien
Son cœur à son insu se mêle avec le mien !
Oh ! qui pourra jamais démêler ces deux âmes
Que la terre et le ciel joignent par tant de trames ?
L’un de l’autre il serait plus aisé d’arracher
Ces deux hêtres jumeaux qu’un nœud semble attacher,
Et qui, de jour en jour s’enlaçant avec force,
Croissent du même tronc et sous la même écorce.
Mais les comparaisons manquent. Je me souviens
D’avoir eu pour ami, dans mon enfance, un chien,
Une levrette blanche, au museau de gazelle,
Au poil ondé de soie, au cou de tourterelle,
À l’œil profond et doux comme un regard humain :
Elle n’avait jamais mangé que dans ma main,
Répondu qu’à ma voix, couru que sur ma trace,
Dormi que sur mes pieds, ni flairé que ma place.
Quand je sortais tout seul et qu’elle demeurait,
Tout le temps que j’étais dehors, elle pleurait ;

Pour me voir de plus loin aller ou reparaître,
Elle sautait d’un bond au bord de ma fenêtre,
Et, les deux pieds collés contre les froids carreaux,
Regardait tout le jour à travers les vitraux ;
Ou, parcourant ma chambre, elle y cherchait encore
La trace, l’ombre au moins du maître qu’elle adore,
Le dernier vêtement dont je m’étais couvert,
Ma plume, mon manteau, mon livre encore ouvert ;
Et, l’oreille dressée au vent pour mieux m’entendre,
Se couchant à côté, passait l’heure à m’attendre ;
Dès que sur l’escalier mon pas retentissait,
Le fidèle animal à mon bruit s’élançait,
Se jetait sur mes pieds comme sur une proie,
M’enfermait en courant dans des cercles de joie,
Me suivait dans la chambre au pied de mon fauteuil ;
Paraissant endormi, me surveillait de l’œil.
Là, le son de ma voix, la plainte inachevée,
Ma respiration plus ou moins élevée,
Le moindre mouvement du pied sur le tapis,
Le clignement des yeux sur le livre assoupis,
Le froissement léger du doigt entre la page,
Une ombre, un vague éclair passant sur mon visage,
Semblaient dans son sommeil passer et rejaillir,
D’un contre-coup soudain la faisaient tressaillir ;
Ma joie ou ma tristesse en son œil retracée
N’était qu’un seul rayon d’une double pensée.
Elle mourut, encor son bel œil sur le mien.
Que de pleurs je versai ! Je l’aimais tant ! Eh bien,
Quoique ma plume tremble, en glissant sur la page,
De ternir dans mon cœur l’amitié par l’image,
Que de l’âme à l’instinct toute comparaison
Profane la nature et mente à la raison,
Ce charmant souvenir de mon heureuse enfance
Me revient dans le cœur quand je songe à Laurence.

Cet ami de ma race à présent m’aime autant ;
Il ne peut plus de moi se passer un instant ;
Il s’attriste, il languit pour une heure d’absence ;
Il marche quand je marche, il pense quand je pense ;
Son regard suit le mien, comme si de nos cœurs
Le rayon ne pouvait se diriger ailleurs ;
Comme mon pauvre chien ou comme l’hirondelle
Qui ne s’alarme plus de nous voir autour d’elle,
Il s’est apprivoisé pas à pas, jour à jour,
Il boude à mon départ, il saute à mon retour :
Mais pour toute autre voix, pour tout autre visage,
Cet enfant du désert redeviendrait sauvage.


Oh ! qui n’aimerait pas ce qui nous aime ainsi ?
Qui pourrait égaler ce que je trouve ici ?
Que manque-t-il au cœur nourri de ces tendresses ?
Mon Dieu ! vos dons toujours dépassent vos promesses !
Et, dans mon plus beau rêve autrefois d’amitié,
Mon cœur n’en avait pas deviné la moitié !


  Le manuscrit était déchiré à cette place, et il manquait un certain nombre de feuilles. On peut présumer par ce qui suit que Jocelyn avait continué à noter les mêmes sentiments et les mêmes circonstances de sa vie heureuse pendant ces mois de solitude.