Jock et ses amis/III

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Alice Decker d’après E. Hohler
Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVIII, 1903



III

Gray-Tors.


Il était tard, le lendemain, quand Jock s’éveilla. Le soleil brillait de tout son éclat. L’enfant regarda par la fenêtre ; un ciel sans nuages faisait espérer une belle journée de printemps. Bientôt le vieux sommelier, aperçu la veille, apparut au seuil de la porte, demandant à Jock quand il serait prêt pour le déjeuner. Il l’avertissait aussi que M. Grimshaw ne descendait jamais avant l’heure du dîner et laisserait son jeune parent disposer à sa guise de toute la matinée.

Jock, ravi de sa liberté, prit le temps de faire sa toilette, puis descendit dans la vaste salle à manger, où il déjeuna dans un solennel apparat, assisté de deux valets, pendant que Tramp se tenait tranquillement sur une chaise à côté de lui.

Ensuite, maître et chien partirent pour explorer les alentours. Jock s’arrêta un instant pour donner un coup d’œil à l’extérieur de la maison, que baignait la brillante clarté du matin.

C’était un bâtiment de pierre grise, surmonté d’un toit d’ardoise. Pas un décor n’adoucissait la sévérité de ses lignes, à part le lierre qui, çà et là, avait garni les vieux murs battus par le vent. Cette maison avait un aspect presque farouche, mais elle ne manquait pas d’un air de dignité. Elle était construite sur une hauteur ; les pelouses et les jardins qui lui faisaient suite étaient seuls cultivés. Au delà, de grandes landes, des collines, des vallons verts et pourpres s’étendaient à perte de vue, coupés par des monticules aux formes bizarres qui avaient intrigué Jock, la nuit précédente et qui, à cette heure, n’apparaissaient plus que comme d’immenses blocs de rochers dispersés sur la lande.

Le jeune promeneur était ravi de ce paysage sauvage. Quittant la route qui se déroulait dans le sombre lointain en un long ruban blanc, il se dirigea vers un massif de sapins qui couronnait une colline escarpée.

Tramp et son maître couraient, le cœur débordant de joie. Après avoir longtemps grimpé, harassés de fatigue, ils s’étendirent tous deux à l’ombre des arbres.

Comme ils se reposaient tranquillement, l’un à côte de l’autre, le calme de la solitude fut tout à coup troublé par un bruit d’une nature inconnue à Jock. Il se lève avec curiosité, anxieux de ce qui va arriver.

Rien n’apparaît et le bruit continue, mêlé de voix d’hommes que l’on entend distinctement. L’enfant se fraye un passage à travers les broussailles, et arrive sur un terrain nu, où s’élève un bâtiment qu’il suppose être une scierie. Il n’a jamais visité un semblable établissement ; mû par l’intérêt, il s’avance sans hésitation : les deux hommes, occupés à leur travail, se retournent à sa soudaine apparition.

Ils le saluent avec un bon sourire, et contents de l’attention que l’enfant prend à leur travail, ils lui expliquent bientôt tous les détails de la machine, mais dans leur dialecte du Nord, bien étrange pour ses oreilles.

Ainsi, Jock passa une matinée délicieuse, et il est fort douteux qu’il se fût souvenu de l’heure du dîner si ses nouveaux amis n’avaient eux-mêmes laissé leur travail pour prendre leur repas. Après un amical « au revoir », l’enfant s’achemina vers Gray-Tors. Il s’arrêta un instant pour baigner Tramp, dont il compléta la toilette au moyen d’une brosse que lui prêta le palefrenier de son oncle. En retour l’animal tua deux gros rats et gagna ainsi les bonnes grâces des garçons d’écurie.

Son maître et lui rejoignirent alors M. Grimshaw.

« Eh bien ! mon jeune ami, t’es-tu amusé ? le pays te plaît-il ? demanda le vieux monsieur, quand Jock parut dans la salle à manger.

— Il est ravissant ! Je le préfère à tous ceux que j’ai vus jusqu’ici. Mais que veut dire son nom ? »

Un sourire d’orgueil glissa sur le visage de M. Grimshaw, pendant qu’il prenait place à table, tout près de la grande fenêtre d’où l’on apercevait l’immense étendue de la lande.

« C’est une douce surprise que d’entendre parler ainsi de ma terre, dit-il. Mon neveu et les amis qu’il y amène prétendent tous qu’ils ne se consolent d’être dans un pays si triste que par la perspective de chasser le coq de bruyère. Tors veut dire « haut rocher ou pointe » ; il doit son nom aux gros rochers gris qui se dressent derrière la maison. Tu as pu les voir quand tu es sorti.

— Non, je ne les ai pas remarqués. Ce matin, Tramp et moi avons été sur la lande par l’autre côté.

— Dire que j’ai un autre visiteur et que je n’ai pas demandé de ses nouvelles ! s’écria le vieux monsieur ? Où donc est le chien ? Quel dommage a-t-il causé à mes jeunes coqs de bruyère pendant sa promenade de ce matin ? »

Jock déposa son couteau et sa fourchette, et tira le chien de dessous sa chaise, où ce sagace animal s’était caché.

« Le voici, dit l’enfant, et il n’a rien endommagé. Nous sommes allés ensemble aux écuries, où il a tué deux gros rats.

« Ces rongeurs vous font un tort énorme, dit le cocher, je crois que vous avez grand besoin d’un chien.

— Cet animal sait payer de retour l’hospitalité qu’il reçoit ; il faudra que je fasse connaissance avec lui.

— John, ajouta-t-il, en se tournant vers un des valets, et parlant avec un grand sérieux, mettez une chaise près de la table pour le chien de M. Pole et priez-le de s’y asseoir. »

Jock regarda en silence l’exécution de ces ordres qui n’étaient pas une plaisanterie.

Bientôt M. Grimshaw s’informa comment Jock avait employé sa matinée, et celui-ci fit le récit de la visite à la scierie.

« Je vais retourner aussitôt que je le pourrai, conclut-il, et ils vont me donner du bois pour faire des objets, si vous ne vous y opposez pas.

— Pas le moins du monde. Si les morceaux de bois t’amusent, prends-en autant que tu voudras. Vraiment je ne me serais jamais imaginé qu’une scierie put offrir autant d’intérêt. Comment se fait-il que tu expliques tout cela si clairement ?

— Eh bien ! je veux être ingénieur quand je serai grand. J’ai le désir d’inventer, c’est pourquoi j’observe beaucoup.

— Ingénieur ! mais ton père était soldat. Ne veux-tu pas être soldat toi-même ?

— Maman parle comme vous, mais mon désir est différent. Quant à papa, il disait que l’important est de faire son devoir, quelque profession que l’on ait embrassée. »

M. Grimshaw regardait Jock avec un intérêt croissant.

« On s’est trompé, se dit-il à lui-même. Après tout, il ressemble à son père. Puis il ajouta tout haut : Quand j’étais jeune, je me sentais aussi plein d’enthousiasme ; mon beau feu s’est évanoui, mais je l’admire dans les autres. C’est parce que j’ai aimé ton père que je voulais connaître tes projets. Maintenant je vais retourner à la bibliothèque ; les forces me manquent pour sortir ; si la promenade te tente, tu la feras seul. »

Jock déclara poliment qu’à tout autre plaisir il préférait la compagnie de son vieil oncle. Il était si heureux d’avoir trouvé un auditeur sympathique qu’il avait grande envie de continuer ses confidences.

Aussitôt que le vieux monsieur fut installé dans son fauteuil près d’un bon feu, il se retourna vers l’enfant et reprit la conversation.

« Alors ta mère dit que tu ne pourras jamais exercer la profession que tu as choisie ; que compte-t-elle faire de toi ?

— Elle veut que je sois commis dès que j’en aurai l’âge. Quelqu’un lui a promis de me prendre dans son bureau ; et quand je lui ai parlé d’être ingénieur, elle m’a simplement répondu de ne pas faire la bête !

— Elle a toujours été insensée », grommela l’interlocuteur.

Mais, à cette remarque. Jock s’emporta.

« Vous n’avez pas le droit de parler ainsi de maman, s’écria-t-il vivement ; papa m’a dit de prendre toujours soin d’elle et de Doris ; j’espère ne pas faillir à ma tâche.

— Et si tu ne veux pas occasionner de dépenses à ta mère après ton départ de l’école, comment comptes-tu acquérir les connaissances nécessaires à un ingénieur ? demanda M. Grimshaw, sans paraître avoir remarqué la répartie un peu vive de Jock.

— C’est précisément ce qui m’embarrasse, répliqua Jock, le front plissé. Malgré mes efforts, je ne vois pas comment j’y arriverai. Pourtant il me tarde de me créer des ressources ; j’enverrai à maman et à Doris tout ce que je gagnerai.

— En ce cas, de quoi comptes-tu vivre ? demanda le vieillard avec un sourire.

— Oh ! Tramp et moi pouvons nous contenter de peu. Nous ne faisons pas attention à ce que nous mangeons. »

Le visage du vieux monsieur était moins sardonique qu’à l’ordinaire en regardant l’enfant qui, la tête rejetée en arrière, les yeux étincelants, l’air résolu, avait perdu sa gaucherie habituelle et pris un air de dignité.

« Pauvre chéri ! dit-il doucement. Quel mélange tu es ! À moitié homme déjà par les soucis que la pauvreté fait peser sur tes épaules ; à moitié enfant par ton inexpérience ! Je me demande si tu réaliseras tes ambitions, ou si l’avenir ne te réserve pas d’amères déceptions.

— Peut-être pourrez-vous m’aider à trouver le moyen de m’instruire, dit Jock d’une voix suppliante.

— J’y réfléchirai, et avant que tu me quittes, je te dirai ma résolution. En attendant, amuse-toi tant que tu pourras.

— Vous êtes bien bon pour moi. M. Harrison ne comprend rien à mes aspirations. Cependant il a été très aimable. Il m’a conduit voir « The Tower Bridge ». Je suis descendu dans un bateau avec Tramp pour mieux examiner, et notre conducteur nous a attendus patiemment.

— Pauvre vieux Harrison ! C’est là que tu l’as entraîné ! dit en riant M. Grimshaw. Ce pont est, paraît-il, d’un beau travail. Jamais je ne l’ai vu.

— C’est magnifique, s’écria Jock avec enthousiasme. Si vous le voulez, je vais essayer d’en faire le dessin. »

Jock s’allongea sur le tapis du foyer et, le papier sur lequel il s’apprêtait à dessiner, s’envolant :

« Cherche Tramp, bon chien ! dit-il. L’animal prit le papier dans sa gueule et le rapporta.

« Ce chien est vraiment un type ; tu lui as sans doute appris le manège ? »

Jock secoua la tête.

« Il rapporte tout ce qu’on lui demande, fallut-il l’enlever des mains d’un voleur. »

Puis l’enfant devint silencieux, absorbé dans son travail.

Le dessin fut achevé avec une grande exactitude ; l’heureux artiste l’apporta tout fier à son vieil oncle.

« Je m’attendais, lui dit-il, pendant l’examen, à être appelé par vous enfant étrange ou bizarre. Tous ceux à qui j’ai parlé de ces choses qui m’intéressent ont semblé me prendre en pitié. Je suis bien content que vous m’ayez mieux compris. »

Après avoir examiné avec la plus grande attention le travail de Jock, M. Grimshaw leva les yeux.

« Tous, en général, sont des sots, dit-il brusquement ; sur ma parole, je ne te trouve pas étrange et il y a du génie en toi.