Jock et ses amis/VIII

La bibliothèque libre.
Alice Decker d’après E. Hohler
Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVIII, 1903



VIII

L’héritage de Jock.


« Jock, prononça Mme Pole, je viens de recevoir des nouvelles qui te concernent. Et d’abord, tu seras peiné d’apprendre que ton vieil oncle, M. Grimshaw, est mort.

— Mort !… haleta Jock interdit. Puis, comprenant tout le sens de ce mot, il éclata en sanglots.

— Mon cher enfant, je ne pensais pas que cet événement te serait si pénible ; sans cela, j’aurais apporté plus de ménagements à te l’annoncer, reprit la mère, en le rapprochant d’elle avec tendresse. Tu ne m’avais jamais dit que tu l’aimais à ce point.

— Quand est-il mort ?… A-t-il été longtemps malade ? demanda Jock, insensible aux caresses de sa mère pendant qu’il se tenait debout près d’elle dans une attitude de profonde tristesse.

— La mort a été subite. Je savais qu’il souffrait d’une maladie qui pouvait l’enlever brusquement, c’est pourquoi je t’ai permis de te rendre auprès de lui. M. Harrison me dit qu’il est mort en t’écrivant ; c’est une preuve qu’il t’aimait, quoiqu’il le témoignât d’une étrange manière.

— Était-il tout seul ? demanda l’enfant après un moment de silence.

— Oui, il était tout seul dans la bibliothèque. Il doit être mort doucement : on l’a trouvé assis dans son fauteuil, la lettre inachevée devant lui. M. Harrison dit que sa mort a été d’abord constatée par un fermier qu’il avait fait appeler quelques instants auparavant. Cet homme, entré dans l’appartement, voyant que M. Grimshaw ne le regardait pas, ne lui parlait pas, avait aussitôt donné l’alarme.

— Qui était cet homme ? M. Harrison ne donne-t-il pas son nom ? demanda Jock de plus en plus ému.

— Oh ! un drôle de nom, qui commence par Bag…, je crois ; mais je vais regarder la lettre de nouveau, répliqua Mme Pole, en retirant de son enveloppe la missive du notaire.

— Bagshaw !… je le connais, s’écria Jock. Mais, maman, c’est sûrement l’écriture de M. Grimshaw, ajouta-t-il, en montrant du doigt une des feuilles que tenait sa mère.

— Oui, voilà la lettre que ton oncle t’écrivait au moment où il est mort, et c’est à son sujet que je veux t’entretenir. M. Harrison prétend qu’il ne sait rien de l’héritage dont il est question dans ce papier ; aussitôt que le testament aura été ouvert, il nous fera savoir ce qu’il renferme. Si ton oncle t’a fait, comme il semble, un legs dérisoire, j’estime que c’est pour nous un affront cruel. »

Jock se retourna, tout tremblant de douleur et d’indignation et retenant un geste de fureur.

« Pourquoi, s’écria-t-il, M. Harrison a-t-il lu cette lettre qu’il savait m’être destinée ? Comment pouvez-vous parler ainsi de M. Grimshaw ? Je ne lui ai jamais rien demandé ; ce que je veux, c’est la lettre qui m’appartient. »

Sans écouter les remontrances de sa mère, Jock saisit la feuille précipitamment et sortit de la chambre.

Il s’enfuit à travers champs, jusqu’à ce qu’il eût atteint un endroit à l’abri de tous les regards, et là, étendu par terre, il laissa éclater les sanglots qui l’étouffaient.

D’abord, il ne pensa qu’à la perte de son oncle qui avait été si bon pour lui ; c’était la seule personne qui, depuis la mort de son père, ne l’eût jamais trouvé bizarre, et qui eût semblé sourire à ses rêves.

Si, encore, il avait pu être le compagnon de ses derniers jours ! Quelle bonne inspiration il avait eue, au moment du départ, de donner à son parent un second adieu, dans une caresse très tendre.

Jock éprouva une nouvelle douleur en songeant que, seul, peut-être, il regrettait sincèrement le vieillard. Il ne s’expliquait pas que sa mort n’eût eu pour témoin que l’homme qui inspirait à M. Grimshaw tant d’aversion et une défiance si fondée.

Bientôt, plus calme, l’enfant tira la lettre de sa poche, et, les yeux noyés de larmes, il lut ces lignes, tracées d’une main défaillante :

« Mon cher petit garçon.

« Il faut que je t’écrive aujourd’hui, car mes forces s’en vont grand train, et je ne te reverrai plus jamais. Je n’ai pas oublié ton désir ; Beggarnoor sera à toi après ma mort. Modeste héritage ! diront d’abord ta mère et M. Harrison. Ils changeront d’avis quand tu leur montreras la feuille ci-incluse, et verront qu’après tout tu as fait un fort bon choix. Je vais avertir Bagshaw dès maintenant ; aussi, il ne pourra voler le trésor, comme tu le craignais. Je suis trop fatigué pour t’en écrire davantage ; le papier y suppléera. Travaille bien ! Sois heureux ! Que Dieu te bénisse ! »

L’écriture, devenue de plus en plus difficile à déchiffrer, s’arrêta tout à fait ; la dernière ligne descendait à travers la page, comme si la main était devenue incapable de guider la plume.

Jock contempla la lettre de son vieil ami, lisant, relisant, essayant de se mettre en tête qu’il était bien le propriétaire de la petite chaumière blanche et de la lande stérile appelée Beggarmoor. Tout à coup, il se demanda ce qu’était devenu le papier mentionné dans la lettre et qui ne pouvait être que celui où le visiteur de M. Grimshaw avait écrit tant de notes. Il en était certain, c’était la clef du mystère du trésor enfoui à Beggarmoor.

Se souvenant des paroles de sa mère et du désappointement manifeste de celle-ci en apprenant la nature de l’héritage, Jock en conclut que M. Harrison avait oublié de joindre le document à la lettre. Mme Pole ignorait que ce domaine était mieux et plus qu’une chaumière ordinaire entourée de quelques champs stériles.

En pensant à sa mère, l’enfant se rappela, plein de remords, avec quelle dureté il lui avait parlé. Se levant à la hâte, il courut vers la maison pour réparer sa faute, et demander quelques renseignements complémentaires sur son étrange héritage.

Mme Pole déclara que le notaire ne faisait mention d’aucun papier ; il écrirait de nouveau quand il aurait pris connaissance du testament, afin de donner plus de détails au sujet du legs, pour lequel il n’avait jamais été consulté.

« Beggarmoor est, paraît-il, un morceau de terre absolument sans valeur. Je ne peux comprendre ton oncle de t’avoir fait un pareil don, cela a l’air d’une véritable moquerie, ajouta Mme Pole.

— Mais, maman, c’est moi qui ai préféré Beggarmoor à tout autre bien, s’écria Jock, empressé de défendre la mémoire de son oncle.

— Je croyais qu’un garçon de ton âge avait plus de jugement. Que pourras-tu, dis-moi, tirer d’une pareille propriété ? Je suppose que tu n’es pas assez enfant pour t’imaginer que tu habiteras jamais là. Si Beggarmoor est loué, le revenu que tu en auras suffira tout juste à t’entretenir de souliers.

— Mais, maman, il y a un trésor caché ! Ne comprenez-vous pas ce que dit M. Grimshaw ? Avec le papier dont il parle, nous pourrons découvrir ce trésor. J’étais là, le jour où l’inconnu est venu aider mon oncle à le chercher. Laissez-moi écrire à M. Harrison au sujet de cette feuille de papier d’où doit nous venir la lumière.

— En vérité, Jock, tâche de parler avec plus de bon sens. Un trésor caché, cela fait bien dans les contes. Cependant, au sujet des indications dont parle ton oncle, j’écrirai au vieux notaire. »

Jock dut se contenter de cette promesse. Les jours suivants, il attendit impatiemment la réponse de l’homme d’affaires ; il se tut néanmoins, afin de ne pas provoquer des remarques pénibles sur le vieil oncle qui lui avait témoigné tant de bonté. La lettre de M. Harrison arriva sans apporter aucune explication satisfaisante. Après l’avoir parcourue, Mme Pole la laissa échapper avec un soupir de désappointement et se tourna vers Jock :

« C’est ce que je craignais, dit-elle ; par le testament de ton oncle, tu hérites de Beggarmoor, rien de plus. Tout le reste de ses propriétés revient à son neveu propre. M. Harrison a la charge de cet héritage jusqu’à la majorité. On dirait un bien de valeur à la manière dont M. Grimshaw en parle. Il a fallu qu’il soit devenu fou pour avoir écrit pareille chose. Peut-être son but a-t-il été de me froisser, parce qu’il a toujours su que je le détestais !

— Mais où est le papier ? M. Harrison ne l’a-t-il pas envoyé ? Quand vous l’aurez vu, vous comprendrez quelle idée fausse vous vous faites de Beggarmoor qui, certainement, cache quelque chose de précieux.

— Je crains de n’en être jamais convaincue, puisque nulle part on ne peut découvrir le précieux document que tu réclames, répliqua Mme Pole avec impatience. M. Harrison l’a cherché minutieusement partout. Ton oncle a laissé peu de papiers, tous très en ordre ; il eut été facile de trouver cette feuille, mais il n’y en a aucune trace.

— Elle aurait du être à côté de ma lettre, dit Jock en examinant anxieusement la dernière missive de son parent.

— Si elle y avait été, M. Harrison l’aurait aperçue ; évidemment il voit là, comme moi, une preuve de l’excentricité bien connue de M. Grimshaw qui, dans les derniers temps, n’avait plus toutes ses idées. Ta persuasion qu’un trésor était caché à Beggarmoor l’aura amusé, il en a profité pour se moquer de toi.

— Jamais, s’écria Jock indigné. D’ailleurs, l’ingénieur qui a examiné le terrain l’a fait avec le plus vif intérêt. Il n’y a là aucune plaisanterie.

— Eh bien ! écris-lui pour qu’il t’indique ce qu’il cherchait dans cette propriété », répliqua Mme Pole.

À cette proposition, Jock devint triste, car il se souvint qu’il n’avait jamais connu le nom de l’étranger qui était venu à Gray-Tors.

« Je ne sais ni son nom, ni son adresse, dit-il d’un ton désespéré. Si nous écrivions à M. Harrison, peut-être pourrait-il nous renseigner. Certainement il était averti des faits sérieux qui se passaient chez notre parent.

— C’est possible, mais, ce qui me semble bien plus important, c’est une proposition déjà faite pour l’achat de ce misérable morceau de terre. Le notaire nous recommande d’accepter. Sans doute, la somme offerte est minime, mais la lande ne vaut rien.

— Non, en dépit des apparences, elle n’est pas sans valeur, s’écria Jock d’un ton convaincu. Je ne sais ce qui en fait le prix ; M. Grimshaw et l’étranger le savaient, eux !… et peut-être encore une troisième personne. Et qui veut l’acheter ? ajouta-t-il impétueusement : un soupçon subit lui traversant l’esprit.

— Le fermier actuel, un nommé Bagshaw. »

Les soupçons de Jock se trouvaient confirmés. Il tomba presque d’émotion. En repassant dans son esprit les événements des derniers mois, il se persuada qu’il était acteur dans un drame aussi émouvant que la plupart de ceux qu’il avait lus. Malheureusement, seul, il pouvait comprendre la conduite du fermier dont la démarche semblait aux autres très naturelle. Il résolut de garder le silence, se sentant impuissant à persuader Mme Pole. Par tout ce qu’il connaissait de Bagshaw, l’enfant fut convaincu que ce misérable avait enlevé le papier qui se trouvait sur la table de M. Grimshaw au moment de la mort du vieillard. Et maintenant que cet être indigne avait en sa possession le secret du trésor et de sa cachette, il désirait acheter Beggarmoor pour entrer en possession de ce qu’il convoitait.

Mais les preuves manquaient à Jock pour créer dans l’esprit des autres une confiance sérieuse en ce que lui croyait si fermement. Tout à coup sa mère interrompit le cours de ses pensées :

« Jock, tu ferais mieux de parler que de demeurer ainsi sans regard et sans vie. Je répondrai, ce soir, à M. Harrison, que nous acceptons l’offre de vente et que nous le laissons libre de régler cette affaire. As-tu autre chose à dire ?

— Oui, certes, car je ne veux pas me défaire de Beggarmoor ; j’en suis et j’en resterai propriétaire.

— Tu es trop jeune, trop déraisonnable pour décider une pareille affaire que tu tranches même sans te souvenir du respect que tu me dois. Tu es sous la tutelle de M. Harrison jusqu’à ta majorité. Si tu te refuses à ce qui est dans ton intérêt, nous agirons sans ton consentement ; plus tard, tu nous en seras reconnaissant !

— J’écrirai moi-même à M. Harrison, répondit l’enfant, avec cet air déterminé et opiniâtre que sa mère prenait pour l’expression de la maussaderie.

— Il est inutile que tu fasses cette démarche. On peut avoir confiance dans l’expérience d’un vieux notaire comme celui-ci ; il ne s’agit d’ailleurs que d’un bien sans valeur ; et quel poids peut avoir l’avis d’un enfant comme toi ? »

Au ton sarcastique de Mme Pole, Jock devint écarlate et ses yeux se remplirent de larmes. Avant qu’il fût revenu à lui, sa mère avait quitté la chambre. En dépit de ce qu’elle lui avait dit, Jock écrivit longuement au vieux notaire. Il le mit au courant de toutes les circonstances relatives à Beggarmoor, et le supplia de rechercher l’ingénieur.

Quand sa lettre fut finie, il la posa sur le bureau de sa mère pour qu’elle en prît connaissance et la mît à la poste. Cela fait, il se sentit rassuré. Certainement, M. Harrison lirait le tout avec la plus grande attention et réfléchirait avant de rien conclure.

« Les femmes, pensa Jock, n’écoutent jamais les raisons qu’on leur donne, et ne jugent que par leurs propres impressions. Molly n’était pas comme cela, elle… »

Et, se rappelant la manière lente, posée, dont sa petite amie examinait chaque question, il résolut de lui écrire le récit détaillé de ses perplexités. Les conseils de la petite fille seraient pleins de valeur ; comme il lui écrivait souvent, il jugea qu’il n’aurait aucun besoin de montrer sa lettre à Mme Pole.