John Gray et sa théorie des bons de travail

La bibliothèque libre.
Traduction par Friedrich Engels.
V. Giard et E. Brière (p. 259-264).


APPENDICE II


(Extrait de l’ouvrage de Marx Zur Kritik der politischen Œkonomie, Berlin, 1859, p. 61-64).




La théorie du temps de travail comme unité de mesure directe de la monnaie a été développée d’une manière systématique pour la première fois par John Gray[1].

Une banque centrale nationale, à l’aide de ses succursales, certifie le temps de travail employé pour la production des différentes marchandises. En échange de sa marchandise le producteur reçoit un certificat officiel de la valeur, c’est—à-dire un reçu du temps de travail contenu dans sa marchandise[2] et ces bons d’une semaine de travail, d’un jour de travail, d’une heure de travail représentent l’équivalent de ce qu’on peut recevoir de toutes les autres marchandises qui se trouvent dans les magasins de la banque[3]. C’est là le principe fondamental, qu’il a développé avec soin jusque dans ses détails en l’appuyant sur les institutions anglaises existantes. Avec ce système, dit Gray, « il serait à tout moment aussi facile de vendre contre de la monnaie qu’il l’est maintenant d’acheter avec de la monnaie ; la production serait la source uniforme et jamais tarissante de la demande »[4]. Les métaux précieux perdraient le « privilège » qu’ils ont sur les autres marchandises et « prendraient la place qui leur appartient sur le marché à côté du beurre, des œufs, du drap, du calicot, et leur valeur ne nous intéresserait pas plus que celle des diamants »[5]. Devons-nous conserver notre mesure artificielle des valeurs, l’or, et entraver ainsi les forces productives du pays, ou devons-nous nous servir de la mesure naturelle des valeurs, du travail, et délivrer les forces productives du pays[6].

Puisque le temps de travail est la mesure immanente des valeurs, pourquoi à côté d’elle une autre valeur extrinsèque ? Pourquoi la valeur d’échange se transforme-t-elle en prix ? Pourquoi toutes les marchandises évaluent-elles leur valeur dans une seule marchandise, qui devient ainsi adéquate à la valeur d’échange, en monnaie ? C’était là le problème que Gray avait à résoudre. Au lieu de le résoudre, il s’imagine que les marchandises peuvent se comporter directement l’une à l’égard de l’autre comme des produits du travail social. Mais elles ne peuvent se comporter l’une à l’égard de l’autre autrement qu’elles ne le font. Les marchandises sont des produits immédiats de travaux individuels, indépendants et isolés, qui doivent s’affirmer comme du travail social général en se dépouillant dans le processus de l’échange individuel, ou le travail, dans la production marchande, ne devient travail social qu’en perdant ses caractères de travail individuel. En posant le temps de travail contenu dans les marchandises comme temps de travail directement social, Gray le pose comme temps de travail collectif ou comme temps de travail d’individus directement associés. Dans ces conditions, en fait, une marchandise spécifique, comme l’argent ou l’or, ne pourrait pas être pour les autres marchandises l’incarnation du travail général, la valeur d’échange ne deviendrait pas prix, mais la valeur d’usage ne deviendrait pas non plus valeur d’échange, le produit ne deviendrait pas marchandise et ainsi disparaîtrait la base sur laquelle repose la production bourgeoise. Mais ce n’est pas là la pensée de Gray. Les produits doivent être produits comme marchandises mais ils ne doivent pas être échangés comme marchandises.

Gray confie à une banque nationale l’exécution de ce pieux désir. D’un côté la société, par l’entremise de la banque, rend les individus dépendants des conditions de l’échange individuel, et d’un autre côté, elle les laisse continuer à produire sur la base de l’échange individuel. La logique oblige Gray à nier successivement toutes les conditions de la production bourgeoise, quoiqu’il veuille simplement « réformer » la monnaie, conséquence de l’échange des marchandises. Il transforme le capital en capital national[7], la propriété foncière en propriété nationale[8] et quand on regarde de près, on voit qu’il ne reçoit pas simplement d’une main les marchandises et qu’il délivre des certificats pour le travail reçu, mais qu’il règle la production elle-même. Dans son dernier ouvrage, Lectures on money, Gray s’efforce de présenter sa monnaie de travail comme une réforme purement bourgeoise, il se perd dans des absurdités plus visibles encore.

Toute marchandise est une monnaie directe, c’est là la théorie de Gray, et elle résulte de son analyse incomplète et partant fausse de la marchandise. La construction « organique » de la « monnaie de travail », de la « banque nationale » et les « magasins de marchandises » n’est qu’un rêve dans lequel on nous fait entrevoir le dogme comme une loi universelle. Le dogme que la marchandise est de la monnaie directe ou que le travail particulier de l’individu contenu en elle, est directement du travail social, ne devient pas une vérité parce qu’une banque y croît et opère selon lui. La faillite, dans ce cas, jouerait le rôle de critique pratique. Ce que Gray n’a pas dit et ce dont il ne se doutait pas, c’est-à-dire que la monnaie de travail est une phrase à allure économique pour qui a le désir pieux de se débarrasser de la monnaie, avec la monnaie de la valeur d’échange, avec la valeur d’échange de la marchandise, avec la marchandise de la société bourgeoise, a été affirmé hautement par quelques socialistes anglais qui ont écrit avant ou après Gray[9]. Mais il était réservé à Proudhon et à son école de proclamer sérieusement la dégradation de l’argent et l’exaltation de la marchandise comme le principe du socialisme et partant de réduire le socialisme à une méconnaissance élémentaire de la dépendance nécessaire qu’il y a entre la marchandise et la monnaie[10].

  1. John Gray. The social system, etc. Treatise ou the principle of exchange. Edinburg, 1831. Comp. du même auteur, Lectures on the nature and use of money. Edinburgh, 1848. Après la révolution de février, Gray envoya au gouvernement provisoire un mémoire dans lequel il leur fait savoir que ce n’est pas d’une « organisation du travail » dont la France a besoin mais d’une « organisation de l’échange », dont le plan complètement élaboré se trouve dans le système de monnaie qu’il a découvert. Le brave John ne se doutait pas que 16 ans après la publication du Social system un brevet serait pris pour la même découverte par Proudhon, cet esprit fertile en invention.
  2. Gray. The social system, etc. p. 63. « Money should be merely a receipt, an evidence that the holder of it has either contributed certain value to the national stock of wealth, or that he has acquired a right to the same value from some one who has contributed to it ».
  3. An estimated value being previously put upon produce let it be lodged in a bank, and drawn out again, whenever it is required merely stipulating, by common consent, that he who lodges any kind of property in the proposed National Bank, may take out of ît an equal value of Whatever it may contain instead of being obliged to draw out the self same thing that he put in. Loc. cit., p. 68.
  4. Loc. cit., pag. 16.
  5. Gray. Lectures on money, etc. pag. 180.
  6. Loc. cit. pag. 169.
  7. The business of every country ought to be conducted on a national capital. John Gray, The social system, etc. pag. 71.
  8. The land to be transformed into national property, loc. cit. pag. 298.
  9. Cf. par exemple B. W. Thompson. An inquiry into the distribution of wealth, etc. London, 1827. Bray, Labour’s wrongs and labour’s remedy. Leeds 1839.
  10. Comme compendium de cette théorie mélodramatique de la monnaie ou peut citer l’ouvrage de M. Alfred Danrimon, De la réforme des banques, Paris, 1856.