Joie dans le ciel/03

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Grasset (p. 25-30).

III

Ils étaient dans les trois cents d’entre les milliers qu’ils avaient été ; ils ont été dans les trois cents qui avaient été rappelés sur cet étage de montagne refait pour eux à l’image d’avant ; — sur ce dessus de marche d’escalier, qui semble avoir été taillé exprès dans la pente pour que le village y soit bien à plat et pour que, du temps où ils y couchaient leurs morts et puis ils s’y couchaient eux-mêmes, leurs morts et eux-mêmes y fussent couchés bien à plat.

Les toits étaient restés couverts de leurs tuiles de bois ou de leurs feuilles d’ardoise grise ; et, pareillement à avant, ils se serraient autour de l’église, ils se serraient étroitement autour du haut clocher de pierre comme autour du berger un troupeau de moutons.

C’était comme la terre d’autrefois, on n’eût pas vu d’abord la différence. Il y avait déjà tant de beauté dans celle-là que celle d’à présent n’avait pas pu ne pas lui ressembler ; elle fût d’abord apparue toute pareille pour quelqu’un qui serait venu, qui aurait grimpé le chemin (à part la qualité de l’air et la beauté de la lumière) ; quelqu’un qui serait monté le chemin raide, puis brusquement la pente casse ; et on ne voyait rien : tout à coup on voit tout.

De toutes les saisons, la plus belle seule était demeurée ; ils allaient à leurs champs en tout temps, dressant en tout temps les javelles, qui semblent des petites femmes à grosses jupes causant par groupes dans les champs.

Il y avait l’hiver autrefois ; il y avait l’hiver quand on était malade, l’hiver lui-même étant une saison malade ; — maintenant il n’y avait plus d’hiver.

Ils ne travaillaient plus, comme autrefois, par nécessité et forcés, et seulement pour ne pas mourir ; — ils travaillaient pour le plaisir, ils travaillaient pour mieux se dire.

Ils venaient avec leurs gestes dans l’air, comme quand à une note on ajoute une note ; à présent, tout était musique, ce qui se parle, ce qui est dit, ce qui se fait, ce qui est fait, ce qui est agi, ce qui est pensé.

La terre était si belle noire qu’il n’y avait plus besoin de fumier ; celui-ci, qui plantait un arbre, n’avait eu qu’à faire un trou, puis, tenant l’arbre par le milieu du tronc pas plus gros encore qu’un manche d’outil, il l’a confié à la terre, telle qu’elle nous avait été redonnée.

Des hommes passaient ; ils ont regardé. Il y avait le vieux Sarment, il y avait Bonvin le chasseur, il y avait Maurice le chercheur d’or, il y avait Produit ; ils se sont arrêtés, ils disaient : « Bonne terre ! »

Et l’homme, tenant son arbre, de même : « Bonne terre !… »

Facile de vivre à présent : on s’entend tout de suite. On est des amis, on est tous des amis ; on n’est plus, tous ensemble, qu’une grande bande d’amis.

Ils avaient repris leurs anciens métiers et ils faisaient chacun le sien, mais ce n’était plus par nécessité ; — tandis qu’on goûtait sous les arbres, et les femmes à quatre heures apportaient comme avant le goûter des hommes et sortaient les tasses ; ôtaient le couvercle du bidon où il y avait le café au lait ; puis, à leur tour, elles étaient assises parmi leurs jupes dans l’herbe toute fleurie de marguerites, de boutons d’or, d’anémones, de crocus jaunes ou blancs ou mauves, de colchiques, toutes les fleurs en même temps ; — dans l’ombre percée de trous par le soleil comme une éponge ; quelques-unes la tête appuyée à un tronc, la tête de côté contre l’écorce, alors le chignon allait lui aussi de côté : le chignon noir à tresses très serrées où est enfoncé un peigne de cuivre.

Parce qu’on a le temps, que rien ne nous menace plus ; étant là tant qu’elles voulaient ; puis, quand elles voulaient, elles rentraient chez elles. Et de nouveau elles se tenaient dans leurs cuisines, mais là également était pour elles le bonheur, à cause du joli de tout, à cause du bien lavé de tout, à cause du bien rangé de tout ; — quand, de nouveau, le soir venait, puis on a entendu le cornet de Thérèse Min, la gardeuse de chèvres, descendant de la montagne avec son troupeau.

Et, chaque soir, au moment d’arriver au village, Thérèse soufflait dans son cornet de cuivre, et chaque matin, ayant de le quitter, dans son même cornet de cuivre, afin qu’on amenât les bêtes ou afin qu’on vînt les chercher.