Joie dans le ciel/08

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Grasset (p. 89-94).

VIII

Pitôme était couvreur de son métier dans l’ancienne vie, mais il changeait de métier quand l’hiver venait et pendant les six mois que l’hiver dure.

Pendant les six mois que l’hiver durait, du moins, — autrefois, dans l’autre vie.

C’était cette trop grande épaisseur blanche, pareille aux plumiers qu’on met sur les lits, qu’il y avait sur les toits, mais Pitôme laissait neiger, étant un sage ; et, ayant ainsi deux métiers, passait simplement au second, qui consistait à distiller les racines de gentiane, dont on fait une liqueur, laquelle non seulement est agréable de goût, mais guérissait toutes les maladies.

Il mettait de côté sa hache et ses tavillons de sapin sans nœuds (qui sont les tuiles de là-haut) ; et, prenant sa barbe dans sa main, allait voir où en était sa cuvée, c’est-à-dire les racines qu’on met fermenter dans l’eau tiède ; puis allumait son alambic.

Et facilement, comme ça, il pouvait attendre que l’hiver fût passé et que le printemps revînt, qui fait tomber par gros paquets ce qui reste de neige sur la pente des toits qui regarde le nord, et lui repréparerait pour l’hiver suivant une nouvelle provision de racines.

Pitôme était un petit vieux tout rose, avec des yeux bleus et une fine barbe blanche ; son idée était que tout doit se purifier, étant sur la terre à l’état impur.

Dans le temps de la terre déjà, une idée qu’il avait ainsi, et elle lui était venue quand il était assis devant sa machine, voyant, de l’énorme quantité de liquide trouble mise dedans, seulement résulter goutte à goutte un litre ou deux.

Purifier : il voyait bien que l’écume ne passait pas, et l’amertume ne passait pas, ni cette peau plissée qui se forme à la surface du baquet ; rien ne passait que l’âme et que l’âme de l’âme ; alors le procédé consistait à séparer d’abord, par la fermentation, ce qui est bon de ce qui est mauvais, puis à ne garder que ce qui est bon.

Ne laisser venir que le bon et même le meilleur par des choix successifs, comme faisait Pitôme ; — un petit vieux tranquille, vaquant lui-même à son ménage, recousant ses habits, tricotant ses bas.

Il allait chercher ses racines dans le dessus des montagnes, où sont des pâturages déroulés presque à plat et où les hautes tiges d’un vert jaune à grosses feuilles se voient de loin parmi l’herbe partout broutée à ras de terre ; seulement, ce qui l’intéressait, lui, était ce qui est caché.

Il savait distinguer d’avance les racines qui étaient bonnes de celles qui ne valaient rien, négligeant celles-ci, creusant autour des autres ; et, parce qu’il payait une somme au propriétaire, il avait le droit de creuser.

Il redescendait la nuit avec son sac plein ; il fallait soigneusement râcler ces racines ; il fallait ensuite les débiter en petits morceaux, les mettre macérer dans de l’eau tiède ; et, durant bien des jours et encore des jours, on voyait Pitôme s’appliquer, ayant sur les genoux un tablier de femme, assis près des petits carreaux, où un silencieux flocon venait se poser de temps en temps.

Or, la nouvelle vie avait rendu Pitôme à son ancien métier, mais voilà que son métier n’était plus tout à fait le même. « On avait raison dans le temps, disait-il en parlant de lui, mais on n’avait qu’à moitié raison. On voyait seulement l’image, on ne voyait pas le sens qu’elle avait. »

Il reprenait :

— On purifiait les choses, mais on ne se purifiait pas soi-même.

Et il continuait :

— Mais à présent, notre tour est venu. Nous aussi, on a été mis en morceaux ; nous aussi, on a fermenté ; nous aussi, notre matière a dû se défaire pour se refaire. Il n’y a plus que l’essence qui reste, d’où ce qui gâtait le goût a été ôté.

Il se mettait à sourire, avec sa bonne figure rose ; sa bouche était dans sa barbe comme dans de la laine d’agneau.

Il avait un petit œil fin, il avait un petit œil fin d’une couleur comme celle du ciel après qu’il a beaucoup neigé, il avait toutes ses dents à soixante-dix ans d’âge.

Et, comme beaucoup de gens étaient autour de lui à l’écouter, il disait encore :

— À présent, je ne distille plus. Le grand Distillateur a fait le nécessaire.

C’était d’ailleurs une manière de parler, son alambic fonctionnant toujours ; il voulait dire que la besogne se faisait toute seule.

Tout ce qui était mis dans l’alambic passait.