Joinville, saint Louis et le XIIIe siècle

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Joinville, saint Louis et le XIIIe siècle
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 75 (p. 132-163).
JOINVILLE
SAINT LOUIS ET LE XIIIe SIECLE

I. Œuvres de Jean, sire de Joinville, avec un texte rapproché du français moderne mis en regard du texte original, par M. Natalis de Wailly; 1 vol., Paris 1867. — II. Histoire de saint Louis, par M. Félix Faure; 2 vol. Paris 1866.

Parmi les monumens que nous a laissés le XIIIe siècle, et qui, comme on sait, se distinguent entre tous ceux du moyen âge par certains caractères de noble simplicité et de naïve grandeur, il en est deux qui ne seront pas les moins durables, qui ne le cèdent à aucun autre en originalité, et qui, quoique célèbres et cités souvent sur parole, ne sont, à vrai dire, connus que de bien peu de gens. Ce ne sont point des œuvres d’architecte, ni cathédrales ni donjons, encore moins d’élégantes merveilles de ciseleur ou d’ymagier, des chefs-d’œuvre d’ivoire, d’or, d’émail ou d’argent; ce sont des œuvres littéraires, mais de la plus rare espèce, écrites ou plutôt dictées par des hommes de guerre, plus ambitieux de bien remplir leur charge et de manier la lance que d’acquérir le gai savoir et les talens de l’écrivain. L’une est l’histoire sommaire et taillée à grands traits, le récit presque épique de l’un des plus étranges épisodes de nos saintes guerres d’Orient, la conquête de Constantinople, par Joffroy de Villehardouin; l’autre, la seule dont nous voulions nous occuper ici, une image parlante, le portrait d’un homme et d’une époque pris sur le vif, la première page, en notre langue, d’histoire intime et personnelle, le premier essai de mémoires politiques, une création sans modèle, une vraie nouveauté s’il en fut, l’histoire de saint Louis, l’œuvre de Jean, sire de Joinville. Que tous les écrits de ce temps, toute la littérature du siècle, prose et vers, chroniques et romans, homélies, fabliaux, controverses, soient inférieurs, et de beaucoup, aux produits de l’art figuré, de l’art proprement dit; qu’un intervalle immense sépare chez nous à cette époque ces deux formes de la pensée, rien de plus vrai; vous diriez d’un côté de simples écoliers, pleins de verve et d’inexpérience, mêlant à tout propos le pédantisme, la recherche, l’affectation, l’obscurité, aux saillies les plus naturelles, aux traits d’esprit les plus heureux, et de l’autre au contraire de véritables maîtres, au coup d’œil sûr, au franc savoir, de vrais artistes, gouvernant leurs caprices et s’imposant des lois, féconds sans redondance, sobres sans pauvreté; c’est là le fait constant, la règle générale; nous en tombons d’accord, pourvu qu’on nous concède que Joinville fait exception.

Est-il donc plus habile, plus lettré que les clercs de son temps, que les auteurs du roman de la Rose? Tant s’en faut. Il a moins d’art encore, pas plus d’esprit, mais plus de vérité. Il sait ce qu’il veut dire, il le dit simplement, vivement et sans phrases, ne professe jamais, raconte ce qu’il a vu, ce qu’il a fait : vous y croyez être vous-même. Qu’importe si ses phrases sont parfois négligées et chevauchent à travers champs? Le mouvement en est toujours vrai. Jamais de jeux de mots, ni bel esprit ni scolastique ; tout dans ce style est franc, vif et va droit au but comme les piliers et les nervures de la nef de Reims, comme les verrières et les ogives de la Sainte-Chapelle. Ce n’est donc pas un livre, c’est bien un monument, un monument de plus à mettre au compte de ce glorieux siècle; seulement voici l’embarras : pour connaître aujourd’hui les conceptions de Robert de Luzarche, de Pierre de Montereau et de tant d’anonymes non moins illustres, à en juger par leurs œuvres, il suffit de se placer en face des édifices qu’ils ont construits, devant les fragmens qui nous en restent, et là, sans secours étranger, sans traduction ni commentaire, chacun, avec ses propres yeux, comprend, admire tant qu’il lui plaît. Pour Joinville, ce n’est pas la même chose. Il ne suffit pas de le lire : si l’on veut le comprendre, il faut savoir sa langue, et cette langue, qui n’est pourtant que le français, combien de gens en France en ont la clé et la possèdent? Ceux-là seuls qui en font l’objet d’une constante étude, pas un sur mille par conséquent. On peut dire hardiment que, si Joinville, au lieu d’user de son idiome national, avait écrit en italien ou en anglais, il trouverait chez ses compatriotes dix fois plus de lecteurs en état de l’entendre. Ce n’est pas que notre langue du XIIIe siècle diffère essentiellement de celle de nos jours : c’est bien le même fonds, le même esprit, et la plupart des mots étaient il y a six siècles ce qu’ils sont aujourd’hui; mais combien d’autres, tombés en désuétude ou détournés de leur sens primitif, sont vraiment inintelligibles! combien ne portent plus cette empreinte de latinité encore fraîche et vivante qui autorisait ces tours étranges, ces suppressions d’articles devant les noms, ces inversions hardies qui nous déroutent aujourd’hui! Tout lettré que vous puissiez être, si la paléographie ne vous est pas familière, vous lirez de Joinville deux ou trois pages tout au plus, à force d’attention, phrase par phrase, devinant plutôt que lisant; mais la fatigue interrompra bientôt cet exercice, et le livre vous tombera des mains. Ainsi ce trésor, cette perle, ce monument exquis n’appartient, à vrai dire, qu’au domaine de l’érudition, et le public, même aujourd’hui, avide comme il l’est de ces sortes de confidences, de ces véridiques témoignages, ne le connaît encore que par ouï-dire.

Nos érudits pourtant se sont toujours prêtés de bonne grâce à faire cesser cet interdit. Ne parlons pas des premiers éditeurs, ils n’ont que trop cherché à rendre intelligible le texte de Joinville. Le premier de tous, de Rieux, a commis en 1547 ce méfait de rajeunir et d’altérer de fond en comble le manuscrit qu’il possédait; il faut en dire autant de Claude Ménard, publiant en 1617 un autre manuscrit, et Ducange lui-même, en 1668, n’ayant pu découvrir les monumens originaux dont avaient si mal usé ses deux prédécesseurs, fut réduit, lui aussi, à ne donner qu’un texte de fantaisie, tout en l’enrichissant d’un cortège d’observations et de dissertations vraiment savantes et du meilleur aloi. C’est seulement vers le milieu du dernier siècle que fut découverte et acquise par la Bibliothèque du roi la version qui jusqu’à ces derniers temps avait passé pour le texte même, pour le manuscrit original de Joinville, et aussitôt une édition entreprise par Melot et Sallier, puis interrompue à leur mort et terminée par Capperonier, fut mise au jour en 1761. Des notes marginales donnaient sur les mots obscurs d’amples éclaircissemens; mais sans compter que ce n’est jamais le mot vraiment obscur, celui dont le sens nous échappe, que ces sortes de commentaires signalent de préférence, la gêne est encore grande de promener ainsi les yeux vingt fois par phrase du texte aux notes et des notes au texte. Cette gêne, les savans l’acceptent volontiers, les amateurs ne sauraient s’y astreindre. Ce n’était donc pas, comme on le crut d’abord, la grandeur du format qui avait effrayé les lecteurs. Le format fut réduit, et les lecteurs ne vinrent point. Pas plus l’in-douze que l’in-folio ne fit cesser l’indifférence. Ce qu’il fallait au public, ce n’était pas que le livre fut portatif plus ou moins, c’était d’en pouvoir faire couramment la lecture.

Or si les notes marginales sont d’un secours insuffisant, que faire? Il n’y a plus qu’un moyen de mettre Joinville à la portée de tous, c’est de traduire son œuvre comme s’il l’avait écrite dans une langue étrangère, et de l’interpréter en un français que tout le monde entendra. Ce moyen paraît simple, mais qui oserait le conseiller? Vis-à-vis d’un auteur étranger, la traduction a son excuse, c’est un pis aller nécessaire. Il n’est question d’emprunter, on ne cherche à s’approprier que des pensées, pas autre chose : la forme qui les revêt devant nécessairement périr en passant d’une langue dans l’autre, on ne fait à l’œuvre aucun tort en l’habillant à notre mode; que les pensées soient clairement rendues, il n’y a rien de plus à prétendre, tandis qu’ici c’est la forme elle-même qu’il importe de conserver; cette forme est française, elle n’est obscure qu’à moitié, et la moitié qu’on peut comprendre a de tels agrémens, un tel charme, qu’on ne doit à aucun prix en faire le sacrifice. Or votre traduction n’en conservera rien. Vous voulez qu’elle soit française dans la moderne acception du mot, dès lors elle sera correcte, conforme aux règles qu’on observe aujourd’hui. Ces phrases si naïves dans leur aimable gaucherie, elle les redressera, les mettra, comme on dit, sur leurs pieds. L’ordre, la construction, l’orthographe des mots, tout forcément va disparaître. C’est un texte nouveau que vous allez créer, ou, pour mieux dire, un texte travesti, une profanation, une vraie barbarie : d’où il suit que Joinville n’est pas seulement inaccessible aux gens du monde, mais que de plus il est intraduisible.

Ne pourrait-on tenter en sa faveur une sorte de compromis? abandonner toute traduction proprement dite, toute translation correcte et homogène, se borner au strict nécessaire, et rendre seulement ce texte intelligible sans en détruire le vénérable aspect, n’en changeant que le moins possible la forme et la couleur? On ne rajeunirait que certains mots, les mots tout à fait surannés et tombés en oubli, ceux dont le sens a complètement changé; on ne modifierait que les constructions par trop embarrassantes et les inversions vraiment inacceptables. A cela près, tout serait conservé. Ce travail exigerait sans doute quelque patience, quelque résignation, sans compter le savoir le plus rare, une main délicate, une dose peu commune de tact et de discernement. L’idée n’est pas nouvelle; ce qui serait nouveau, ce serait d’en tirer parti. Plusieurs l’ont essayé : ainsi M. Génin, voulant avec raison que le public put lire la Chanson de Roland et s’associer au très juste enthousiasme que lui inspirait un tel chef-d’œuvre, avait pensé que ce français encore plus vieux que celui de Joinville ne pouvait être interprété sans de choquantes disparates par le français de nos jours : seulement, en cherchant un idiome intermédiaire, il voulut faire œuvre d’érudit et traduire les vers de Théroulde comme l’eût fait Amyot ou quelque autre écrivain même encore moins moderne, c’est-à-dire n’employer que des mots et des phrases dont on aurait usé au commencement du XVIe siècle. Or que résulta-t-il de ce savant labeur? Que, la traduction luttant d’obscurité avec le texte qu’elle devait éclaircir, le public n’en fit aucun usage. Il eût fallu qu’un nouvel interprète prît à son tour la peine de lui traduire la traduction.

Heureusement pour Joinville, un érudit mieux avisé et d’un sens plus pratique s’est chargé de ses intérêts. Ce simple remaniement de phrases et de mots qui, sans presque toucher à la physionomie d’un écrivain du XIIIe siècle, suffit à le rendre clair, M. Natalis de Wailly l’a entrepris et s’en est acquitté avec un art discret, mesuré, respectueux, dont on ne peut assez lui savoir gré. Ce n’est ni une traduction, ni un commentaire, et c’est pourtant la clarté même. Dans ce texte rajeuni et d’un aspect encore si vieux, pas une aspérité, tout est courant, tout est facile. Nous défions la syntaxe moderne, avec ses précautions logiques si habiles et si multipliées, de mieux garantir le lecteur contre l’incertitude et l’amphibologie, et cependant le texte est serré de si près, vous le côtoyez si bien, vous en suivez si constamment les mouvemens et les contours, qu’au bout de quelques pages l’illusion vous gagne; vous oubliez qu’un guide vous conduit, que vous êtes en terrain neutre : c’est Joinville que vous croyez suivre, c’est lui-même que vous lisez.

Le problème est donc résolu : voilà cette œuvre impénétrable qui devient accessible à tous, et ce n’est pas aux gens du monde seulement que l’éditeur nouveau prétend avoir affaire : il s’adresse avant tout à ses confrères, les érudits, leur met en main les pièces du procès, et joue avec eux cartes sur table. Dans une édition précédente, sa version était isolée, et semblait ainsi se soustraire à un contrôle sérieux, ou du moins le rendre difficile, puisqu’il fallait, pour entreprendre un examen comparatif, se procurer comme on pouvait un des termes de comparaison, le texte original, et consulter, chose incommode, deux volumes simultanément. Cette fois les deux textes sont en regard l’un de l’autre, dans le même volume, page pour page, ainsi qu’on a coutume d’en user pour quelques traductions d’auteurs grecs ou latins. Ce procédé a l’avantage d’être à la fois loyal et rassurant. Le lecteur même hors d’état de lire à lui seul couramment le texte original peut, en suivant la version rajeunie, s’édifier, chemin faisant, et, grâce aux clartés qu’elle lui donne, en reconnaître la valeur et la fidélité. Quelques coups d’œil jetés de temps en temps sur la page opposée lui font constater par lui-même si tous les élémens de ces phrases qui d’abord lui semblaient lettres closes sont conservés et mis en place avec exactitude et bonheur. Quant aux habiles, nous croyons pouvoir dire qu’aucun d’eux ne saurait méconnaître à quel point l’auteur a rempli au-delà de toute espérance la tâche ingrate qu’il s’était proposée, et ce n’est pas le seul succès dont il y ait à lui tenir compte. Du moment que M. de Wailly se regardait, non sans raison, comme obligé de placer son essai en regard du texte de Joinville, il fallait que ce texte devînt pour lui l’objet de la plus sérieuse étude, et qu’il en donnât l’édition la plus complète, la plus irréprochable qui eût encore vu le jour. Sa modestie n’a pas à en souffrir : il ne fait pas la guerre à ses prédécesseurs; par cela seul qu’il est venu plus tard, de précieux documens que ceux-ci avaient ignorés lui imposaient le devoir de mieux faire.

Il y a réussi. Dire comment et pourquoi, ce n’est point ici le lieu. Sans imposer à nos lecteurs des détails trop arides et sans nous écarter nous-même de notre but, nous ne saurions donner sur le côté technique du travail de M. de Wailly les éclaircissemens qu’il mérite. Nous devons pourtant dire, car ce n’est pas un aride détail, quand il s’agit d’un monument qu’on affectionne, que de savoir d’où il nous vient, nous devons dire quelles découvertes ont été faites depuis 1761 et comment aujourd’hui on peut juger presque à coup sûr si nous possédons bien le texte original de Joinville. D’abord, indépendamment du manuscrit publié par Capperonier et conservé à la Bibliothèque impériale[1], il en existe un autre plus récent d’environ deux siècles, que Sainte-Palaye a découvert en Italie, dans la ville de Lucques, et que pour cette raison on désigne sous le nom de manuscrit de Lucques. Ce second manuscrit, comme le premier, appartient à la Bibliothèque impériale[2] ; puis maintenant on en connaît un troisième entre les mains d’un particulier (M. Brissart-Binet, de Reims), copie de même époque à peu près que celle de Lucques, c’est-à-dire du XVIe siècle seulement, moins précieuse peut-être en ce sens que d’illustres armoiries, les armes de la maison de Guise, ne la décorent pas, qu’elle est moins riche, moins ornée de miniatures, et à certains égards d’une moins bonne conservation; mais le très rare mérite de ce troisième manuscrit est de combler la plupart des lacunes qui déparent les deux autres, et notamment de nous donner jusqu’à trente-six pages omises dans le manuscrit de Lucques. C’était donc pour M. de Wailly un avantage assuré sur ses prédécesseurs que d’avoir à sa disposition ce document dont, il y a peu d’années, on ne soupçonnait pas même l’existence; mais indépendamment de cette heureuse chance, ce qui lui appartient en propre, ce qui n’est pas seulement du bonheur, c’est le choix de ses leçons, c’est-à-dire les raisons qui le déterminent à obéir à l’un plutôt qu’à l’autre de ces trois manuscrits quand ils se contredisent, ce qui ne laisse pas que d’arriver quelquefois.

Ici nous aimerions à ne pas glisser trop vite, à suivre la série de ces explications ou plutôt à nous pénétrer de l’intéressante notice qui, placée en tête du volume, met dès l’abord en évidence les principes et les données d’après lesquels l’éditeur a établi son texte. Pour justifier ses préférences, il nous donne, à propos de ces trois manuscrits, tout un traité de philologie du moyen âge Ou, pour mieux dire, tout un ensemble d’observations aussi neuves que lumineuses sur une certaine phase de l’histoire de notre langue[3]. Ce genre d’étude, comme on sait, a fait depuis trente ans de véritables conquêtes, et personne à coup sûr n’en a mieux servi les progrès que le nouvel éditeur de Joinville; mais encore une fois ce n’est pas là ce qui nous importe ici. Que M. de Wailly s’arrête avec prédilection sur cette partie de son travail, sur les difficultés qu’il a vaincues, sur les moyens de révision et de contrôle qu’il a su se créer, rien de plus juste; nous au contraire, nous devons n’en parler qu’en passant et garder même le silence sur bien d’autres mérites qui recommandent aux connaisseurs cette publication, depuis le luxe typographique et le bon goût qui la décorent jusqu’aux additions qui la complètent. Ainsi c’est une heureuse idée que d’avoir ajouté à l’histoire de saint Louis cette pièce curieuse et rare intitulée le Credo de Joinville et la lettre adressée par le vieux chevalier, alors presque centenaire, au roi Louis le Hutin, qui le convoquait à la guerre de Flandre ; mais tout cela, pour nous, n’est ici qu’accessoire, ce qui nous touche, ce que nous avons vraiment à cœur dans ce volume, c’est le texte nouveau, le texte intelligible, ce moyen tout pratique d’établir entre Joinville et le public français des relations que depuis si longtemps on pouvait croire impossibles. Nous ne saurions dire de quel prix est pour nous ce service rendu à l’histoire et à la vérité. Ressusciter un tel témoin, le faire parler, le faire entendre aux esprits de nos jours, c’est jeter tout un flot de lumières sur cette grande époque et sur l’admirable figure qui la domine et la personnifie. M. de Wailly fait aujourd’hui, par amour pour le XIIIe siècle, ce qu’entreprit, pour l’honneur de la maison où elle était entrée, la petite bru du saint roi : il rend la vie à ce qu’elle a créé, il perpétue son œuvre en ranimant ce témoignage dont elle avait prévu l’incomparable autorité,


I.

Ce n’est pas en effet de son propre mouvement que l’historien de saint Louis se résolut à raconter sa vie. Il céda aux prières d’une femme, sa souveraine, l’épouse de son roi, reine elle-même de son chef, cette Jeanne de Champagne qui avait apporté en dot à Philippe le Bel la couronne de Navarre. Plus de trente ans s’étaient déjà passés depuis que le roi Louis avait quitté ce monde. Proclamé saint de son vivant par tous ceux qui l’avaient connu, y compris ceux qu’il avait combattus, et par les infidèles eux-mêmes, depuis sa mort, au bout de vingt-sept ans, il l’était devenu légalement de par l’église. La procédure et les enquêtes pour sa canonisation s’étaient prolongées tout ce temps avec les précautions et les délais d’usage; mais enfin depuis 1297, l’arrêt étant rendu, on avait déjà vu plus d’une fois, en bien des églises de France, des autels nouvellement dressés ou consacrés à nouveau se parer de fleurs le vingt-cinquième jour d’août, et les populations reconnaissantes s’agenouiller avec bonheur devant ce nouveau patron. Maigre ces pompes et ces respects, malgré cette gloire religieuse, la reine de Navarre ne pensait pas que tout fût dit, et que la dette de la France envers cette sainte mémoire fût encore acquittée. Elle voulait qu’indépendamment de ces honneurs publics des confidences plus intimes éclairassent la postérité, que le regard pût pénétrer jusqu’au fond de cette vertu, et que des miracles d’abnégation, de fermeté, d’héroïsme, qui semblent dépasser les forces de la nature humaine fussent attestés et certifiés par un témoin irrécusable, poussant jusqu’à la rudesse la franchise et l’intégrité. A qui pouvait-elle s’adresser, si ce n’est au conseiller, à l’ami, au fidèle compagnon qui pendant vingt-deux années n’avait quitté son roi ni dans les bons ni dans les mauvais jours, partageant ses périls à la guerre, ses chaînes dans la captivité? Était-ce sans dessein que la Providence le faisait vivre au-delà du terme ordinaire? Ne voulait-elle pas que cette voix se fît entendre à ce XIVe siècle qui venait de commencer. et que les générations nouvelles apprissent de sa bouche tant de grands et utiles souvenirs qui déjà s’effaçaient?

On sait gré à cette reine Jeanne d’avoir été chercher loin de sa cour ce serviteur d’un autre temps pour lui confier cette pieuse mission. Il est vrai qu’elle était Champenoise et que Joinville, à titre de compatriote et comme sénéchal de Champagne, ne pouvait lui être étranger; mais il y avait plus de trente ans qu’il prolongeait son exil volontaire. Il avait vu le fils et surtout le petit-fils de son maître se conformer si peu aux exemples qu’ils en avaient reçus, qu’il n’était guère sorti de son château de Joinville. Trois fois pourtant il en franchit les portes. En 1282, les commissaires de l’enquête ouverte sur les œuvres et la vie du saint roi l’avaient mandé à Saint-Denis pour faire sa déposition, et lui-même nous apprend qu’ils le retinrent deux jours; puis en 1298, le 25 août, jour choisi pour la levée du saint corps, il assistait à la cérémonie; enfin en 1309 nous le voyons offrir le manuscrit de son histoire non pas à celle qui l’avait commandé, la reine Jeanne était depuis quatre ans descendue dans la tombe, mais à son fils, au prince Louis, héritier présomptif du royaume de France et du chef de sa mère déjà roi de Navarre. « Cher sire, je vous fais savoir que madame la reine, votre mère, qui m’aimait beaucoup (à qui Dieu fasse bien merci!), me pria, aussi instamment qu’elle put, que je lui fisse faire un livre des saintes paroles et des bons faits de notre roi saint Louis; je lui en fis la promesse, et avec l’aide de Dieu le livre est achevé. » Je vous l’envoie, ajoute-t-il plus loin, parlant toujours au prince, « parce que je ne vois nul qui doive aussi bien l’avoir que vous qui êtes son héritier; je vous l’envoie pour que vous et vos frères et les autres qui l’entendront y puissent prendre bon exemple et mettre les exemples en œuvre, pour que Dieu leur en sache gré. » Tel est le touchant début de ce livre. Ne sent-on pas dès ces premières paroles comme un parfum d’honneur, de dévouement, de bonne foi? Cette impression ne fera que s’accroître de page en page jusqu’au bout du volume. Ce que Joinville a promis à la reine, ce n’est pas un panégyrique, un éloge oratoire; ce sont ses souvenirs, c’est la pure vérité. Il ne loue que ce qu’il admire. Ce qu’il n’approuve qu’à moitié, ce qu’il blâme, il le dit. Ce n’est pas l’ami, ce n’est pas le commensal, c’est le témoin qui parle, le témoin scrupuleux qui comprend et garde son serment : il est, il se croit toujours à Saint-Denis, en 1282. Aussi comme il évite d’affirmer ce qu’il sait seulement par ouï-dire! comme il s’abstient de s’en porter garant! Et d’un autre côté quelle assurance, quelle certitude et quelle sécurité pour le lecteur quand il dit : J’étais là, j’ai ouï de mes oreilles et j’ai vu de mes yeux!

Cette vie commune en quelque sorte entre le roi de France et son Sénéchal de Champagne, cet intime et libre commerce qui honore le monarque au moins autant que le sujet, quelle en fut l’origine ? Avant d’aller à la croisade, Joinville n’avait dû voir le roi que rarement. Il était plus jeune que lui ; une différence de neuf années est à peine sensible dans l’âge mûr ; au début de la vie, elle fait obstacle à toute relation. Joinville d’ailleurs malgré sa haute naissance, n’avait pu être admis à aucun de ces emplois de noble domesticité qui de bonne heure l’aurait introduit dans les palais royaux. En langage féodal, il n’était pas l’homme du roi de France ; ses terres ne relevaient pas directement de la couronne, son suzerain était le comte de Champagne, et c’est seulement comme écuyer tranchant de ce prince qu’il put avoir dans sa jeunesse certaines occasions de voir de près le roi Louis. Ainsi lui-même nous raconte qu’en 1241, quand il n’avait encore que dix-sept ans il assista dans les grandes halles de Saumur à un banquet donné par le roi en l’honneur du comte de Poitiers, son frère, qu’il venait d’armer chevalier, fête splendide, nous dit-il, et la mieux ordonnée qu’il ait jamais vue. Il tranchait du couteau pour le comte Thibaut son seigneur, lequel mangeait non loin du roi, servi lui-même par le comte de Soissons et entouré d’une foule de barons qui, eux aussi, avaient pour officiers de bouche les fils des plus nobles maisons. Voilà comment à cette époque Joinville approchait le roi ; il ne le suivait pas à la guerre ; il ne fit pas la campagne de Poitou, ne combattit ni à Taillebourg ni à Saintes, car alors, nous dit-il, je n’avais pas encore vêtu le haubert[4].

Deux ans plus tard, lorsque le roi, gravement malade et tenu déjà pour mort, ne recouvra ses sens et la parole que pour demander la croix et faire vœu d’aller en terre sainte, Joinville n’était pas encore chevalier ; mais les préparatifs de la croisade durèrent près de quatre ans, et dans cet intervalle que de choses ne fit pas notre futur historien ! Il hérita de la charge de son père, devint sénéchal de Champagne, se maria et eut des enfans, ce qui n’empêcha pas qu’il prît la croix comme tant d’autres qu’entraînait l’exemple du roi. Il s’en fallait que la foi fût éteinte ; malgré tant de mécomptes, tant d’infructueuses tentatives, tant de revers essuyés depuis un siècle et demi, la délivrance des saints lieux était toujours le rêve, la passion de la chrétienté ; seulement l’enthousiasme était moins confiant, plus réfléchi, plus mélangé de point d’honneur et plus empreint de sacrifice. L’expérience était faite : on savait ce que le mo croisade voulait dire, ce qu’on risquait à un tel jeu. Aussi la joie fut courte pour Blanche de Castille lorsqu’elle sut que son fils recouvrait la santé : elle apprenait en même temps qu’il avait pris la croix, qu’il l’annonçait à tout le monde; dès lors, nous dit Joinville, « elle mena aussi grand deuil que si elle l’eût vu mort »

Rien d’aussi solennel, d’aussi tristement poétique que les préparatifs de cette expédition. Personne n’en augurait bien, et tout le monde voulait en faire partie. C’était chez la noblesse de France une émulation de courage et un effort suprême pour obéir à Dieu Joinville, toujours si sobre de détails quand il s’agit de lui ne dit qu’un mot de son départ; mais que de choses dans ce peu de paroles! quel tableau saisissant! Malgré ses vingt-quatre ans qui le poussaient à guerroyer et à courir les aventures, il ne pouvait se défendre d’un sentiment très combattu, tant étaient forts les liens qui l’attachaient à la patrie. Il n’acceptait le sacrifice qu’à force de piété. « Alors, dit-il, je partis de Joinville sans rentrer au château à pied sans chausses et en chemise, et j’allai ainsi à Blecourt et à Saint-Urbain, et à d’autres reliques qui sont là. Et pendant que j’allais à Blecourt et à Saint-Urbain, je ne voulus jamais retourner mes yeux vers Joinville, de peur que le cœur ne m’attendrît du beau château que je laissais et de mes deux enfans. »

Peu de jours avant ce départ, il avait convoqué à Joinville pour recevoir ses adieux, tous ses hommes, tous ses fieffés, tous les habitans de sa terre, et c’est pendant que son château était plein de ce monde, la veille de Pâques, dans l’année 1248, qu’il était devenu père pour la seconde fois. Le fils qui lui était né prit nom de Jean, sire d Ancerville. « Nous fûmes, dit-il, en fêtes et en danses toute cette semaine. Mon frère, le sire de Vaucouleurs, et les riches hommes qui étaient là donnèrent à manger chacun l’un après l’autre le lundi, le mardi, le mercredi et le jeudi.. Mais le vendredi on fait trêve aux festins. Joinville les assemble tous et leur dit : « Seigneurs, je m’en vais outre-mer, et je ne sais si je reviendrai. Or avancez : si je vous ai fait tort de rien, je vous le réparerai l’un après l’autre. » Sur ce mot, il se lève et s’éloigne, les laissant s’expliquer entre eux sans les gêner par sa présence, et quand il rentre, il maintient sans débat tout ce qu’ils ont décidé; puis il s’en va à Metz en Lorraine et il y met en gage une grande partie de sa terre, afin d’être en mesure d’abord de payer ses dettes, « ne voulant Emporter nuls deniers à tort, » et en outre de pourvoir aux frais de son voyage Ce n’était pas une petite affaire que de transporter dan, ces contrées lointaines tous les hommes qui l’accompagnaient, savoir neuf chevaliers, dont deux ponant bannières comme lui Or ces neuf chevaliers avaient chacun près de quinze hommes de service, tant écuyers et sergens que valets, sans compter les chevaux et tout l’attirail de bataille. Un cousin de Joinville, le sire d’Apremont, comte de Sarrebruck, qui lui aussi allait à la croisade avec neuf chevaliers, lui offrit de s’entendre pour louer à frais communs un navire à Marseille. Joinville accepta, et ils convinrent qu’ils feraient transporter par charrettes le bagage encombrant, le harnais, jusqu’à Auxonne, où ils le mettraient en bateaux sur la Saône pour descendre jusqu’à Lyon, puis sur le Rhône jusqu’à Arles.

Pendant que Joinville combinait ces apprêts du départ, le roi avait convoqué à Paris tous les barons du royaume pour leur demander sous serment de garder foi et loyauté à ses enfans, si quelque chose lui arrivait dans le voyage. Joinville s’était rendu à cet appel du roi, et celui-ci lui demanda de s’engager comme les autres. « Mais je ne voulus point faire de serment, dit-il, car je n’étais pas son homme. » Aurait-on pu prévoir, après un tel début, que ce jeune sénéchal de Champagne serait bientôt pour le roi de France plus qu’un vassal et plus qu’un serviteur?

Il ne partit pas avec lui : il retourna près de ses gens, rejoignit son cousin, se mit en route, et ce fut seulement au mois d’août qu’ils achevèrent de traverser la France, moitié par terre, moitié par eau jusqu’à la Roche-de-Marseille, où ils entrèrent dans leur vaisseau. Nous ne résistons pas à citer comme exemple de la couleur de ce récit le peu de mots qui peignent le moment du départ. Il avait fallu embarquer non-seulement le harnais et les hommes, mais les chevaux, « ces grands destriers » qu’on avait menés par terre à côté des bateaux. Ils étaient entrés par une porte ouverte au flanc du navire, puis on ferma la porte et « on la boucha bien, nous dit Joinville, comme quand on noie un tonneau, parce que quand le vaisseau est en mer toute la porte est dans l’eau. Quand les chevaux furent dedans, notre maître nautonier cria à ses nautoniers qui étaient à la proue du vaisseau et leur dit : « Votre besogne est-elle prête? » Et ils répondirent : « Oui, sire, que les clercs et les prêtres s’avancent. » Aussitôt qu’ils furent venus, il leur cria : « Chantez, de par Dieu ! » Et ils s’écrièrent tout d’une voix : Veni, Creator spiritus. Et le maître cria à ses nautoniers : « Faites voile, de par Dieu! » Et ainsi firent-ils. Et en peu de temps le vent frappa sur les voiles et nous eut enlevé la vue de terre, tellement que nous ne vîmes que le ciel et l’eau, et chaque jour le vent nous éloigna des pays où nous étions nés. Et par là je vous montre que celui-là est un fou bien hardi qui s’ose mettre en tel péril avec le bien d’autrui ou en péché mortel, car l’on s’endort le soir là où on ne sait si l’on se trouvera au fond de la mer au matin. »

Après la navigation la plus lente et la plus difficile, ils touchèrent enfin l’île de Chypre, qui depuis le dernier siècle appartenait aux Lusignan. C’était le rendez-vous de la flotte. Le roi les avait précédés : il était descendu à terre et attendait pour continuer sa route que tout son monde l’eût rallié. Ce retard lui coûtait : il eût voulu reprendre aussitôt la mer et marcher droit à son but, mais ses barons s’y opposèrent. Les mauvais vents commençaient à régner, il fallait accepter l’hivernage, et ce ne fut qu’au printemps de 1249, aux approches de la Pentecôte, qu’on mit enfin à la voile.

Pendant ce long séjour en Chypre, l’armée n’avait manqué de rien, grâce à la prévoyante sollicitude du roi, qui ne cessait depuis deux ans de faire acheter dans l’île des vins et des grains en telle quantité qu’il y en avait sur le rivage des amas prodigieux; mais au milieu de cette abondance certains croisés commençaient à gémir d’une inaction prolongée qui épuisait sans profit leurs ressources. Joinville était du nombre : il avait dans sa jeune ardeur pris une charge trop lourde et s’était engagé au-delà de ses forces, car il n’avait alors que la moitié du revenu de ses terres, sa mère vivant encore et jouissant de l’autre moitié. Ses prévisions d’ailleurs avaient été de beaucoup dépassées, si bien que, son vaisseau payé, il ne lui restait plus à son entrée dans l’île que deux cent quarante livres tournois. Ses chevaliers en avaient pris l’éveil, et commençaient à lui dire sans façon qu’il cessât de compter sur eux, s’il ne se pourvoyait pas de deniers. Le roi fut averti des embarras du sénéchal, il l’envoya chercher, le fit venir à Nicosie, la capitale de l’île, où il était établi avec la reine Marguerite, qui, comme tant d’autres jeunes femmes de croisés, avait bravé la mer pour suivre son époux. « Dieu, qui jamais ne me faillit, dit Joinville, me pourvut en telle manière que le roi me retint à ses gages et me mit huit cents livres dans mes coffres, et alors j’eus plus de deniers qu’il ne m’en fallait. » En d’autres termes, le roi avait constitué au profit de Joinville une rente perpétuelle à titre de fief et à charge d’homme lige. C’est là ce qu’on entendait par ces mots : retenir à ses gages. C’était un des moyens dont la royauté féodale avait le droit d’user pour étendre le cercle de sa suzeraineté. De ce moment Joinville, par son acceptation, était vassal de la couronne; un lien indissoluble l’attachait à la personne du roi, il devenait son homme. Jamais libéralité fut-elle plus opportune et mieux placée? De ce jour évidemment dut naître chez Joinville une autre sorte de vasselage plus précieux et plus rare, ce culte reconnaissant envers son bienfaiteur, cette fidélité sincère et clairvoyante qui ne devait s’éteindre qu’avec sa vie.

Ce ne fut pourtant pas dès les premiers momens et aussitôt après cet entretien de Nicosie que le nouveau vassal fut admis aux honneurs de la royale intimité. La confiance et l’affection se développèrent chez le roi à mesure qu’il put mieux connaître ce; mâle et simple courage, ne marchandant jamais avec aucun devoir, si périlleux qu’il fût, cet esprit prompt et alerte/piquant parfois, toujours dispos, toujours ferme et sensé, ce cœur compatissant et vraiment généreux. On assiste dans le récit de Joinville aux progrès de cette amitié : chaque jour deviennent plus fréquentes les occasions où le roi lui demande conseil, et fait appel à son sang-froid en lui confiant des missions difficiles; mais il ressort en même temps de ce récit que, vivant alors sous la tente, presque toujours avec ses chevaliers, Joinville ne voyait encore le roi que rarement et souvent même en était séparé. Ce ne fut vraiment qu’après la captivité, après la sortie d’Egypte, sur le sol de la Palestine, que le monarque contracta l’habitude d’avoir le sénéchal constamment près de lui.

Déjà pendant la traversée, qui dura six jours, il lui avait donné les soins les plus particuliers. Joinville était malade; le roi le prit sur son vaisseau, le fit asseoir à son côté et ne cessa de l’entretenir ou de l’interroger sur leurs communes infortunes. « Alors il me conta, dit Joinville, comment il avait été pris, et comment il avait négocié sa rançon et la nôtre avec l’aide de Dieu, et il me fit conter comment j’avais été pris moi-même. » Dans ces conversations, le roi, à cœur ouvert, lui parle de ses frères et des chagrins qu’ils lui causent, combien il pleure le comte d’Artois, qui venait de mourir si follement, mais si bravement à Mansoura. Ce n’est pas lui qui, comme le comte de Poitiers, se serait abstenu de venir l’embrasser après sa délivrance, ou qui, comme le comte d’Anjou, à deux pas de lui, sur son propre navire, passerait tout son temps à jouer aux dés. Pendant qu’ils devisent ainsi, on est en vue de Saint-Jean d’Acre, on aborde, on descend à terre, et Joinville, dans un état complet de dénûment, les infidèles lui ayant tout dérobé pendant qu’il était prisonnier, reste d’abord en ville pour aviser au moyen de se vêtir et de s’équiper. « Quand je me fus arrangé, dit-il, j’allai voir le roi, et il me gronda, et me dit que je n’avais pas bien fait quand j’avais tant tardé à le voir, et il me commanda, tout autant que son amour m’était cher, de manger avec lui tous les jours, et le soir et le matin. » L’affection du roi, comme on voit, ne laissait (las déjà que d’être vive, mais elle fut portée au comble dans une circonstance que Joinville nous rapporte, et dont à son insu il compose un délicieux tableau.

Il s’agissait d’une grave question. Le roi, rendu à la liberté, que devait-il faire? S’en retourner en France, ou demeurer en Palestine? Avant de se résoudre, il voulut consulter les nobles compagnons qui lui restaient encore. Un dimanche (19 juin 1251), il envoya chercher ses frères, le comte de Flandre, le légat, tous les barons venus avec lui de France et ceux dont les pères, au temps des premières croisades, avaient fondé des châteaux et des fiefs en Syrie, puis il leur dit que la reine, sa mère, lui demandait avec prière de revenir en France, que son royaume avait besoin de lui, qu’il était en péril faute de trêve avec le roi d’Angleterre; que d’un autre côté, s’il s’en allait, les chrétiens de la terre sainte la tenaient pour perdue; que nul n’y voudrait rester après lui, et que les places où flottait encore l’étendard de la croix et qui pouvaient servir à reconquérir Jérusalem seraient aussitôt abandonnées. « Pensez-y, ajouta-t-il en terminant, et, parce que c’est une grosse affaire, je vous donne répit pour me répondre jusques à aujourd’hui en huit jours. » — Les huit jours expirés, on se réunit chez le roi, et Guy de Mauvoisin, prenant la parole au nom de tous, insiste fortement pour le retour en France. Le roi, voulant s’assurer que telle est bien l’opinion de chacun, s’adresse d’abord à ses frères, puis au comte de Flandre et à ceux qui viennent après lui : tous ils confirment ce que Guy de Mauvoisin vient de dire en leur nom. Devant cet avis unanime, le comte de Jaffa demande à s’abstenir, « parce que, fit-il, mon château est à la frontière, et si je conseillais au roi de demeurer, on croirait que ce serait pour mon profit. » N’importe, dit le roi, parlez toujours. Sur son commandement, le comte lui déclare « que, s’il pouvait rester seulement une année, il se ferait grand honneur. » Là-dessus le légat, pour effacer sans doute l’effet de ces paroles, car il était de ceux qui s’étaient prononcés le plus ardemment pour le départ, continue l’interrogatoire commencé par le roi. Tous ceux qui venaient après le comte de Jaffa se rangent à l’avis de Guy de Mauvoisin. Joinville seul, jusque-là, se tenait bouche close. « J’étais bien, nous dit-il, le quatorzième assis, en face du légat. Il me demanda ce qu’il m’en semblait, et je lui répondis que j’étais bien d’accord avec le comte de Jaffa. »

À ces mots, grand émoi. Le légat, tout fâché, demande à Joinville comment il veut que le roi tienne la campagne avec le peu de monde qui lui reste. « Je vous le dirai, puisqu’il vous plaît, reprend Joinville, aussi d’un air fâché : le roi (je ne sais si c’est vrai) m’a, dit-on, encore rien dépensé de ses deniers, mais seulement des deniers du clergé. Donc que le roi dépense ses deniers, et que le roi envoie quérir des chevaliers en Morée et outre-mer, et quand on entendra dire que le roi donne bien et largement, les chevaliers lui viendront de toutes parts, et par là il pourrai tenir la campagne pendant un an, s’il plaît à Dieu. Et en demeurant il fera délivrer les pauvres prisonniers qui ont été pris au service de Dieu et au sien, et qui jamais ne sortiront si le roi s’en va. » Or il n’y avait là personne qui n’eût dans les prisons d’Egypte quelque ami ou quelque parent : aussi ne dirent-ils mot, et la plupart se prirent à pleurer; mais malgré cet attendrissement, comme ils se mouraient tous d’envie de retourner en France, ils firent à Joinville le plus mauvais visage. Guillaume de Beaumont, alors maréchal de France, s’étant permis de lui venir en aide et d’approuver ce qu’il avait dit, fut injurié, apostrophé, et les gros mots commençaient à voler, lorsque le roi leva la séance en disant : « Seigneurs, je vous ai bien ouïs, et je vous répondrai sur ce qu’il me plaira de faire d’aujourd’hui en huit jours. »

« Quand nous fûmes dehors, dit Joinville, l’assaut commença contre moi. » Ces colères cependant ne lui faisaient pas peur, et il en aurait ri, s’il n’avait eu secrètement la crainte d’avoir blessé le roi en parlant, comme il l’avait fait, « de ses deniers. » Bientôt cette appréhension se changea presque en certitude, car l’heure du repas était venue, les tables étaient mises, et, bien que le roi eût fait asseoir le sénéchal à côté de lui, comme il en avait l’habitude quand ses frères n’étaient pas là, il ne lui parla pas du tout tant que le repas dura, « ce qu’il n’avait pas coutume de faire, dit Joinville, car il ne restait pas sans prendre toujours garde à moi en mangeant. » Aussi le pauvre sénéchal se leva de table le cœur gros, et pendant que le roi entendait réciter ses grâces, « j’allai, dit-il, à une fenêtre grillée qui était en un renfoncement vers le chevet du lit du roi ; je tenais mes bras passés parmi les barreaux de la fenêtre, et je pensais que, si le roi s’en venait en France, je m’en irais vers le prince d’Antioche jusques à tant qu’une autre croisade vînt au pays, par quoi les prisonniers fussent délivrés.

« Au moment où j’étais là, le roi se vint appuyer sur mes épaules, et me tint ses deux mains sur la tête. Et je crus que c’était monseigneur Philippe de Nemours, » — un de ceux qui lui avaient causé le plus d’ennui le matin à propos de l’avis par lui donné au roi. — « Et je dis ainsi : « Laissez-moi en paix, monseigneur Philippe ! » Par aventure, en faisant tourner ma tête, la main du roi me tomba au milieu du visage, et je reconnus que c’était le roi à une émeraude qu’il avait au doigt. Et il me dit : « Tenez-vous tout coi, car je vous veux demander comment vous, qui êtes un jeune homme, vous fûtes si hardi que vous m’osâtes conseiller de demeurer, contre tous les grands hommes et les sages de France, qui me conseillaient de m’en aller. Dites-vous donc que je ferais une mauvaise action si je m’en allais ? — Oui, sire, fis-je, ainsi Dieu me soit en aide ! — Et il me dit : Si je demeure, demeurerez-vous ? — Et je lui dis : Oui, si je puis, ou à mes frais, ou aux frais d’autrui. — Or soyez tout aise, me dit-il, car je vous sais bien bon gré de ce que vous m’avez conseillé ; mais ne le dites à personne toute cette semaine. » Joinville fut-il discret ? Nous le pensons, bien qu’il convienne que, se sentant le cœur léger et tout à l’aise, il ne put s’empêcher de repousser plus hardiment les railleries qui l’assaillaient.

Tout est charmant dans cette scène, et rien de plus exquis que la douce malice de ce roi qui fait attendre son approbation pour l’exprimer ensuite d’une façon si aimable; mais ne sent-on pas aussi quels liens profonds et tout nouveaux allaient attacher l’un à l’autre ces deux cœurs qui venaient de s’entendre? Joinville seul avait compris le roi. C’était bien le même sentiment, le même scrupule charitable, le même amour des captifs, la même inspiration chrétienne qui avait suggéré et la résolution du maître et le conseil du serviteur.

Deux ans auparavant, au moment où le jeune sénéchal allait quitter son château de Joinville, un de ses voisins, un de ses parens, le sire de Bourlemont, lui avait dit adieu en ces termes : « Vous vous en allez outre-mer; or prenez garde au retour, car nul chevalier, ni pauvre, ni riche, ne peut revenir qu’il ne soit honni, s’il laisse aux mains des Sarrasins le menu peuple, de notre Seigneur en compagnie duquel il est allé. » Ces graves et belles paroles, Joinville les entendait toujours à son oreille, et quand après de premiers succès presque miraculeux, après la prise de Damiette sans coup férir, il vit ses frères les croisés payer de revers inouis leur imprudent courage, leur relâchement et leur indiscipline, puis la fièvre et la peste abattre peu à peu ceux que le fer épargnait, et l’armée presque entière, son roi, ses principaux chefs, tomber aux mains des infidèles, les paroles du sire de Bourlemont se gravèrent encore plus avant dans son cœur, et il se fit serment de demeurer en Palestine et de servir au besoin quelque baron chrétien comme le prince d’Antioche plutôt que d’être honni au retour pour avoir, sans pitié, laissé aux bords du Nil dans un dur esclavage le menu peuple du Seigneur avec lequel il s’en était allé. Quant au roi, il n’avait eu besoin ni de conseils ni d’avertissemens pour se préoccuper des malheureux demeurés en Égypte. S’ils étaient encore prisonniers, ce n’était pas faute que, prisonnier lui-même, il n’eût obstinément stipulé leur retour. Avec quel héroïsme n’avait-il pas rejeté tout projet de rançon personnelle, tout traité séparé qui n’aurait profité qu’aux riches! Il ne voulut entendre à rien qu’à un traité comprenant tout le monde, et vingt fois il risqua de tout rompre, au grand effroi de ceux qui l’entouraient, plutôt que de permettre, pour sauver plus sûrement sa personne, qu’un seul captif fût oublié. Mais parvenu à Saint-Jean d’Acre, il eut la douleur d’apprendre que les vaisseaux destinés aux captifs revenaient vides, que les émirs, soit impuissance, soit mauvaise foi, manquaient à leur parole, et que douze mille chrétiens peut-être restaient exposés aux tortures, à la mort ou à l’apostasie, cet autre genre de mort qui le désespérait le plus.

De là le parti aussitôt pris avec lui-même de travailler à leur délivrance et de rester en Orient jusqu’à ce qu’il les eût sauvés. C’était presque tout pauvres gens, menu peuple, soldats ou pèlerins, et quelques-uns languissaient là depuis plus de vingt ans, depuis la trêve de 1228. Si tous ces malheureux lui avaient été rendus, il n’eût pas fait difficulté de retourner en France. Son cœur aurait souffert de laisser à l’abandon et presque démantelées les places fortes de la terre sainte, de ne rien tenter pour rétablir dans ces parages l’autorité du nom chrétien; mais les devoirs du roi auraient fait taire les regrets du croisé, tandis qu’un devoir nouveau, plus saint, supérieur à tout, venait de lui apparaître. Du moment qu’il ne pouvait partir qu’en laissant des milliers d’âmes chrétiennes exposées à l’apostasie, le départ lui semblait impossible. Ces âmes, n’était-ce pas lui qui en répondait à Dieu? N’était-ce pas à sa voix, sous sa bannière, que ces captifs avaient quitté leur toit et leur famille? Et on voulait qu’avant d’avoir tout essayé, tout entrepris pour briser leurs fers, il s’en allât tranquillement dans son palais, à Vincennes ou dans la Cité, reprendre son ancienne vie et ses royales habitudes ! Passe encore pour un conquérant qui n’enrôle et n’arme ses semblables qu’au profit de son ambition! Celui-là se dérobe au plus vite quand la bataille est perdue, s’épargnant le spectacle des malheurs qu’il a faits, laissant là les blessés, les mourans, échappant à leurs cris, à leurs malédictions, et s’écriant bien haut dans son naïf orgueil : Tout est sauvé, je suis vivant, je suis dans mon palais! Un chrétien, un héros, un chef d’armée chrétienne, comprend autrement le devoir et l’honneur.

Aussi le roi à aucun prix ne voulut quitter la Palestine. Il laissa tous ses compagnons libres de l’abandonner, et la plupart ne s’en firent pas scrupule, à commencer par ses deux frères. Peut-être les avait-il lui-même encouragés à suivre leur penchant. Ces jeunes princes pouvaient aider leur mère à défendre la France, s’il survenait quelque agression; mieux valait que le roi les laissât partir, bien que, à voir froidement les choses et l’état du royaume vis-à-vis de l’Europe, il n’y eût alors aucun sujet de sérieuse inquiétude. Le roi savait que chez sa mère l’extrême envie de déposer le fardeau de la régence la poussait à grossir les périls ; il savait que le roi d’Angleterre, harcelé comme il l’était alors par ses barons et par son parlement, ne serait pas de longtemps en mesure de guerroyer sur le continent; il pouvait donc sans trouble, sans manquer à son métier de roi, suivre la voix de sa conscience, obéir à sa charité et se montrer dans toute sa grandeur, car pour lui la gloire venait de commencer en même temps que les revers, et la fortune, en trahissant ses armes, lui avait fait cette insigne faveur d’apprendre au monde les beautés sans pareilles de son héroïque nature.

Ce n’en était pas moins, même au XIIIe siècle, en ce temps de chevalerie et de spiritualisme exalté, quelque chose d’extraordinaire, de presque étrange aux yeux de bien des gens que l’obstination du roi à demeurer en Palestine. Sans le blâmer ouvertement, ceux qui, profitant du congé qu’il leur avait donné, se hâtaient de mettre à la voile, avaient grand soin de rappeler que les chefs des croisades précédentes n’avaient jamais donné de tels exemples et ne s’étaient pas fait de ces points d’honneur exagérés. Quant à ceux qui restaient avec lui par attachement à sa personne, par fidélité féodale, quelques-uns même par intérêt, ils n’en gémissaient pas moins de son entêtement, et ne se cachaient pas de dire que cette résolution n’était qu’un coup de tête et presque une folie. Ainsi, même par ses plus fidèles, le roi n’était pas compris. Qu’on juge donc quelle fut sa joie de se voir deviné, approuvé sans réserve, et par qui? Celui qui avait osé rompre en visière à tous ses conseillers, se faire son champion, soutenir non-seulement qu’il valait mieux rester en Palestine, mais que partir serait une honte, était-ce un fou? était-ce un courtisan? était-ce même un dévot? Non, malgré sa jeunesse, le sénéchal était déjà en grand renom de prud’homie; sa parole était écoutée, on le citait dans l’armée comme un modèle de loyauté et de bon sens non moins que de bravoure; le soupçonner de complaisance, personne ne l’eût osé; on le tenait plutôt pour quelque peu frondeur, car il n’aimait guère à se taire sur les choses qu’il n’approuvait pas; enfin il était chrétien, très bon chrétien, profondément religieux, naïf dans ses croyances à l’égal d’un enfant et scrupuleux observateur des moindres commandemens de l’église, mais il n’avait pas le goût et prenait rarement sa part de ces pieux exercices si longtemps prolongés, de ces pratiques à demi monacales, où le saint roi trouvait tant de douceurs, les douceurs d’une vie presque contemplative. La dévotion de Joinville, à en juger par maint passage de son livre, n’excluait pas en lui, sur les matières de foi, un certain tour d’esprit facile et enjoué. Les exemples en sont bien connus.

Ainsi le roi l’aborde un jour et le prie de lui dire ce qu’il aimerait mieux d’être lépreux ou d’avoir fait un péché mortel ? — « Moi, qui jamais ne lui mentis, dit Joinville, je lui répondis que j’aimerais mieux en avoir fait trente que d’être lépreux. » Comme il y avait là du monde, le roi se tut, ne voulant pas faire en public la leçon au sénéchal, mais le lendemain il l’appelle à huis clos, le fait asseoir à ses pieds et lui dit : « Comment hier me dites-vous cela? — Sire, je le dis encore, reprend Joinville. — Vous parlâtes en étourdi et en fou, car il n’y a pas lèpre si laide que d’être en péché mortel... Aussi je vous prie, pour l’amour de Dieu et de moi, d’habituer votre cœur à mieux aimer que tout mal advienne à votre corps par lèpre ou autre maladie que si le péché mortel venait dans votre âme. » — « Une autre fois le roi, dit-il, me demanda si je lavais les pieds des pauvres le jour du jeudi saint. — Sire, dis-je, quel malheur! les pieds de ces vilains, je ne les laverai pas. » Là-dessus nouvelle et douce réprimande, le roi le suppliant de ne pas tenir en tel dédain ce que, pour notre enseignement. Dieu lui-même avait daigné faire.

On le voit donc, entre ces deux chrétiens la différence est grande : l’un est un maître qui voit et comprend de haut les beautés de la foi, l’autre un novice, un écolier plein de naïves irrévérences. D’où vient alors qu’ils s’entendaient si bien et comme à demi-mot? D’où vient qu’à Saint-Jean d’Acre Joinville s’était levé seul contre tous et avait parlé comme eût parlé le roi? Un lien secret, une invisible chaîne, un même esprit les unissait, l’esprit chevaleresque, cette autre religion où Joinville n’était pas novice. En ces temps de violences, au milieu des ténèbres d’une société encore à demi barbare, l’esprit chevaleresque faisait luire par momens les clartés consolantes de la plus pure civilisation. Tout ce que nos penseurs modernes, nos moralistes, nos réformateurs, croient avoir inventé en fait d’amour des hommes, de protection des faibles et de respect du droit, toutes ces théories humanitaires qu’ils professent en paroles, dans leurs leçons, dans leurs écrits, le moyen âge, il y a six siècles, les a vu professer en action. Il a senti, sous d’épaisses armures, dans de rudes poitrines, battre des cœurs uniquement occupés d’apaiser les souffrances, de venger les injures, de soulager les maux de leurs semblables. Le dévouement, l’abnégation, le sacrifice, sont devenus le but, la constante pensée, la profession de certains hommes, et non pas de moines ou de prêtres, non, de soldats, la plupart incultes et grossiers, mais adoucis, attendris, transformés par cette flamme chevaleresque, ce spiritualisme pratique tombé du ciel sur terre on ne sait pas comment. Vous niez les miracles, vous défiez le christianisme de vous en faire voir, et la chevalerie est là, issue du christianisme, attestée, certifiée par des milliers de faits, d’écrits, de témoignages, elle est là hors de doute; que voulez-vous de mieux, de plus surnaturel, de plus miraculeux, de plus impossible à croire, et cependant de plus vrai? Eh bien! l’esprit chevaleresque dont ils étaient pénétrés l’un et l’autre, voilà par où saint Louis et Joinville s’étaient si vite et si bien entendus. De ce côté, l’harmonie est complète entre l’historien et son héros : même cœur et mêmes entrailles, même enthousiasme du bien, même culte de l’honneur, même sincérité, même horreur des blasphèmes, des juremens et des mensonges. Et maintenant si quelques dissidences se trahissent parfois, si la piquante bonhomie, l’esprit gaulois du sénéchal, se laissent entrevoir, si son ardeur pour la première croisade ne se réveille pas à la seconde, s’il en prévoit les désastres et refuse d’y participer, s’il garde un respectueux silence devant certains excès sublimes d’austérité et de piété, tant mieux ! Ces légers désaccords servent d’épreuve et de contrôle à sa constante admiration.

Supposez que la vie du saint roi ne soit aujourd’hui connue que par le témoignage de quelque adulateur béat, à genoux devant le moindre mot, le moindre geste du monarque, admirant tout, glorifiant tout, quelle confiance auriez-vous en ce Dangeau du moyen âge? Et si la voix chagrine de quelque Saint-Simon venait troubler ce plat concert, ne risqueriez-vous pas d’accepter sans réserve et sans choix de mordantes sentences et de prendre à la lettre de trop cruelles sévérités? C’est là le juste châtiment des rois qui ont le malheur d’inspirer des Dangeau; Dieu leur inflige des Saint-Simon. Tandis que les monarques vraiment selon son cœur, ces rois si rares dont le peuple conserve la mémoire, il les traite avec plus d’égards, leur ménageant du premier coup l’historien qu’il leur faut, un compagnon, un témoin de leur vie, intègre, intelligent et véritable ami, sachant les admirer sans leur nuire, parce qu’ils ne craignent pas de dire sur eux la vérité. Joinville fait penser à Sully. Juste à trois siècles d’intervalle et dans des circonstances à peine différentes, n’ont-ils pas tous deux rempli même devoir? Un grand roi, moins saint que son aïeul, mais par le cœur et par l’esprit marchant de pair avec lui dans l’histoire, meurt en laissant aussi un serviteur fidèle, un conseiller ferme et sévère qui, lui aussi, s’exile d’une cour où tout le blesse et qui le méconnaît, pour dresser au fond de sa retraite un loyal monument au maître qu’il a servi et à l’ami qu’il pleure. Les Économies royales sont une œuvre de plus longue haleine, plus politique et à certains égards plus instructive que l’Histoire de saint Louis; mais, sous d’autres aspects, comment ne pas donner toutes nos préférences à notre sénéchal? D’abord il est de sa personne bien autrement aimable. S’il lui arrive de fronder, c’est avec bonne grâce, sans morgue ni raideur; puis son œuvre, à ne parler que d’elle, est d’un ordre tout différent et joue un tout autre rôle dans l’histoire de la langue et de la pensée françaises. Si Joinville n’a pas écrit lui-même son récit, le clerc auquel il l’a dicté n’était qu’un instrument docile aux mouvemens tout personnels de sa pensée; entre le lecteur et lui, on ne sent pas d’intermédiaire, tandis qu’en donnant la parole à ses respectueux secrétaires au lieu de la prendre lui-même, Sully s’est imposé une forme guindée où sa pensée s’embarrasse, et qui lui interdit toute liberté d’allure, toute originalité de style. Aussi les Économies n’ont d’autre mérite littéraire que de parler pertinemment des choses dont elles traitent et d’offrir sur les affaires du temps de précieuses indications, tandis qu’il y a tout autre chose dans l’œuvre de Joinville. Elle est aussi, elle est, même avant tout. un document utile sans lequel ou connaîtrait à peine la vraie personne de saint Louis; mais de plus, aux yeux de la critique, elle est d’un prix inestimable aussi bien par sa date, par sa valeur archéologique, que par sa valeur propre, comme jet spontané d’un esprit qui s’ignore, d’un écrivain sans art, habile à force de naturel et d’autant plus piquant qu’il est plus négligé.


II.

Il faut pourtant tout dire : cette histoire, quel qu’en soit le charme, ne suffit pas tout à fait à sa tâche; elle est vivante, mais dans un cadre circonscrit. Joinville, à proprement parler, n’est pas l’historien du règne de saint Louis; il n’en a pris qu’un épisode, le plus grand, il est vrai. C’est la descente et le séjour en Égypte, les prouesses de ses frères d’armes, les travaux, les misères, les désastres de l’expédition, les horreurs de la captivité, les péripéties du rachat, et par-dessus tout l’héroïsme et la magnanimité du roi qu’il s’est attaché à décrire et qu’il a peint d’après nature. Ces pages-là sont complètes; vous n’avez rien à y souhaiter. Rien ne manque non plus à ces précieuses confidences, où nous sont révélés les sentimens, les habitudes, les paroles même du roi; mais vous contentez-vous de ces scènes intimes et de ce grand drame sous le ciel égyptien? Avant et après la croisade, avant et après Damiette et Saint-Jean-d’Acre, n’y a-t-il pas tout un règne dont les événemens, la conduite, les résultats, éveillent votre curiosité? N’y a-t-il pas des règlemens, des lois, tout un ensemble d’institutions qu’il vous importe de connaître, puisque des millions d’hommes en ce pays en ont ressenti les bienfaits? Joinville indique bien d’une façon sommaire et les principaux faits du règne et les points essentiels de ces institutions, mais sans ordre chronologique et sans clarté suffisante. Comme il ne sait vraiment parler des choses que quand il les a vues, il y a pour lui dans ce règne deux lacunes forcées, le commencement et la fin. Ni les glorieux débuts du prince ni la touchante mort du chrétien ne l’ont eu pour témoin, et plus il est dans ses récits fécond et attachant, plus ses lacunes semblent vides, plus on aspire à les combler.

Ce qui résulte donc de la lecture de Joinville, c’est un très vif désir de savoir ce qu’il ne dit pas, de compléter son œuvre. Heureusement il n’est pas le seul dans le XIIIe siècle qui ait parlé des choses de son temps. Le bénédictin Guillaume de Nangis, le moine anglais Mathieu Paris, le moine de Cîteaux Albéric des Trois-Fontaines, le chroniqueur belge Philippe Mouskès, les chroniqueurs arabes Aboul-Mahassen et Gemal-Eddin, bien d’autres encore ont raconté, chacun à sa manière, dans un esprit et à des points de vue tout à fait différens les faits du règne de saint Louis. Ces témoignages, pris à part, sont tous insuffisans; mis en regard les uns des autres, ils se complètent, ils sont la véritable histoire du règne, et, ce qui n’en est pas la moindre gloire, tous, amis et ennemis, Français, Anglais ou musulmans, parlent en mêmes termes du saint roi, avec le même accent de respect et d’admiration.

Mais ici nous tombons dans le même embarras qui nous menaçait tout à l’heure, lorsqu’il était question de faire lire à notre public Joinville dans l’original. Comment demander aux gens du monde, même aux esprits studieux et lettrés, de s’attaquer à tous ces chroniqueurs, de les lire et, qui plus est, de les collationner, d’en comparer, d’en relever les différences et d’en tirer des vues d’ensemble ? Si ceux-là seuls ont chance de connaître en entier le règne de saint Louis qui par eux-mêmes se livreront à ce genre d’exercice, résignons-nous, ils seront peu nombreux et réduits tout au plus aux érudits de profession; mais non, le bonheur veut que tant d’effort et d’étude ne soit pas nécessaire, le travail est tout fait, et fait de main de maître. Un des hommes à qui l’érudition française du XVIIe siècle doit le plus de reconnaissance, l’auteur de deux histoires critiques, en grande et juste estime, l’Histoire des empereurs et l’Histoire ecclésiastique des six premiers siècles de l’église, Lenain de Tillemont, s’était épris du règne de saint Louis. Pour se préparer à en écrire l’histoire, il avait procédé, comme il savait le faire, au dépouillement complet, à l’examen comparatif et raisonné de tous les chroniqueurs contemporains. Cet immense travail, en partie perdu aujourd’hui, se résumait en six volumes, restés près de deux siècles en manuscrit et mis au jour, voilà vingt ans, par le choix judicieux de la Société de l’histoire de France. C’est un de ces services que, sans bruit et modestement, cette association a le secret de rendre aux sérieuses et nobles études qu’elle patronne. En imprimant ces six volumes, elle a donné un vrai modèle, un chef-d’œuvre en son genre, l’exemple le plus précoce de cette façon vraiment critique d’écrire l’histoire, qui ne puise qu’aux sources, n’accepte que les récits franchement originaux, rejette toute entremise de l’imagination et s’abstient de toute parure. On ne peut pas pousser la conscience érudite plus loin que ne l’a fait l’auteur de ces six volumes; mais, il faut bien le dire, l’érudition si sévèrement comprise et mise en œuvre, l’érudition du XVIIe siècle, est un genre d’aliment presque aussi mal approprié aux esprits d’aujourd’hui que les documens originaux des chroniqueurs eux-mêmes. Cette investigation, qui veut tout éclaircir et qui s’oublie quelquefois en chemin par amour de l’éclaircissement, n’est pas un guide toujours commode. Puis les chapitres dans cette histoire sont bien multipliés et tournent souvent en dissertations; souvent aussi le lien qui les unit paraît se rompre, enfin le style, quoique non dépourvu de grandes qualités, n’a ni les agrémens, ni l’exacte propriété, ni la clarté limpide qui aujourd’hui séduisent un lecteur. Bref, tout en admirant, tout en prisant aussi haut qu’il soit possible cette excellente histoire, nous n’oserions en conseiller la lecture à tout le monde.

Ce n’est donc pas encore là ce complément aux mémoires de Joinville qu’on cherche après les avoir lus. Il faudrait le même fond sous une forme plus engageante, moins de développemens, plus d’unité de composition, quelque chose en un mot de plus facile à lire et qui fît à peu près pour Lenain de Tillemont ce que M. de Wailly vient de faire pour le sire de Joinville. Eh bien! ce livre existe : une histoire de saint Louis a paru récemment en deux volumes au lieu de six, sans obscurités ni longueurs, empreinte de l’esprit et des principes critiques de Lenain de Tillemont, puisée comme la sienne directement aux sources et remarquablement complète malgré sa concision. Devant de tels mérites, l’Académie française ne pouvait guère rester indifférente, et l’auteur, M. Félix Faure, est devenu l’an passé un de ses lauréats dans un de ses plus sérieux concours. Si tout ce qu’il y a dans cet ouvrage d’exactitude et de méthode, de judicieux esprit et de savoir, d’intelligence des faits, des passions et des caractères, de vrai sens historique en un mot, était mis en valeur par un style non pas plus éclatant, plus à effet, — luxe inutile, — mais moins égal, moins tempéré, plus nerveux, plus original, le livre serait de premier ordre. Tel qu’il est, il n’en répond pas moins de la façon la plus heureuse, et comme à point nommé, à l’appel que provoque la lecture de Joinville. Pénétrez-vous de ces deux volumes, et tous les événemens du règne de saint Louis, y compris ceux dont la conduite et l’honneur appartiennent à sa mère, vont se ranger devant vous; vous les verrez, vous en suivrez la chaîne. Tous les points obscurs et douteux qui vous troublaient en écoutant le sénéchal sont éclaircis ou dissipés; vous connaissez l’époque, vous y vivez vous-même.


III.

Et maintenant ne vous en tenez pas là, retournez à Joinville, ne craignez pas de le relire; vous trouverez à ses paroles un sens et un charme nouveaux. L’intelligence d’un auteur ne s’acquiert pas seulement par l’étude de son vocabulaire, elle s’obtient aussi par l’étude de son temps. C’est la mémoire encore toute fraîche de cette histoire de M. Félix Faure que nous vous demandons de reprendre Joinville. Si perspicace que vous soyez, sans ce commentaire préalable, sans cette préparation, vous ne sentez qu’à moitié, vous comprenez à peine, aussi bien l’homme que son temps.

Et c’est dommage en vérité. Le temps qui a produit de tels hommes, les saint Louis et même les Joinville, est entre tous les siècles grand pour la France et pour l’humanité. Nous n’entendons par là rabaisser aucune autre époque et ne voulons troubler aucune admiration; mais, tout en respectant les renommées justement établies et sans nous engager dans de vains parallèles, n’y a-t-il pas lieu de soutenir certaines préséances et de mettre chacun à son rang? Quel est dans la série des siècles déjà parcourus par la France le temps de sa plus vraie grandeur? À ces mots, la grandeur de la France, tous les regards, nous le savons, se tournent comme d’eux-mêmes vers le XVIIe siècle. L’éclat de cette illustre époque, cette suite de succès si longtemps prolongés, interrompus si tard, cette gloire persévérante célébrée en si noble langage, ces mœurs polies, cette culture exquise, cette suprématie exercée sur l’Europe entière par l’empire de l’esprit plus encore que par les armes, tout cela, c’est de la grandeur sans doute. Bien des misères, bien des frivolités, de petites raisons, de petits intérêts, des passions mesquines, alors comme toujours, se mêlent aux plus belles choses; mais, à tout prendre, ce sont les idées nobles, les intérêts sérieux, les hautes vues qui prévalent. La France peut dire que ses affaires sont grandement conduites, et dans le champ de la pensée, dans les lettres surtout, jamais tant d’esprits hors de pair n’avaient à la fois brillé et enfanté des œuvres si bien construites pour braver les ravages du temps. Il n’y a donc rien d’étonnant que tout le monde se soit dit : Voilà le grand siècle par excellence! Mais dans cette grandeur tout est-il donc de bon aloi? Avant même que le majestueux monarque qui devait promulguer comme un dogme l’identité de sa personne et de l’état en fût venu à ces extrêmes conséquences du pouvoir absolu et les eût pratiquées au mépris de toute dignité humaine et au scandale de la raison, dans cette première moitié du siècle où toute indépendance n’est pas encore détruite, où quelque vie subsiste encore, époque agitée, remuante, presque libre, qui voit s’établir pied à pied, contre l’Europe conjurée, centre l’aveugle rage des discordes civiles, l’affranchissement, l’agrandissement, l’imité de la France, quel est au fond le but et le principe de tant d’efforts? Chez les meilleurs, l’ambition, la gloire, l’honneur purement humain; chez la plupart, l’esprit d’intrigue et de cour, les plus vulgaires convoitises; chez tous, de médiocres scrupules sur le choix des moyens. Les idées de justice et de droit, d’amour et de respect des hommes, ces conditions suprêmes de la vraie civilisation, ces dons sublimes du christianisme, en quelle estime les tient-on? On les honore plus qu’on ne s’y soumet. Comparé aux deux siècles qui l’avoisinent, au XVIe et au XVIIIe, le XVIIe est sans doute chrétien, il ne l’est guère dans le vrai sens du mot. L’exemple du monarque énerve le ressort du frein religieux. Si dans le fond des cœurs dorment encore les semences chrétiennes, elles ne germent qu’au déclin de l’âge, non sous le feu des passions. Pour ceux-là seuls qui sont près de mourir, le christianisme reste vivant. Il enseigne le repentir aux âmes qu’il n’a pas gouvernées et qui lui rendent un tardif hommage sans avoir accepté son joug. Ce qui est en progrès au contraire, à mesure que le siècle vieillit, c’est la misère du peuple, l’appauvrissement du sol, l’expatriement de l’industrie, l’épuisement des finances, et, par un enchaînement fatal, la désaffection des sujets, l’affaiblissement de l’autorité royale, l’ébranlement du trône. Un reste de grandeur survit encore et couvre ces ruines, mais l’édifice est vermoulu. Regardez bien : plus de jeunesse, plus d’avenir; le système est à bout, et le prestige a fait son temps.

Telle n’est pas, il s’en faut, la France de saint Louis. Les caractères sont encore rudes, presqu’à demi barbares; la société, qui vient de naître, n’est pas encore élégante et polie, bien qu’à certains égards déjà subtile et raffinée; elle n’a pas le crédit d’extirper d’un seul coup les habitudes guerroyantes et brutales que lui lègue la féodalité; dans son sein, même aux rangs les plus hauts et les plus choisis, chacun de temps en temps se croit encore le maître d’attaquer son voisin, de ne compter que sur soi-même pour se défendre, se protéger et se faire justice; mais une idée commence à naître, une idée qui domine et soutient les esprits, l’idée d’un pouvoir protecteur, ennemi de la violence, défenseur né de la faiblesse, tenant la balance égale entre les grands et les. petits. Au siècle précédent, cette force médiatrice n’était encore qu’un rê.ve, le rêve des opprimés; la voilà qui devient, sous les traits de Philippe-1uguste, de Blanche de Castille et de saint Louis une réalité consolante. La royauté existe, elle est à l’œuvre, sa mission s’accomplit : elle punit et protège, elle ordonne et régularise; ce n’est pas un vain nom, un pouvoir vieillissant, une ombre qui décline : c’est la jeunesse, l’avenir, l’espérance. Aussi quel mouvement dans cette société qu’elle couvre de son aile, qu’elle anime de ses promesses! Quel travail de rénovation ! quelle lutte incessante du bien contre le mal! L’état des mœurs sans doute est loin d’être édifiant, témoin tous ces milliers d’écrits en prose comme en vers d’une morale plus qu’étrange et d’un ton presque obscène; mais, à côté de ce cynisme, quels élans de vertu! quelle ardeur pour le bien! quelle pureté, quelle candeur, quelle sainteté chez certains hommes ! quels traits sublimes de dévouement et de sacrifice ! et comme ces exemples, de quelque part qu’ils viennent, élèvent le niveau moral dans la société tout entière ! La condition du peuple est encore malheureuse, mais chaque jour tout s’adoucit, aussi bien les impôts que les mœurs. Les tailles sont établies avec plus d’équité, perçues avec moins de rigueur; les corvées sont moins lourdes, les monnaies plus loyalement frappées; l’industrie dans les villes se développe et prospère; les campagnes sont calmes, les moissons respectées; on n’entend plus aux champs, surtout vers la fin du règne, ni colères ni murmures; chacun bénit l’auteur de cette paix profonde qui depuis trente ans se prolonge, vrai miracle en ces temps de luttes et d’oppression; la croisade elle-même, si mal qu’elle ait tourné et quelque deuil qu’elle ait jeté dans nombre de familles, n’est qu’un lointain désastre dont le pays lui-même n’est vraiment pas atteint : les trésors du clergé et l’épargne royale en ont seuls fait les frais; en un mot, tout respire l’espérance et la vie, tout est plein de promesses. Encore vingt ans de paix, c’est-à-dire vingt ans de vie du roi, et les progrès acquis allaient s’accroître encore dans de telles proportions que l’avenir du monde et la marche de notre histoire en pouvaient être entièrement transformés.

Le roi mort, le miracle cessait. Cette paix, son ouvrage, ne pouvait durer que par lui. C’est lui que ses voisins acceptaient comme arbitre pour éteindre leurs différends. Plus de conflits, il les étouffait tous. On peut dire qu’il supprimait la guerre par l’ascendant de sa vertu, et l’honneur de la France, loin d’en souffrir, n’avait jamais été commis à des mains plus jalouses. Autant ce cœur chrétien semblait humble, soumis et prêt à tout céder quand son propre intérêt était seul en question, autant il devenait fier et presque exigeant dès qu’il voyait en jeu ou l’intérêt de sa couronne ou son devoir de roi. Il avait foi en sa mission royale presque autant qu’aux saintes vérités, et se tenait pour obligé devant Dieu même à rendre son pays plus puissant et plus grand qu’il ne l’avait reçu. Non qu’il eût l’orgueilleuse passion d’élargir ses frontières, il songeait à les affermir. Ses conquêtes à lui étaient plus difficiles que les heureux envahissemens de son illustre aïeul : il voulait confirmer, consolider à force de sagesse et de modération ce qui avait été gagné par force et par adresse. De ces provinces confisquées, de ces acquisitions subites et par là même un peu précaires, il fit de solides possessions, de vraies provinces, nous dirions volontiers le cœur même de la France. Qu’il lui en ait coûté quelque chose, cela va sans dire; s’il n’eût rien concédé à son frère d’Angleterre dans le traité de 1258, il n’aurait pas scellé la paix qu’il convoitait, la paix selon son cœur, une paix franche et durable, une de ces paix qui n’humilient personne, les seules qui ne soient pas menteuses. C’était, quoi qu’on en dise, par politique, non par scrupules chrétiens, qu’il avait conclu ce traité. Il savait qu’avec ses voisins le grand art est de ne pas tout prendre, de restituer parfois, de donner peu, pour recevoir beaucoup. Et non-seulement il s’assurait ainsi la possession incontestée, la pleine propriété de la Normandie, de l’Anjou, du Maine, de la Touraine et du Poitou, l’hommage direct du Berri, de la Bretagne, de l’Auvergne, de la Marche et de l’Angoumois, mais il acquérait en outre pour lui et pour son peuple, en Europe et dans le monde, un renom de loyauté, une autorité décisive et suprême dont jamais la simple adjonction d’un territoire, si grand qu’il fût, ne l’aurait investi.

Ce qu’était au XIIIe siècle le nom de la France chez les nations étrangères, dans toute la chrétienté, ce que ce nom inspirait de confiance et de souverain respect, bien peu de gens s’en doutent aujourd’hui. On oublie que cette suprématie, dont il y a deux cents ans nos pères se glorifiaient et qu’ils croyaient nouvelle, n’était qu’une réminiscence. Richelieu, Louis XIV, n’avaient fait que reconquérir ce qui nous avait appartenu, ce que durant quatre siècles, de faute en faute, de hasard en hasard, nous avions peu à peu compromis et perdu. Cet ascendant dominateur, cet empire de la mode non moins que de la puissance, déjà nous l’avions exercé. Nous avions vu l’Europe s’inspirer de nos mœurs, copier nos manières, cultiver notre langue, imiter nos poètes, se façonner sur nos artistes. Ainsi les deux époques, à n’en considérer que les dehors, se valent pour le moins, toutes proportions gardées, et, quand vous allez au fond, quand vous sondez le cœur, l’âme de ces deux époques, quand d’un côté vous voyez une politique plus humaine, plus franche, plus vraiment habile, un peuple moins pressuré, l’Evangile moins méconnu, les grands principes plus respectés, les grands devoirs mieux accomplis, comment ne pas franchement reconnaître que la vraie grandeur est de ce côté?

Reste de l’autre, il est vrai, un avantage inestimable, la gloire des lettres; nous nous gardons d’en rabaisser le prix. Seulement n’oubliez pas que, si nos grands écrivains du XVIIe siècle sont d’incomparables modèles, il s’en faut que les arts à cette même époque vous puissent inspirer même culte et même admiration. Les arts, à peu d’exceptions près, sont alors aussi froids et aussi solennels qu’au temps de saint Louis ils furent touchans et animés. Nous ne prétendons pas que le sentiment du beau, le goût des arts plastiques, soient en ce monde la principale affaire, et que la valeur d’un règne ou d’une époque se mesure à l’habileté des architectes et des sculpteurs; mais ce n’est pourtant pas un signe à dédaigner, quand on compare entre eux des hommes ou des siècles, que la manière dont ils sentirent le beau. Sous Louis XIV, à mesure que le pays se soumet et s’abaisse, le goût en matière d’art s’épaissit, s’alourdit ; on sent qu’il porte la livrée du pouvoir absolu. Lesueur, Poussin, au milieu de ce temps, sont des voyageurs égarés ; ils marchent contre le courant, au rebours de la foule, cherchant le simple quand le faste triomphe. Sous saint Louis au contraire, c’est le courant qui porte au simple, au grand, au noble, au délicat, au faire exquis et distingué ; c’est en suivant la foule, en lui obéissant, qu’on est fécond et créateur. Affranchi de ses liens hiératiques, l’art respire, prend une libre allure, un essor tout nouveau, et s’épanouit avec audace, non sans règles, mais sans servilité. Que ne pouvons-nous ici faire apparaître les merveilles de cet art du XIIIe siècle, ou tout au moins en faire comprendre la profonde originalité et l’honneur qui en rejaillit sur la France, son premier, son principal berceau ! Pour mettre à leur rang véritable nos artistes français de ce temps, c’est en regard de l’Italie qu’il faut les voir et les juger. Pendant qu’au-delà des monts rien de neuf n’apparaît encore, pendant que sur ce sol où germeront un jour tant de chefs-d’œuvre et où nous-mêmes nous ne prendrons que trop d’exemples, l’art se réveille à peine, timide et encore enfant, imitant avec hésitation les antiques modèles qui l’entourent, chez nous il a déjà pris fièrement son parti, il est alerte, dégagé, svelte, brillant, diaphane, n’imite rien, n’emprunte rien, se suffit à lui-même. Qu’importe si la forme qu’il adopte ne lui permettra pas de survivre longtemps aux mœurs qui l’ont vu naître et dont il est la trop fidèle image ? qu’importe s’il y a chez lui certains germes cachés de complications et de raffinemens qui hâteront sa fin ? Il n’en a pas moins eu son âge d’or, son heure de gloire, son siècle de grandeur ; ses œuvres nous l’attestent ; tout n’en est pas perdu ; nous en pouvons non sans orgueil contempler encore aujourd’hui d’éblouissans vestiges.

La Sainte-Chapelle du Palais, l’œuvre favorite du saint roi, la création par excellence de cet art intelligent et inspiré, la Sainte-Chapelle existe encore, privée d’air, de jour et d’espace, emprisonnée dans d’odieuses constructions qui 1 étouffent, mais enfin saine et sauve ; elle est debout, grâce au secours qu’elle reçut, il y a trente ans, de cette restauration d’abord si prompte, si vivement conduite, puis presque interrompue, et continuée péniblement comme toute entreprise utile née à certaine époque, et dont le temps présent n’a pas seul tout l’honneur ! La voilà pourtant qui s’achève : l’édifice, affermi sur sa base, assuré contre l’injure du temps, rendu à sa splendeur première, restera, et, nous l’espérons, pour une nouvelle série de siècles, l’honneur, la vraie parure de notre vieux Paris et la consolation de ceux qui, comme nous, ont aujourd’hui le goût assez pervers pour ne pas admirer, et pour trouver parfois barbare, non moins que ruineuse, la façon dont on l’embellit. C’est là, sous le hardi réseau de ces souples nervures, sous l’éclat coloré de ces verrières étincelantes, dans ce tabernacle aérien, qu’il faut évoquer Joinville et l’appeler en témoignage. Lui seul nous force à croire aux vertus surhumaines de son royal ami. Quelles que soient les témérités de cette architecture en quelque sorte immatérielle, un bien plus étonnant miracle est l’âme de ce roi. Foyer d’amour, de charité, de compassion, de dévouement, ce n’est là rien encore. D’autres ont eu de telles âmes; le surhumain est de n’avoir jamais succombé à aucune faiblesse, cédé à aucun entraînement, d’avoir su résister toujours, même à sa dévotion, même au clergé, même à Rome, aussi bien qu’à l’Europe, aux musulmans et aux menaces de torture! On comprend que la royauté, n’eût-elle apparu qu’un seul jour sous les traits d’un tel homme, ait pris, et pour si longtemps, dans ce pays de France, un caractère mystérieux et divin. Le souvenir de saint Louis a protégé et fait aimer, presque adorer par habitude, même ses plus faibles et ses moins dignes successeurs.

Quel est donc le secret de cet héroïsme qu’a respecté Voltaire lui-même, dont il n’a jamais pu parler que sérieusement, et qui lui a fait trouver pour le peindre les plus admirables paroles? Le secret de cet héroïsme est le mépris absolu de la mort. Le jour où le saint roi fit voir aux émissaires du Vieux de la Montagne que leurs poignards ne le faisaient ni trembler ni pâlir, il fut maître en Europe, maître de tous comme de lui-même. On ne fait de vraiment grandes choses, on n’est digne de commander aux hommes qu’à ce prix. Ne demandons pourtant pas aux puissans de la terre qui, sous un nom ou sous un autre, sont appelés au dangereux honneur de gouverner leurs semblables, ne leur demandons pas d’être des saints, ni même des héros! Mais si, renonçant à la pratique encore plus inhabile qu’immorale de traditions surannées, ils empruntaient enfin au bienheureux monarque la plus facile de ses vertus, le fond de sa politique, sa sainte horreur du mensonge, s’ils s’habituaient à dire assez souvent la vérité pour qu’on pût croire qu’ils la disent toujours, quelle transformation de ce monde, quel gage de sécurité pour les peuples, et pour les rois, quelle facile assurance d’être bénis et respectés!


L. VITET.

  1. Sous le n° 2010. (Supplément.)
  2. Sous le n° 206. (Supplément.)
  3. Ce qui rend cette notice non moins piquante qu’instructive, c’est qu’elle démontre par preuves victorieuses et avec une clarté parfaite que, de ces trois manuscrits, le plus utile à consulter, le plus fécond en bonnes leçons, le plus voisin du texte original dans les passages où tous les trois l’ont plus ou moins altéré, ce n’est pas celui qu’on pense, celui que naguère encore de très habiles gens donnaient pour le texte même écrit sous les yeux de Joinville, s’autorisant de l’écriture, qui est bien du XIVe siècle, et de l’année 1309 inscrite au dernier feuillet, année où Joinville en effet termina son travail et en fît publiquement hommage à l’arrière-petit-fils de son maître, au jeune prince qui devait bientôt régner sous le nom de Louis le Hutin. Assurément ce manuscrit est d’une ancienneté qui le rend respectable, sans compter qu’il a d’autres mérites ; mais on aura beau faire, ce n’est pas là le texte de Joinville. L’écriture, vue de près, et surtout l’orthographe, indice encore plus sûr, ne peuvent être antérieures au milieu du XIVe siècle, à l’année 1350 environ ; ce n’est donc pas même une copie contemporaine de l’original ; quarante ans au moins l’en séparent, intervalle suffisant pour qu’il s’y soit glissé d’assez nombreuses altérations. Ce qui mérite attention, ce qui est vraiment extraordinaire, c’est que les deux autres manuscrits, plus modernes de deux cents ans au moins, et qui par conséquent devraient être encore plus infidèles, fournissent au contraire dans de nombreux passages des variantes moins défectueuses que la copie du XIVe siècle, des variantes à travers lesquelles on voit plus aisément quelles étaient les versions primitives. D’où vient ce fait étrange ? De cette circonstance parfaitement observée par M. de Wailly qu’au XIVe siècle et particulièrement à l’époque où ce manuscrit paraît avoir dû être écrit, vers 1350, notre langue était en état de crise et subissait une vraie révolution dans l’orthographe d’un grand nombre de mots et dans certaines règles grammaticales qui jusqu’alors avaient régné. On achevait de s’affranchir d’une habitude toute latine, et cependant encore vivace au XIIe et même au XIIIe siècle, l’habitude des déclinaisons.
    Il eût semblé qu’après l’innovation d’origine barbare qui avait donné comme acolyte à chaque substantif un article indiquant clairement et sans équivoque le rôle qu’il jouait dans la phrase, l’usage des déclinaisons, n’étant plus qu’une sorte de pléonasme, aurait dû promptement disparaître, et néanmoins il avait persisté. Ainsi le mot peuple, par exemple, quand il était sujet du verbe, c’est-à-dire au nominatif, s’écrivait au singulier avec une s, peuples, en souvenir du latin populus, et quand il était régime, à cause du latin populum, l’s était supprimée : le même mot, au pluriel, à cause de populi, s’écrivait sans s au nominatif, et à l’accusatif au contraire avec un s pour rappeler populos. La même règle s’appliquait aux adjectifs, aux pronoms et à beaucoup de substantifs qui n’avaient pas comme le mot peuple une ressemblance exacte et directe avec les noms latins correspondans. Ainsi roi, au nominatif singulier, prenait un s, n’en prenait pas à l’accusatif, tandis qu’au pluriel il s’écrivait sans s comme sujet du verbe, avec un s comme régime. Enfin la différence entre les deux cas de la déclinaison ne consistait pas toujours seulement à mettre ou à ne pas mettre un s; la forme du mot variait complètement quelquefois. Ainsi le mot sire et le mot seigneur étaient un seul et même mot, à deux cas différens, le premier au nominatif, le second à l’accusatif, et, comme le pronom personnel mon était un accusatif tandis que mes par analogie avec meus était un nominatif singulier, on ne pouvait pas indifféremment et ad libitum user de ces deux mots messire et monseigneur, l’un devait nécessairement figurer dans la phrase à titre de sujet, et l’autre comme régime.
    Eh bien ! ce sont toutes ces habitudes, toutes ces règles des déclinaisons latines, que la révolution du XIVe siècle avait fait disparaître comme un mécanisme inutile dans une langue où l’emploi fréquent et continuel des articles rendait l’amphibologie presque toujours impossible. Or l’usage nouveau était déjà partout accepté, consacré, et avait force de loi vers 1350, époque où doit avoir été écrite la plus ancienne de nos trois copies du texte original de Joinville. Qu’a donc fait le copiste ? L’idée tout archéologique de reproduire religieusement une orthographe surannée, comme on le fait aujourd’hui en copiant un ancien manuscrit, ne pouvait venir, alors à l’esprit de personne. Notre copiste a donc naturellement, involontairement en quelque sorte, rajeuni l’orthographe de Joinville ; nous en avons plus d’une preuve.
    D’abord, Joinville étant donné, lui, l’homme du XIIIe siècle par excellence, l’admirateur passionné du roi son maître et de son temps, pouvait-il, même en 1309, avoir abandonné sa vieille façon d’écrire ? Pas plus qu’en 1809 M. de Chateaubriand ne s’était résigné à l’orthographe de Voltaire, puisqu’il la combattait encore vingt ans plus tard, rompant des lances devant l’Académie, pendant que se préparait la dernière édition du dictionnaire, pour qu’elle ne renonçât pas à écrire français par un o. Ainsi, à défaut d’autres preuves, les opinions, le caractère de notre historien établiraient de la façon la plus indubitable que l’orthographe rajeunie du manuscrit dont nous parlons ne peut lui appartenir ; mais nous avons des preuves encore plus péremptoires, nous avons des écrits de Joinville, même postérieurs à 1309, et par exemple une lettre à Louis le Hutin datée de 1315. Or chaque mot dans cette lettre est sévèrement conforme aux usages du XIIIe siècle. Point de doute par conséquent : bien que postérieur seulement de quarante ans au texte original de Joinville, ce manuscrit n’en est pas l’exacte reproduction. Dès la première ligne, M. de Wailly le prend en flagrant délit. Joinville dédie son livre au jeune prince Louis, et, s’adressant à lui, s’intitule son seneschal de Champaigne; or son seneschal au XIIIe siècle était un accusatif. Joinville évidemment n’avait pas fait ce quiproquo de donner pour sujet à sa phrase un régime : il n’avait pu parler de lui qu’au nominatif singulier, et dire par conséquent, non pas son seneschal, mais ses seneschaus.
    Ce n’est là ni une théorie, ni une conjecture. Prenez la lettre à Louis le Hutin, elle commence ainsi : « A son bon seigneur Looys… Iehaus sires de Joinville, ses seneschaix de Champaigne… » Il y a donc certitude qu’en 1309, aussi bien qu’en 1315, cette manière de dire était la sienne. Seulement le copiste n’en a pas tenu compte, et dans tout autre cas aussi bien que dans celui-ci, à toute expression entachée d’archaïsme il a substitué sans scrupule le mot alors en usage, le mot que tout le monde comprenait. Par bonheur il s’en est tenu là, : il n’a touché qu’à l’orthographe sans altérer l’ordre des mots, et respectant ainsi le mouvement des phrases de Joinville, l’allure de sa pensée. Aussi qu’arrive-t-il ? Dans ce texte à moitié rajeuni, nous rencontrons à chaque pas des inversions toutes latines, qui font l’effet le plus étrange et qui, pour être vraiment intelligibles, auraient besoin que les signes des déclinaisons, les variétés de désinence n’eussent pas disparu. L’obscurité qui en résulte n’est pas du fait de Joinville, et devient pour M. de Wailly une preuve de plus de l’infidélité du manuscrit de 1350, au moins quant à l’orthographe.
    Mais il possède un autre témoignage encore plus convaincant, et ceci nous ramène à ces deux autres manuscrits qui, bien que tard venus, peuvent être, comme on va le voir, consultés avec tant de profit. Le manuscrit de Lucques et celui de Reims, écrits tous deux au XVIe siècle, et sans nul doute d’après l’original même de Joinville, ou d’après une copie contemporaine et identique, ont cela de particulier que les copistes dont ils sont l’œuvre devaient ignorer absolument et ne pas même soupçonner qu’il eût jamais existé des déclinaisons dans notre langue. L’orthographe et la grammaire des XIIe et XIIIe siècles leur étaient à coup sûr aussi parfaitement inconnues que peut l’être aujourd’hui pour la plupart de nos lettrés le français de la chanson de Roland. Aussi qu’ont-ils fait? Tantôt ils ont conservé les formes primitives et notamment les s du nominatif singulier, parce qu’en dépit du sens ils les ont pris pour des pluriels ; tantôt ils se sont forgé un sens quelconque pour motiver ces prétendus pluriels, et les altérations qu’ils ont ainsi commises laissent voir clairement ce qu’ils ont altéré. Ainsi, pour en revenir à notre phrase de dédicace, que lit-on à la première ligne du manuscrit de Lucques ? « Jehan, seigneur de Joinville, des seneschaulx de Champaigne… » Leçon fautive évidemment, et qui n’a aucun sens, mais qui prouve que le copiste ayant sous les yeux ces deux mots : ses seneschaus, et n’y pouvant rien comprendre, a cherché une variante qui justifiât tant bien que mal cet inexplicable pluriel. Peut-être a-t-il pensé que Joinville était un des seneschaux de Champagne. Peu importe ce qu’il a cru : il a conservé le mot seneschaulx, et par là il autorise à affirmer que son confrère du XIVe siècle, en écrivant son seneschal, n’a pas fidèlement reproduit le texte de Joinville.
    On comprend dès lors que celui qui veut faire de ce texte une savante et consciencieuse restitution a des trésors à demander à l’œuvre de ces deux copistes, dont les fautes sont des traits de lumière et l’ignorance une garantie de sincérité. Nous pardonnera-t-on d’avoir fait prendre à cette note des proportions vraiment démesurées ? Il fallait bien quelques détails pour donner une idée, même sommaire et très incomplète encore, d’une question philologique qui n’est certainement pas dépourvue d’intérêt, et que M. de Wailly a éclaircie mieux que personne. Nous voulions surtout indiquer quelles voies nouvelles il avait su s’ouvrir, quelles ressources il s’était créées après Ducange, après M. Daunou, après tant d’autres savans illustres, et par quels laborieux efforts il avait fait de cette édition et un digne hommage à Joinville, et pour l’érudition française un titre d’honneur de plus.
  4. Cotte d’arme réservée aux chevaliers. On ne pouvait être reçu chevalier qu’à vingt et un ans.