Jolis péchés des nymphes du Palais-Royal/Texte entier

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Chez Korikoko, Libraire du Palais (J.-J. Gay) (p. v-96).

DISCOURS PRÉLIMINAIRE

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EULALIE

LA SCANDALEUSE

à ses très chères et honorées camarades, les filles du palais de la capitale, des faubourgs et de la banlieue.

Permettez, chères et voluptueuses complices, que je voue dédie ces Confessions ingénues et franches ; et, puisque vous m’avez révélé sans ménagement toutes les espiègleries de votre vie galante, n’est-il pas juste que je vous fasse hommage de cette œuvre légère ?

Oui, ces Confessions sont votre ouvrage, et, quoique vous m’ayez fait l’hommage de me choisir pour le bel esprit rédacteur de la troupe, il n’en est pas moins vrai que tous les éléments de cette savante composition me viennent de vos propres aveux.

Quel orgueil j’éprouve donc de faire connaître au public attentif et curieux, et cela avec votre approbation, tous les précieux mystères que vous m’avez confiés !… Éloignez-vous, rimailleurs, auteurs faméliques, qui nous avez fait tant de fois agir et parler sans nous connaître, brisez vos pinceaux grossiers, je vais déchirer tous les masques, et la pudeur s’accusera elle-même ici de ses funestes égarements. C’est Vénus à genoux qui, faisant son testament, demande grâce aux dieux de ses plus secrètes erreurs. Il faut espérer qu’un si beau repentir lui méritera quelque indulgence.

— On va bien rire, sans doute, bien s’amuser à nos dépens, me direz-vous ; des Nymphes du Palais, auteurs ! C’est trop plaisant, dira ce caustique.

Et pourquoi pas ? Puisque tout le monde se mêle de littérature, pour quelle raison n’aurions-nous pas aussi nos grands écrivains ?…

Venez à notre secours, ombre de Ninon, spirituelle Sapho, érotique Arnould ; répandez sur nos écrits ce charme heureux qui touche ; aiguisez nos traits du sel piquant de la saillie et donnez à notre imagination le séduisant délire de la vôtre ; dites-nous surtout comment, sans effaroucher de chastes et pudibonds regards, on peut narrer les historiettes les plus chatouilleuses, les gaudrioles les plus piquantes ; et toi, immortel Piron, le patriarche des poètes galants, apprends-nous encore sur quel ton on doit parler des folies de Vénus ; non de ce style graveleux qui n’admet aucune gaze et déshabille la volupté sans ménagement, mais avec cette délicatesse charmante qui ne soulève la ceinture de Vénus qu’à l’abri des ombres les plus épaisses, et ne parle jamais du libertinage en expressions libertines.

Tour à tour narratrices et confidentes, nous allons donc, mes tendres amies, prendre alternativement la plume dans ces importantes révélations ; car vous n’exigerez pas sans doute, malgré mon zèle, que je demeure toujours seule chargée du soin de blanchir votre linge sale…

Allons, puisque vous exigez que ce soit moi qui commence, je me résigne ; vous reconnaîtrez l’excès de ma sincérité à l’excès de mes passions.

La faute en est aux dieux qui me firent si folle.

Recevez, vertueuses et sages compagnes, les salutations angéliques de votre affectionnée complice, très repentante,


Eulalie la Scandaleuse.

Fait en notre Palais, l’an **** des bamboches sentimentales.


CONFESSION

D’EULALIE LA SCANDALEUSE

Une soirée d’hiver, que toutes les prêtresses du temple du no 113 étaient réunies dans le salon de compagnie, pendant que les trotteuses des galeries manœuvraient au dehors, Eulalie commença ses confidences en ces termes :

— Mes chères amies, vous voyez en moi un des jouets les plus bizarres de la fortune ; j’étais faite pour la vertu, mais un démon jaloux de mes sages inclinations triompha de mon sort, et disposa tout autrement de mes destinées. Non pas que je soie née dans un rang et une famille de distinction, je suis tout simplement d’une bonne bourgeoisie de Tolède en Espagne, et mon véritable nom est Farfanne. Quant à mon prénom, on m’appelait Mariquita, mot caressant très commun dans les Espagnes, et que mes parents me donnèrent dans leur premier élan de tendresse. Je passerai rapidement sur les premières années de mon enfance ; je dirai seulement, à ma honte, que si mon âme était pure, mes sentiments sages, mes sens se livraient déjà une guerre intestine dont le péché d’Onan ne triomphait qu’à peine ; ma faible intelligence se rendait difficilement compte de cette lutte singulière entre les bons principes et les premières sensations de la volupté ; je faisais d’ailleurs tout au monde pour n’être sensible qu’à la voix de mes devoirs…

Enfin, parvenue à cet âge périlleux où la pudeur reçoit pour la première fois les rosées de la nubilité, où le trône de la volupté s’enveloppe en quelque sorte dans la pourpre, comme pour prouver sa haute vocation et son règne absolu sur les hommes, je sentis soudain en même temps une révolution en moi qui me révéla le secret de mes galants destins. Mon sein commençait déjà aussi à prendre les plus heureux contours ; les roses et les lis avaient succédé à deux lentilles insignifiantes ; deux boules de neige éclatantes de blancheur faisaient soulever mon corset tous les jours plus étroit ; mes formes rebondies excitaient de toutes parts les désirs : mes mains étaient blanches comme l’albâtre, mes cheveux, mes yeux couleur d’ébène, mes dents d’émail, et enfin j’entendais dire de tous côtés que j’étais digne d’entrer dans une couche royale. La vanité, si funeste à l’honneur de notre sexe, détruisit donc insensiblement mes bonnes inclinations : fille unique, et conséquemment véritable enfant gâtée, l’indulgence excessive de ma mère laissa croître mes dispositions vicieuses ; bref, la toilette, la coquetterie, les amants, les cajoleries, la parure, et surtout les beaux hommes, étaient le cercle dans lequel je tournais comme sous les influences d’un astre favori ; ma virginité avait sauté le pas sur les ailes du plaisir, et à quelques épines près, je n’avais jamais respiré de fleur plus suave : ce fut un beau capitaine de hussards du régiment de Talavera qui fit éclater dans mon cœur les premières étincelles de l’amour ; il est vrai que si ses traits charmants, sa taille superbe faisaient naître aussitôt dans les sens le plus rapide incendie, personne n’avait plus de ressources et de moyens que lui pour l’éteindre ; la guerre des Français m’en sépara. Je ne vous fatiguerai pas, mes bonnes amies, des langueurs de mon chagrin sur sa perte ; je n’entreprendrai pas non plus de faire la longue énumération des ducs et des marquis qui le remplacèrent dans mes affections ; cette liste serait trop vaste ; je courrai de suite dans mon récit à ce moment où, ayant perdu ma mère et étant devenue absolument libre, je me déterminai, à m’établir à Madrid, près le théâtre del Principe : ma figure ne pouvait manquer d’y faire une vive sensation ; les Français étaient déjà maîtres de la capitale : que d’offrandes commencèrent alors à pleuvoir sur mes autels !… Le général, l’intendant, le commissaire étaient pour moi de généreux tributaires qui me traitaient en véritable Danaé. Enfin, un garde-magasin fort riche m’ayant offert sa main et sa fortune, je jugeai devoir mettre, pour mes intérêts mêmes, un terme à ma scandaleuse banalité. Nous vécûmes longtemps dans le luxe. Hélas ! que les prospérités sont passagères ! La retraite de Witoria nous réduisit au désespoir, en faisant notre ruine ; mon entreteneur y périt de la main d’un Anglais, et moi, destinée sans cesse à des noces fréquentes, je contractai un nouvel engagement avec un payeur de l’armée. Arrivée à Paris, ma vie ne fut longtemps qu’une chaîne non interrompue de plaisirs ; j’étais heureuse avec ce payeur, mon cher Saint-Hilaire, non pas de ses seules et uniques caresses, car, il faut toujours vous dire la vérité dans mes confessions, son commis et son valet de chambre étaient très bien tournés, et j’eus la faiblesse de lui donner des rivaux dans ses valets… Que voulez-vous, la chair est si fragile Contre les raisonnements de l’orgueil et des convenances ! Bref, Saint-Hilaire me planta là, m’ayant surprise un matin à peu près nue dans les bras d’un capitaine de la Garde que lui-même avait imprudemment installé dans son hôtel : possédant de grandes valeurs, cette rupture ne pouvait me toucher que sous le rapport du sentiment, et j’avoue que Saint-Hilaire était usé pour mes sens ; mes goûts, devenus de plus en plus lascifs, furent donc charmés de pouvoir choisir librement un nouvel objet qui réunirait aux charmes de la figure les attraits si piquants de la nouveauté. — Vénus même, je crois, occupée du soin de mon bonheur, n’aurait pas fait mieux !

Un soir que je descendais le grand escalier de l’Opéra, accompagnée seulement de ma femme de chambre, mon pied glissa ; mais aussitôt le plus bel adolescent que la nature ait créé s’empressa de me présenter la main et de me soutenir dans ses bras caressants… Une commotion électrique nous embrasa à la fois, et le lendemain même vit couronner son naissant amour.

— À ce qu’il paraît, interrompit Laurence s’adressant à la Farfanne, tu n’as jamais fait languir ton monde ?

— Jamais, ma petite, repartit en souriant Mariquita ; coup d’œil lancé, faveurs accordées, voilà mon système ; le temps du plaisir vole si rapidement, qu’on ne saurait trop promptement l’employer : d’ailleurs, une philosophie absolue et tranchante a toujours dirigé mes principes.

L’auditoire pria ici la Farfanne d’abréger ses sophismes déplacés et d’achever son histoire.

— Hé bien reprit notre narratrice, mon Adonis cachait une âme de boue sous la figure la plus intéressante : une nuit, il disparut avec mon écrin, mon or, et je puis dire toute ma fortune, et ne me laissa que ses dettes qui complétèrent ma ruine. Dès lors je passai par toutes les filières de l’adversité, je parcourus tous les bas grades de la galanterie, et l’excès du malheur et de la misère rendit mes faveurs accessibles même à l’artisan, jusqu’à ce jour heureux où une des marcheuses de Madame me fit admettre dans cette honnête retraite, dans laquelle j’ai oublié, au sein de l’abondance, et mes cicatrices et mes infortunes.

C’est ainsi que la Farfanne termina son récit ; elle ne dissimula rien de ses vices et de ses égarements : nous allons voir si Victorine montrera la même franchise.


CONFESSION

DE VICTORINE

Voltaire l’a parfaitement exprimé :

N’est pas femme de bien qui veut.

Il faut dire ici, pour l’intelligence du lecteur, que les naïfs aveux de notre aréopage féminin furent souvent interrompus par l’arrivée et le départ d’une foule de michés, qui exigeaient que le service public ne souffrit aucune interruption de ces conversations clandestines. Madame n’entend pas plaisanterie sur cet article, il faut que le devoir se fasse ; et quel devoir, grand Dieu ! Nos ingénues voulant donc jouir d’une parfaite liberté, remirent les confessions au lendemain matin, dans la salle des bains dite du Cygne de Léda. Là, chacune dans une élégante baignoire, côte à côte, à peu près comme les nymphes de Diane rafraîchissant leurs attraits dans des eaux embaumées de mille essences et de mille parfums, Victorine, après avoir avalé un verre d’Alicante et tordu le cou à deux ou trois meringues ambrées, s’exprima de cette manière :

— Je ne viserai pas au bel esprit, à l’ambition des mots, comme mademoiselle Mariquita Farfanne, se mit-elle à dire avec une douce ironie : mon éducation a été trop négligée, et d’ailleurs la nature m’a accordé assez de tact pour savoir distinguer que la recherche et les prétentions étaient en tout un défaut très ridicule. J’irai donc droit au fait, et vous apprendrez de suite que j’étais la fille d’une marchande de poupées et de joujoux à Toulouse ; mon enfance, mon adolescence ne signifient rien ; j’étais une grande et jolie folle qui, jusqu’à l’âge de seize ans, n’entendait malice à rien, et préférait un polichinelle ou une belle poupée aux hommages les plus flatteurs ; mais le sort réservait à mon innocence le destin le plus singulier.

Mes parents ayant décidé que j’irais à Paris dans une maison de lingerie, pour y apprendre le commerce, on m’empaqueta dans la diligence, sous les auspices du conducteur, avec un trousseau assez étoffé. Le hasard voulut que j’eusse à mes côtés un employé du trésor qui revenait de l’armée d’Espagne. Du moment qu’il m’aperçut, ses yeux ne quittèrent plus les miens ; j’avais beau rougir, mon sein avait beau se soulever d’une vive agitation secrète, mon amant n’en était que plus audacieux dans ses regards, plus hardi dans ses soins et ses attentions : enfin la nuit vint déployer ses voiles funèbres, dirait ici Mariquita d’un style oriental, et qui ne sait pas combien l’obscurité est funeste pour la vertu des femmes dans une diligence ! Belgrade, c’était le nom de mon bel inconnu, fut si pressant, que, si je calcule bien, je devins son épouse dans le simple espace d’un relai, et même, si ma mémoire n’est pas en défaut, les rives de la Loire virent s’évanouir mes prémices dans les doubles accents de mes douleurs et de mes plaisirs ; le vaste pont de Tours devint l’autel de l’amour, et la diligence le lit nuptial.

Vous pensez bien, mes chères camarades, que je ne songeai plus dès ce moment aux polichinelles, ni à mes poupées ; Belgrade m’avait fait connaître dans sa soudaine passion des joujoux et des hochets qui parlaient bien plus éloquemment à mon cœur : qu’il est aimé celui qui nous apprend pour la première fois le secret voluptueux de notre sexe et nous donne la clef d’un trésor qu’il ne nous appartient pas d’ouvrir !… Belgrade était un demi-dieu pour moi ; il m’avait appris les premiers monosyllabes du plaisir, l’A B C de la volupté, et au bout de peu de nuits passées commodément à Paris dans les bras de l’un et de l’autre, je déclinais et je conjuguais déjà passablement dans cette langue ; c’était surtout sur l’article que Belgrade me trouvait très forte. Quant aux pronoms, je les épelais aussi assez bien ; je, te, tu, toi, me faisait souvent répéter mon bel ami ; à son tour, il me balbutiait d’un œil amoureux ces autres pronoms si délicats : tu, me, tu, toi. C’était surtout dans ces parties du discours où tout doit s’accorder en genre, en nombre et en cas, que nous formions une liaison d’expressions, de gestes et de sentiments tout à fait intimes. Quant au conducteur, quelques pièces de monnaie avaient acheté son silence, et pour la lingère, je l’avais entièrement oubliée au sein de mes délicieuses échappées.

Ce bonheur, comme tous ceux de ce monde, devait être de courte durée : mon beau Belgrade partit pour la Pologne, non pas en ingrat : il me laissa une cinquantaine de louis, en me promettant de m’écrire ; mais, depuis cette cruelle séparation, je ne le revis plus.

L’argent mangé, maudite et reniée par ma famille, il me fallut utiliser, au profit de mon appétit très violent, des attraits que jusqu’alors j’avais exclusivement destinés au plaisir. Une femme intelligente et complaisante, logée sur mon carré, m’assura qu’avec mes avantages et ma jeunesse, elle se faisait fort, avec un secret merveilleux, de me donner une virginité invulnérable, d’au moins six mois. Je me confiai donc à ses soins scandaleux, et trafiquant partout de mon faux honneur, chaque jour rajusté, j’augmentai mon or, en ajoutant chaque fois à la corruption de mes mœurs et de mes idées. Enfin lasse de vivre indépendante, riche aujourd’hui, demain aux expédients, je tournai mes languissants regards vers le Palais-Royal, comme vers l’heureux refuge d’une vertu aux abois : là, me disais-je dans mon repentir de fraîche date, le calme, le bonheur et la sagesse président l’administration la mieux entendue des plaisirs… Là, je serais catin, avec un air de légitimité, et une apparence de devoir couvrira le scandale de mes écarts…

Mais il faut être modeste et ne pas faire son apologie soi-même ; je cacherai donc mes lauriers et mes myrtes…

— Oui, tu as parfaitement raison, Victorine, s’écria en riant la folâtre Laurette ; nous n’avons pas besoin de voir ton derrière pour connaître toute l’étendue de ta gloire : brisons là, c’est à mon tour ; il est bien juste que je parle maintenant, car jusqu’à présent vos confessions ne me paraissent que de petites peccadilles d’enfant qui ne méritent pas même les honneurs d’une fessée. Laissez-moi, je commence.

Au moment où Laurette allait faire connaître ses étonnantes aventures, Madame sonna pour les toilettes et le service du matin ; chacune de nos nymphes sortant précipitamment des baignoires, après avoir versé sur des corps d’albâtre les odeurs les plus suaves de l’Asie, s’être macérées avec une fine batiste, et passé partout des serviettes embaumées, revêtirent un large peignoir transparent, pour aller chacune dans leur appartement se parer d’élégants atours. Quant à Eulalie, le bel esprit rédacteur de la troupe, elle eut ordre de la présidente de la docte assemblée de recueillir soigneusement toutes les confessions, tous les récits, et de les livrer au fur et à mesure à l’impression, en recommandant bien au prote de lui soumettre les épreuves. Le petit comité fut donc dissous jusqu’au soir, où il se réunit de nouveau dans le boudoir dit du Zéphir, dans lequel habitait ordinairement la mélomane Virginie.


CONFESSION

DE LAURETTE

Cette séance fut fort orageuse dans son principe : à peine les valets avaient-ils allumé les bougies, et s’étaient-ils retirés, après avoir placé sur un buffet une assez brillante collation, que la discorde, précédée de la vanité, vint secouer ses torches dans ce concile jusqu’alors si paisible. Eulalie prétendait qu’il fallait nommer une présidente sous les ordres de laquelle elle travaillerait plus volontiers ; mais quelle serait la présidente, et quels services éclatants mériteraient cet insigne honneur ?

— Allons, aux voix, au scrutin ; recourons au moyen des boules blanches et noires pour l’élection, disait Zélis d’un ton capable.

Cette motion ayant prévalu, ce fut la belle et pimpante Rosalie qui fut élue à l’unanimité présidente, d’après le dépouillement du scrutin épuratoire : en effet, qui mieux qu’elle pouvait prétendre à la palme des folies galantes !… les Capucins, trois fois, avaient vu ses immortelles blessures ; vétérante dans le vice, depuis dix ans elle avait servi peut-être une génération entière : l’honneur ou plutôt la honte d’un semblable triomphe lui appartenait donc de droit. On l’installe avec solennité dans un large fauteuil, élevé sur une table ; on la coiffe d’un diadème en faux diamants, et une sonnette dans la main gauche, ainsi qu’une cuiller à punch dans l’autre, en forme de sceptre ; elle accorde d’un ton auguste à l’éveillée Laurette la permission de parler. Celle-ci, quittant donc les touches d’un piano sur lequel elle s’amusait à promener ses doigts d’ivoire pendant la tumultueuse discussion, se mit à dire, le sourire sur ses lèvres de rose :

— Vous voyez en moi la fille unique et idolâtrée d’une duchesse que mes débordements ont précipitée au tombeau ; vous parlez de lasciveté, de tempérament, enfants que vous êtes ; les messalines de Rome auraient baissé pavillon devant mes idées affreuses : la voluptueuse Laïs, qui séduisit Alcibiade et tout Athènes, les plus brillantes coquettes de Rome et de Paris ne sont que des niaises de couvent à côté de mes exploits. Enfin, j’ai ruiné quinze banquiers à Londres, six à Paris, trois comtes à Saint-Pétersbourg, sept barons en Allemagne, vingt milords d’Écosse, et dix riches manufacturiers en France. Une douzaine d’épouses, rivales ou jalouses de mes charmes, et moi-même, comme la marquise de B. dans Faublas, j’ai plusieurs fois tiré le pistolet pour soutenir les excès de mes galanteries, ou venger mon amour-propre blessé…

Tout le monde convint que jusqu’alors confession n’avait été plus forte et plus intéressante ; la figure séduisante de l’accusée, son air, sa voix, son geste, sa taille leste et brillante, d’un autre côté, ne permettaient pas de douter de la vérité de ses délits galants : mais, pour confirmer le public dans la bonne opinion qu’on concevait déjà généralement d’elle, Laurette prouva la supériorité de ses moyens dans l’art de plaire, en prenant un luth, et en faisant entendre les accords les plus enchanteurs qu’elle savait marier habilement aux charmes d’une voix flexible et pure ; elle dansa, et, d’un pied vif et léger, développa sur toute sa personne les ondulations et les mouvements les plus voluptueux ; elle écrivit sans préparation une lettre charmante, une lettre passionnée qu’Héloïse même n’eût pas désavouée ; elle pinça de la harpe, parla italien, allemand, anglais, cita des traits brillants des plus ingénieux auteurs, et donna enfin des preuves multipliées de ses grands moyens pour triompher partout de notre sexe. Ne bornant pas là les témoignages de tous ses avantages, invitant ses compagnes à la déshabiller, elle parut aux yeux de l’assemblée surprise d’admiration, telle que Vénus sortit pour la première fois du sein d’Amphitrite ; on ne pouvait se lasser de contempler ses belles formes, sa carnation de satin et d’ivoire ; et après tant de services surtout, on ne concevait pas qu’on pût encore offrir des appas aussi frais. Laurette montra une balle qui lui avait effleuré le sein dans un duel de jalousie ; un coup de fleuret moucheté qui avait marqueté d’une légère empreinte l’albâtre de son épaule droite, et prouva de tous côtés qu’elle avait servi glorieusement sous les drapeaux de Cypris. Elle finit par avouer humblement son repentir de tant d’excès, espérant que la sincérité de ses regrets lui mériterait un jour son pardon.

Eulalie fit mention honorable dans ses tablettes de cet excès de honte et de gloire, et l’on se prépara à entendre les confessions burlesques de Manon la mal peignée.


CONFESSION

DE MANON LA MAL PEIGNÉE

On m’a dit qu’un grand homme, Jean-Jacques, je crois, avait écrit ses confessions et mis au jour ses pensées les plus secrètes ; je vais l’imiter, mesdames, et quoique je n’avions point d’inducation, que je ne sachions pas lire dans les gros livres, je suis née native originale de Montmartre, ce petit village où il y a bien plus d’ânes que d’académiciens. D’abord, quand j’eus quinze ans, on m’envoyait vendre du lait au coin de la rue Coquillière et des Vieux-Augustins ; un beau monsieur me disait souvent :

— Belle Manon, laisse là tes cruches et viens avec moi, je te donnerai de superbes falbalas.

Mais moi j’aimais mon petit François, le jardinier du sous-parfet qui me régalions de tulipes, et après ma vache je n’avions rien de plus cher. Un soir que par curiosité j’avais pénétré dans une carrière, ne v’la-t-il pas que je me sens prise à brasse-corps ; c’était mon petit François qui ne pouvait plus se retenir…

Que voulez-vous, mes belles demoiselles, j’oubliai jusqu’à ma vache dans ses bras ; mais je devins grosse, et ne pouvant rester chez mon père qui était, sous votre respect, savetier, et qui m’aurait rouée de coups de tire-pied, je m’enfuyais à Paris, espérant trouver le biau monsieur en question ; je me flattais, à vous dire vrai, de pouvoir lui mettre la vache et le veau sur le dos : mais le chien, après s’être mis à bouche que veux-tu à la table de mes appas, il me planta là, en m’enlevant mes plus belles nippes et même ma croix à la Jeannette ; il ne me restait plus qu’à faire mon petit à la Bourbe. Quand je fus restée toute seule, étant accouchée heureusement, je me rappelai qu’étant laitière, j’avions vu à ce coin de la rue Coquillière des filles qui se promenaient comme çà sans rien faire, et étaient bien pimpantes.

Eh ben, que je me dis, ce n’est pas difficile, ce métier-là ; s’il n’y a qu’à se promener, ou en promener d’autres, j’en ferai bien autant. Mes petites affaires allaient donc assez bien ; je montais, je descendais, puis je remontais encore, et je me retirais sur la quantité ; j’aimais assez travailler dans le vieux, parce que tous ces petits morveux de greluchons n’ont jamais le sou. Enfin, je commencions à m’arrondir joliment quand un bambocheur de fourrier de la légion du Loiret me fit la queue d’une manière tout à fait mousseuse, et me mangea en un instant le produit de trois mois d’économies gagnées à la sueur de mon front. Je n’avais plus que la rue de la Bibliothèque pour toute ressource ; je fis donc quelques affaires sur le ruisseau, l’hiver, avec un gueux entre les genoux ; je grelottais en attendant le chaland, si bien que, n’y pouvant plus tenir, je compromis ma dignité avec des portefaix et des ramoneurs, et j’en suis toute repentante…

Ici Manon se mit à pleurnicher comme une vraie bête, ce qui fit beaucoup rire la junte érotique : cette actrice grotesque voulait encore ajouter à ses premières trivialités de nouveaux détails sans intérêt ; mais Eulalie, se levant avec dignité, fit sentir à Madame la présidente combien il serait inconvenant et peu respectueux de souffrir de nouvelles incongruités de la part de Manon, qui ne pouvaient que faire rougir un corps aussi respectable.

Le tour d’Euphrasie pied coquet étant venu, on l’admit à la barre, et sur une espèce de sellette elle intéressa les nymphes par la narration suivante :


CONFESSION

D’EUPHRASIE PIED COQUET

Je ne puis vous dissimuler, mesdames, que ma fierté ne laisse pas d’être justement blessée de succéder à Manon ; une femme comme moi, la veuve d’un riche marchand de drap de la rue Saint-Honoré, me mésallier à ce point !… Fi donc !… Enfin, oublions cette humiliation, pour vous ouvrir mon âme tout entière.

J’étais née avec une telle perversité, que tous les caissiers et commis de mon père furent mes amants ; tels que les Turcs ont un sérail de femmes, j’en avais un dans tous les jolis hommes qui m’approchaient. Mariée à l’âge de dix-sept ans, le front marital devint pour ma folle volupté un champ commode où je me plus à semer les affronts et les outrages. Je vais cependant vous raconter un trait dans lequel je n’ai pas brillé, mais qui n’en est pas moins piquant.

Un jour que mon pointu d’époux partit pour la campagne, ou du moins le feignit, je reçus ses tendres adieux dans ma salle de bains, et vous pouvez bien imaginer, mes bonnes amies, que je n’épargnai pas les grimaces pour lui faire croire tout le chagrin que j’allais ressentir de son absence ; mais à peine eut-il les talons tournés que, sortant de ma baignoire demi nue, j’allais d’un pied furtif et le cœur palpitant de joie, ouvrir l’étui de ma harpe, dans lequel un beau lycéen, frais comme un chérubin, était blotti. Lui servant de femme de chambre, je le dépouillai aussitôt de ses vêtements qui me dérobaient les grâces et les voluptés de sa personne, et le parfumant moi-même de maintes essences odoriférantes, je l’aidai à entrer dans une baignoire jumelle et toute voisine de la mienne : dans cette situation délicieuse, j’avoue que je jouissais du plaisir des dieux, et voulant économiser mes richesses de toute la journée, je me bornai à quelques baisers de feu auxquels je me gardai bien encore de donner toute leur chaleur, ne cherchant qu’à temporiser ma félicité. Adolphe avait les plus belles dents du monde, figurez-vous trente-deux perles enchâssées dans du corail. Non, il n’est pas possible de presser sur son sein un être plus séduisant, de respirer une haleine plus suave…

Ici madame la présidente fit observer à Euphrasie qu’elle blessait la décence, en offrant à cette chaste et honorable assemblée, des images trop chaudes ; Euphrasie promit de gazer désormais davantage ses expressions, et continua ses délicats aveux.

— Après avoir préludé, dit-elle, avec le bel Adolphe, par maints épisodes folâtres, avoir éparpillé, effeuillé quelques roses de plaisir sur les lis de sa poitrine, l’amour irrité par tant de retardements, échauffé, stimulé d’ailleurs par les liqueurs fortifiantes et les petites gourmandises que ma femme de chambre nous avait servies dans le bain, j’allais céder aux transports d’Adolphe, quand une voix de stentor, partie d’un tableau représentant un satyre, et qui se trouvait absolument en face de nos baignoires, nous arracha douloureusement de ce doux sommeil de volupté ; c’était mon épouvantable lui-même qui, loin de partir pour le voyage qu’il méditait, n’avait employé ce stratagème que pour mieux épier ma conduite dans l’hôtel ; le traître, connaissant parfaitement la disposition des couloirs de nos appartements, avait malignement fait une ouverture derrière le tableau du satyre, et imitant entièrement la conduite du Cassandre dans le Tableau parlant, il avait prétendu comme ce rusé vieillard,

Aux dépens de la copie,
Sauver l’original.


en enlevant avec un couteau la figure du satyre, et en y substituant la sienne : vous jugez donc, mesdemoiselles, que de cette manière il avait pu être témoin oculaire et auriculaire de mes galantes folies, et le sournois eut la cruauté de me faire subir le sort de Tantale, en m’arrachant la coupe du plaisir au moment que j’allais la porter à mes lèvres… Vous pensez bien que le divorce suivit de près une telle incartade : je ne demandai pas mieux, puisque je recouvrai toute ma précieuse liberté. C’est alors que je me livrai à mes passions sans aucun frein ; pour vous en donner une juste idée, permettez-moi, mesdames, de vous prendre pour exemple.

Ici, madame la présidente fit un signe obligeant de tête, pour marquer combien elle était flattée de cette ingénieuse comparaison,

— Un de mes goûts particuliers, reprit Euphrasie, était de me mêler dans le bal masqué de l’Opéra au carnaval et dans la foule, seulement vêtue d’un domino rose. Quel plaisir ! il me semblait être dans un océan de délices ; mes formes, livrées aux aimables téméraires qui m’entouraient, recevaient les hommages les plus flatteurs : je me rappellerai toute ma vie à cet égard que deux jolis hommes s’étant mis à mes trousses, se permirent sur ma personne les plus vives atteintes, quand l’un d’eux demanda à l’autre d’un ton mystérieux :

— Poire ou pomme ?

— Pomme, répondit avec orgueil ce dernier, tout ce qu’il y a de plus pomme.

Personne, il est vrai, n’avait de plus heureux contours que moi : les loges du cintre, si favorables aux amours d’honnêtes bourgeoises, étaient aussi mes galeries favorites.

Madame la présidente arrêta encore ici Euphrasie, en l’assurant qu’on l’entendait du reste, et que, quant à ses confessions, la plupart des plus honnêtes femmes de Paris en pourraient dire non seulement autant, mais mille fois plus. Euphrasie voulut encore citer les fiacres comme ses boudoirs de prédilection ; mais cette matière paraissant usée, Eulalie, le secrétaire-rédacteur, lui demanda si elle n’avait rien à ajouter à ses galantes dépositions. Euphrasie répondit qu’en fait de péchés d’amour, elle les avait tous commis.

— Allons, c’est très-bien, interrompit la présidente ; dans notre examen et conclusion, nous établirons le degré de culpabilité : passons à la belle Galatée.

Euphrasie se retira donc modestement, en faisant une humble révérence ; mais toutes ses camarades ne manquèrent pas de lui dire que si elle espérait obtenir le prix des roueries, avec pasquinades conjugales à l’eau de rose, elle se trompait grossièrement, et qu’il n’y avait pas une d’entre elles qui n’eût fait quatre fois plus et beaucoup mieux. Eulalie, après avoir pris note des déclarations d’Euphrasie, ouvrit donc la lice à la belle Galatée, qui, après s’être placée sur la sellette, comme sur un piédestal, entama ce noble discours :


CONFESSION

DE LA BELLE GALATÉE

Malgré que je sois fille patentée du Palais, enregistrée au contrôle-matricule du sérail immortel du no 113, et aux ordres du public, je n’en suis pas moins issue d’une des meilleures maisons de Normandie : je reçus d’excellents principes, une très bonne éducation ; mais telle est la fatalité de nos destinées, mesdames, que la sagesse que nous cherchons à embrasser, nous échappe comme malgré nous, pour nous laisser en proie à toutes les séductions de nos sens. Vous serez peut-être curieuses de connaître la cause de ce sobriquet allégorique et mythologique de Galatée ; je vais vous l’apprendre : jusqu’à l’âge de vingt-deux ans, j’avais été d’une froideur glaciale, j’ignorais en vérité de quel sexe j’étais ; mes sentiments étaient comme enveloppés d’un voile épais, et enfin je n’étais femme que par mes habits, ce qui me fit d’abord appeler la belle Statue dans toutes les sociétés de Caen, ensuite la Galatée de marbre, par le premier amant qui sut animer mon être insensible d’une nouvelle vie : que Saint-Ange était beau ! c’était le nom de mon aimable Pygmalion ; il avait une voix charmante, des joues de rose, de superbes favoris noirs qui tranchaient si bien avec la blancheur de son teint, l’oreille admirable, la taille haute et bien prise, et une cuisse filée amoroso son sourire… oh ! que son sourire était fripon et gueux ! le bel Elleviou en eût été jaloux : ses yeux noirs en amandes et en coulisses traînantes semaient des grains de volupté dans tous les lieux, et le cœur palpitait soudain quand il vous approchait, car ses belles mains blanches, d’ailleurs fort entreprenantes, étaient les adroites messagères de ses désirs. Bref, reprit Galatée, tout dans Saint-Ange portait le délire dans les sens, et il était impossible de le voir sans l’adorer ; il fit donc dans toute ma personne une révolution subite : le feu y succéda à la glace, le marbre s’anima, mon sein, jusqu’alors muet, se souleva délicieusement, et enfin mon Pygmalion devint mon époux aux autels de la nature. Comme je dois ici un entier hommage à la vérité, je ne célerai pas les comiques circonstances dans lesquelles j’accordais mes premières faveurs ; elles sont tout à fait triviales et burlesques, et l’Enfant du carnaval fut fait dans un plat d’épinards, le mien prit naissance dans un pâté d’oies de Strasbourg.

Ma mère m’épiant chaque jour davantage, il nous fallait prendre de grandes précautions pour satisfaire les élans de notre amour mutuel ; enfin ma mère étant allée à complies, mon père faisant sa sieste dans un berceau du jardin, nous gagnâmes à prix d’argent le silence des domestiques, et, à la faveur des ombres de la nuit, nous nous glissâmes dans la salle de l’office. L’ardeur de Saint-Ange ne lui permettant pas de distinguer les objets, il me jeta sur une table : son amour fut heureux ; mais quelle fut ma surprise et ma honte, quand, au cercle du soir, une de mes amies me détacha une tête d’oie, une autre de perdrix, de la farce et quelques pieds d’alouettes qui s’étaient collées à mes jupes ; je compris de suite le motif, et ma vive rougeur n’apprit que trop aux femmes du cercle que l’amour seul pouvait avoir part à cette aventure bizarre.

Bientôt l’histoire courut dans la ville, brodée, commentée et augmentée de variantes ; il n’était question que de mes jupes et de mon derrière à la tête d’oie : vous sentez bien que, pour ma réputation, je ne pouvais rester longtemps dans cette situation humiliante. Saint-Ange, également affligé de mes affronts, consentit à m’enlever, et je n’oubliai pas de me munir de mes diamants et de tout l’or que je pus enlever ; il est vrai que dans la brusquerie de mon départ, j’emportai les pierreries de ma mère…

Bref, reprit la narratrice, bientôt grosse à pleine ceinture, j’allai faire mes couches à Bordeaux ; le régiment dans lequel servait mon amant venant à partir pour l’Espagne, il fallut m’en séparer… Moment cruel, et qui ne s’effacera jamais de ma mémoire ; mais comme le temps finit par nous consoler de tout, j’oubliai insensiblement Saint-Ange ; un banquier lui succéda ; il vint à propos, car les pierreries de ma mère étaient déjà mangées ; après le banquier, j’eus pour entreteneur un armateur, après l’armateur un auteur dramatique, après l’auteur un libraire, après le libraire un imprimeur, après l’imprimeur…

— Eh ! mon Dieu, interrompit vivement Rose-Pompon, pourquoi ne pas dire de suite, Galatée, que vous fûtes à tout le monde ?…

— J’y consens, reprit cette dernière ; à Bordeaux, j’avais été l’épouse du midi de la France ; à Bruxelles, où je me rendis bientôt, je fus l’épouse du nord.

Ici la conteuse fut troublée dans son récit, mademoiselle de la chambre, ainsi que les huissières et les dames d’annonces de service annoncèrent une députation composée de trois membres féminins, envoyée par madame Lachauve, célèbre matrone de la Chaussée-d’Antin, qui désirait s’affilier à la loge, et avoir des cartes d’entrée pour elle et ses vestales. Après avoir été introduite avec le cérémonial d’usage, c’est-à-dire en baisant le pied de la statue de Vénus aux belles fesses, qui était placée dans une niche au fond du sanctuaire de cette docte assemblée, elles prirent place dans les fauteuils, honneur que la présidente n’accordait qu’à des femmes du premier rang dans la catégorie du monde galant. Cette grande dame saisit même cette agréable occasion pour faire circuler par mademoiselle de la chambre un rafraîchissement de punch dont nos actrices s’humectèrent agréablement le gosier.

Tout alla donc le mieux du monde, on se préparait à écouter le reste des aventures de Galatée, quand le contre-temps le plus scandaleux vint jeter le trouble et l’indignation parmi les nymphes : c’est dans ce moment terrible qu’on vit tout à coup la statue de Vénus se couvrir d’un long crêpe ; la déesse, irritée, témoignait sa colère d’une manière éclatante ; des personnes dignes de foi assurent qu’on la vit frapper du pied dans un mouvement de fureur ; d’autres assurent même jusqu’à se donner des claques sur le derrière… Qu’était-ce enfin que la cause de ce grand événement ?… La voici :

Parmi les trois ambassadrices admises dans le conseil, un beau jeune homme aux joues de pêche s’était introduit sous des habits féminins dans cet asile de pudeur, et profitant des dispositions trop commodes de ses complaisantes voisines, il faisait l’amour sans respect pour la solennité du lieu ; il fut sur-le-champ arrêté et placé sur la sellette pour être jugé suivant la rigueur des règlements. Comme il avait été pris en flagrant délit, le jugement ne fut pas long, enfin il fut condamné à faire, dans un discours improvisé, l’éloge de la vertu, et surtout de l’utilité de la gent putanière : ce dont il s’acquitta avec infiniment d’esprit.

Quant à Galatée, n’ayant plus que quelques légères circonstances à ajouter à son récit, on l’en dispensa pour écouter l’étincelante Rose-Pompon, qui annonça avoir des choses du plus vif intérêt à communiquer.


CONFESSION

DE ROSE-POMPON

Rose-Pompon s’avançant donc d’un pas vif et léger, montrant sur son joli minois toute la piquante friponnerie d’une charmante grisette, déclara d’abord que cette épithète de Rose-Pompon n’était qu’un nom de guerre qu’on lui avait donné sous les baraques du Palais, lorsqu’elle portait le fin carton en ville, étant dans ce temps chez une marchande de modes. Son véritable nom était Félicia…

À ce nom célèbre et sacré parmi les filles de Félicia, toutes se levèrent d’un mouvement spontané, comme pour témoigner leur profond respect et rendre hommage à la réputation d’une héroïne qui, dans les fastes de la galanterie, occupait une si glorieuse place. Notre nouvelle Félicia, après s’être également inclinée, confessa les erreurs polissonnes de sa plus tendre enfance, puis sa jeunesse ; après avoir fait une énumération prodigieuse de tous ses amants, qu’elle compta au moyen de son collier de petites perles à trois rangs, ce qui faisait à peu près sept à huit cents perles, et conséquemment autant d’amants, elle raconta en ces termes une espièglerie des plus ingénieuses qui lui était venue à l’esprit, lorsqu’elle était entretenue, rue du Mont-Blanc, par le sire Abraham, vieux juif de profession. Laissons-la donc parler elle-même ici.

— J’étais, dit-elle, au sein du luxe et du faste, rien ne manquait à ma félicité, l’or pleuvait des mains de mon juif, et j’étais devenue l’objet de l’envie et de la jalousie des femmes les plus huppées de la Chaussée-d’Antin ; équipages brillants, table exquise, meubles somptueux, maison de campagne, tous mes caprices les plus coûteux satisfaits à la minute ; rien ne manquait à mon bonheur, si ce n’est un homme selon mon cœur et mes passions favorites, car sire Abraham, dans son état de caducité, ne pouvait être cet homme-là. Quel supplice, par exemple, que celui de ses caresses ! et surtout quelle patience ! le chemin de Cythère était toujours semé pour lui d’obstacles invincibles ; et ce trajet charmant, qu’on fait sur les ailes du plaisir en quelques minutes, cette course si rapide, dans laquelle on s’approche de l’empire des dieux, n’était pour mon sexagénaire qu’une tâche laborieuse, fatigante, durant laquelle je pouvais bien lire cinq à six chapitres de roman, ou tirer des noyaux de cerises au plancher…

Lisette, ma femme de chambre, vraie soubrette de comédie, m’aida merveilleusement à m’indemniser avec un joli cavalier des dégoûts de mes cruels devoirs ; tantôt nous cachions notre jeune premier dans l’alcôve, tantôt dans l’armoire où je plaçais mes robes : il me vint une fois la folle idée de me le faire apporter par des gens dans un vaste sultan de satin rose, garni de fleurs ; blotti dans cet étui de soie dont les flancs étaient très amples, il se trouvait entièrement caché sous les garnitures bouffantes d’une robe de bal : sire Abraham applaudissait lui-même à mon bon goût, car pour la dépense il n’épargnait rien, vantait le travail de ces sultans qui sont devenus de galantes corbeilles de noces, et lui-même fit transporter par les valets, dans mon boudoir, ce grand meuble élégant qui contenait le plus aimable des fripons. Vous jugez quels étaient nos éclats de rire, nos délices, lorsque, nous dérobant à tous les regards, seuls dans le boudoir, je faisais sortir mon amant de sa prison de fleurs et de soie !… Le plaisir, on le sait, est centuplé par les obstacles ; un matin que nous étions à rire à gorge déployée aux dépens de notre vieille dupe, je l’entends qui frappe à la porte du boudoir, et, un filet de fils d’argent à la main, riant comme un vrai Cassandre, il m’annonce aussitôt d’un air moitié sérieux, moitié ricaneur, qu’il faut que ma pudeur se prête aux chaînes qu’elle doit porter pendant le temps d’un voyage qu’il a à faire…

Ici on conçoit toute l’attention que prêtaient nos nymphes assemblées au récit ; elles ne comprenaient pas comment on pouvait mettre des entraves à la volupté, elles qui n’en avaient jamais connues ! Enfin Félicia expliqua le procédé florentin dont prétendait se servir son payant :

— D’abord, continua-t-elle, sire Abraham me fit monter sur un sopha. Pendant ce comique manège, Dorival s’était caché adroitement derrière l’étui de ma harpe. Ensuite, m’ayant investi la ceinture d’un charmant réseau composé de mailles de fils d’or et d’argent enrichi de belles pierreries, il y fixa un cadenas sur le côté de la hanche gauche, côté du cœur, et se disposa, en tirant de sa poche une jolie petite clef, à fermer entièrement la porte aux amours… Je riais comme une folle ; l’idée de ce vieillard me paraissait si comique !… Prétendre interdire dans une femme tout accès au plaisir me paraissait d’ailleurs une entreprise si ridicule !

— Vous croyez, lui dis-je, en portant un doute injurieux sur ma fidélité, que de cette manière il me deviendrait impossible de…?

— Oui, de cette façon, ma petite, je serai bien plus tranquille sur ta vertu pendant mon absence…

— Le plus joli de l’histoire, ajouta follement la rusée Félicia, c’est que Dorival me baisait la main avec ardeur pendant cette vraie scène de comédie, et me montrait une seconde petite clef que le même artiste, qui se trouvait être un de ses intimes amis, lui avait fabriquée.

Toute l’assemblée battit des mains à cette fine espièglerie, en convenant que c’était le tour du meilleur ton que jusqu’alors on avait passé en revue. Félicia ajouta encore une nouvelle confession sur un procédé fort curieux qu’elle avait employé avec un autre entreteneur, pour le tromper ; c’était une coulisse pratiquée dans une boiserie et qui communiquait dans le logement de l’ami du cœur ; mais l’intérêt qu’elle avait inspiré dans ses narrations étant épuisé, elle borna là avec discernement ses aventures, tel qu’un grand artiste qui ne veut pas survivre à sa gloire, et fait une savante retraite au plus fort même de ses succès.

C’était à la sentimentale Adeline à faire connaître les détails de ses langoureuses amours ; mais comme il était déjà près de dix heures du soir, l’assemblée se sépara pour se livrer à tous les travaux de la nuit.

On ne manqua pas de se réunir le lendemain, séance tenante, et Adeline, tenant une guitare dans ses mains, fit entendre cette plaintive romance :


CONFESSION

D’ADELINE-NINA.

Heureux qui, près de toi, pour toi seule soupire ;
Qui jouit du plaisir de t’entendre parler ;
Qui te vois quelquefois doucement lui sourire !…
Les dieux, dans son bonheur, peuvent-ils l’égaler ?…

Je sens de veine en veine une subtile flamme
Courir par tout mon corps sitôt que je te vois ;
Et dans les doux transports où s’égare mon âme,
Je ne saurais trouver de langue ni de voix.

Un nuage confus se répand sur ma vue ;
Je n’entends plus, je tombe en de douces langueurs ;
Et pâle, sans haleine, interdite, éperdue,
Le frisson me saisit, je tremble, je me meurs…

Ici la voix vraiment mourante d’Adeline causa les plus vives inquiétudes ; aussi mademoiselle de la chambre s’empressa-t-elle de faire revenir la mélancolique chanteuse avec un verre de punch au vin de la Comète. Cette manière de débuter par un trait musical ne laissa pas de plaire, par sa nouveauté, au cercle des ribaudes.

— Oui, dit Adeline, laissant là sa guitare, la délicatesse nerveuse et passionnée de mon tempérament, mon goût effréné pour la musique, et tout ce qui se revêtait des formes du sentiment, a causé tous mes malheurs ; la lecture de Delphine, de Corinne, de Coulardeau, a achevé la perte de ma raison ; dès l’âge de quatorze ans je ne pouvais entrevoir la corne d’un chapeau sans avoir des spasmes, tant l’odeur de l’homme faisait des impressions vives sur mes sens et mes passions prématurées. On eut beau m’enfermer dans un rigoureux pensionnat, mon amant était toujours présent devant mes yeux ; avec la brûlante Héloïse, je m’écriais sans cesse :

Soit que ton Adeline aux pleurs abandonnée,
Sur la tombe des morts gémisse prosternée ;
Soit qu’aux pieds des autels, elle implore son Dieu,
Les autels, les tombeaux, la majesté du lieu,
Rien ne peut la distraire.......

Eulalie, le secrétaire-rédacteur, pria à cet endroit Adeline-Nina de prendre un ton moins langoureux, et surtout d’éviter ces citations, très belles sans doute, mais un peu trop ampoulées, un peu trop étrangères à son sujet. Qu’avait de commun, par exemple, la catastrophe indécente d’Abeilard avec sa situation présente ?

Toute l’assemblée applaudit à ces observations, en réfléchissant tout bas qu’Adeline était probablement folle et perdait tout à fait la boule, soit dit en passant en termes vulgaires.

— Sortie de ce cruel pensionnat, continua la sentimentale Adeline, je rejoignis mon amant, après avoir fait quelque argent de la valeur de mes robes, de mon linge et de mes bijoux ; mon cher Auguste s’était engagé de désespoir dans un régiment de hussards ; aussitôt je m’habille en homme, et prends parti dans la même compagnie. Je fais deux campagnes, sabre les ennemis de la France, et sauve deux fois la vie à l’objet de mon amour… Hélas ! je ne l’en perdis pas moins ; un duel affreux, un duel de jalousie me l’enleva ; le maréchal-des-logis avait soupçonné, avait découvert mon sexe ; longtemps je parus inconsolable ; la nouvelle passion de ce maréchal-des-logis m’était importune, enfin j’y cédai de lassitude : ce sous-officier ayant péri dans une affaire, je devins la maîtresse du sous-lieutenant, et, de grade en grade, j’arrivai dans les bras du colonel…

On ne put s’empêcher d’éclater de rire ici de la banalité d’Adeline qui, tout en voulant jouer le sentiment, ne faisait que raconter l’histoire d’une héroïne de caserne et de corps-de-garde.

— Quand j’eus obtenu mon congé, reprit-elle, je pouvais avoir vingt-deux ans, la roture me parut une mine plus féconde à exploiter que l’épaulette ; je fis donc mille fredaines, mille dupes qu’il me serait impossible de nombrer ; entre autres, je fis accroire une fois à un jeune homme fort riche que j’étais folle d’amour pour ses beaux yeux, et insensiblement le dépouillai de son argent, de ses bijoux et de son linge ; c’est peut-être le tour le plus adroit, le mieux filé que j’aie fait dans ma vie ; mais à Bordeaux, où je m’étais enfuie, un méchant greluchon me mangea tout le produit de ma tactique ; il me fallut donc reprendre le détail des affaires, ce que je fis au célèbre no 113.

C’est ainsi qu’Adeline termina le récit de ses aventures, en réclamant l’indulgence de l’auditoire ; c’était à Marianne à parler, de sorte que les huissières l’introduisirent dans la salle.


CONFESSION

DE MARIANNE L’INSOUCIANTE

Telle que vous me voyez, mes chères compagnes, se mit à dire l’insouciante Marianne, j’ai eu cinquante mille livres de rente en bien patrimonial ; eh bien ! j’ai dévoré, je vous ai expédié tout cela en un clin d’œil, et avec plus du double que j’ai fait sauter aussi lestement : quand un sot et vieux paillard me tombait entre les mains, je vous le plumais comme un vrai petit pigeon ; c’est tout au plus si je lui laissais une plume pour écrire son testament.

Par mes mille et une fredaines, rien ne m’a jamais tant divertie qu’une maison de campagne que je possédais près Saint-Germain, et que j’avais surnommée mes boudoirs délateurs. C’était en effet une insigne trahison pour les personnes que j’y invitais. D’ailleurs, la grande et importante condition, pour pouvoir être admis dans les mystères de ma voluptueuse Thébaïde, c’était d’être deux, jeunes, bien faits, d’une figure au moins agréable, et unis d’une inclination mutuelle : l’amour, le plaisir, la volupté, qui étaient les dieux domestiques de ce temple, n’auraient pas admis de froids profanes qui y fussent venus sans aucun but de galanterie ; et pour me rendre à moi-même mes découvertes plus attrayantes, plus délicieuses, j’avais jugé n’y devoir admettre que de charmantes créatures dans les deux sexes, qui puissent souffrir dans leur nudité les regards curieux d’un indiscret. Au surplus, si j’ai surpris vingt secrets piquants de ces petits mystères d’amour que la femme la plus libertine n’avouerait qu’en rougissant, ma maison, ma table, le luxe, l’abondance, la délicate recherche qui y régnait, étaient bien faits pour faire oublier à mes hôtes les petits désagréments que mon avide et bizarre curiosité leur faisait souffrir. Je vais m’expliquer plus clairement. Un habile architecte avait distribué les appartements, tous à lits jumeaux, à baignoires jumelles, de manière que, levant en dehors le rideau d’une glace sans tain placée au-dessus d’un trumeau, mes yeux plongeaient tout à leur aise, sans être vue, dans le boudoir du couple heureux, et je me faisais le témoin commode de leurs plus tendres ébats : une galerie circulaire dominait de toutes parts les boudoirs, et, soit au coucher, soit au lever de mes amoureux convives, je passais en revue ma galerie, et m’arrêtais à la lucarne où la scène du plaisir me paraissait la plus piquante. Que ce délicieux panorama a enchanté de fois mes esprits !… Non, mes chères camarades, vous ne pouvez jamais rien imaginer de plus voluptueux. Les délices de voir tout à leur aise agir librement deux amants qui se croient sans témoins, est une chose qui dépasse tous les genres de volupté. Il est vrai, je le confesse, que j’ai désiré plus d’une fois être l’heureuse actrice de la pièce qui se représentait sous mes yeux et enflammait mes sens ; plus d’une fois, dis-je, je fus sur le point de faire comme Zémire devant le tableau magique de son père et de ses sœurs, mais l’intérêt de mes propres jouissances m’interdisait toute indiscrétion.

Toute l’assemblée, un peu échauffée par la peinture de ces images, demanda à Marianne si, sans blesser la pudeur, il lui serait possible de révéler quelques-uns des jolis petits mystères qu’elle avait surpris dans la galerie masquée de ses boudoirs délateurs ?…

— Je vais y employer tous mes efforts, répondit Marianne avec aménité. Parmi mes nobles convives, je recevais souvent le comte de Tendre-Rose et sa douce moitié mademoiselle du Délire, qu’il surnommait, dans un style oriental, son Baume des yeux ; c’était le couple le plus beau de la nature. Une nuit que j’avais porté mes regards indiscrets dans leur appartement, quel fut mon étonnement, en le voyant disposé comme une espèce de théâtre ; des gazes vertes argentées faisaient la mer, un meuble surmonté de carton peint offrait un rocher sur lequel était disposé une cabane composée de quelques petits accessoires et d’un paravent ; un de mes quinquets de cheminée, suspendu sur une partie du rocher factice, présentait un fanal aux matelots, et mademoiselle du Délire, un flambeau à la main, demi nue sous une mousseline diaphane, les cheveux épars sur son beau sein, remplissait le rôle de la tendre Héro, tandis que mon cher et voluptueux comte se chargeait de celui de l’amoureux Léandre, à moitié nu, et seulement habillé d’un élégant tricot de soie, couleur de rose ; notre nouveau Léandre fendait les flots artificiels, gravissait les rochers de carton. Arrivé, à force de nager, à la cime du rocher postiche, Héro essuyait ses beaux cheveux, sa tête, ses épaules humides de l’onde amère, elle versait des parfums sur son beau corps ; le couple se plaignait mutuellement de leurs ennemis, et enfin l’amour, avide de jouir du prix de tant de périls et d’obstacles vaincus, les enlaçait des guirlandes du plaisir. Léandre, saturé de bonheur, se replongeait de nouveau dans cette mer de gazes vertes, qui était garnie en dessous de quelques matelas, en confiant de nouveaux ses galantes destinées au généreux Neptune, et Héro, sur le seuil de sa cabane, un quinquet à la main, la brûlante inquiétude dans les yeux, suivait les ondulations de son cher Léandre, en suppliant les dieux de lui être propice dans son retour. Telle fut la scène de comédie qui se passa sous mes yeux, et qui prouve jusqu’à quel point peuvent aller les originalités d’amour.

À ce passage, mademoiselle de la chambre, à qui la présidente avait parlé à l’oreille, pria Marianne de ne pas aller plus loin, attendu l’inconvenance de ses peintures plus que bizarres. D’ailleurs, on lui fit des compliments de Héro et Léandre. C’était à Aglaé à paraître ; on l’entendit aussitôt.


CONFESSION

D’AGLAÉ BELLES DENTS.

— C’est à vous, mesdames, d’examiner si je mérite réellement ce sobriquet de Belles Dents que m’ont donné mes camarades, dit Aglaé, en ouvrant une bouche fraîche comme une rose, et en montrant le plus beau ratelier du monde.

— Vous êtes parfaitement digne de ce nom, Aglaé, lui répondit-on d’une voix unanime, car d’honneur, vous pourriez disputer le prix de la fraîcheur et de l’éclat à Hébé même.

Après ce prélude flatteur pour la petite vanité d’Aglaé, elle entama ainsi l’histoire de sa carrière galante :

— Débauchée à l’âge de seize ans par un négociant, voisin de la maison de mon père, à Tours, je crus d’abord dans ma simplicité que ma fortune était faite et que les serments d’amour que mon ravisseur m’avait prodigués étaient sincères ; hélas ! je connaissais bien peu les hommes alors !… Le perfide, après m’avoir conduite à Paris, près le théâtre de l’Ambigu-Comique, me planta là, non sans m’avoir mangé mes plus beaux bijoux et mis en gage chez ma tante mes meilleurs effets. Délaissée sur un lit de sangle dans une mauvaise mansarde lézardée de toutes parts, cela, au milieu de l’hiver, vous pouvez juger à quel péril était exposée ma chancelante vertu. La faim venait encore y ajouter son cruel aiguillon, et j’allais enfin, harcelée par le malheur, livrer mes adolescents attraits au coin de la rue, lorsqu’un coryphée de l’Ambigu, voisin de ma mansarde, me témoigna un généreux intérêt et me facilita un plein accès dans les coulisses : là, au moins, me disais-je, mon honneur sera en sûreté, et pour quelques petits battements ou temps de cuisse de simple figurante, j’aurai du pain assuré. Combien nos espérances sont souvent cruellement déçues ! Borée Cadet, c’était le nom de mon jeune protecteur, finit par me tromper indignement : après avoir subtilisé mes faméliques faveurs, le traître me déroba même jusqu’à mes chaussons de danse, le carquois de carton doré, ainsi que l’arc qui me servait merveilleusement dans un rôle de Nymphe de la cour de Diane. J’allais dans ma douleur remettre ma personne à la disposition de la première entremetteuse, lorsque le moucheur de chandelles de l’Ambigu, qui avait passé quelques nuits dans ma chambre, et cela à la vérité extrêmement près de mon lit, voulut me tirer du précipice, en m’assurant qu’il me ferait entrer, par certaine protection, dans les Funambules, en qualité de voltigeuse de 3e classe ; je ne lui dissimulai pourtant pas combien j’étais peu faite pour cet exercice, et que je ne savais faire que la culbute, art dans lequel il faut avouer que j’excellai dans mon enfance, lorsque j’étais sur un pré ; il n’en tint compte, et enfin me voilà admise sur la corde : au moyen du balancier, je commençai donc à y montrer quelque adresse ; on me flattait même de l’espoir ambitieux d’entrer au café d’Apollon, quand une chute, dont la guérison dura précisément neuf mois, me força d’aller cacher ma faiblesse à l’hospice de la Maternité : si j’y devins mère, bientôt je redevins fille ; mais avant d’arriver à ce titre, il me fallut essuyer encore bien des tribulations. Les planches, je l’avoue, m’attiraient singulièrement. Une fois j’avais eu un billet de paradis du grand Opéra ; on donnait Psyché, et le chef des diables m’avait tout à fait tourné la tête ; sa belle taille d’athlète, ses superbes formes musculeuses donnaient les plus heureux augures : avec ce joli diable, me disais-je, nous ferions ensemble un petit ménage d’ange. Me voilà de nouveau me glissant dans les coulisses de l’Académie royale de musique ; justement la première fois que j’y fus, mon bon diable y répétait le rôle de la Discorde dans le Jugement de Paris : quel heureux moment pour tâcher de me mettre en bonne intelligence avec lui !… À l’instant donc où il plante la pomme fatale entre les trois déesses rivales, et se dérobe après dans les coulisses, je me mis exprès sur son passage, de manière à ce qu’il fut obligé de remarquer mes regards significatifs. On pense bien qu’il ne tarda pas à me comprendre : nous vécûmes quelque temps ensemble dans la plus douce intimité ; il m’avait même fait recevoir au théâtre comme habilleuse ; mais un soir n’ayant pas voulu faciliter l’accès de la loge d’une actrice à certain personnage, à cause des défenses expresses à cet égard, la vengeance me fit perdre ma place et à la fois mon aimable Lucifer. Loin de me relever, je tombai au contraire de Charybde en Scylla, car la misère me contraignit d’entrer dans une troupe de comédiens ambulants, en qualité de bouche-trou ; personne n’était moins propre que moi à cet emploi, car jusqu’alors j’avais eu un destin tout contraire ; le reste de mon roman a peu d’intérêt ; j’entrai enfin au Palais-Royal, où l’éclat et la beauté de ma denture me fit surnommer Aglaé Belles Dents.

On attendait avec impatience le discours de la brillante Clémentine qui parut au milieu des applaudissements.


CONFESSION

DE CLÉMENTINE
DITE LA SAUTEUSE EN LIBERTÉ

Lorsque, le lendemain soir, à six heures précises de relevée, l’honorable club galant fut réuni sous la présidence de la reine des matrones, Clémentine, dite la sauteuse en liberté, appelée suivant son rang de date, s’avança à la balustrade d’un ton décidé, et débuta par quelques réflexions préliminaires sur l’instabilité des choses humaines, la fragilité des sens, et surtout la fatalité qui avait voulu que, de femme de bien, elle se trouvât maintenant classée parmi ces filles éhontées qui avaient renoncé volontairement et par spéculation, à la pudeur et à la vertu de leur sexe…

Ici, il n’y eut qu’un cri dans l’assemblée pour réprimer l’insolence de Clémentine, qui osait insulter à la beauté malheureuse dans la personne des demoiselles de la galerie, sans songer que les coups de l’adversité et la perfidie des hommes avaient conduit la plupart d’entre elles à fléchir un front virginal sous le joug de la nécessité. Clémentine, s’empressant de se justifier, assura que son intention n’avait été de blesser personne, et qu’elle avait voulu parler ici en thèse générale ; puis, changeant de sujet :

— Je suis fille d’un honnête tapissier de Versailles, dit-elle, qui longtemps m’enseigna à faire des tours de lit ; de là je passai chez une lingère, où l’on m’apprit à faire des corsets à suppléants, ainsi que des corps d’enfants. Un officier de hussards me trouvant de son goût me séduisit, m’enleva et m’abandonna, suivant l’usage : je passerai rapidement sur tous les amants qui le remplacèrent, cela nous conduirait trop loin, j’arriverai de suite à ce singulier point de mon histoire, où, vivant avec un employé de l’armée, je l’accompagnai jusqu’à Mayence. L’or ne manquait pas ; aussi un parfait bonheur présidait à notre union ; longtemps j’avais passé pour sa sœur dans les diligences ; une fois à Mayence, nous jugeâmes ne devoir faire qu’un saut de la fraternité à l’hyménée, et partie de Metz comme la sœur de Saint-Firmin, c’était le nom de mon aimable frère postiche, je descendis à Mayence à l’auberge du Cheval blanc, avec la nouvelle qualité de son épouse. Les garçons, les servantes m’appelaient donc madame Saint-Firmin, gros comme le bras ; nous avions de l’argent : pouvait-on manquer de procédés et d’égards envers nous ? Vous connaissez toutes, mesdames, qui avez voyagé, l’esprit des hôtels : l’or à la main, seriez-vous la plus grande catin du monde, vous obtenez aussitôt la plus haute considération ; le marmiton vous ôte son bonnet ; une bougie à la main, la maîtresse vient vous recevoir à la descente de votre voiture, et partout on vous donne la question de ces fausses politesses qui ne sont qu’autant de lettres de change payables à vue et tirées à bout portant sur votre bourse ; si, au contraire, vous êtes d’une mise râpée, alors le dédain, le mépris vous accablent, et seriez-vous une Paméla ou une Clarisse Harlowe

Ici madame la présidente invita Clémentine à abréger ses digressions philosophiques, attendu que toutes, pour la plupart, avaient lu le spirituel Gil-Blas, et en savaient tout aussi long qu’elle là-dessus. Notre héroïne, un peu décontenancée, reprit donc en ces termes :

— Je vais me borner au fait le plus singulier de mes aventures, ne voulant pas vous affadir l’esprit de détails communs. Saint-Firmin me nommait alors, par pur badinage, madame de petite résistance ; un jour qu’il était arrivé dans l’hôtel un payeur principal de corps d’armée avec sa maîtresse ou sa femme, notre hôte nous demanda si nous voulions manger cette fois-là avec eux, vu la quantité de monde qu’il y avait dans la maison ; n’y trouvant pas d’inconvénient, nous acceptons : la curiosité me portait, d’un autre côté, à savoir si le payeur avait bon goût. Mon attente fut trompée, car Éléonore, c’était bien le nom de madame la trésorière, se fit excuser, et mangea seule dans sa chambre à cause de sa lassitude de voyage. Quant au payeur, c’était un joli homme et de beaucoup d’esprit. Le repas fut très gai. Saint-Firmin ne manquait pas d’imagination, et on prouva de part et d’autre qu’on savait faire avec grâce et finesse les frais d’une conversation avec un aimable étranger. Pour moi, je jouai une honnête retenue sans bégueulerie, j’eus soin surtout de ne pas parler à tout bout de champ de ma femme de chambre, et de la fourrer dans tout, comme la plupart de mes camarades qui voyagent, ne voulant pas que ce payeur reconnût de suite une véritable farceuse en moi. J’affectai même de ne pas entendre ses coups d’œil et ses pressions de genoux, comme scandalisée d’une témérité qui blessait mon honneur. Enfin, nous nous séparons, et chacun se retire dans son appartement ; les nôtres étaient absolument porte à porte, rappelez-vous-en bien, mesdames, pour l’intelligence de l’histoire. La table resta à moitié servie. Bref, le repas s’étant prolongé très avant dans la nuit, nous nous couchons, la tête un peu tapée du punch au lait dont nous avions bu de copieuses rasades. Sur les minuit, Saint-Firmin se trouvant très altéré, se leva pour se faire un verre d’eau sucrée ; les garçons n’ont pas desservi, lui dis-je, et tu trouveras facilement sans lumière la table où il y a sucrier et carafe d’eau.

Fort bien, le voilà donc parti en chemise et nu-pieds, laissant la porte de notre chambre entr’ouverte ; il trouva en effet tout ce qu’il désirait ; mais, par une bizarrerie dont un génie malin pourrait seul expliquer la cause, notre payeur, également échauffé par les liqueurs, s’était pareillement levé à la même minute, à la même seconde, pour, chercher à se désaltérer à notre table commune ; tous deux conséquemment, après s’être rafraîchis, moitié endormis, moitié ensevelis dans les vapeurs d’un premier sommeil, sans s’entendre, sans se toucher, cherchaient à regagner leur chambre à coucher ; mais, par un sort doublement funeste, au lieu de reprendre leur véritable chemin, chacun fait un échange : Saint-Firmin va trouver madame la trésorière, et M. le payeur vient commodément s’étendre à mes côtés ; je m’étais rendormie, et ne pus pas démêler la nouvelle voix de mon nouvel époux, qui lui-même se livra bientôt aux douceurs du repos : ce ne fut que deux heures après qu’un songe voluptueux réveillant mon nouvel Amphytrion, il jouit entièrement des droits qu’il croyait avoir dans sa fausse couche nuptiale. Loin de m’y opposer, autant par goût que par devoir, je lui donnai des preuves réitérées de ma tendresse, non sans démêler, j’en conviens, des différences étranges qui heurtaient mes habitudes et mon jugement. Quant à Saint-Firmin, devenu le Sosie de notre payeur, il était également cocufiant et cocufié. Tout le monde se rendort, pour ne plus connaître la vérité qu’aux premiers rayons du jour. Enfin ils éclairèrent la quadruple scène et le double échange : pour moi, dont la douce habitude était de donner un tendre baiser pour bonjour à mon Saint-Firmin, quelle fut ma surprise, mon étonnement, en voyant un autre homme dormant profondément près de moi !… Ses larges favoris noirs contrastaient parfaitement avec la blancheur de son cou ; un superbe cachemire, qui lui servait pour dormir, le coiffait on ne peut mieux à l’orientale ; ses belles mains étaient ornées de riches diamants, sa poitrine, son linge magnifique, et j’avoue que j’eus l’impudeur alors de ne pas trop gémir de la substitution, quoique d’ailleurs Saint-Firmin fût très joli homme. Mais vous le savez, mesdames, le charme de la nouveauté… Toujours des perdrix, monseigneur, disait le confesseur de Louis XV, ça lasse.

Ici on convint de toutes parts des dangers et des délicieuses impressions sur nos sens, d’un objet nouveau, à égalité d’avantages ; et même, ajouta-t-on, de très honnêtes bourgeoises ont eu souvent pour amant un Ésope, un vrai singe, tandis que le mari était très bien tourné. Voilà de nos caprices. Clémentine fut donc généralement excusée sur la seule sincérité de ses aveux.

— Ma position était très délicate, continua-t-elle : réveiller le payeur… de quelle manière allait-il prendre l’aventure ?… lui-même mit fin à mes incertitudes, car, venant à bâiller, à étendre les bras, il m’appela sa chère Éléonore, les yeux, comme on dit, encore sous la papillote…

Jugez de son étonnement à son tour, quand, interrogeant de nouveau ma figure et les lieux, dégageant ses bras de ma taille svelte, il cherche à se rendre compte de l’enchantement magique qui l’a fait voyager pendant la nuit ; la jalousie achève de lui rendre ses facultés : il calcule que s’il a usurpé un lit étranger par une combinaison d’événements inintelligibles, on peut bien par représailles avoir usurpé le sien, et que ce n’est peut être encore qu’un piège tendu à son honneur : paraissant donc adopter avec chaleur cette idée, il s’élance du lit, et, s’emparant de l’épée de Saint-Firmin, il court droit à son appartement. Saint-Firmin, de son côté, s’était aussi réveillé, et confondu de ce qu’il voyait, surtout des appas rebondis de sa nouvelle partenaire au lieu de ma taille mignonne, un uniforme brodé sur un fauteuil, un portefeuille en maroquin sur un autre, il conçoit de suite l’effet d’une funeste méprise ; et, s’échappant comme un trait de la couche involontairement adultère, il s’empare aussi par provision de l’épée du payeur… Je vous laisse à juger, mesdames, dit avec un surcroît d’intérêt notre belle conteuse, du choc terrible de ces deux violents ennemis ; moi et la puissante Éléonore, nous nous étions précipitées simultanément à travers les combattants, et à moitié nues, nous sentîmes plus d’une fois le froissement d’un fer froid sur nos chairs délicates ; heureusement que les garçons vinrent au tapage ; on parvint à séparer ces deux rivaux, mais ce ne fut pas sans qu’ils fixassent l’heure du duel qui devait laver dans le sang la tache de leur mutuel affront. Saint-Firmin y fut légèrement blessé au bras ; on s’expliqua enfin, et on trouva, à force de conjectures, le mot de cette piquante énigme. Nous finîmes par nous séparer, mais bons amis, attendu que l’aventure commençait à transpirer dans Mayence, et moi-même je quittai Saint-Firmin pour un directeur des postes : j’aime beaucoup les hommes de lettres.

Madame la présidente interrompit Clémentine en cet endroit :

— Vous nous avez raconté, lui dit-elle, une histoire très intéressante, ce serait la gâter que d’y ajouter des épisodes qui ne peuvent être que très faibles en comparaison ; jusqu’à présent, vous me paraissez avoir remporté le prix sous le rapport de l’originalité de vos aventures.

Tout le monde se mit à applaudir au jugement de madame la présidente, et Clémentine se retira au milieu des battements de mains, pour céder la place à Frasca la Folichonne.


CONFESSION

DE FRASCA LA FOLICHONNE

Telle que vous me voyez, dit vivement Frasca, j’ai été élevée jusqu’à l’âge de seize ans comme une sauvage ; peut-être plus d’une parmi vous se dira malignement que je suis singulièrement changée à cet égard. Vous connaissez ce petit roman intitulé : la Cachette à mon oncle ; eh bien ! de même un cruel ravisseur me déroba à mes parents dans mon enfance et me rendit le point de mire de ses bizarres spéculations d’amour. J’étais alors l’Élève de la nature ; je la suis maintenant du plaisir. La mort de mon ravisseur me rendit au monde et à la liberté : que d’or me valut ma stupide ignorance ! C’était à qui aurait la jolie sauvage ; dans mes bras, l’homme se croyait à cet heureux âge d’or où la beauté n’avait d’autre voile que sa chevelure. J’étais une nouvelle Ève pour ces nouveaux Adams ; et l’on croyait retrouver en moi toute l’innocence et la fraîcheur du premier âge. Je m’enrichissais à un tel point, que, loin de paraître faire des progrès en civilisation, j’affectais de conserver mes manières furtives, mon air égaré. Je déchirais mes vêtements comme des voiles importuns, et courais embrasser avec passion le premier homme qui me tombait sous la main. Ce caractère extraordinaire séduisait, enchantait ; on me prodiguait les présents, et le soir, quand la farce était jouée, je faisais ma caisse, non en sauvage mais en personne d’esprit qui sait parfaitement calculer. On m’avait souvent parlé d’un personnage qui aimait à la folie les beaux ongles ; les miens étaient absolument comme de la nacre de perle : que d’or j’eus encore de cet entreteneur ; malheureusement vive, légère, étourdie, sans prévoyance, et vraiment folichonne, comme on m’avait surnommée, j’étais un véritable tonneau des Danaïdes. Plus je recevais, plus je dépensais. L’engouement de ma personne se passa ; car, vous le savez, tout passe. Je finis par tomber dans les bas grades de la galanterie, jusqu’à ce moment où je me relevai dignement, en entrant comme aspirante dans l’établissement fastueux de la Destain… On me demanda si je saurais bien jouer le rôle et les airs d’une bourgeoise de bon ton, et même d’une femme de qualité ; je répondis que, puisque j’avais fait la sauvage, je pourrais, à plus forte raison, jouer la bégueule. On m’admit donc, et après quelques épreuves difficiles, dans lesquelles je fis un rusé négociant, me trouvant d’une bonne force d’amateur, je fus reçue enfin au grand salon de compagnie. Là, je ne traitais qu’avec le colonel ou le magistrat, le comte ou le baron. Je savais élever mes manières au degré de ma position, et personne, mieux que moi, n’a soutiré une bague en brillants des mains d’un amant. Mes affaires allaient donc à ravir ; mais malheureusement pour moi, j’eus la bêtise de m’amouracher d’un auteur qui mangea mes économies, en attendant le succès équivoque de ses pièces ; la galerie me tendait encore les bras, je m’y jetai à corps perdu, comme dans le sein d’une mère. Depuis, vous le voyez, je me promène en folichonnant vis-à-vis la rotonde, en mystifiant les sots, en accueillant les jolis garçons, et en faisant : Je t’en ratisse, aux vieux qui n’auront jamais l’honneur de tâter de ma personne. D’ailleurs, honnête coquine, j’ai le cœur sur la main et demande humblement pardon de mes fautes de jeunesse.

Le ton semi-sérieux, semi-badin de Frasca plut beaucoup, et on l’assura qu’on la traiterait avec indulgence dans le jugement définitif.


CONFESSION

ou

HISTOIRE VÉRITABLE

DE JULIE LA GROSSE RIEUSE

Ce n’est pas par des jérémiades que je vais fixer votre attention, mesdames, se mit à dire Julie, surnommée la Grosse Rieuse ; d’ailleurs mon sobriquet seul vous annonce assez que ma vie n’est qu’une chaîne de bouffonneries… Dès que je commençai à balbutier quelques mots dans mon enfance, je ne faisais que rire comme une petite folle ; cette disposition philosophique n’a fait qu’augmenter avec l’âge. À seize ans, jolie, bien faite, on s’empressa dans ma petite ville de Melun, où mon père était huissier à verge, de me parler d’amour, surtout notre maître clerc, espèce de cul sec qui ne me revenait pas du tout, malgré tous ses exploits ; mais, bien loin de vouloir donner mes prémices à cet aigrefin, je m’en moquai avec un bel officier de dragons qui, depuis quelques semaines, faisait caracoler son cheval sous mes fenêtres ; c’était Mars même sous un casque français ; mon père venant donc à me persécuter très chaudement pour épouser sa momie d’écrivain, je filai sans tambour ni trompette, un soir avec mon beau militaire qui m’emmena à Saint-Germain où son régiment allait tenir garnison. Mon père mourut de chagrin de ma fuite, ce qui me fit hériter d’une trentaine de mille francs que nous mangeâmes très joyeusement, moi et mon cher Saint-Évremont. L’argent dissipé, vous croyez que je vais me lamenter, larmoyer, faire des élégies ?… Pas du tout ; insensible à l’infidélité, à l’abandon de Saint-Évremont, qui ne reparut plus chez moi, car voilà comme sont tous ces hommes ! je partis pour Paris dans un honnête pot-de-chambre ; j’y trouvai un pauvre romancier qui n’était pas sans esprit, mais tout à fait sans argent ; ce qui arrive souvent aux hommes de génie.

Il me plut au premier abord, malgré ses habits râpés et son front à hémistiches : je lui plus aussi ; mes gros attraits rebondis, mes joues colorées comme une sauce tomate, mes yeux brillants, et une paire de… fermes comme de l’ivoire, tout cela ne pouvait pas manquer d’être fort appétissant pour un pauvre diable d’auteur habitué à faire fort maigre chair, et à ne vivre que des langueurs chimériques de ses héroïnes de roman. Je répondis donc à ses timides œillades, ou plutôt je fis toutes les avances, pour prendre aussitôt le roman par la queue ; j’avais encore une vingtaine de louis des débris de ma grandeur passée, c’était une grosse somme pour un auteur aussi sec que le mien. Enfin, arrivés tous deux rue de la Huchette, j’y montai au septième au-dessus de l’entre-sol, et un lit fort étroit, même pour une personne, reçut les deux nouveaux époux. Césure, c’est ainsi que se nommait mon poète, avait de l’esprit, de la facilité, mais on sait combien cette denrée est ingrate à Paris, où la plupart du temps les sots et les fripons seuls prospèrent. Fort habile à faire un manuscrit, c’était le diable pour le placer : les libraires aussi bons vendeurs que mauvais juges, le trouvaient tantôt trop sérieux, tantôt trop prolixe.

— Tiens, prends la plume, dis-je à Césure, un soir qu’il revenait de faire des démarches inutiles ; nos vingt louis seront bientôt épuisés, il nous faut de l’argent, et je suis sûre d’en trouver avec l’idée qui me vient à l’esprit. En effet, je me mis à dicter à mon cher Césure le roman le plus comique qui soit sorti du cerveau d’une femme. À mes propres aventures je joignis mille plaisantes imaginations ; tantôt voluptueuse, tantôt distinguée, élevée même dans mon style, ou triviale selon l’occasion, je m’efforçais de charmer l’esprit de mon lecteur par une variété pleine d’attraits. J’y dévoilais surtout les pensées les plus secrètes, les tactiques les plus adroites de mon sexe, et, soit par les événements, soit par les réflexions, j’avais enfin composé une œuvre galante en deux parties in-12, fort piquante. Césure y mit un beau titre, qui fut celui-ci :

MES ESPIÈGLERIES
DE GARNISON
OU JULIE LA GROSSE RIEUSE

et notre chef-d’œuvre sous le bras, il alla le proposer aux libraires des barraques. À peine eût-on parcouru le manuscrit, que, comme séduit par la vapeur d’un encens embaumé, on lui en offre aussitôt vingt-cinq louis. Césure accepte, et pendant quelque temps, nous nous livrons sans réserve à toute la joie de ce succès. Césure ayant été atteint par la conscription, il fallut m’en séparer ; tout ce que je pus faire pour témoigner ma tristesse, fut de ne pas rire en nous séparant : c’était, je vous assure, mesdemoiselles, prendre beaucoup sur mon naturel. Sans ressource, j’entrai alors dans un restaurant en qualité de Demoiselle. Rien ne m’amusait comme ces commandes aux criées, un bœuf pour un, une cuisse de volaille au naturel, la cervelle de monsieur, les pieds de cochon de madame, la tête de veau de monsieur… puis, vous êtes sur le gril… — Tout cela me divertissait infiniment. Naturellement observatrice, j’examinai les caractères et les physionomies. Un pauvre diable d’employé, par exemple, mettait une partie de son pain dans sa poche, et son ragoût dans une petite boîte de fer-blanc. La dame de la maison recevait les rendez-vous d’un étudiant en droit. Cet autre me pressait le genou et me disait tout bas :

— Julie, je suis dans mes meubles, mon lit est une couchette de mariage, nous pouvons être heureux.

À tout cela, je répondais à haute voix : les prunes de monsieur… —

Mais Saint-Laurent vint tant de fois à la charge, que ma foi j’acceptai sa couchette de mariage. Malheureusement son cours de droit vint à finir ; il me laissa généreusement dans ses meubles ; je jouai donc quelque temps à la dame, en prenant une bonne très complaisante qui m’amenait chaque soir un nouvel époux, jusqu’au moment où, lasse des entreprises à mon compte, je pris patente et me fis desservante de Vénus dans toutes les règles. Au surplus, quoique rieuse, toujours bonne, sensible au malheur, et incapable d’une vilaine action ; j’aimerais beaucoup la sagesse, si elle était moins sage, sérieuse, et je pourrai bien l’être un jour, quand j’aurai perdu ma grosse gaîté. Jugez-moi maintenant sur cette franche confession.

C’est ainsi que Julie finit sa harangue, toujours le sourire sur les lèvres, et respirant le bonheur et l’insouciance dans tous ses traits fleuris. L’assemblée lui applaudit par un rire gracieux, pendant qu’on faisait avancer Délia Brioche.


CONFESSION

DE DÉLIA BRIOCHE

Je vous vois toutes sourire à ce nom trivial de Brioche, dit Délia ; effectivement il est très plaisant. Je vais vous en expliquer la cause.

J’ai été fort sagement élevée à l’île St-Louis ; mais les rigueurs de mon éducation, l’abstinence et le jeûne dans lequel on me tint sevrée de toute espèce de plaisirs jusqu’à l’âge de vingt-six ans, causèrent ma perte. Il n’est que trop vrai que trop de sévérité dans la manière d’élever les filles peut les perdre aussi bien que trop de liberté.

Un soir qu’un de mes oncles paternels arriva du Mans pour passer quelque temps à Paris et y jouir du spectacle de quelques fêtes publiques, ma mère voulut bien consentir à ce que nous allions voir un très beau feu d’artifice qui devait se tirer sur le Pont-Royal : quelle joie !… quel bonheur ! je n’en fermais pas l’œil ; vingt-quatre heures d’avance j’avais déjà disposé ma belle toilette ; enfin, nous partons. J’avais les yeux ouverts sur tous les objets, comme une grande sotte : tout me semblait admirable ; j’étais dans un véritable ravissement. Nous arrivâmes aux Champs-Élysées ; les mâts de cocagne, les comestibles gratis, les danses, la foule, la cohue, tout attirait mon admiration ; je riais tout haut comme une imbécile, je battais des mains aux choses les plus simples, et quand quelque théâtre, quelque scène venait à m’enlever tout à fait, alors je trépignais, je serrais les mains de mes voisins, j’embrassais avec passion mon oncle, mon père, ma mère, notre servante, jusqu’à Félix, notre vieux domestique, qui portait nos provisions du dîner dans un grand panier à compartiments. Bientôt parvenus devant le théâtre des Funambules, quel fut mon nouveau ravissement, quand je vis deux belles dames, une marquise avec sa soubrette, raisonner sur l’amour en phrases bien articulées ; quand un sémillant cavalier leur baisa la main, etc. Ce monde tout nouveau pour mes sens toujours tenus dans les plus profondes ténèbres à cet égard, me confondait d’admiration ; mes questions à mon bon oncle ne finissaient pas. J’en étais à ce degré de cette heureuse journée, quand la nuit venant à tomber, et la foule à s’épaissir davantage, un beau jeune homme très bien mis me serra la main, et trouva même le moyen de me la baiser avec une ardeur indicible. Je n’entreprendrai pas de vous peindre le ravage que ce baiser fit dans tous mes esprits, j’étais hors de moi, et loin de me fâcher et de retirer ma main, j’appelai, je provoquai en quelque sorte de nouvelles entreprises, pour pouvoir démêler ce qui se passait dans mes sentiments. Dès ce moment délicieux, plus de mât de cocagne, plus de pierrot des Funambules, je ne voyais que le bel inconnu qui, lui-même, toujours autour de moi, me dérobait à chaque instant de nouvelles faveurs. Il avait été déjà fort loin, et je ne sais si les clartés que répandaient les fusées volantes ne l’eussent arrêté, jusqu’où il aurait pu aller derrière mon oncle et ma mère, tant j’étais docile à ses désirs. Nous rentrâmes au logis par le quai des Tournelles ; mon nouvel amant, loin de m’abandonner, se glissa sous la remise, au moment où le portier nous ouvrit la porte cochère, en ayant soin de me faire apercevoir son dessein. Heureusement que mes fenêtres donnaient sur la cour, et que le toit de la remise y touchait presque, ce qui permit à Édouard, c’était son nom, de pénétrer jusqu’à ma chambre.

Quand il y fut, d’abord il se précipita à mes genoux, en me faisant, en termes pompeux, le serment que l’excès de son amour l’avait porté à cet acte de témérité, mais qu’il n’avait au surplus que des intentions légitimes ; comme mon ingénuité et mon innocence ne voyaient rien de coupable dans sa démarche, et que sa figure d’ailleurs me plaisait infiniment, je lui répondis qu’il était bien honnête et qu’il n’y avait pas de mal à ça ; sur cette assurance, voilà que ses transports ne finissaient pas ; si bien que de transports en transports, il me précipita sur le pied de mon lit, et cueillit dans mon jardin virginal une fleur que je ne savais même pas posséder ; il est vrai qu’il se piqua un peu et moi aussi. Je ris encore de ma naïveté :

— Vous êtes un méchant, disais-je à Édouard ; vous m’avez empêchée de dire mes prières et ma mère me grondera, car j’étais de force à lui tout conter.

Enfin, le jour nous surprit, moi, prenant une dernière leçon d’amour, Édouard éparpillant encore quelques roses sur les lis de mon sein. Il fallut bien se séparer ; moment cruel !… Édouard s’esquiva adroitement pendant que notre vieux portier balayait le devant de la porte ; j’avais de la peine à marcher, j’avais le pied très petit, et l’entorse que je m’étais donnée me cuisait singulièrement. Pâle, défaite, abattue, ma mère, mon oncle me demandèrent si notre promenade m’avait incommodée ; je répondais gauchement, et des esprits plus pénétrants auraient bientôt deviné qu’un nouveau Faublas s’était conduit avec moi comme avec la petite Mésange.

Le soir j’allais mélancoliquement dans notre jardin, lorsqu’une orange dans laquelle était placé un petit billet d’Édouard, tomba à mes pieds ; il me suppliait de lui accorder une seconde nuit autant pour l’intérêt de son amour, disait-il, que pour mon bonheur à venir. Cette nuit il fut convenu qu’Édouard m’enlèverait : c’était un commis de la guerre : il m’engagea d’ailleurs à emporter mes effets et ce que j’avais de plus précieux, et finit par me promettre mariage. Ici croiriez-vous, mesdames, que je fis des façons, que j’eus des scrupules :

— Comment, lui dis-je, M. Édouard, y songez-vous ?… Vous voulez être mon mari, mon amant, obtenir le don de mon cœur et de ma main, et nous nous connaissons à peine !…

Édouard ne pouvait retenir ses éclats de rire sur mon ignorance comique ; que voulez-vous, mes théories n’allaient pas plus loin, je voyais du mal à faire de mon amant mon époux, car ma mère n’avait jamais prononcé devant moi le mot de mariage qu’avec une sorte d’effroi, et je n’avais cru commettre aucune faute en livrant tous les trésors de ma personne. Expliquez-vous à vous-mêmes, si vous pouvez, ce comique raisonnement de ma grosse innocence. Bref, je quittai le toit paternel pour aller rue de Malte, me nicher à un cinquième étage avec mon amant : tout alla bien tant que l’argent fut de la partie : mais Édouard, plus occupé de mes jeunes attraits que de ses écritures, perdit sa place ; il est vrai que sa famille le soutint quelque temps, en payant ses mémoires du mois, sur lesquels il ne cessait de mettre tant pour une brioche (j’étais cette coûteuse brioche, mais elle se lassa, et un jour, au lieu du cher Édouard, je trouvai sur son secrétaire un billet d’adieux et de regrets. Je retournai à l’Île Saint-Louis, dans l’intention d’obtenir mon pardon de ma mère ; mais tout le monde était parti pour la province, probablement pour étouffer le bruit de ma honteuse évasion : il ne me restait plus que le Palais-Royal, heureux refuge du malheur ; je m’y rendis et y souscrivis un bail de trois, six, neuf.

Vous jugez bien que j’y perdis cette grande innocence qui d’ailleurs causa ma ruine ; j’appris ce que c’était qu’un homme, mais aucun d’eux ne sut plus avec moi ce que c’était qu’une vierge. Le nom de Brioche me resta ; mes compagnes savaient mes aventures, et cette idée d’Édouard leur parut si plaisante, qu’elles me baptisèrent aussitôt pour toujours de ce sobriquet. Le reste de ma vie galante n’est pas digne d’être raconté.

La naïveté de Délia plut infiniment ; ce cachet de bonhomie et d’ignorance empreint dans tout son récit, divertit beaucoup l’auditoire ; un thé brillant était servi dans les salles voisines : on interrompit donc les interrogatoires galants, pour se livrer aux charmes de la société. Après la collation on entendit un charmant concert ; les amis du cœur y avaient été invités ; le lecteur peut donc bien imaginer que tous les genres de plaisirs s’étaient donné rendez-vous dans ce voluptueux asile.


CONFESSION

D’HORTENSE

SEIN DE NYMPHE ÉMUE.

Mes chères amies, je n’en ai pas très long à vous conter ; je ne ferai pas de grandes phrases, comme certaines de mes compagnes ; je n’irai pas chercher de midi à quatorze heures. D’abord je fus servante dans des maisons bourgeoises ; ça allait assez bien alors, car le maître me payait pour ne pas faire la cruelle avec lui quand madame était dans son comptoir ; et madame, de son côté, me faisait de petits présents pour me taire, quand son galant était caché dans l’alcôve ou sous le lit. Ce n’était pas tout, mademoiselle, la fille de la maison, me caressait, me donnait même de l’argent pour favoriser ses entrevues nocturnes avec son Ferdinand, et le garçon de boutique me donnait des pains de sucre et des bouteilles de liqueurs, qui ne lui coûtaient pas cher, il est vrai, pour obtenir l’honneur de ma couche. De cette manière, l’eau venait au moulin par vingt sources. Cependant, à force de tours de passe-passe, on me chassa ; je vins à prendre service chez une marchande de modes : rien ne pouvait être plus de mon fait : les messages galants ne finissaient pas ; c’était un rendez-vous au Delta, puis à Tivoli, puis aux Montagnes Belleville. Le plaisant de l’histoire, c’est que souvent le donneur de rendez-vous oubliait dans mes bras sa belle, et que je prenais sa place dans la partie projetée. Je suis bien d’une figure assez friponne pour remplacer une marchande de modes !

Tout le monde convint ici avec Hortense qu’elle avait bien l’air assez rouée pour ça.

Lasse de toutes ces intrigues sans grand profit, je résolus de me lancer dans le grand et à cet effet, je louai une belle robe, un chapeau élégant, un cachemire, et surtout un bel enfant ; et, dans cet équipage, j’allai m’asseoir, avec ma femme de chambre de louage, aux Tuileries, sur les une heure. J’y étais à peine qu’un homme d’un certain âge vint s’asseoir près de moi, et prit le prétexte de mon fils, à qui il donna des bonbons d’une bonbonnière enrichie de perles, pour lier conversation avec la mère. Je glissai adroitement que, veuve d’un général tué à Moscou, j’avais éprouvé de grands malheurs. Bref, il m’offrit son équipage, et cinquante louis furent le prix de cette ingénieuse équipée. Quelques jours après, je m’avisai de faire la chanteuse voilée ; j’ai la voix assez belle ; j’avais à peine roucoulé trois ou quatre romances près le boulevard Coblentz, qu’un monsieur, qui avait examiné l’élégance de ma taille et la blancheur de mes épaules un peu découvertes à dessein, me glissa un billet dans lequel il me fixait un rendez-vous. Cette bonne fortune me valut plus de deux mille écus ; car, jouant la vertu malheureuse, le provincial me mit dans mes meubles, et paya au centuple des faveurs que je mettais chaque jour au rabais. De ses mains je passai dans celles d’un joueur dont j’eus la folie de m’amouracher : toutes mes richesses passèrent à la roulette, et j’y aurais été jouée moi-même, si mes appas avaient eu cours dans cette maison. Ruinée, et justement punie, je le confesse, de mes indélicates impostures, je fis quelque temps la coquine honteuse ; mais persécutée par le besoin, je me déterminai enfin à me réfugier sous le toit hospitalier des Galeries : là, me disais-je, je ne tromperai plus personne et ne pourrai pas vendre du plaisir à faux poids, puisque je ne me présenterai jamais que pour ce que je suis ; depuis ce temps je trotte j’arpente le Palais, et me félicite chaque jour d’une si sage résolution.

Hortense ayant achevé sa narration, madame la présidente annonça la clôture des Confessions. Alors les dames d’annonces, aidées des maîtresses de cérémonies, apportèrent une riche corbeille ornée de fleurs, dans laquelle on voyait trois couronnes bien distinctes : la première composée de violettes, la deuxième de roses très épanouies et la troisième de pampres et de raisins.

La couronne de pampres et de raisins fut donnée à Julie la Grosse Rieuse, comme le joyeux sujet de la troupe qui représentait le mieux une de ces superbes bacchantes qui, dans les fêtes de Silène, parcouraient la Grèce un thyrse à la main et le front ceint de grappes : sa philosophie naturelle parut d’ailleurs le système le meilleur à adopter dans ce monde, où le plus sage parti à prendre est de rire de tout.

Après Julie, Clémentine obtint la couronne de roses très épanouies ; l’intérêt compliqué de ses aventures parut au grand juge mériter ce second prix.

Enfin Rose Pompon baissa son beau front pour recevoir la couronne de violettes, comme symbole de la finesse et du parfum exquis qu’on avait reconnus dans ses goûts et ses narrations ; il fut même arrêté à l’unanimité des voix, que le tour piquant du cadenas parisien ou la précaution inutile, qui faisait une partie principale des événements de sa vie galante, serait le sujet de la gravure à placer en regard du titre des confessions galantes des nymphes. Des accessits d’encouragement furent donnés à Délia Brioche, à Hortense, à Frasca et autres. Galatée et Adeline-Nina reçurent même l’accolade fraternelle de madame la Présidente, et enfin la séance fut levée au cri de vive Vénus ! qui retentirent dans toutes les salles. Une table magnifiquement servie était dressée dans le grand salon de compagnie, où, après s’être copieusement restaurées, nos Nymphes se livrèrent aux plaisirs de la danse, qui se prolongea très avant dans la nuit. Enfin, le petit jour mit un terme à cette fête annuelle. Madame la Présidente se retira la première dans ses petits appartements, en exhortant son édifiant troupeau à se conduire de plus en plus avec sagesse et décence, et surtout à bien se garder des loups ravissants qui rôdaient ça et là dans tous les quartiers de la capitale. Nos nymphes s’empressèrent de répondre à cette recommandation, que toutes ayant vu le loup maintes fois, elles le redoutaient fort peu.

Chacun s’en fut se livrer aux douceurs de Morphée, tirant son rideau sur les éclats du jours. Tirons aussi le nôtre sur les Confessions des Nymphes, et désirons que nos lecteurs trouvent les gazes dont nous les avons enveloppées, aussi légères que gracieuses.


PÉTITION

DES
FILLES PUBLIQUES

Une de nos compagnes d’infortune a dernièrement adressé à monsieur le Préfet de police une pétition où se trouvent consignés quelques-uns des effets résultant de l’ordonnance qui nous proscrit. Comme cette pétition ne tend à l’amélioration de notre existence qu’en se fondant sur les torts qu’elle produit à une classe de commerçants, et que d’ailleurs, monsieur le Préfet n’a pas jusqu’à présent jugé convenable d’y faire droit, je prends la liberté de vous soumettre les considérations morales que j’ai puisées dans ma solitude. Que le mot de morale dans ma bouche ne vous étonne point : le malheur nous inspire quelquefois ; et, quoique dans notre triste position il faille abjurer tout sentiment de pudeur, une longue expérience et la fréquentation des hommes, réveillent en nous des sensations parfois si pénibles, qu’elles nous laissent deviner la vertu en nous dégoûtant de nous-mêmes et de ceux que nous recevons.

L’ordonnance nous met au séquestre et nous prive de la vue du soleil qu’on n’avait jamais disputé qu’aux malfaiteurs. C’est un fâcheux privilège que de vivre sous l’autorité de monsieur Mangin ! Ses prédécesseurs, du moins, avaient senti que des femmes dont l’industrie fut tolérée jusqu’à ce jour, et dont la faiblesse a été souvent protégée par eux contre la brutalité, ne pouvaient tout à coup devenir coupables au point qu’on dût mettre le comble à leur infortune, en les arrachant à la liberté ; aujourd’hui, la dépravation des filles publiques paie pour l’immoralité de certains hommes ; l’aridité du cœur a trouvé grâce devant les agents de la police ; mais les vices qui sont nés d’une mauvaise éducation, d’une nécessité urgente, parfois de la coquetterie, de la paresse même, ceux-là sont punis de la prison, et d’une prison perpétuelle : c’est l’absolu du pouvoir ; et mieux que personne, vous le savez, messeigneurs, l’absolu en toutes choses est bien près du ridicule.

Quoi qu’il en soit, nous voilà cloîtrées, forcées, pour nos besoins ou nos menus-plaisirs, auxquels vraiment nous ne saurions tout de suite renoncer, de prendre les dehors d’une femme honnête. Cela peut sans doute convenir à certaines gens qui veulent de la chasteté à tout prix. Cependant, en sera-t-il de même pour d’autres qui, d’ailleurs fort pudiques, ont les manières tellement affectées, la tournure si légère, qu’on les prendrait… Vous frémissez, messeigneurs ! que sera-ce donc en apprenant qu’une jeune personne innocente, et dont le tort était de ne pas savoir régler sa marche, a été dernièrement victime de la méprise de nos argus, et conduite sous bonne escorte au corps-de-garde de la rue de Lafeuillade. Elle n’y est restée que cinq minutes, il est vrai, mais cinq minutes, n’est-ce pas déjà fort raisonnable quand on se trouve en si digne compagnie ! Ce fait m’a été rapporté par une amie ; je souhaite qu’elle se soit trompée ; mais l’aventure fût-elle fausse, ce qui n’a pas eu lieu pourrait bien arriver, et jugez de l’effet, si pareille chose survenait à une grande dame possédant un nom, des titres, que sais-je ?

Toujours est-il que si notre mauvaise étoile a inspiré monsieur le Préfet de police, et que l’ordonnance ait pour but l’anéantissement complet des filles publiques, je vous supplie d’en calculer toutes les conséquences ; jetez les yeux autour de vous, voyez les hommes corrompus qui fourmillent dans toutes les classes de la société, et dites si un père de famille peut dormir avec tranquillité. Les passions brutales s’éteignent auprès de nous, elles se fortifient en notre absence ; et une femme sage, constamment aux prises avec les insinuations d’un pervers, aura-t-elle toujours la force de résister ? Croyez-en celle qui jadis fut honnête aussi, l’inexpérience et la perfidie m’ont seules perdue. Depuis, j’ai fait de bien pénibles études ! j’ai subi des épreuves si rudes, qu’il m’est bien permis de vous faire partager mes craintes sur ce qu’il y a de plus pur. L’infamie se cache souvent sous les dehors les plus heureux ; l’ombre lui convient à merveille, et le fanal de la maison de tolérance suffit pour l’écarter de nous, qui en avons l’habitude, et qui depuis longtemps sommes résignées à supporter tous les dégoûts. Cependant, l’infamie ne peut s’éteindre par ordonnance de police, dans le cœur de ceux qui en sont atteints. Les passions ont toujours leur cours, et la difficulté de les assouvir amène l’irritation. À défaut de plaisirs faciles, on s’attachera avec plus d’acharnement au succès d’une conquête dont notre abandon grossissait encore les difficultés ; on pourra compter les victimes, et pour dernier résultat, le déshonneur restera gravé sur le front d’un vieillard, peut-être, qui jusque-là avait toujours marché tête levée.

Après des considérations aussi puissantes, je n’hésite point à vous dévoiler encore les secrets de notre avenir. Ils seront de quelque poids pour engager vos excellences à une décision nouvelle.

Notre position est intolérable : on a voulu la rendre telle. Pour nous affranchir, il n’est qu’un moyen, nous sommes disposées à l’adopter. Un commerce quelconque, en nous donnant à la liberté, nous facilitera la continuation d’un métier qui nous faisait vivre, et le seul que nous puissions exercer avec avantage. Nous recevrons dans nos boutiques, les habitués le savent, les étrangers comprendront facilement nos gestes et notre mise. La police prétendra-t-elle alors exercer sur nous sa surveillance spéciale ? elle ne le pourra pas ; nous vivrons sous un régime commun, et les droits de visite même seront perdus pour elle. Une femme atteinte d’une maladie honteuse la propagera impunément, et la syphilis, qui commençait à disparaître de France, prendra une extension telle, qu’en dépit des ordonnances de monsieur Mangin, il sera bien difficile d’en arrêter les progrès.

La morale publique, messeigneurs, devant, comme toute bonne morale, être d’accord avec l’humanité, j’ose espérer que vous voudrez bien donner une désapprobation formelle, faire rapporter une mesure qui s’écarte de tous sentiments de pitié. Mes compagnes, signataires avec moi, attendent tout de cette démarche : flétries par l’opinion, bannies du monde, que peuvent-elles en espérer ? Cependant elles n’ont jamais été ingrates : en s’adressant à vous, elles croient se rendre utiles à la société qui les repousse, elles se plaignent et redoutent de se venger.

Je suis avec respect,

Messeigneurs,
De vos excellences,
La très humble servante,
Élisa C…,
Passage Saint-Guillaume.

Nous soussignées, ayant pris connaissance de la Requête ci-dessus, déclarons l’approuver dans tout ce qu’elle renferme.

Séraphine, rue Saint-Honoré, n. 178.
Catherine, idem.
Caroline, idem.
Adèle, idem.
Honorine, idem.
Eugénie, rue des Poulies, n. 16, au premier.
Nanny, idem.
Elisa, idem.
Adèle, idem. n. 13.
Marie, idem.
Rosalie, rue des deux Écus, n. 28.
Adèle, rue des Bons-Enfants, n. 10.
Joséphine, rue Gît-le-Cœur, n. 16.
Mélanie, rue Pagevin, n. 16.
Julie, idem.
Sophie, idem.
Marianne, rue Pavée-Saint-Sauveur.
Estelle, rue des Deux-Écus, n. 34.
Adèle, idem.

Adnette, Cloître-Saint-Honoré ; à la grille de fer.
Lise, rue Saint-Honoré, n. 297.
Hortense, rue des Boucheries, n. 2.
Tarine, rue de Viarmes, n. 4.
Aimée, idem.
Caroline-la-grosse-Normande, rue des Boucheries.
Nanny, rue du Chantre, n. 3.
Jeanne, idem.
Elisa, rue des Bons-Enfants, n. 10.
Pamela, rue Saint-Honoré, n. 282.
Rosalie, Cloître-Saint-Honoré.
Marguerite, idem.
Alexandrine, idem.
Bourbonne-la-Petite.
Lucine, rue du Pélican.
Paméla-la-Ravissante, rue Montmartre.
Rosette, Cloître-Saint-Honoré.
Julie, rue Traversière-Saint-Honoré, n. 50.
Aimée, rue des Boucheries, n. 15.
Éléonore-l’Albinos, Cloître-Saint-Honoré.
Lucile, rue Croix-des-Petits-Champs.
Séraphine, rue Traversière-Saint-Honoré, n. 36.
Alexandrine, rue de la Bibliothèque, n. 25.
Hortense, idem.
Victorine, idem.
Virginie, rue Croix-des-Petits-Champs, n. 2.
Adèle, rue du Chantre, n. 9.
Aspasie, rue des Colonnes, n. 9.
Éloïse, rue de la Michaudière, n. 15.
Cécile, rue de Viarmes, n. 15.
Aimée, idem.
Françoise, idem.
Aimée-la-Petite, idem.
Olympe, rue des Boucheries-Saint-Honoré, n. 15.
Elisa, rue des Bons-Enfants, n. 10.
Marie, rue d’Orléans, n. 2.
Eléonore, rue Saint-Honoré, n. 186.
Henriette, rue Traversière-Saint-Honoré, n. 36.
Louise, rue de Grenelle-Saint-Honoré, n. 10.
Cécile, rue Traversière-Saint-Honoré, n. 47.
Séraphine, Cloître-Saint-Honoré.
Laure, rue Chantereine, n. 25.
Joséphine, rue Saint-Honoré, n. 182.
Cécile, idem.
Henriette, idem.

Adèle, rue Cloître-des-Petits-Champs, n. 3.
Fifine, idem.
Henriette, rue de Viarmes, n. 4.
Stéfanie, idem. n. 24.
Eléonore, quai Malaquai.
Virginie, rue de Viarmes, n. 4.
Julie, idem.
Aglaé, idem.
Thérèse, idem.
Louise, idem, n. 15.
Marguerite, idem, n. 1.
Émilie, rue Pierre-l’Escot, hôtel Verdun.
Virginie, rue Croix-des-Petits-Champs, n. 2.
Lucile, rue Traversière-Saint-Honoré, n. 38.
Sorrette, rue de Viarmes, n. 16.
Rosine, Palais-Royal, n. 113.
Virginie, rue des Boucheries-Saint-Honoré, n. 15.
Eugénie, rue Croix-des-Petits-Champs, n. 5.
Caroline, idem, n. 19.
Héloïse, galeries de Pierre (Palais-Royal), n. 165.
Nanette, rue de Viarmes, n. 6.
Fanny, galeries de Pierre (Palais-Royal), n. 167.
Amélie, Cloître-Saint-Honoré, n. 29.
Louise, rue de la Bibliothèque, n. 25.
Agathe, rue de Valois, n. 113.
Amanda, rue Saint-Honoré, près le Cloître.
Jenny, rue Croix-des-Petits-Champs, n. 2.
Caroline, rue de Valois.
Hortense, rue du Chantre, n. 21.
Estelle, rue Pelletier, n. 38.
Stéphanie, rue des Boucheries, n. 15.
Lady, rue d’Amboise, n. 10.
Amélicar, Caveau-Montesquieu.
Victoire, rue Saint-Honoré, n. 182.
Fidéline, idem.
Victoire-la-brune, idem.
Aimée, passage Saint-Guillaume, n. 10
Mélina, passage du Caire.
Rose, rue Saint-Honoré, n. 182.
Annette, idem.
Pauline-la-juive, pl. du Palais-Royal, au Cocher fidèle.
Héloïse, rue Traversière-Saint-Honoré, n. 8.
Célestine, rue Traversière, n. 8.
FIN.