Joseph Balsamo/Chapitre CXLIX
CXLIX
LE PETIT JARDIN DU DOCTEUR LOUIS.
Le docteur Louis, à la porte duquel nous avons laissé Philippe, se promenait dans un petit jardin enterré entre quatre grands murs et qui faisait partie des dépendances d’un vieux couvent d’Ursulines, transformé en un magasin de fourrage pour MM. les dragons de la maison du roi.
Le docteur Louis lisait, en marchant, les épreuves d’un nouvel ouvrage qu’il était en train de faire imprimer, et se baissait de temps en temps pour arracher de l’allée dans laquelle il se promenait, ou des plates-bandes qui s’allongeaient à sa droite et à sa gauche, les mauvaises herbes qui choquaient son instinct de symétrie et d’ordre.
Une seule servante un peu bourrue, comme tout domestique d’un homme de travail qui ne veut pas être dérangé, tenait toute la maison du docteur.
Au bruit que fit le marteau de bronze résonnant sous la main de Philippe, elle s’approcha de la porte et l’entre-bâilla.
Mais le jeune homme, au lieu de parlementer avec la servante, poussa la porte et entra. Une fois maître de l’allée, il aperçut le jardin, et dans le jardin le docteur.
Alors, sans faire attention aux allocutions et aux cris de la vigilante gardienne, il s’élança dans le jardin.
Au bruit de ses pas, le docteur leva la tête.
— Ah ! ah ! dit-il, c’est vous ?
— Pardonnez-moi, docteur, d’avoir ainsi forcé votre porte et troublé votre solitude ; mais le moment que vous avez prévu est arrivé ; j’ai besoin de vous et je viens réclamer votre assistance.
— Je vous l’ai promise, monsieur, dit le docteur, et je vous la promets.
Philippe s’inclina, trop ému pour entamer de lui-même la conversation.
Le docteur Louis comprit son hésitation.
— Comment se porte la malade ? demanda-t-il, inquiet de cette pâleur de Philippe, et craignant quelque catastrophe à l’issue de ce drame.
— Fort bien, Dieu merci, docteur, et ma sœur est une si digne et si honnête jeune fille, qu’en vérité Dieu ne serait pas juste s’il lui envoyait la souffrance et le danger.
Le docteur regarda Philippe, comme pour l’interroger : ses paroles lui semblaient une suite des dénégations de la veille.
— Alors, dit-il, elle a donc été victime de quelque surprise ou de quelque piége ?
— Oui, docteur, victime d’une surprise inouïe, victime d’un piége infâme.
Le praticien joignit les mains et leva les yeux au ciel.
— Hélas ! dit-il, nous vivons, sous ce rapport, dans un horrible temps, et je crois qu’il est urgent que viennent à leur tour les médecins des nations, comme sont venus depuis longtemps ceux des individus.
— Oui, dit Philippe, oui, qu’ils viennent ; nul ne les verra venir d’un air plus joyeux que moi ; mais, en attendant…
Et Philippe fit un geste de sombre menace.
— Ah ! dit le docteur, vous êtes, je le vois, monsieur, de ceux qui font consister la réparation du crime dans la violence et dans le meurtre.
— Oui, docteur, répondit tranquillement Philippe, oui, je suis de ceux-là.
— Un duel, soupira le docteur ; un duel qui ne rendra pas l’honneur à votre sœur, au cas où vous tuerez le coupable, et qui la plongera dans le désespoir si vous êtes tué. Ah ! monsieur, je vous croyais un esprit droit, je vous croyais un cœur intelligent ; il me semblait vous avoir entendu exprimer le désir que sur toute cette affaire le secret fût gardé ?
Philippe posa sa main sur le bras du docteur.
— Monsieur, lui dit-il, vous vous trompez étrangement sur moi ; j’ai un raisonnement assez ferme, qui naît d’une conviction profonde et d’une conscience immaculée ; je veux, non pas me faire justice, mais faire justice ; je veux, non pas exposer ma sœur à l’abandon et à la mort en me faisant tuer, mais la venger en tuant le misérable.
— Vous le tuerez, vous, gentilhomme ? vous commettrez un assassinat ?
— Monsieur, si je l’eusse vu, dix minutes avant le crime, se glisser comme un larron dans cette chambre, où sa misérable condition ne lui donnait pas le droit de mettre le pied, et que je l’eusse tué alors, chacun eût dit que j’avais bien fait : pourquoi donc l’épargnerais-je maintenant ? Le crime l’a-t-il fait sacré ?
— Ainsi, ce projet sanglant est résolu dans votre esprit, arrêté dans votre cœur ?
— Arrêté, résolu ! Je le trouverai certainement un jour, bien qu’il se cache, et ce jour, je vous le dis, monsieur, sans pitié, sans remords, je le tuerai comme un chien !
— Alors, fit le docteur Louis, alors vous commettrez un crime égal à celui qui fut commis, un crime plus odieux peut-être ; car sait-on jamais où un mot imprudent, où un geste de coquetterie échappé à une femme, peuvent jeter le désir et le penchant de l’homme ; assassiner ! quand vous avez d’autres réparations possibles, quand un mariage…
Philippe releva la tête.
— Ignorez-vous, monsieur, que les Taverney-Maison-Rouge datent des croisades, et que ma sœur est noble comme une infante ou une archiduchesse ?
— Oui, je comprends, et le coupable ne l’est pas, lui ; c’est un manant, un vilain, comme vous dites vous autres gens de race. Oui, oui, continua-t-il avec un sourire amer, oui, c’est vrai, Dieu a fait des hommes d’une certaine argile inférieure, pour être tués par d’autres hommes d’une argile plus délicate ; oh ! oui, vous avez raison, tuez, monsieur, tuez.
Et le docteur tourna le dos à Philippe, et se remit à arracher çà et là les mauvaises herbes de son jardin.
Philippe se croisa les bras.
— Docteur, écoutez-moi, dit-il, il ne s’agit pas ici d’un séducteur à qui une coquette a donné plus ou moins d’encouragements ; il ne s’agit point d’un homme enfin provoqué, comme vous disiez ; il s’agit d’un misérable élevé chez nous, et qui, après avoir mangé le pain de la pitié, la nuit, abusant d’un sommeil factice, d’un évanouissement, d’une mort, pour ainsi dire, a souillé traîtreusement, lâchement, la plus sainte et la plus pure des femmes, que pendant la lumière du jour il n’osait regarder en face. Devant un tribunal, ce coupable serait certainement condamné à mort ; eh bien, je le jugerai, moi, aussi impartialement qu’un tribunal, et je le tuerai. Maintenant, docteur, allez-vous, vous que j’ai cru si généreux et si grand, allez-vous me faire acheter ce service ou m’imposer une condition ? en me le rendant, ferez-vous comme ceux qui cherchent à s’obliger et à se satisfaire en obligeant autrui ? S’il en est ainsi, docteur, vous n’êtes point ce sage que j’ai admiré, vous n’êtes qu’un homme ordinaire, et, malgré le dédain que vous me témoigniez tout à l’heure, je suis supérieur à vous, moi qui, sans arrière-pensée, vous ai confié mon secret tout entier.
— Vous dites, répliqua le docteur pensif, vous dites que le coupable a fui ?
— Oui, docteur ; sans doute il avait deviné que l’éclaircissement allait avoir lieu ; il a entendu qu’on l’accusait, et aussitôt il a pris la fuite.
— Bien. Maintenant, que désirez-vous, monsieur ? demanda le docteur.
— Votre assistance pour retirer ma sœur de Versailles, pour ensevelir dans une ombre encore plus épaisse et plus muette le secret terrible qui nous déshonore, s’il éclate.
— Je ne vous poserai qu’une seule question.
Philippe se révolta.
— Écoutez-moi, continua le docteur avec un geste qui commandait le calme, écoutez-moi. Un philosophe chrétien dont vous venez de faire un confesseur est obligé de vous imposer, non pas la condition en faveur du service rendu, mais en vertu du droit de conscience. L’humanité est une fonction, monsieur, elle n’est pas une vertu ; vous me parlez de tuer un homme ; moi je dois vous en empêcher, comme j’eusse empêché par tout moyen en mon pouvoir, par la violence même, l’exécution du crime commis sur votre sœur. Donc, monsieur, je vous adjure de me faire un serment.
— Oh ! jamais ! jamais !
— Vous le ferez, s’écria le docteur Louis avec véhémence, vous le ferez, homme de sang ; reconnaissez partout la main de Dieu, et n’en faussez jamais le coup ni la portée. Le coupable, dites-vous, était sous votre main ?
— Oui, docteur : en ouvrant une porte, si j’eusse pu deviner qu’il était là, je me fusse trouvé face à face avec lui.
— Eh bien, il a fui, il tremble, son supplice commence. Ah ! vous souriez, ce que fait Dieu vous paraît faible ! le remords vous semble insuffisant ! attendez, attendez donc ! Vous resterez près de votre sœur, et vous me promettrez de ne jamais poursuivre le coupable. Si vous le rencontrez, c’est-à-dire si Dieu vous le livre, eh bien, je suis homme aussi, moi ! alors vous verrez !
— Dérision, monsieur ; ne me fuira-t-il point toujours !
— Qui sait ? eh mon Dieu ! l’assassin fuit, l’assassin cherche une retraite, l’assassin redoute l’échafaud, et pourtant, comme s’il était aimanté, le fer de la justice attire ce coupable, qui vient se courber fatalement sous la main du bourreau. D’ailleurs, s’agit-il, à présent, de défaire ce que vous avez entrepris de faire si péniblement ? C’est pour le monde où vous vivez et à qui vous ne pouvez expliquer l’innocence de votre sœur, c’est pour tous ces curieux oisifs que vous tuerez l’homme, et vous repaîtrez deux fois leur curiosité par l’aveu de l’attentat d’abord, puis par le scandale du châtiment. Non, non, croyez-moi, gardez le silence, ensevelissez ce malheur.
— Oh ! qui saura, quand j’aurai tué ce misérable, si c’est pour ma sœur que je l’aurai tué ?
— Il faudra bien trouver une cause à ce meurtre.
— Eh bien, soit, docteur, j’obéirai, je ne poursuivrai pas le coupable, mais Dieu sera juste ; oh ! oui, Dieu emploie l’impunité comme amorce, Dieu me renverra le criminel.
— Alors, c’est que Dieu l’aura condamné. Donnez-moi votre main, monsieur.
— La voilà.
— Que faut-il faire pour mademoiselle de Taverney ? Dites.
— Il faudrait, cher docteur, lui trouver, près de madame la dauphine, un prétexte de l’éloigner pour quelque temps : le regret du pays, l’air, le régime…
— C’est facile.
— Oui, cela vous regarde, et je m’en rapporte à vous. Alors j’emmènerai ma sœur en un coin quelconque de la France, à Taverney, par exemple, loin de tous les yeux, loin de tous les soupçons.
— Non, non, monsieur, ce serait impossible ; la pauvre enfant a besoin de soins permanents, de consolations assidues ; elle aura besoin de tous les secours de la science. Laissez-moi donc lui trouver près d’ici, dans un canton que je connais, une retraite cent fois plus cachée, cent fois plus sûre que ne le serait le pays sauvage où vous la conduiriez.
— Oh ! docteur, vous croyez ?
— Oui, je crois, et avec raison. Le soupçon tend toujours à s’éloigner des centres, comme font ces cercles grandissant causés par la pierre qui tombe dans l’eau ; la pierre cependant, ne s’éloigne pas, elle, et quand les ondulations se sont effacées, nul regard n’en trouve la cause, ensevelie qu’elle est sous la profondeur de l’eau.
— Alors, docteur, mettez-vous à l’œuvre.
— Dès aujourd’hui, monsieur.
— Prévenez madame la dauphine.
— Ce matin même.
— Et pour le reste ?…
— Dans vingt-quatre heures, vous aurez ma réponse.
— Oh ! merci, docteur, vous êtes un dieu pour moi !
— Eh bien, jeune homme, maintenant que tout est convenu entre nous, accomplissez votre mission, retournez vers votre sœur, consolez-la, protégez-la.
— Adieu, docteur, adieu !
Et le docteur, après avoir suivi Philippe des yeux jusqu’à ce que le jeune homme eût disparu, reprit sa promenade, ses épreuves et l’épuration de son petit jardin.