Joseph Balsamo/Chapitre CXLV

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Michel Lévy frères (5p. 159-166).


CXLV

LA CONSCIENCE DE GILBERT.


Toutes les scènes que nous venons de décrire avaient frappé un contrecoup terrible sur Gilbert.

La susceptibilité très équivoque de ce jeune homme se voyait mise à une trop rude épreuve, lorsque, du fond de la retraite qu’il savait choisir dans un coin quelconque des jardins, il voyait chaque jour les progrès de la maladie sur le visage et dans la démarche d’Andrée ; lorsque cette pâleur, qui, la veille, l’avait alarmé, venait, le lendemain, lui paraître plus marquée, plus accusatrice, alors que mademoiselle de Taverney se mettait à sa fenêtre aux premiers rayons du matin. Alors, quiconque eût observé le regard de Gilbert, n’eût pas méconnu en lui les traits caractéristiques du remords, devenu un dessin classique chez les peintres de l’antiquité.

Gilbert aimait la beauté d’Andrée, et par contre il la détestait. Cette beauté brillante, jointe à tant d’autres supériorités, établissait une nouvelle ligne de démarcation entre lui et la jeune fille ; cette beauté cependant lui paraissait un nouveau trésor à conquérir. Telles étaient les raisons de son amour et de sa haine, de son désir ou de son mépris.

Mais, du jour où cette beauté se ternissait, où les traits d’Andrée devenaient les révélateurs d’une souffrance ou d’une honte ; du jour, enfin, où il y avait danger pour Andrée, danger pour Gilbert, la situation changea complétement, et Gilbert, esprit éminemment juste, changeait avec elle de point de vue.

Disons-le, son premier sentiment fut une profonde tristesse. Il ne vit pas sans douleur se flétrir la beauté, la santé de sa maîtresse. Il éprouva le délicieux orgueil de plaindre cette femme si fière, si dédaigneuse avec lui, et de lui rendre la pitié pour tous les opprobres dont elle l’avait couvert.

Ce n’est pas là cependant que nous trouvons Gilbert excusable : l’orgueil ne justifie rien ; aussi n’entra-t-il que de l’orgueil dans l’habitude qu’il prit d’envisager la situation. Chaque fois que mademoiselle de Taverney, pâle, souffrante et inclinée, paraissait comme un fantôme aux yeux de Gilbert, le cœur de celui-ci bondissait, le sang montait à ses paupières comme font les larmes, et il appuyait sur sa poitrine une main crispée, inquiète, qui cherchait à comprimer la révolte de sa conscience.

— C’est par moi qu’elle est perdue, murmurait-il.

Et, après l’avoir couvée d’un regard furieux et dévorant, il s’enfuyait croyant toujours la revoir et l’entendre gémir.

Alors il lui venait au cœur, il ressentait une des plus poignantes douleurs qu’il soit donné à l’homme de supporter. Son furieux amour avait besoin d’un soulagement, et il eût parfois sacrifié sa vie pour avoir le droit de tomber aux genoux d’Andrée, de lui prendre la main, de la consoler, de la rappeler à la vie quand elle s’évanouissait. Son impuissance dans ces occasions était un supplice dont rien au monde ne saurait décrire les tortures.

Gilbert supporta trois jours ce martyre.

Le premier, il avait remarqué le changement, la lente décomposition qui s’opérait chez Andrée. Là où nul ne voyait encore rien, lui, le complice, devinait et expliquait tout. Il y eut plus : après avoir étudié la marche du mal, il supputa l’époque précise où la crise éclaterait.

Le jour des évanouissements se passa pour lui en transes, en sueurs, en vagues démarches, indices certains d’une conscience aux abois. Toutes ces allées et venues, ces airs d’indifférence ou d’empressement, ces élans de sympathie ou de sarcasme, que Gilbert considérait, lui, comme des chefs-d’œuvre de dissimulation et de tactique, le moindre clerc du Châtelet, le moindre porte-clefs de Saint-Lazare les eût aussi parfaitement analysés et traduits que la Fouine de M. de Sartine lisait et transcrivait les correspondances en chiffres.

On ne voit pas un homme courir à perdre haleine, puis s’arrêter soudain, pousser des sons inarticulés, puis se plonger tout à coup dans le silence le plus noir ; on ne le voit pas écouter dans l’air les bruits indifférents, ou gratter la terre, ou hacher les arbres avec une sorte de rage, sans s’arrêter pour dire : « Celui-là est un fou, s’il n’est pas un coupable. »

Après le premier épanchement du remords, Gilbert avait passé de la commisération à l’égoïsme. Il sentait que les évanouissements si fréquents d’Andrée ne paraîtraient pas à tout le monde une maladie naturelle, et qu’on en rechercherait la cause.

Gilbert se rappelait alors les formes brutales et expéditives de la justice qui s’informe, les interrogatoires, les recherches, les analogies inconnues au reste du monde et qui mettent sur la piste d’un coupable ces limiers pleins de ressources qu’on appelle les instructeurs, de tous les genres de vols qui peuvent déshonorer un homme.

Or, celui que Gilbert avait commis lui paraissait, en morale, le plus odieux et le plus punissable.

Il se mit donc à trembler sérieusement, car il redouta que les souffrances d’Andrée ne suscitassent une enquête.

Dès lors, pareil au criminel de ce tableau célèbre que poursuit l’ange du remords avec le feu pâle de sa torche, Gilbert ne cessa de tourner sur tout ce qui l’entourait des regards effarés. Les bruits, les chuchotements lui devinrent suspects. Il écoutait chaque parole prononcée devant lui, et si insignifiante qu’elle fût, elle lui semblait avoir rapport à mademoiselle de Taverney ou à lui.

Il avait vu M. de Richelieu aller chez le roi, M. de Taverney aller chez sa fille. La maison lui avait semblé, ce jour-là, prendre un air de conspiration et de défiance qui n’était pas habituel.

Ce fut bien pis encore lorsqu’il aperçut le médecin de la dauphine se dirigeant vers la chambre d’Andrée.

Gilbert était un de ces sceptiques qui ne croient à rien. Peu lui importait des hommes et du Ciel ; mais il reconnaissait pour dieu la science et proclamait son omnipotence.

En certains moments, Gilbert eût nié la pénétration infaillible de l’Être Suprême ; jamais il n’eût douté de la clairvoyance du médecin. L’arrivée du docteur Louis près d’Andrée fut un coup dont le moral de Gilbert ne se releva pas. Il courut à sa chambre, interrompant tout travail, et sourd comme une statue aux injonctions de ses chefs. Là, derrière le pauvre rideau qu’il s’était improvisé pour masquer ses espionnages, il aiguisa toutes ses facultés pour lâcher de surprendre un mot, un geste qui lui révélassent le résultat de la consultation.

Rien ne vint l’éclairer. Il aperçut seulement une fois le visage de la dauphine qui vint auprès de la fenêtre pour regarder derrière les vitres la cour, que peut-être elle n’avait jamais vue.

Il put aussi distinguer le docteur Louis ouvrir cette fenêtre, afin de laisser passer un peu d’air dans la chambre. Quant à entendre ce qui se disait, quant avoir le jeu des physionomies, Gilbert ne le put ; un épais rideau, qui servait de store, retomba le long de la fenêtre et intercepta tout le sens de la scène.

On peut juger des angoisses du jeune homme. Le médecin, à l’œil de lynx, avait découvert le mystère. L’éclat devait avoir lieu, non pas immédiatement, car Gilbert supposait avec raison que la présence de la dauphine serait un obstacle, mais tout à l’heure, entre le père et la fille, après le départ des deux personnes étrangères.

Gilbert, ivre de douleur et d’impatience, battait avec sa tête les deux parois de la mansarde.

Il vit M. de Taverney sortir avec madame la dauphine, et le docteur était déjà parti.

— C’est entre M. de Taverney et la dauphine, se dit-il, que l’explication aura lieu.

Le baron ne revint pas trouver sa fille ; Andrée resta seule chez elle et passa le temps sur son sofa, tantôt à une lecture que les spasmes de la migraine la forçaient d’interrompre, tantôt d’une profondeur et d’une impassibilité tellement étranges, que Gilbert les prenait pour des extases, lorsqu’il en surprenait une période par l’entrebâillement du rideau que le vent soulevait.

Andrée, fatiguée de douleurs et d’émotions, s’endormit. Gilbert profita de ce répit pour aller recueillir au dehors les bruits et les commentaires.

Ce temps lui fut précieux, à cause des réflexions qu’il lui donna le temps de faire.

Le danger était tellement imminent, qu’il s’agissait de le combattre par une résolution soudaine, héroïque.

Ce fut le premier point d’appui sur lequel cet esprit chancelant, à force d’être subtil, retrouva du ressort et du repos.

Mais quelle résolution prendre ? Un changement dans des circonstances pareilles est une révélation. La fuite ? Ah ! oui ! la fuite, avec cette énergie de la jeunesse, avec cette vigueur du désespoir et de la peur, qui doublent les forces d’un homme et les égalent à celles de toute une armée… Se cacher le jour, marcher la nuit, et parvenir enfin…

Où ?

En quel endroit se cacher si bien que ne puisse y atteindre le bras vengeur de la justice du roi ?

Gilbert connaissait les mœurs de la campagne. Que pense-t-on dans des pays presque sauvages, presque déserts, car pour les villes il n’y faut pas songer ; que pense-t-on dans une bourgade, dans un hameau, de l’étranger qui vient un jour mendier son pain, ou qu’on soupçonne de le voler ? Et puis Gilbert se savait par cœur : une figure remarquable, une figure qui désormais porterait l’empreinte indélébile d’un secret terrible, attirerait l’attention du premier observa teur. Fuir était déjà un danger ; mais être découvert, c’était une honte.

La fuite devait faire juger Gilbert coupable ; il repoussa cette idée ; et comme si son esprit n’eût eu de forces que tout juste pour trouver une idée, le malheureux, après la fuite, trouva la mort.

C’était la première fois qu’il y songeait ; l’apparition de ce lugubre fantôme qu’il évoqua ne lui occasionna aucune peur.

— Il sera toujours temps, se dit-il, de songer à la mort lorsque toutes les ressources seront épuisées. D’ailleurs, c’est une lâcheté que de se tuer, M. Rousseau l’a dit ; souffrir est plus noble.

Sur ce paradoxe, Gilbert releva la tête et recommença ses courses vagues dans les jardins.

Il en était aux premières lueurs de la sécurité, lorsque tout à coup Philippe, arrivant comme nous l’avons vu, bouleversa toutes ses idées et le jeta dans une nouvelle série de perplexités.

Le frère ! le frère appelé ! c’était donc bien avéré ! La famille prenait le parti du silence ; oui, mais avec toutes les investigations, tous les raffinements de détails qui, pour Gilbert, valaient tout l’appareil tortionnaire de la Conciergerie, du Châtelet et de la Tournelle. C’est alors qu’on le traînerait devant Andrée, qu’on le forcerait à s’agenouiller, à confesser bassement son crime, et qu’on le tuerait comme un chien avec le bâton ou le couteau. Vengeance légitime qui d’avance avait son immunité dans les précédents d’une foule d’aventures.

Le roi Louis XV était fort complaisant pour la noblesse en de semblables occasions.

Et puis, Philippe était le plus redoutable vengeur que mademoiselle, de Taverney pût appeler à l’aide ; Philippe, le seul de la famille qui eût montré à Gilbert des sentiments d’homme et presque d’égal, Philippe ne tuerait-il pas aussi sûrement le coupable avec un mot qu’avec le fer, si ce mot était : « Gilbert, vous avez mangé notre pain, et vous nous déshonorez ! »

Aussi avons-nous vu Gilbert se dérobant dès la première apparition de Philippe ; aussi, en revenant, n’obéit-il qu’à son instinct pour ne pas s’accuser lui-même, et dès cet instant concentra-t-il toutes ses forces vers un seul but : la résistance.

Il suivit Philippe, le vit monter chez Andrée, causer avec le docteur Louis ; il épia tout, jugea tout, comprit le désespoir de Philippe. Il vit naître et grandir cette douleur : sa terrible scène avec Andrée, il la devina au jeu des ombres derrière le rideau.

— Je suis perdu, pensa-t-il.

Et aussitôt sa raison s’égarant, il s’empara d’un couteau pour tuer Philippe, qu’il s’attendait à voir paraître à sa porte…, ou pour se tuer lui-même, s’il le fallait.

Tout au contraire, Philippe se réconcilia avec sa sœur, Gilbert le vit à genoux, baisant les mains d’Andrée. C’était un espoir nouveau, une porte de salut. Si Philippe n’était pas encore monté avec des cris de fureur, c’était parce qu’Andrée ignorait complétement le nom du coupable. Si elle, le seul témoin, le seul accusateur, ne savait rien, nul ne savait donc rien. Si Andrée, fol espoir, savait et n’avait pas dit, c’était plus que le salut, c’était le bonheur, c’était le triomphe.

Dès ce moment, Gilbert se haussa résolument jusqu’au niveau de la situation. Rien ne l’arrêta plus dans sa marche aussitôt qu’il eut recouvré la netteté de son coup d’œil.

— Où sont les traces, dit-il, si mademoiselle de Taverney ne m’accuse pas ? Et, fou que je suis, est-ce du résultat qu’elle m’accuserait, ou du crime ? Or, elle ne m’a pas reproché le crime, rien depuis trois semaines ne m’a indiqué qu’elle me détestât ou m’évitât plus qu’avant.

« Si donc elle n’a pas connu la cause, rien dans l’effet ne trahit moi plus qu’un autre. J’ai vu, moi, le roi lui-même dans la chambre de mademoiselle Andrée. J’en témoignerais, au besoin, devant le frère, et, malgré toutes les dénégations de Sa Majesté, on me croirait… Oui, mais, ce serait là un bien périlleux parti… Je me tairai : le roi a trop de moyens de prouver son innocence ou d’écraser mon témoignage. Mais, à défaut du roi, dont le nom ne peut être invoqué en tout ceci sous peine de prison perpétuelle ou de mort, n’ai-je pas cet homme inconnu qui, la même nuit, a fait descendre mademoiselle de Taverney dans le jardin ?… Celui-là, comment se défendra-t-il ? Celui-là, comment le devinerait-on, comment le retrouverait-on si on le devinait ? Celui-là n’est qu’un homme ordinaire, je le vaux bien, et je me défendrai toujours bien contre lui. D’ailleurs on ne songe pas même à moi. Dieu seul m’a vu, ajouta-t-il en riant avec amertume… Mais ce Dieu qui tant de fois vit mes larmes et mes douleurs sans rien dire, pourquoi commettrait-il l’injustice de me révéler en cette occasion, la première qu’il m’ait fournie d’être heureux ?…

« Au surplus, si le crime existe, il est à lui et non à moi, et M. de Voltaire prouve surabondamment qu’il n’y a plus de miracles. Je suis sauvé, je suis tranquille, mon secret m’appartient. L’avenir est à moi. »

Après ces réflexions, ou plutôt cette composition avec sa conscience, Gilbert serra ses outils aratoires, alla prendre avec ses compagnons le repas du soir. Il fut gai, insouciant, provoquant même. Il avait eu des remords, il avait eu peur, c’est une double faiblesse qu’un homme, un philosophe, devait se hâter d’effacer. Seulement il comptait sans sa conscience : Gilbert ne dormit pas.