Joseph Balsamo/Chapitre CXVII

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Michel Lévy frères (4p. 245-259).


CXVII

CE QU'IL FALLAIT A ALTHOTAS POUR COMPLÉTER SON ÉLIXIR DE VIE.


Le lendemain de cette conversation, vers quatre heures de l’après-midi, Balsamo était occupé dans son cabinet de la rue Saint-Claude à lire une lettre que Fritz venait de lui remettre.

Cette lettre était sans signature : il la tournait et retournait entre ses mains.

— Je connais cette écriture, disait-il, longue, irrégulière, un peu tremblée, et avec force fautes d’orthographe.

Et il relisait :


« Monsieur le comte,

« Une personne qui vous a consulté quelque temps avant la chute du dernier ministère, et qui déjà vous avait consulté longtemps auparavant, se présentera aujourd’hui chez vous pour obtenir une consultation nouvelle. Vos nombreuses occupations vous permettront-elles de donner à cette personne une demi-heure entre quatre et cinq heures du soir ? »

Cette lecture achevée pour la deuxième ou troisième fois, Balsamo retombait dans sa recherche.

— Ce n’est pas la peine de consulter Lorenza pour si peu ; d’ailleurs, ne sais-je plus deviner moi-même ? L’écriture est longue, signe d’aristocratie ; irrégulière et tremblée, signe de vieillesse ; pleine de fautes d’orthographe, c’est d’un courtisan. Ah ! niais que je suis ! c’est de M. le duc de Richelieu. Bien certainement j’aurai une demi-heure pour vous, monsieur le duc ; une heure, une journée. Prenez mon temps et faites-en le vôtre. N’êtes-vous pas, sans le savoir, un de mes agents mystérieux, un de mes démons familiers ? Ne poursuivons-nous pas la même œuvre ? n’ébranlons-nous pas la monarchie d’un même effort, vous, en vous faisant son âme, moi, en me faisant son ennemi. Venez, monsieur le duc, venez.

Et Balsamo tira sa montre pour voir combien de temps encore il avait à attendre le duc.

En ce moment une sonnette retentit dans la corniche du plafond.

— Qu’y a-t-il donc ? fit Balsamo tressaillant ; Lorenza m’appelle, Lorenza ! Elle veut me voir. Lui serait-il arrivé quelque chose de fâcheux ? ou bien serait-ce un de ces retours de caractère dont j’ai été si souvent témoin et quelquefois victime ? Hier, elle était bien pensive, bien résignée, bien douce ; hier, elle était bien comme j’aime à la voir. Pauvre enfant ! Allons.

Alors il ferma sa chemise brodée, cacha son jabot de dentelle sous sa robe de chambre, donna un regard à son miroir pour s’assurer que sa coiffure n’était pas trop en désordre, et s’achemina vers l’escalier, après avoir répondu par un coup de sonnette pareil à la demande de Lorenza.

Mais, selon son habitude, Balsamo s’arrêta dans la chambre qui précédait celle de la jeune femme, et, se tournant les bras croisés du côté où il supposait qu’elle devait être, avec cette force de volonté qui ne connait point d’obstacles, il lui ordonna de dormir.

Puis à travers une gerçure presque imperceptible de la boiserie, comme s’il eût douté de lui-même, ou comme s’il eût cru avoir besoin de redoubler de précautions, il regarda.

Lorenza était endormie sur un canapé, où, chancelante sans doute sous la volonté de son dominateur, elle était allée chercher un appui. Un peintre n’eût certes pas pu trouver pour elle une attitude plus poétique. Tourmentée et haletante sous le poids du rapide fluide que Balsamo lui avait envoyé, Lorenza ressemblait à une de ces belles Arianes de Vanloo, dont la poitrine est gonflée, le torse plein d’ondulations et de secousses, la tête perdue de désespoir ou de fatigue.

Balsamo entra donc par son passage habituel et s’arrêta devant elle pour la contempler, mais aussitôt il la réveilla : elle était trop dangereuse ainsi.

À peine eut-elle ouvert les yeux qu’elle laissa un éclair jaillir de ses prunelles ; puis, comme pour asseoir ses idées encore fluctuantes, elle lissa ses cheveux avec la paume de ses deux mains, étancha ses lèvres humides d’amour, et, fouillant profondément sa mémoire, rassembla ses souvenirs disséminés.

Balsamo la regardait avec une sorte d’anxiété. Il était habitué depuis longtemps au brusque passage de la douceur amoureuse à un élan de colère et de haine. La réflexion de ce jour, réflexion à laquelle il n’était pas habitué, le sang-froid avec lequel Lorenza le recevait, au lieu de ces élans de haine accoutumée, lui annonçaient, pour cette fois, quelque chose de plus sérieux peut-être que tout ce qu’il avait vu jusque-là.

Lorenza se redressa donc, et secouant la tête en levant son long regard velouté vers Balsamo :

— Veuillez, lui dit-elle, vous asseoir près de moi, je vous prie.

Balsamo tressaillit à cette voix pleine d’une douceur inaccoutumée.

— M’asseoir ? dit-il ; tu sais bien, ma Lorenza, que je n’ai qu’un désir, c’est de passer ma vie à tes genoux.

— Monsieur, reprit Lorenza du même ton, je vous prie de vous asseoir, bien que je n’aie pas un long discours à vous faire ; mais, enfin, je vous parlerai mieux, il me semble, si vous êtes assis.

— Aujourd’hui, comme toujours, ma Lorenza bien-aimée, dit Balsamo, je ferai selon tes souhaits.

Et il s’assit dans un fauteuil auprès de Lorenza, assise elle-même sur un sofa.

— Monsieur, dit-elle en attachant sur Balsamo des yeux d’une expression angélique, je vous ai appelé pour vous demander une grâce.

— Oh ! ma Lorenza, s’écria Balsamo de plus en plus charmé, tout ce que tu voudras, dis, tout !

— Une seule chose ; mais, je vous en préviens, cette chose je la désire ardemment.

— Parlez, Lorenza, parlez ; dût-il m’en coûter toute ma fortune, dût-il m’en coûter la moitié de la vie.

— Il ne vous en coûtera rien, monsieur, qu’une minute de votre temps, répondit la jeune femme.

Balsamo, enchanté de la tournure calme que prenait la conversation, se faisait déjà à lui-même, grâce à son active imagination, un programme des désirs que pouvait avoir formés Lorenza, et surtout de ceux qu’il pourrait satisfaire.

— Elle va, se disait-il, me demander quelque servante ou quelque compagne. Eh bien, ce sacrifice immense, puisqu’il compromet mon secret et mes amis, ce sacrifice je le ferai, car la pauvre enfant est bien malheureuse dans cet isolement… Parlez vite, ma Lorenza, dit-il tout haut avec un sourire plein d’amour.

— Monsieur, dit-elle, vous savez que je meurs de tristesse et d’ennui.

Balsamo inclina la tête avec un soupir en signe d’assentiment.

— Ma jeunesse, continua Lorenza, se consume ; mes jours sont un long sanglot, mes nuits une perpétuelle terreur. Je vieillis dans la solitude et dans l’angoisse.

— Cette vie est celle que vous vous faites, Lorenza, dit Balsamo, et il n’a pas dépendu de moi que cette vie, que vous avez attristée ainsi, ne fît envie à une reine.

— Soit. Aussi vous voyez que c’est moi qui reviens à vous.

— Merci, Lorenza.

— Vous êtes bon chrétien, m’avez-vous dit quelquefois, quoique…

— Quoique vous me croyiez une âme perdue, voulez-vous dire ? J’achève votre pensée, Lorenza.

— Ne vous arrêtez qu’à ce que je dirai, monsieur, et ne supposez rien, je vous prie.

— Continuez donc.

— Eh bien, au lieu de me laisser m’abîmer dans ces colères et dans ces désespoirs, accordez-moi, puisque je ne vous suis utile à rien…

Elle s’arrêta pour regarder Balsamo, mais déjà il avait repris son empire sur lui-même, et elle ne rencontra qu’un regard froid et un sourcil froncé.

Elle s’anima sous cet œil presque menaçant.

— Accordez-moi, continua-t-elle, non pas la liberté, je sais qu’un décret de Dieu ou plutôt votre volonté, qui me paraît toute-puissante, me condamne à la captivité durant ma vie ; accordez-moi de voir des visages humains, d’entendre le son d’une autre voix que votre voix ; accordez-moi enfin de sortir, de marcher, de faire acte d’existence.

— J’avais prévu ce désir, Lorenza, dit Balsamo en lui prenant la main, et depuis longtemps, vous le savez, ce désir est le mien.

— Alors !… s’écria Lorenza.

— Mais, reprit Balsamo, vous m’avez prévenu vous-même ; comme un insensé que j’étais, et tout homme qui aime est insensé, je vous ai laissé pénétrer une partie de mes secrets en science et en politique. Vous savez qu’Althotas a trouvé la pierre philosophale et cherche l’élixir de vie : voilà pour la science. Vous savez que moi et mes amis conspirons contre les monarchies de ce monde : voilà pour la politique. L’un des deux secrets peut me faire brûler comme sorcier, l’autre peut me faire rouer comme coupable de haute trahison. Or, vous m’avez menacé, Lorenza, vous m’avez dit que vous tenteriez tout au monde pour recouvrer votre liberté, et que cette liberté une fois reconquise, le premier usage que vous en feriez serait de me dénoncer à M. de Sartines. Avez-vous dit cela ?

— Que voulez-vous ! parfois je m’exaspère et alors… eh bien, alors, je deviens folle.

— Êtes-vous calme ? Êtes-vous sage à cette heure, Lorenza, et pouvons-nous causer ?

— Je l’espère.

— Si je vous rends cette liberté que vous demandez, trouverai-je en vous une femme dévouée et soumise, une âme constante et douce ? Vous savez que voilà mon plus ardent désir, Lorenza.

La jeune femme se tut.

— M’aimerez-vous, enfin ? acheva Balsamo avec un soupir.

— Je ne veux promettre que ce que je puis tenir, dit Lorenza ; ni l’amour, ni la haine ne dépendent de nous. J’espère que Dieu, en échange de ces bons procédés de votre part, permettra que la haine s’efface et que l’amour vienne.

— Ce n’est malheureusement pas assez d’une pareille promesse, Lorenza, pour que je me fie à vous. Il me faut un serment absolu, sacré, dont la rupture soit un sacrilège ; un serment qui vous lie en ce monde et dans l’autre, qui entraîne votre mort dans celui-ci et votre damnation dans celui-là.

Lorenza se tut.

— Ce serment, voulez-vous le faire ?

Lorenza laissa tomber sa tête dans ses deux mains, et son sein se gonfla sous la pression de sentiments opposés.

— Faites-moi ce serment, Lorenza, tel que je le dicterai, avec la solennité dont je l’entourerai, et vous êtes libre.

— Que faut-il que je jure, monsieur ?

— Jurez que jamais, sous aucun prétexte, rien de ce que vous avez surpris relativement à la science d’Althotas ne sortira de votre bouche.

— Oui, je jurerai cela.

— Jurez que rien de ce que vous avez surpris, relativement à nos réunions politiques, ne sera jamais divulgué par vous.

— Je jurerai encore cela.

— Avec le serment et dans la forme que j’indiquerai ?

— Oui ; est-ce tout ?

— Non, jurez, et c’est là le principal, Lorenza ; car aux autres serments ma vie est seulement attachée ; à celui que je vais vous dire est attaché mon bonheur —, jurez que jamais vous ne vous séparerez de moi, Lorenza. Jurez, et vous êtes libre.

La jeune femme tressaillit, comme si un fer glacé eut pénétré jusqu’à son cœur.

— Et sous quelle forme ce serment doit-il être fait ?

— Nous irons ensemble dans une église, Lorenza ; nous communierons ensemble avec la même hostie. Sur cette hostie entière, vous jurerez de ne jamais rien révéler de relatif à Altothas, de ne jamais rien révéler de relatif à mes compagnons. Vous jurerez de ne jamais vous séparer de moi. Nous couperons l’hostie en deux, et nous en prendrons chacun la moitié, en adjurant le seigneur Dieu, vous, que vous ne me trahirez jamais, moi, que je vous rendrai toujours heureuse.

— Non, dit Lorenza, un tel serment est un sacrilège.

— Un serment n’est un sacrilège, Lorenza, reprit tristement Balsamo, que lorsqu’on fait ce serment avec intention de ne point le tenir.

— Je ne ferai point ce serment, dit Lorenza. J’aurais trop peur de perdre mon âme.

— Ce n’est point, je vous le répète, en le faisant que vous perdriez votre âme, dit Balsamo : c’est en le trahissant.

— Je ne le ferai pas.

— Alors, prenez patience, Lorenza, dit Balsamo sans colère, mais avec une tristesse profonde.

Le front de Lorenza s’assombrit comme on voit s’assombrir une prairie couverte de fleurs quand passe un nuage entre elle et le ciel.

— Ainsi, vous me refusez ? dit-elle.

— Non pas, Lorenza, c’est vous, au contraire.

Un mouvement nerveux indiqua tout ce que la jeune femme comprimait d’impatience à ces paroles.

— Écoutez, Lorenza, dit Balsamo, voici ce que je puis faire pour vous, et c’est beaucoup, croyez-moi.

— Dites, répondit la jeune femme avec un sourire amer. Voyons jusqu’où s’étendra cette générosité que vous faites si fort valoir.

— Dieu, le hasard ou la fatalité, comme vous le voudrez, Lorenza, nous ont liés l’un à l’autre par des nœuds indissolubles ; n’essayons donc pas de les rompre dans cette vie, puisque la mort seule peut les briser.

— Voyons, je sais cela, dit Lorenza avec impatience.

— Eh bien, dans huit jours, Lorenza, quoi qu’il m’en coûte, et quelque chose que je risque en faisant ce que je fais, dans huit jours vous aurez une compagne.

— Où cela ? demanda-t-elle.

— Ici.

— Ici ! s’écria-t-elle, derrière ces barreaux, derrière ces portes inexorables, derrière ces portes d’airain ? Une compagne de prison ? Oh ! vous n’y pensez pas, monsieur, ce n’est point là ce que je vous demande.

— Lorenza, c’est cependant tout ce que je puis accorder.

La jeune femme fit un geste d’impatience plus prononcé.

— Mon amie ! mon amie ! reprit Balsamo avec douceur, réfléchissez-y bien, à deux vous porterez plus facilement le poids de ce malheur nécessaire.

— Vous vous trompez, monsieur, je n’ai jusqu’à présent souffert que de ma propre douleur et non de la douleur d’autrui. Cette épreuve me manque, et je comprends que vous veuilliez me la faire subir. Oui, vous mettrez auprès de moi une victime comme moi, que je verrai maigrir, pâlir, expirer de douleur comme moi ; que j’entendrai battre, comme je l’ai fait, cette muraille, porte odieuse que j’interroge mille fois le jour, pour savoir où elle s’ouvre quand elle vous donne passage ; et quand la victime, ma compagne, aura comme moi usé ses ongles sur le bois et le marbre, en essayant de l’enfoncer ou de le disjoindre ; quand elle aura, comme moi, usé ses paupières avec ses pleurs ; quand elle sera morte comme je suis morte et que vous aurez deux cadavres au lieu d’un, dans votre bonté infernale vous direz : « Ces deux enfants se divertissent ; elles se font société ; elles sont heureuses. » Oh ! non, non, mille fois non !

Et elle frappa violemment du pied le parquet.

Balsamo essaya encore de la calmer.

— Voyons, dit-il, Lorenza, de la douceur, du calme ; raisonnons, je vous en supplie.

— Il me demande du calme ! il me demande de la raison ! le bourreau demande de la douceur au patient qu’il torture, du calme à l’innocent qu’il martyrise.

— Oui, je vous demande du calme et de la douceur ; car vos colères, Lorenza, ne changent rien à votre destinée ; elles l’endolorissent, voilà tout. Acceptez ce que je vous offre, Lorenza, je vous donnerai une compagne, une compagne qui chérira l’esclavage, parce que cet esclavage lui aura donné votre amitié. Vous ne verrez pas un visage triste et larmoyant comme vous le craignez, mais au contraire un sourire et une gaieté qui dérideront votre front. Voyons, ma bonne Lorenza, acceptez ce que je vous offre, car, je vous le jure, je ne puis vous offrir plus.

— C’est-à-dire que vous mettrez près de moi une mercenaire, à laquelle vous aurez dit qu’il y a là-haut une folle, une pauvre femme malade et condamnée à mourir ; vous inventerez la maladie.« Renfermez-vous près de cette folle, consentez au dévouement, et je vous paierai vos soins aussitôt que la folle sera morte. »

— Oh ! Lorenza, Lorenza ! murmura Balsamo.

— Non, ce n’est point cela et je me trompe, n’est-ce pas ? poursuivit ironiquement Lorenza, et je devine mal ; que voulez-vous, je suis ignorante, moi ; je connais si mal le monde et le cœur du monde. Allons, allons, vous lui direz à cette femme : « Veillez, la folle est dangereuse ; prévenez-moi de toutes ses actions, de toutes ses pensées, veillez sur sa vie, veillez sur son sommeil. » Et vous lui donnerez de l’or tant qu’elle voudra, l’or ne vous coûte rien, à vous, vous en faites.

— Lorenza, vous vous égarez ; au nom du Ciel, Lorenza, lisez mieux dans mon cœur. Vous donner une compagne, mon amie, c’est compromettre des intérêts si grands, que vous frémiriez si vous ne me haïssiez pas… Vous donner une compagne, je vous l’ai dit, c’est risquer ma sûreté, ma liberté, ma vie : et tout cela, cependant, je le risque pour vous épargner quelques ennuis.

— Des ennuis ! s’écria Lorenza en riant de ce rire sauvage et effrayant qui faisait frémir Balsamo. Il appelle cela des ennuis !

— Eh bien, des douleurs ; oui, vous avez raison, Lorenza, ce sont de poignantes douleurs. Oui, Lorenza ; eh bien, je te le répète, aie patience, et un jour viendra où toutes ces douleurs prendront fin ; un jour viendra où tu seras libre, un jour viendra où tu seras heureuse.

— Voyons, dit-elle, voulez-vous m’accorder de me retirer dans un couvent ? J’y ferai des vœux.

— Dans un couvent !

— Je prierai, je prierai pour vous d’abord et pour moi ensuite. Je serai bien enfermée, c’est vrai, mais j’aurai un jardin, de l’air, de l’espace, un cimetière pour me promener parmi les tombes, en cherchant d’avance la place de la mienne. J’aurai des compagnes qui seront malheureuses de leur propre malheur et non du mien. Laissez-moi me retirer dans un couvent, et je vous ferai tous les serments que vous voudrez. Un couvent, Balsamo, un couvent, je vous le demande à mains jointes.

— Lorenza, Lorenza, nous ne pouvons nous séparer. Liés, liés, nous sommes liés dans ce monde, entendez-vous bien ? Tout ce qui excédera les limites de cette maison ne me le demandez pas.

Et Balsamo prononça ces mots d’une voix si nette, et en même temps si réservée dans son absolutisme, que Lorenza ne continua pas même d’insister.

— Ainsi, vous ne le voulez pas ? dit-elle abattue.

— Je ne le puis.

— C’est irrévocable ?

— Irrévocable, Lorenza.

— Eh bien, autre chose, dit-elle avec un sourire.

— Oh ! ma bonne Lorenza, souriez encore, encore ainsi et, avec un pareil sourire vous me ferez faire tout ce que vous voudrez.

— Oui, n’est-ce pas, je vous ferai faire tout ce que je voudrai, pourvu que moi je fasse tout ce qu’il vous plaira ? Eh bien, soit. Je serai raisonnable, autant que possible.

— Parle, Lorenza, parle.

— Tout à l’heure vous m’avez dit : « Un jour, Lorenza, tu ne souffriras plus, un jour tu seras libre, un jour tu seras heureuse. »


— Oh ! je l’ai dit, et je jure le Ciel que j’attends ce jour avec la même impatience que toi.

— Eh bien, ce jour peut arriver tout de suite, Balsamo, dit la jeune femme avec une expression caressante que son mari ne lui avait jamais vue que pendant son sommeil. Je suis lasse, voyez-vous, oh ! bien lasse ; vous comprendrez cela, si jeune encore, j’ai déjà tant souffert ! Eh bien, mon ami — car vous dites que vous êtes mon ami — écoutez-moi donc : ce jour heureux, donnez-le-moi tout de suite.

— J’écoute, dit Balsamo avec un trouble inexprimable.

— J’achève mon discours par la demande que j’eusse dû vous faire en commençant, Acharat.

La jeune femme frissonna.

— Parlez, mon amie.

— Eh bien, j’ai remarqué souvent, quand vous faisiez des expériences sur de malheureux animaux, et vous me disiez que ces expériences étaient nécessaires à l’humanité, j’ai remarqué que souvent vous aviez le secret de la mort, soit par une goutte de poison, soit par une veine ouverte, et que cette mort était douce, et que cette mort avait la rapidité de la foudre, et que ces malheureuses et innocentes créatures, condamnées comme moi au malheur de la captivité, étaient libérées tout à coup par la mort, premier bienfait qu’elles eussent reçu depuis leur naissance. Eh bien…

Elle s’arrêta pâlissant.

— Eh bien, Lorenza ? répéta Balsamo.

— Eh bien, ce que vous faites parfois dans l’intérêt de la science vis-à-vis de malheureux animaux, faites-le vis-à-vis de moi pour obéir aux lois de l’humanité ; faites-le pour une amie qui vous bénira de toute son âme, pour une amie qui baisera vos mains avec une reconnaissance infinie, si vous lui accordez ce qu’elle vous demande. Faites-le, Balsamo, pour moi qui suis à vos genoux, pour moi qui vous promets, à mon dernier soupir, plus d’amour et de joie que vous n’en avez fait éclore en moi pendant toute ma vie ; pour moi qui vous promets un sourire franc et radieux au moment où je quitterai la terre. Balsamo, par l’âme de votre mère, par le sang de notre Dieu, par tout ce qu’il y a de doux et de solennel, de sacré, dans le monde des vivants et dans le monde des morts, je vous en conjure, tuez-moi, tuez-moi !

— Lorenza ! s’écria Balsamo en saisissant entre ses bras la jeune femme qui, à ces derniers mots, s’était levée, Lorenza, tu es en délire ; moi, te tuer ! toi, mon amour, toi, ma vie !

Lorenza se dégagea des bras de Balsamo par un violent effort et tomba à genoux.

— Je ne me relèverai pas, dit-elle, que tu ne m’aies accordé ma demande. Tue-moi sans secousse, sans douleur, sans agonie ; accorde-moi cette grâce, puisque tu dis que tu m’aimes, de m’endormir comme tu m’as endormie souvent ; seulement, ôte-moi le réveil, c’est le désespoir.

— Lorenza, mon amie, dit Balsamo, mon Dieu ! ne voyez-vous donc point que vous me percez le cœur ? Quoi ! vous êtes malheureuse à ce point ? Voyons, Lorenza, remettez-vous, ne vous abandonnez point au désespoir. Hélas ! vous me haïssez donc bien ?

— Je hais l’esclavage, la gêne, la solitude ; et puisque c’est vous qui me faites esclave, malheureuse et solitaire, eh bien, oui, je vous hais.

— Mais, moi, je vous aime trop pour vous voir mourir. Lorenza, vous ne mourrez donc pas, et je ferai la cure la plus difficile de toutes celles que j’ai faites, ma Lorenza ; je vous ferai aimer la vie.

— Non, non, impossible ; vous m’avez fait chérir la mort.

— Lorenza, par pitié, ma Lorenza, je te promets qu’avant peu…

— La mort ou la vie ! s’écria la jeune femme qui s’enivrait graduellement de sa colère. Aujourd’hui est le jour suprême ; voulez-vous me donner la mort, c’est-à-dire le repos ?

— La vie, ma Lorenza, la vie.

— C’est la liberté alors.

Balsamo garda le silence.

— Alors la mort, la douce mort, la mort par un philtre, par un coup d’aiguille, la mort pendant le sommeil : le repos ! le repos ! le repos !

— La vie et la patience, Lorenza.

Lorenza poussa un éclat de rire terrible, et faisant un bond en arrière, elle tira de sa poitrine un couteau à la lame fine et aiguë qui, pareil à l’éclair, étincela dans sa main.

Balsamo poussa un cri ; mais il était trop tard : lorsqu’il s’élança, lorsqu’il atteignit la main, l’arme avait déjà fait son trajet et était retombée sur la poitrine de Lorenza. Balsamo avait été ébloui par l’éclair ; il fut aveuglé par la vue du sang.

À son tour, il poussa un cri terrible et saisit Lorenza à bras-le-corps, allant chercher au milieu de sa course l’arme prête à retomber une seconde fois, et la saisissant à pleine main.

Lorenza retira le couteau par un violent effort, et la lame tranchante glissa entre les doigts de Balsamo.

Le sang jaillit de sa main mutilée.

Alors au lieu de continuer la lutte, Balsamo étendit cette main toute sanglante sur la jeune femme et d’une voix irrésistible :

— Dormez, Lorenza, dit-il, dormez, je le veux !

Mais cette fois l’irritation était telle, que l’obéissance fut moins prompte que d’habitude.

— Non, non, murmura Lorenza chancelante et cherchant à se frapper encore. Non, je ne dormirai pas !

— Dormez ! vous dis-je ! s’écria une seconde fois Balsamo, en faisant un pas vers elle, dormez, je vous l’ordonne.

Cette fois, la puissance de volonté fut telle chez Balsamo, que toute réaction fut vaincue ; Lorenza poussa un soupir, laissa échapper le couteau, chancela et alla rouler sur des coussins.

Les yeux restaient seuls ouverts, mais le feu sinistre de ces yeux pâlit graduellement et ils se fermèrent. Le cou, crispé, se détendit ; la tête se pencha sur l’épaule, comme fait la tête d’un oiseau blessé, un frissonnement nerveux courut par tout son corps. Lorenza était endormie.

Alors seulement Balsamo put écarter les vêtements de Lorenza, et sonda sa blessure qui lui parut légère. Cependant, le sang s’en échappait avec abondance.

Balsamo poussa l’œil du lion, le ressort joua, la plaque s’ouvrit ; puis, détachant le contre-poids qui faisait descendre la trappe d’Althotas, il se plaça sur cette trappe et monta dans le laboratoire du vieillard.

— Ah ! c’est toi, Acharat ? dit celui-ci toujours dans son fauteuil, tu sais que c’est dans huit jours que j’ai cent ans. Tu sais que d’ici-là il me faut le sang d’un enfant ou d’une vierge ?

Mais Balsamo ne l’écoutait point, il courut à l’armoire où se trouvaient les baumes magiques, saisit une de ces fioles dont il avait tant de fois éprouvé l’efficacité ; puis il se replaça sur la trappe, frappa du pied et redescendit.

Altholas fit rouler son fauteuil jusqu’à l’orifice de la trappe, avec l’intention de le saisir par ses vêtements.

— Tu entends, malheureux ! lui dit-il ; tu entends, si dans huit jours je n’ai pas un enfant ou une vierge, pour achever mon élixir, je suis mort.

Balsamo se retourna ; les yeux du vieillard semblaient flamboyer au milieu de son visage aux muscles immobiles ; on eût dit que les yeux seuls vivaient.

— Oui, oui, répondit Balsamo ; oui, sois tranquille, on te donnera ce que tu demandes.

Puis, lâchant le ressort, il fit remonter la trappe, qui, ainsi qu’un ornement, alla s’adapter au plafond.

Après quoi, il s’élança dans la chambre de Lorenza, dans laquelle il était rentré à peine, que la sonnette de Fritz retentit.

— M. de Richelieu, murmura Balsamo ; oh ! ma foi, tout duc et pair qu’il est, il attendra.