Joseph Balsamo/Chapitre LXXIX
LXXIX
COMMENT LE ROI LOUIS XV TRAVAILLAIT AVEC SON MINISTRE.
Le lendemain, la rumeur était grande à Versailles. Les gens ne s’abordaient qu’avec des signes mystérieux et des poignées de main significatives, ou bien avec des croisements de bras et des regards au ciel, qui témoignaient de leur douleur et de leur surprise.
M. de Richelieu, avec bon nombre de partisans, était dans l’antichambre du roi, à Trianon, vers dix heures.
Le comte Jean, tout chamarré, tout éblouissant, causait avec le vieux maréchal, et causait gaiement, si l’on en croyait sa figure épanouie.
Vers onze heures, le roi passa, se rendant à son cabinet de travail, et ne parla à personne. Sa Majesté marchait fort vite.
À onze heures cinq minutes, M. de Choiseul descendit de voiture et traversa la galerie, son portefeuille sous le bras.
À son passage, il se fit un grand mouvement de gens qui se retournaient pour avoir l’air de causer entre eux et ne pas saluer le ministre.
Le duc ne fit pas attention à ce manège, il entra dans le cabinet, où le roi feuilletait un dossier en prenant son chocolat.
— Bonjour, duc, lui dit le roi amicalement, sommes-nous bien dispos, ce matin ?
— Sire, M. de Choiseul se porte bien, mais le ministre est fort malade, et vient prier Votre Majesté, puisqu’elle ne lui parle encore de rien, d’agréer sa démission. Je remercie le roi de m’avoir permis cette initiative, c’est une dernière faveur dont je lui suis bien reconnaissant.
— Comment, duc, votre démission ? qu’est-ce que cela veut dire ?
— Sire, Votre Majesté a signé hier, entre les mains de madame Dubarry, un ordre qui me destitue, cette nouvelle court déjà tout Paris et tout Versailles. Le mal est fait. Cependant, je n’ai pas voulu quitter le service de Votre Majesté sans en avoir reçu l’ordre avec la permission. Car, nommé officiellement, je ne puis me regarder comme destitué que par un acte officiel.
— Comment, duc, s’écria le roi en riant, car l’attitude sévère et digne de M. de Choiseul lui imposait jusqu’à la crainte, comment, vous, un homme d’esprit et un formaliste, vous avez cru cela ?
— Mais, sire, dit le ministre surpris, vous avez signé…
— Quoi donc ?
— Une lettre que possède madame Dubarry.
— Ah ! duc, n’avez-vous jamais eu besoin de la paix ? Vous êtes bien heureux !… Le fait est que madame de Choiseul est un modèle.
Le duc, offensé de la comparaison, fronça le sourcil.
— Votre Majesté, dit-il, est d’un caractère trop ferme et d’un caractère trop heureux pour mêler aux affaires d’État ce que vous daignez appeler les affaires de ménage.
— Choiseul, il faut que je vous conte cela : c’est fort drôle. Vous savez qu’on vous craint beaucoup par là ?
— C’est-à-dire qu’on me hait, sire.
— Si vous le voulez. Eh bien, cette folle de comtesse ne m’a-t-elle pas posé cette alternative : de l’envoyer à la Bastille ou de vous remercier de vos services.
— Eh bien, sire ?
— Eh bien, duc, vous m’avouerez qu’il eût été trop malheureux de perdre le coup d’œil que Versailles offrait ce matin. Depuis hier, je m’amuse à voir courir les estafettes sur les routes, à voir s’allonger ou se rapetisser les visages… Cotillon III est reine de France depuis hier. C’est on ne peut plus réjouissant.
— Mais la fin, sire ?
— La fin, mon cher duc, dit Louis XV redevenu sérieux, la fin sera toujours la même. Vous me connaissez, j’ai l’air de céder et je ne cède jamais. Laissez les femmes dévorer le petit gâteau de miel que je leur jetterai de temps en temps, comme on faisait à Cerbère, mais nous, vivons tranquillement, imperturbablement, éternellement ensemble. Et, puisque nous en sommes aux éclaircissements, gardez celui-ci pour vous : Quelque bruit qui coure, quelque lettre de moi que vous teniez… ne vous abstenez pas de venir à Versailles… Tant que je vous dirai ce que je vous dis, duc, nous serons bons amis.
Le roi tendit la main au ministre, qui s’inclina dessus sans reconnaissance comme sans rancune.
— Travaillons, si vous voulez, cher duc, maintenant.
— Aux ordres de Votre Majesté, répliqua Choiseul en ouvrant son portefeuille.
— Voyons, pour commencer, dites-moi quelques mots du feu d’artifice.
— Ç’a été un grand désastre, sire.
— À qui la faute ?
— À monsieur Bignon, prévôt des marchands.
— Le peuple a-t-il beaucoup crié ?
— Oh ! beaucoup.
— Alors il fallait peut-être destituer ce M. Bignon.
— Le parlement, dont un des membres a failli étouffer dans la bagarre, avait pris l’affaire à cœur, mais M. l’avocat général Séguier a fait un fort éloquent discours pour prouver que ce malheur était l’œuvre de la fatalité. On a applaudi, et ce n’est plus rien à présent.
— Tant mieux ! Passons aux parlements, duc… Ah ! voilà ce qu’on nous reproche.
— On me reproche, sire, de ne pas soutenir M. d’Aiguillon contre M. de La Chalotais, mais qui me reproche cela ? Les mêmes gens qui ont colporté avec des fusées de joie la lettre de Votre Majesté. Songez donc, sire, que M. d’Aiguillon a outrepassé ses pouvoirs en Bretagne, que les jésuites étaient réellement exilés, que M. de La Chalotais avait raison, que Votre Majesté elle-même a reconnu par acte public l’innocence de ce procureur général. On ne peut cependant faire se dédire ainsi le roi. Vis-à-vis de son ministre, c’est bien, mais vis-à-vis de son peuple !
— En attendant, les parlements se sentent forts.
— Ils le sont, en effet. Quoi ! on les tance, on les emprisonne, on les vexe, et on les déclare innocents, et ils ne seraient pas forts ! Je n’ai pas accusé M. d’Aiguillon d’avoir commencé l’affaire La Chalotais, mais je ne lui pardonnerai jamais d’y avoir eu tort.
— Duc ! duc ! allons, le mal est fait, au remède… Comment brider ces insolents ?…
— Que les intrigues de M. le chancelier cessent, que M. d’Aiguillon n’ait plus de soutien, et la colère du parlement tombera.
— Mais j’aurai cédé, duc !
— Votre Majesté est donc représentée par M. d’Aiguillon… et non par moi ?
L’argument était rude, le roi le sentit.
— Vous savez, dit-il, que je n’aime pas à dégoûter mes serviteurs, lors même qu’ils se sont trompés… Mais laissons cette affaire qui m’afflige, et dont le temps fera justice… parlons un peu de l’extérieur… On me dit que je vais avoir la guerre ?
— Sire, si vous avez la guerre, ce sera une guerre loyale et nécessaire.
— Avec les Anglais… diable !
— Votre Majesté craint-elle les Anglais, par hasard ?
— Oh ! sur mer…
— Que Votre Majesté soit en repos : M. le duc de Praslin, mon cousin, votre ministre de la marine, vous dira qu’il a soixante-quatre vaisseaux, sans ceux qui sont en chantier, plus, des matériaux pour en construire douze autres en un an… Enfin, cinquante frégates de première force, ce qui est une position respectable pour la guerre maritime. Quant à la guerre continentale, nous avons mieux que cela, nous avons Fontenoy.
— Fort bien, mais pourquoi aurais-je à combattre les Anglais, mon cher duc ? Un gouvernement beaucoup moins habile que le vôtre, celui de l’abbé Dubois, a toujours évité la guerre avec l’Angleterre.
— Je le crois bien, sire, l’abbé Dubois recevait par mois six cent mille livres des Anglais.
— Oh ! duc.
— J’ai la preuve, sire.
— Soit, mais où voyez-vous des causes de guerre ?
— L’Angleterre veut toutes les Indes : j’ai dû donner à vos officiers les ordres les plus sévères, les plus hostiles. La première collision là-bas donnera lieu à des réclamations de l’Angleterre, mon avis formel est que nous n’y fassions pas droit. Il faut que le gouvernement de Votre Majesté soit respecté par la force, comme il l’était grâce à la corruption.
— Eh ! patientons, dans l’Inde, qui le saura ? c’est si loin !
Le duc se mordit les lèvres.
— Il y a un casus belli plus rapproché de nous, sire, dit-il.
— Encore ! Quoi donc ?
— Les Espagnols prétendent à la possession des îles Malouines et Falkland… Le port d’Egmont était occupé par les Anglais arbitrairement, les Espagnols les en ont chassés de vive force, de là, la fureur de l’Angleterre : elle menace les Espagnols des dernières extrémités si on ne lui donne satisfaction.
— Eh bien, mais, si les Espagnols ont tort pourtant, laissez-les se démêler.
— Sire, et le pacte de famille ? Pourquoi avez-vous tenu à faire signer ce pacte qui lie étroitement tous les Bourbons d’Europe et leur fait un rempart contre les entreprises de l’Angleterre ?
Le roi baissa la tête.
— Ne vous inquiétez pas, sire, dit Choiseul, vous avez une armée formidable, une marine imposante, de l’argent. J’en sais trouver sans faire crier les peuples. Si nous avons la guerre, ce sera une cause de gloire pour le règne de Votre Majesté, et je projette des agrandissements dont on nous aura fourni le prétexte et l’excuse.
— Alors, duc, alors la paix à l’intérieur, n’ayons pas la guerre partout.
— Mais l’intérieur est calme, sire, répliqua le duc affectant de ne pas comprendre.
— Non, non, vous voyez bien que non. Vous m’aimez et me servez bien. Il y a d’autres gens qui disent m’aimer, et dont les façons ne ressemblent pas du tout aux vôtres, mettons l’accord entre tous ces systèmes : voyons, mon cher duc, que je vive heureux.
— Il ne dépendra pas de moi que votre bonheur ne soit complet, sire.
— Voilà parler. Eh bien, venez donc dîner avec moi aujourd’hui.
— À Versailles, sire ?
— Non, à Luciennes.
— Oh ! mon regret est grand, sire ; mais ma famille est tout alarmée de la nouvelle répandue hier. On me croit dans la disgrâce de Votre Majesté. Je ne puis laisser tant de cœurs souffrants.
— Et ceux dont je vous parle ne souffrent-ils pas, duc ? Songez donc comme nous avons vécu heureux tous trois, du temps de cette pauvre marquise.
Le duc baissa la tête, ses yeux se voilèrent, un soupir à demi étouffé sortit de sa poitrine.
— Madame de Pompadour était une femme bien jalouse de la gloire de Votre Majesté, dit-il, elle avait de hautes idées politiques. J’avoue que son génie sympathisait avec mon caractère. Souvent, sire, je me suis attelé de front avec elle aux grandes entreprises qu’elle formait, oui, nous nous entendions.
— Mais elle se mêlait de politique, duc, et tout le monde le lui reprochait.
— C’est vrai.
— Celle-ci, au contraire, est douce comme un agneau, elle n’a pas encore fait signer une lettre de cachet, même contre les pamphlétaires et les chansonniers. Eh bien ! on lui reproche ce qu’on louait chez l’autre. Ah ! duc, c’est fait pour dégoûter du progrès… Voyons, venez-vous faire votre paix à Luciennes ?
— Sire, veuillez assurer madame la comtesse Dubarry que je la trouve une femme charmante et digne de tout l’amour du roi, mais…
— Ah ! voilà un mais, duc.
— Mais, poursuivit M. de Choiseul, ma conviction est que, si Votre Majesté est nécessaire à la France, aujourd’hui un bon ministre est plus nécessaire à Votre Majesté qu’une charmante maîtresse.
— N’en parlons plus, duc, et demeurons bons amis. Mais câlinez madame de Grammont, qu’elle ne complote plus rien contre la comtesse, les femmes nous brouilleraient.
— Madame de Grammont, sire, veut trop plaire à Votre Majesté. C’est là son tort.
— Et elle me déplaît en nuisant à la comtesse, duc.
— Aussi madame de Grammont part-elle, sire, on ne la verra plus : ce sera un ennemi de moins.
— Ce n’est pas ainsi que je l’entends, vous allez trop loin. Mais la tête me brûle, duc, nous avons travaillé ce matin comme Louis XIV et Colbert, nous avons été grand siècle, comme disent les philosophes. À propos, duc, est-ce que vous êtes philosophe, vous ?
— Je suis serviteur de Votre Majesté, répliqua M. de Choiseul.
— Vous m’enchantez, vous êtes un homme impayable, donnez-moi votre bras, je suis tout étourdi.
Le duc se hâta d’offrir son bras à Sa Majesté.
Il devinait qu’on allait ouvrir les portes à deux battants, que toute la cour était dans la galerie, qu’on allait le voir dans cette splendide position, après avoir tant souffert, il n’était pas fâché de faire souffrir ses ennemis.
L’huissier ouvrit en effet les portes, et annonça le roi dans la galerie.
Louis XV, toujours causant avec M. de Choiseul et lui souriant, se faisant lourd sur son bras, traversa la foule sans remarquer ou sans vouloir remarquer combien Jean Dubarry était pâle et combien M. de Richelieu était rouge.
Mais M. de Choiseul vit bien cette différence de nuances. Il passa le jarret tendu, le col raide, les yeux brillants, devant les courtisans, qui se rapprochaient autant qu’ils s’étaient éloignés le matin.
— Là ! dit le roi, au bout de la galerie, duc, attendez-moi, je vous emmène à Trianon. Rappelez-vous tout ce que je vous ai dit.
— Je l’ai gardé dans mon cœur, répliqua le ministre, sachant bien qu’avec cette phrase aiguisée, il perçait l’âme de tous ses ennemis.
Le roi rentra chez lui.
M. de Richelieu rompit la file et vint serrer dans ses deux mains maigres la main du ministre, en lui disant :
— Il y a longtemps que je sais qu’un Choiseul a l’âme chevillée au corps.
— Merci, dit le duc, qui savait à quoi s’en tenir.
— Mais ce bruit absurde ? poursuivit le maréchal.
— Ce bruit a bien fait rire Sa Majesté, dit Choiseul.
— On parlait d’une lettre…
— Mystification de la part du roi, répliqua le ministre en lançant cette phrase à l’adresse de Jean, qui perdait contenance.
— Merveilleux ! merveilleux ! répéta le maréchal, en retournant au comte, aussitôt que le duc de Choiseul eut disparu et ne put plus le voir.
Le roi descendait l’escalier en appelant le duc, empressé à le suivre.
— Eh ! eh ! nous sommes joués, dit le maréchal à Jean.
— Où vont-ils ?
— Au petit Trianon, se moquer de nous.
— Mille tonnerres ! murmura Jean. Ah ! pardon, monsieur le maréchal.
— À mon tour, dit celui-ci, et voyons si mon moyen vaudra mieux que celui de la comtesse.