Joseph Balsamo/Chapitre XLIII

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Michel Lévy frères (2p. 179-194).


XLIII

LE BOTANISTE.


Gilbert prit sa résolution et s’approcha tout à fait. Mais il ouvrit d’abord la bouche et la referma sans avoir proféré une parole. Sa résolution chancelait ; il lui sembla qu’il demandait une aumône, et non qu’il réclamait un droit.

Le vieillard remarqua cette timidité ; elle parut le mettre à son aise lui-même.

— Vous voulez me parler, mon ami ? dit-il en souriant et en posant son pain sur l’arbre.

— Oui, monsieur, répondit Gilbert.

— Que désirez-vous ?

— Monsieur, je vois que vous jetez votre pain aux oiseaux, comme s’il n’était pas dit que Dieu les nourrit.

— Il les nourrit sans doute, jeune homme, répondit l’étranger ; mais la main des hommes est un des moyens qu’il emploie pour parvenir à ce but. Si c’est un reproche que vous m’adressez, vous avez tort, car jamais, dans un bois désert ou dans une rue peuplée, le pain que l’on jette n’est perdu. Là, les oiseaux l’emportent ; ici, les pauvres le ramassent.

— Eh bien ! monsieur, dit Gilbert, singulièrement ému de la voix pénétrante et douce du vieillard, bien que nous soyons ici dans un bois, je connais un homme qui disputerait votre pain aux petits oiseaux.

— Serait-ce vous, mon ami ? s’écria le vieillard, et par hasard auriez-vous faim ?

— Grand-faim, monsieur, je vous le jure, et si vous le permettez…

Le vieillard saisit aussitôt le pain avec une compassion empressée. Puis, réfléchissant tout à coup, il regarda Gilbert de son œil à la fois si vif et si profond.

Gilbert, en effet, ne ressemblait pas tellement à un affamé que la réflexion ne fût permise ; son habit était propre et cependant en quelques endroits maculé par le contact de la terre. Son linge était blanc, car à Versailles, la veille, il avait tiré une chemise de son paquet, et cependant, cette chemise était fripée par l’humidité ; il était donc visible que Gilbert avait passé la nuit dans le bois.

Il avait surtout, et avec tout cela, ces mains blanches et effilées qui dénotent l’homme des vagues rêveries plutôt que l’homme des travaux matériels.

Gilbert ne manquait point de tact, il comprit la défiance et l’hésitation de l’étranger à son égard, et se hâta d’aller au-devant des conjectures qu’il comprenait ne point devoir lui être favorables.

— On a faim, monsieur, toutes les fois que l’on n’a point mangé depuis douze heures, dit-il, et il y en a maintenant vingt-quatre que je n’ai rien pris.

La vérité des paroles du jeune homme se trahissait par l’émotion de sa physionomie, par le tremblement de sa voix, par la pâleur de son visage.

Le vieillard cessa donc d’hésiter ou plutôt de craindre. Il tendit à la fois son pain et le mouchoir dont il tirait ses cerises.

— Merci, monsieur, dit Gilbert en repoussant doucement le mouchoir, merci, rien que du pain, c’est assez.

Et il rompit en deux le morceau, dont il prit la moitié et rendit l’autre, puis il s’assit sur l’herbe à trois pas du vieillard, qui le regardait avec un étonnement croissant.

Le repas dura peu de temps. Il y avait peu de pain et Gilbert avait grand appétit. Le vieillard ne le troubla par aucune parole ; il continua son muet examen, mais furtivement, et en donnant, en apparence du moins, la plus grande attention aux plantes et aux fleurs de sa boîte, qui, se redressant comme pour respirer, relevaient leur tête odorante au niveau du couvercle de fer-blanc.

Cependant, voyant Gilbert s’approcher de la mare, il s’écria vivement :

— Ne buvez pas de cette eau, jeune homme ; elle est infectée par le détritus des plantes mortes l’an dernier, et par les œufs de grenouille qui nagent à sa superficie. Prenez plutôt quelques cerises, elle vous rafraîchiront aussi bien que de l’eau. Prenez, je vous y invite ; car vous n’êtes point, je le vois, un convive importun.

— C’est vrai, monsieur, l’importunité est tout l’opposé de ma nature, et je ne crains rien tant que d’être importun. Je viens de le prouver tout à l’heure encore à Versailles.

— Ah ! vous venez de Versailles ? dit l’étranger en regardant Gilbert.

— Oui, monsieur, répondit le jeune homme.

— C’est une ville riche ; il faut être bien pauvre ou bien fier pour y mourir de faim.

— Je suis l’un et l’autre, monsieur.

— Vous avez eu querelle avec votre maître ? demanda timidement l’étranger, qui poursuivait Gilbert de son regard interrogateur, tout en rangeant ses plantes dans sa boîte.

— Je n’ai pas de maître, monsieur.

— Mon ami, dit l’étranger en se couvrant la tête, voici une réponse trop ambitieuse.

— Elle est exacte, cependant.

— Non, jeune homme,car chacun a son maître ici-bas, et ce n’est pas entendre justement la fierté que de dire : « Je n’ai pas de maître. »

— Comment ?

— Eh ! mon Dieu, oui ! vieux ou jeunes, tous tant que nous sommes, nous subissons la loi d’un pouvoir dominateur. Les uns sont régis par les hommes, les autres par les principes, et les maîtres les plus sévères ne sont pas toujours ceux qui ordonnent ou frappent avec la voix ou la main humaine.

— Soit, dit Gilbert ; alors je suis régi par des principes, j’avoue cela. Les principes sont les seuls maîtres qu’un esprit pensant puisse avouer sans honte.

— Et quels sont vos principes, voyons ? Vous me paraissez bien jeune, mon ami, pour avoir des principes arrêtés ?

— Monsieur, je sais que les hommes sont égaux ; que chaque homme contracte, en naissant, une somme d’obligations relatives envers ses semblables. Je sais que Dieu a mis en moi une valeur quelconque, si minime qu’elle soit, et que, comme je reconnais la valeur des autres, j’ai le droit d’exiger des autres qu’ils reconnaissent la mienne, si toutefois je ne l’exagère point. Tant que je ne fais rien d’injuste et de déshonorant, j’ai donc droit à une portion d’estime, ne fût-ce que par ma qualité d’homme.

— Ah ! ah ! fit l’étranger, vous avez étudié ?

—Non, monsieur, malheureusement ; seulement j’ai lu le Discours sur l’inégalité des conditions et le Contrat Social. De ces deux livres viennent toutes les choses que je sais, et peut-être tous les rêves que je fais.

À ces mots du jeune homme, un feu éclatant brilla dans les yeux de l’étranger. Il fit un mouvement qui faillit briser une xéranthème aux brillantes folioles, rebelle à se ranger sous les parois concaves de sa boîte.

— Et tels sont les principes que vous professez ?

— Ce ne sont peut-être pas les vôtres, répondit le jeune homme ; mais ce sont ceux de Jean-Jacques Rousseau.

— Seulement, fit l’étranger avec une défiance trop prononcée pour qu’elle ne fût pas humiliante à l’amour-propre de Gilbert, seulement les avez-vous bien compris ?

— Mais, dit Gilbert, je comprends le français, je crois ; surtout quand il est pur et poétique…

— Vous voyez bien que non, dit en souriant le vieillard ; car si ce que je vous demande en ce moment n’est pas précisément poétique, c’est clair, au moins. Je voulais vous demander si vos études philosophiques vous avaient mis à portée de saisir le fond de cette économie du système de…

L’étranger s’arrêta presque rougissant.

— De Rousseau ? continua le jeune homme. Oh ! monsieur, je n’ai pas fait ma philosophie dans un collège, mais j’ai un instinct qui m’a révélé parmi tous les livres que j’ai lus l’excellence et l’utilité du Contrat social.

— Aride matière pour un jeune homme, monsieur ; sèche contemplation pour des rêveries de vingt ans ; fleur amère et peu odorante pour une imagination le printemps, dit le vieil étranger avec une douceur triste.

— Le malheur mûrit l’homme avant la saison, monsieur, dit Gilbert, et quant à la rêverie, si on la laissait aller à sa pente naturelle, bien souvent elle conduit au mal.

L’étranger ouvrit ses yeux à demi fermés par un recueillement qui lui était habituel dans ses moments de calme, et qui donnait un certain charme à sa physionomie.

— À qui faites-vous allusion ? demanda-t-il en rougissant.

— À personne, Monsieur, dit Gilbert.

— Si fait…

— Non, je vous assure.

— Vous me paraissez avoir étudié le philosophe de Genève. Faites-vous allusion à sa vie ?

— Je ne le connais pas, répondit candidement Gilbert.

— Vous ne le connaissez pas ? L’étranger poussa un soupir. Allez, jeune homme, c’est une malheureuse créature.

— Impossible. Jean-Jacques Rousseau malheureux ! Mais il n’aurait donc plus de justice, ni ici-bas, ni là-haut. Malheureux ! l’homme qui a consacré sa vie au bonheur de l’homme !

—Allons, allons ! je vois qu’en effet vous ne le connaissez pas ; mais, parlons de vous, mon ami, s’il vous plaît.

— J’aimerais mieux continuer de m’éclairer sur le sujet qui nous occupe, car de moi, qui ne suis rien, monsieur, que voulez-vous que je vous dise ?

— Et puis vous ne me connaissez point, et vous craignez d’être confiant avec un étranger.

— Oh ! monsieur, que puis-je craindre de qui que ce soit au monde et qui peut me faire plus malheureux que je ne suis ? Rappelez-vous de quelle façon je me suis présenté à vos yeux : seul, pauvre et affamé.

— Où alliez-vous ?

— J’allais à Paris. Vous êtes Parisien, monsieur ?

— Oui… c’est-à-dire non.

— Ah ! lequel des deux ? demanda Gilbert en souriant.

— J’aime peu à mentir, et je m’aperçois à chaque instant qu’il faut réfléchir avant de parler. Je suis Parisien, si l’on entend par Parisien l’homme qui habite Paris depuis longtemps et qui vit de la vie parisienne ; mais je ne suis pas né dans cette ville. Pourquoi cette question ?

— Elle se rattachait dans mon esprit à la conversation que nous venions d’avoir. Je voulais dire que si vous habitez Paris, vous avez dû voir M. Rousseau, dont nous parlions tout à l’heure.

— Je l’ai vu quelquefois, en effet.

— On le regarde quand il passe, n’est-ce pas ?

— Non, les enfants le suivent et, excités par leurs parents, lui jettent des pierres.

— Ah ! mon Dieu ! fit Gilbert avec une douloureuse stupéfaction ; tout au moins est-il riche ?

— Il se demande parfois, comme vous vous le demandiez ce matin : « Où déjeunerai-je ? »

— Mais, tout pauvre qu’il est, il est considéré, puissant, respecté ?

— Il ne sait pas, chaque soir, lorsqu’il s’endort, s’il ne se réveillera point le lendemain à la Bastille.

— Oh ! comme il doit haïr les hommes !

— Il ne les aime ni ne les hait, il en est dégoûté, voilà tout.

— Ne point haïr les gens qui nous maltraitent ! s’écria Gilbert, je ne comprends point cela.

— Rousseau a toujours été libre, monsieur ; Rousseau a toujours été assez fort pour ne s’appuyer que sur lui seul, et c’est la force et la liberté qui font les hommes doux et bons ; seuls l’esclavage et la faiblesse font les méchants.

— Voilà pourquoi j’ai voulu demeurer libre, monsieur, dit fièrement Gilbert ; je devinais ce que vous venez de m’expliquer.

— On est libre même en prison, mon ami, dit l’étranger ; demain Rousseau serait à la Bastille, ce qui arrivera un jour ou l’autre, qu’il écrirait ou penserait tout aussi librement que dans les montagnes de la Suisse. Je n’ai jamais cru, quant à moi, que la liberté de l’homme consistât à faire ce qu’il veut, mais bien qu’à ce qu’aucune puissance humaine ne lui fît faire ce qu’il ne veut pas.

— Rousseau a-t-il donc écrit ce que vous dites là, monsieur ?

— Je le crois, dit l’étranger.

— Ce n’est point dans le Contrat social ?

— Non, c’est dans une publication nouvelle, qu’on appelle les Rêveries du promeneur solitaire.

— Monsieur, dit Gilbert, je crois que nous nous rencontrerons sur un point.

— Sur lequel ?

— C’est que tous deux nous aimons et admirons Rousseau.

— Parlez pour vous, jeune homme, vous êtes dans l’âge des illusions.

— On peut se tromper sur les choses, mais non pas sur les hommes.

— Hélas ! vous le verrez plus tard, c’est sur les hommes surtout qu’on se trompe. Rousseau est peut-être un peu plus juste que les autres hommes ; mais, croyez-moi, il a ses défauts, et de fort grands.

Gilbert secoua la tête d’un air qui marquait peu de conviction ; mais, malgré cette invincible démonstration, l’étranger continua de le traiter avec la même faveur.

— Revenons à notre point de départ, fit l’étranger. Je disais que vous aviez quitté votre maître à Versailles.

— Et moi, dit Gilbert un peu radouci, moi qui vous ai répondu que je n’avais point de maître, j’aurais pu ajouter qu’il ne tenait qu’à moi d’en avoir un fort illustre, et que je venais de refuser une condition que beaucoup d’autres eussent enviée.

— Une condition ?

— Oui. Il s’agissait de servir à l’amusement de grands seigneurs désœuvrés ; mais j’ai pensé qu’étant jeune, pouvant étudier et faire mon chemin, je ne devais pas perdre ce temps précieux de la jeunesse et compromettre en ma personne la dignité de l’homme.

— C’est bien, dit gravement l’étranger ; mais pour faire votre chemin, avez-vous un plan arrêté ?

— Monsieur, j’ai l’ambition d’être médecin.

— Belle et noble carrière, dans laquelle on peut choisir entre la vraie science, modeste et martyre, et le charlatanisme effronté, doré, obèse. Si vous aimez la vérité, jeune homme, devenez médecin ; si vous aimez l’éclat, faites-vous médecin.

— Mais il faut beaucoup d’argent pour étudier, n’est-ce pas, monsieur ?

— Il en faut certainement ; mais beaucoup, c’est trop dire.

— Le fait est, reprit Gilbert, que Jean-Jacques Rousseau, qui sait tout, a étudié pour rien.

— Pour rien !… Oh ! jeune homme, dit le vieillard avec un triste sourire, vous appelez rien ce que Dieu a donné de plus précieux aux hommes : la candeur, la santé, le sommeil ; voilà ce qu’a coûté au philosophe genevois le peu qu’il est parvenu à apprendre.

— Le peu ! fit Gilbert presque indigné.

— Sans doute ; interrogez sur lui, et écoutez ce que l’on vous en dira.

— D’abord, c’est un grand musicien.

— Oh ! parce que le roi Louis XV a chanté avec passion : « J’ai perdu mon serviteur », cela ne veut pas dire que le Devin du village soit un bon opéra.

— C’est un grand botaniste. Voyez ses lettres dont je n’ai jamais pu me procurer que quelques pages dépareillées ; vous devez connaître cela, vous qui cueillez les plantes dans les bois.

— Oh ! l’on se croit botaniste et souvent l’on n’est…

— Achevez.

— On n’est qu’herboriste… et encore…

— Et qu’êtes-vous ?… Herboriste ou botaniste ?

— Oh ! herboriste bien humble et bien ignorant, en face de ces merveilles de Dieu qu’on appelle les plantes et les fleurs.

— Il sait le latin ?

— Fort mal.

— Cependant, j’ai lu dans une gazette qu’il avait traduit un auteur ancien nommé Tacite.

— Parce que, dans son orgueil — hélas ! tout homme est orgueilleux par moment, parce que dans son orgueil il a voulu tout entreprendre ; mais il le dit lui-même dans l’avertissement de son premier livre, du seul qu’il ait traduit, il entend assez mal le latin, et Tacite, qui est un rude jouteur, l’a bientôt eu lassé. Non, non, bon jeune homme, en dépit de votre admiration, il n’y a point d’homme universel, et presque toujours, croyez-moi, on perd en profondeur ce que l’on gagne en superficie. Il n’y a si petite rivière qui ne déborde sous un orage et qui n’ait l’air d’un lac. Mais essayez de lui faire porter bateau, et vous aurez bientôt touché le fond.

— Et, à votre avis, Rousseau est un de ces hommes superficiels ?

— Oui ; peut-être présente-t-il une superficie un peu plus étendue que celle des autres hommes, dit l’étranger, voilà tout.

— Bien des hommes seraient heureux, à mon avis, d’arriver à une superficie semblable.

— Parlez-vous pour moi ? demanda l’étranger avec une bonhomie qui désarma à l’instant même Gilbert.

— Ah ! Dieu m’en garde ! s’écria ce dernier ; il m’est trop doux de causer avec vous pour que je cherche à vous désobliger.

— Et en quoi ma conversation vous est-elle agréable, voyons, car je ne crois pas que vous veuillez me flatter pour un morceau de pain et quelques cerises ?

— Vous avez raison. Je ne flatterais pas pour l’empire du monde ; mais écoutez, vous êtes le premier qui m’avez parlé sans morgue, avec bonté, comme on parle à un jeune homme et non comme on parle à un enfant. Quoique nous ayons été en désaccord sur Rousseau, il y a derrière la mansuétude de votre esprit quelque chose d’élevé qui attire le mien. Il me semble, quand je cause avec vous, que je suis dans un riche salon dont les volets sont fermés, et dont, malgré l’obscurité, je devine la richesse. Il ne tiendrait qu’à vous de laisser glisser dans votre conversation un rayon de lumière et alors je serais ébloui.

— Mais vous-même, vous parlez avec une certaine recherche qui pourrait faire croire à une meilleure éducation que celle que vous avouez ?

— C’est la première fois, monsieur, et je m’étonne moi-même des termes dans lesquels je parle ; il y en a dont je connaissais à peine la signification, et dont je me sers pour les avoir entendu dire une fois. Je les avais rencontrés dans les livres que j’avais lus, mais je ne les avais pas compris.

— Vous avez beaucoup lu ?

— Trop ; mais je relirai.

Le vieillard regarda Gilbert avec étonnement.

— Oui, j’ai lu tout ce qui m’est tombé sous la main, ou plutôt, bons et mauvais livres, j’ai tout dévoré. Oh ! si j’avais eu quelqu’un pour me guider dans mes lectures, pour me dire ce que je devais oublier et ce dont je devais me souvenir !… Mais pardon, monsieur, j’oublie que si votre conversation m’est précieuse, il ne doit pas en être ainsi de la mienne : vous herborisiez, et je vous gêne, peut-être ?

Gilbert fit un mouvement pour se retirer, mais avec le vif désir d’être retenu. Le vieillard, dont les petits yeux gris étaient fixés sur lui, semblait lire jusqu’au fond de son cœur.

— Non pas, lui dit-il, ma boîte est presque pleine, et je n’ai plus besoin que de quelques mousses ; on m’a dit qu’il poussait de beaux capillaires dans ce canton.

— Attendez, attendez, dit Gilbert, je crois avoir vu ce que vous cherchez, tout à l’heure sur une roche.

— Loin d’ici ?

— Non, là, à cinquante pas à peine.

— Mais comment savez-vous que les plantes que vous avez vues sont des capillaires ?

— Je suis né dans les bois, monsieur ; puis, la fille de celui chez qui j’ai été élevé s’occupait aussi de botanique ; elle avait un herbier, et au-dessous de chaque plante, le nom de cette plante était écrit de sa main. J’ai souvent regardé ces plantes et cette écriture, et il me semble avoir vu des mousses que je ne connaissais, moi, que sous le nom de mousses de roches, désignées sous celui de capillaires.

— Et vous vous sentez du goût pour la botanique ?

— Ah ! monsieur, quand j’entendais dire par Nicole, Nicole était la femme de chambre de mademoiselle Andrée ; quand j’entendais dire que sa maîtresse cherchait inutilement quelques plantes dans les environs de Taverney, je demandais à Nicole de tâcher de savoir la forme de cette plante. Alors souvent, sans savoir que c’était moi qui avais fait cette demande, mademoiselle Andrée la dessinait en quatre coups de crayon. Nicole aussitôt prenait le dessin et me le donnait. Alors je courais par les champs, par les prés et par les bois, jusqu’à ce que j’eusse trouvé la plante en question. Puis, quand je l’avais trouvée, je l’enlevais avec une bêche, et la nuit je la transplantais au milieu de la pelouse ; de sorte qu’un beau matin, en se promenant, mademoiselle Andrée jetait un cri de joie, en disant : « Ah ! mon Dieu ! comme c’est étrange, cette plante que j’ai cherchée partout, la voilà. »

Le vieillard regarda Gilbert avec plus d’attention qu’il ne l’avait fait encore ; et si Gilbert, songeant à ce qu’il venait de dire, n’eût baissé les yeux en rougissant, il eût pu voir que cette attention était mêlée d’un intérêt plein de tendresse.

— Eh bien ! lui dit-il, continuez d’étudier la botanique, jeune homme ; la botanique vous conduira par le plus court chemin à la médecine. Dieu n’a rien fait d’inutile, croyez-moi, et chaque plante aura un jour sa signification au livre de la science. Apprenez d’abord à connaître les simples, ensuite vous apprendrez quelles sont leurs propriétés.

— Il y a des écoles à Paris, n’est-ce pas ?

— Et même des écoles gratuites ; l’école de chirurgie, par exemple, est un des bienfaits du règne présent.

— Je suivrai ses cours.

— Rien de plus facile ; car vos parents, je le présume, voyant vos dispositions, vous fourniront bien une pension alimentaire.

— Je n’ai pas de parents ; mais soyez tranquille, avec mon travail je me nourrirai.

— Certainement ; et puisque vous avez lu les ouvrages de Rousseau, vous avez dû voir que tout homme, fût-il le fils d’un prince, doit apprendre un métier manuel.

— Je n’ai pas lu l’Émile ; car je crois que c’est dans l’Émile que se trouve cette recommandation, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Mais j’ai entendu monsieur de Taverney qui se raillait de cette maxime et qui regrettait de n’avoir pas fait son fils menuisier.

— Et qu’en a-t-il fait ? demanda l’étranger.

— Un officier, dit Gilbert.

Le vieillard sourit.

— Oui, ils sont tous ainsi, ces nobles : au lieu d’apprendre à leurs enfants le métier qui fait vivre, ils leur apprennent le métier qui fait mourir. Aussi, vienne une révolution, à la suite de la révolution, l’exil ; ils seront obligés de mendier à l’étranger ou de vendre leur épée, ce qui est bien pis encore ; mais vous, qui n’êtes pas fils de noble, vous savez un état, je présume ?

— Monsieur, je vous l’ai dit, je ne sais rien ; d’ailleurs, je vous l’avouerai, j’ai une horreur invincible pour toute besogne imprimant au corps des mouvements rudes et brutaux.

— Ah ! dit le vieillard, vous êtes paresseux alors ?

— Oh ! non, je ne suis pas paresseux ; car, au lieu de me faire travailler à quelque œuvre de force, donnez-moi des livres, donnez-moi un cabinet à demi noir, et vous verrez si mes jours et mes nuits ne se consument pas dans le genre de travail que j’aurai choisi.

L’étranger regarda les mains douces et blanches du jeune homme.

— C’est une prédisposition, dit-il, un instinct. Ces sortes de répugnances aboutissent parfois à de bons résultats, mais il faut qu’elles soient bien dirigées. Enfin, continua-t-il, si vous n’avez pas été au collège, vous avez été du moins à l’école ?

Gilbert secoua la tête.

— Vous savez lire, écrire ?

— Ma mère, avant de mourir, avait eu le temps de m’apprendre à lire, pauvre mère ! car me voyant frêle de corps, elle disait toujours : « Ça ne fera jamais un bon ouvrier, il faut en faire un prêtre ou un savant. » Quand j’avais quelque répugnance à écouter ses leçons, elle me disait : « Apprends à lire, Gilbert, et tu ne fendras pas de bois, tu ne conduiras pas la charrue, tu ne tailleras pas de pierres » ; et j’apprenais. Malheureusement, je savais à peine lire lorsque ma mère mourut.

— Et qui vous apprit à écrire ?

— Moi-même.

— Vous-même ?

— Oui, avec un bâton que j’aiguisais et du sable que je faisais passer au tamis pour qu’il fût plus fin. Pendant deux ans, j’écrivis comme on imprime, copiant dans un livre, et ignorant qu’il y eût d’autres caractères que ceux que j’étais parvenu à imiter avec assez de bonheur. Enfin, un jour, il y a trois ans à peu près, mademoiselle Andrée était partie pour le couvent ; on n’en avait plus de nouvelles depuis quelques jours, quand le facteur me remit une lettre d’elle pour son père. Je vis alors qu’il existait d’autres caractères que les caractères imprimés. Monsieur de Taverney brisa le cachet et jeta l’enveloppe ; cette enveloppe, je la ramassai précieusement, et je l’emportai, puis la première fois que revint le facteur, je me fis lire l’adresse ; elle était conçue en ces termes : « À monsieur le baron de Taverney-Maison-Rouge, en son château, par Pierrefitte. »

« Sur chacune de ces lettres, je mis la lettre correspondante en caractères imprimés, et je vis que, sauf trois, toutes les lettres de l’alphabet étaient contenues dans ces deux lignes. Puis j’imitai les lettres tracées par mademoiselle Andrée. Au bout de huit jours, j’avais reproduit cette adresse dix mille fois peut-être, et je savais écrire. J’écris donc passablement et même plutôt bien que mal. Vous voyez, monsieur, que mes espérances ne sont pas exagérées, puisque je sais écrire, puisque j’ai lu tout ce qui m’est tombé sous la main, puisque j’ai essayé de réfléchir sur tout ce que j’ai lu. Pourquoi ne trouverais-je point un homme qui ait besoin de ma plume, un aveugle qui ait besoin de mes yeux, ou un muet qui ait besoin de ma langue ?

— Vous oubliez qu’alors vous auriez un maître, vous qui n’en voulez pas avoir. Un secrétaire ou un lecteur sont des domestiques de second ordre et pas autre chose.

— C’est vrai, murmura Gilbert en pâlissant ; mais n’importe, il faut que j’arrive. Je remuerai les pavés de Paris, je porterai de l’eau, s’il le faut, mais j’arriverai ou je mourrai en route, et alors mon but sera atteint de même.

— Allons, allons ! dit l’étranger, vous me paraissez être, en effet, plein de bonne volonté et de courage.

— Mais vous-même, voyons, dit Gilbert, vous-même, si bon pour moi, n’exercez-vous pas une profession quelconque ? Vous êtes vêtu comme un homme de finance.

Le vieillard sourit de son sourire doux et mélancolique.

— J’ai une profession, dit-il ; oui, c’est vrai, car tout homme doit en avoir une, mais elle est entièrement étrangère aux choses de finances. Un financier n’herboriserait point.

— Herborisez-vous par état ?

— Presque.

— Alors, vous êtes pauvre ?

— Oui.

— Ce sont les pauvres qui donnent, car la pauvreté les a rendus sages, et un bon conseil vaut mieux qu’un louis d’or. Donnez-moi donc un conseil.

— Je ferai mieux peut-être.

Gilbert sourit.

— Je m’en doutais, dit-il.

— Combien croyez-vous qu’il vous faille pour vivre ?

— Oh ! bien peu.

— Peut-être ne connaissez-vous point Paris ?

— C’est la première fois que je l’ai aperçu hier, des hauteurs de Luciennes.

— Alors, vous ignorez qu’il en coûte cher pour vivre dans la grande ville ?

— Combien à peu près ?… Établissez-moi une proportion.

— Volontiers. Tenez, par exemple, ce qui coûte un sou en province, coûte trois sous à Paris.

— Eh bien ! dit Gilbert, en supposant un abri quelconque où je puisse me reposer après avoir travaillé, il me faut pour la vie matérielle six sous par jour à peu près.

— Bien ! bien ! mon ami, s’écria l’étranger. Voilà comme j’aime l’homme. Venez avec moi à Paris, et je vous trouverai une profession indépendante, à l’aide de laquelle vous vivrez.

— Ah ! monsieur ! s’écria Gilbert ivre de joie.

Puis se reprenant :

— Il est bien entendu que je travaillerai réellement, et que ce n’est point une aumône que vous me faites.

— Non pas. Oh ! soyez tranquille, mon enfant. Je ne suis pas assez riche pour faire l’aumône, et pas assez fou surtout pour la faire au hasard.

— À la bonne heure, dit Gilbert, que cette boutade misanthropique mettait à l’aise au lieu de le blesser. Voilà un langage que j’aime. J’accepte votre offre, et je vous en remercie.

— C’est donc convenu que vous venez à Paris avec moi ?

— Oui, monsieur, si vous le voulez bien.

— Je le veux, puisque je vous l’offre.

— À quoi serai-je tenu envers vous ?

— À rien… qu’à travailler ; et encore, c’est vous qui réglerez votre travail ; vous aurez le droit d’être jeune, le droit d’être heureux, le droit d’être libre, et même le droit d’être oisif, quand vous aurez gagné vos loisirs, dit l’étranger en souriant comme malgré lui.

Puis levant les yeux au ciel :

— Ô jeunesse ! ô vigueur ! ô liberté ! ajouta-t-il avec un soupir.

Et à ces mots, une mélancolie d’une poésie inexprimable se répandit sur ses traits fins et purs.

Puis il se leva, s’appuyant sur son bâton.

— Et maintenant, dit-il plus gaiement, maintenant que vous avez une condition, vous plaît-il que nous remplissions une seconde boîte de plantes ? J’ai ici des feuilles de papier gris sur lesquelles nous classerons la première récolte. Mais, à propos, avez-vous encore faim ? Il me reste du pain.

— Gardons-le pour l’après-midi, s’il vous plaît, monsieur.

— Tout au moins, mangez les cerises, elles nous embarrasseraient.

— Comme cela je le veux bien ; mais permettez que je porte votre boîte ; vous marcherez plus à l’aise, et je crois, grâce à l’habitude, que mes jambes lasseraient les vôtres.

— Mais tenez, vous me portez bonheur ; je crois voir là-bas le picris hieracioïdes, que je cherche inutilement depuis le matin ; et, sous votre pied, prenez garde ! le cerastium aquaticum. Attendez ! attendez ! n’arrachez pas ! Oh ! vous n’êtes pas encore herboriste, mon jeune ami ; l’une est trop humide en ce moment pour être cueillie ; l’autre n’est point assez avancée. En repassant ce soir, à trois heures, nous arracherons le picris hieracioïdes, et quant au cerastium, nous le prendrons dans huit jours. D’ailleurs, je veux le montrer sur pied à un savant de mes amis, dont je compte solliciter pour vous la protection. Et maintenant, venez et conduisez-moi à cet endroit dont vous me parliez tout à l’heure, et où vous avez vu de beaux capillaires.

Gilbert marcha devant sa nouvelle connaissance ; le vieillard le suivit, et tous deux disparurent dans la forêt.