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Joseph Balsamo/Chapitre XXII

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (1p. 233-241).


XXII

LE VICOMTE JEAN.


Le jeune lieutenant des gendarmes-dauphin, car c’était bien lui, sauta à bas de son cheval à l’aspect de la scène bizarre qui commençait à rassembler autour de l’hôtel de la poste toutes les femmes et tous les enfants du village de la Chaussée.

En apercevant Philippe, le maître de poste alla pour ainsi dire se jeter aux genoux de ce protecteur inattendu que la Providence lui envoyait.

— Monsieur l’officier, cria-t-il, savez-vous ce qui se passe ?

— Non, répondit froidement Philippe, mais vous allez me le dire, mon ami.

— Eh bien ! on veut prendre de force les chevaux de Son Altesse royale madame la dauphine.

Philippe dressa l’oreille en homme à qui l’on annonce une chose incroyable.

— Et qui donc veut prendre les chevaux ? demanda-t-il.

— Monsieur, dit le maître de poste.

Et il désigna du doigt le vicomte Jean.

— Monsieur ? répéta Philippe.

— Eh ! mordieu ! oui, moi-même, dit le vicomte.

— Vous vous trompez, dit Taverney en secouant la tête, c’est impossible, ou monsieur est fou, ou monsieur n’est pas gentilhomme.

— C’est vous qui vous trompez sur ces deux points, mon cher lieutenant, dit le vicomte ; on a sa tête parfaitement à soi, et l’on descend des carrosses de Sa Majesté, en attendant que l’on y remonte.

— Comment, ayant la tête à vous et descendant des carrosses de Sa Majesté, osez-vous porter la main sur les chevaux de la dauphine ?

— D’abord il y a ici soixante chevaux. Son Altesse royale n’en peut employer que huit ; j’aurais donc bien du malheur si, en prenant trois au hasard, je prenais justement ceux de madame la dauphine.

— Il y a soixante chevaux, c’est vrai, dit le jeune homme ; Son Altesse royale n’en emploie que huit, c’est encore vrai ; mais cela n’empêche point que tous ces chevaux, depuis le premier jusqu’au soixantième, soient à Son Altesse royale, et vous ne pouvez admettre de distinction dans ce qui compose le service de la princesse.

— Vous voyez cependant que l’on en admet, répondit-il avec ironie, puisque je prends cet attelage. Faut-il que j’aille à pied, moi, quand des faquins de laquais courront à quatre chevaux ? Mordieu ! qu’ils fassent comme moi, qu’ils se contentent de trois, et ils en auront encore de rechange.

— Si ces laquais vont à quatre chevaux, monsieur, dit Philippe étendant le bras vers le vicomte, pour lui faire signe de ne pas s’entêter dans la voie qu’il avait prise, c’est que l’ordre du roi est qu’ils aillent ainsi. Veuillez donc, monsieur, ordonner à votre valet de chambre de reconduire ces chevaux où vous les avez pris.

Ces paroles furent prononcées avec autant de fermeté que de politesse ; et à moins que d’être un misérable, on devait y répondre poliment.

— Vous auriez peut-être raison, mon cher lieutenant, de parler ainsi, répondit le vicomte, s’il entrait dans votre consigne de veiller sur ces animaux ; mais je ne sache point encore que les gendarmes-dauphin aient été élevés au grade de palefrenier ; fermez donc les yeux, dites à vos hommes d’en faire autant, et bon voyage !

— Vous faites erreur, monsieur ; sans être élevé ou descendu au grade de palefrenier, ce que je fais en ce moment rentre dans mes attributions, car madame la dauphine elle-même m’envoie en avant pour veiller sur ses relais.

— C’est différent, alors, répondit Jean ; mais permettez-moi de vous le dire, vous faites là un triste service, mon officier, et si c’est comme cela que la jeune dame commence à traiter l’armée…

— De qui parlez-vous en ces termes ? interrompit Philippe.

— Eh ! parbleu ! de l’Autrichienne.

Le jeune homme devint pâle comme sa cravate.

— Vous osez dire, monsieur ?… s’écria-t-il.

— Non seulement j’ose dire, mais encore j’ose faire, continua Jean. Allons, Patrice, attelons, mon ami, et dépêchons-nous, car je suis pressé.

Philippe saisit le premier cheval par la bride.

— Monsieur, dit Philippe de Taverney de sa voix calme, vous allez me faire le plaisir de me dire qui vous êtes, n’est-ce pas ?

— Vous y tenez ?

— J’y tiens.

— Eh bien ! je suis le vicomte Jean Dubarry.

— Comment ! vous êtes le frère de celle… ?

— Qui vous fera pourrir à la Bastille, mon officier, si vous ajoutez un seul mot.

Et le vicomte s’élança dans la voiture.

Philippe s’approcha de la portière.

— Monsieur le vicomte Jean Dubarry, dit-il, vous allez me faire l’honneur de descendre, n’est-ce pas ?

— Ah ! par exemple, j’ai bien le temps, dit le vicomte, en essayant de tirer à lui le panneau ouvert.

— Si vous hésitez une seconde, monsieur, reprit Philippe, en empêchant avec sa main gauche le panneau de se refermer, je vous donne ma parole d’honneur que je vous passe mon épée au travers du corps.

Et de sa main droite, restée libre, il tira son épée.

— Ah ! par exemple ! s’écria Chon ; mais c’est un assassinat ! Renoncez à ces chevaux, Jean, renoncez.

— Ah ! vous me menacez ! grinça le vicomte exaspéré, en saisissant à son tour son épée qu’il avait posée sur la banquette de devant.

— Et la menace sera suivie d’effet, si vous tardez une seconde, une seule, entendez-vous ? dit le jeune homme en faisant siffler son épée.

— Nous ne partirons jamais, dit Chon à l’oreille de Jean, si vous ne prenez cet officier par la douceur.

— Il n’y a ni douceur, ni violence qui m’arrête dans mon devoir, dit Philippe en s’inclinant avec politesse, car il avait entendu la recommandation de la jeune femme ; conseillez donc vous-même l’obéissance à monsieur, ou, au nom du roi, que je représente, je me verrai forcé de le tuer s’il consent à se battre, à le faire arrêter s’il refuse.

— Et moi, je vous dis que je partirai malgré vous ! hurla le vicomte, en sautant hors du carrosse et en tirant son épée du même mouvement.

— C’est ce que nous verrons, monsieur, dit Philippe en tombant en garde et en engageant le fer ; y êtes-vous ?

— Mon lieutenant, dit le brigadier qui commandait sous Philippe six hommes de l’escorte, mon lieutenant, faut-il ?…

— Ne bougez pas, monsieur, dit le lieutenant, ceci est une affaire personnelle. Allons, monsieur le vicomte, je suis à vos ordres.

Mademoiselle Chon poussait des cris aigus ; Gilbert eût voulu que le carrosse fût profond comme un puits afin d’être mieux caché.

Jean commença l’attaque. Il était d’une rare habileté dans cet exercice des armes, qui demande plus de calcul encore que d’adresse physique.

Mais la colère ôtait visiblement au vicomte une partie de sa force. Philippe, au contraire, semblait manier son épée comme un fleuret et s’exercer dans une salle d’armes.

Le vicomte rompait, avançait, sautait à droite, sautait à gauche, criait en se fendant à la manière des maîtres de régiment.

Philippe, au contraire, avec ses dents serrées, son œil dilaté, ferme et immobile comme une statue, voyait tout, devinait tout.

Chacun avait fait silence et regardait, Chon comme les autres.

Pendant deux ou trois minutes, le combat dura sans que toutes les feintes, tous les cris, toutes les retraites de Jean aboutissent à rien, mais aussi sans que Philippe, qui, sans doute, étudiait le jeu de son adversaire, se fendît une seule fois.

Tout à coup le vicomte Jean fit un bond en arrière en jetant un cri.

En même temps sa manchette se teignit de son sang et des gouttes rapides coulèrent le long de ses doigts.

Philippe, d’un coup de riposte, venait de traverser l’avant-bras de son adversaire.

— Vous êtes blessé, monsieur, dit-il.

— Je le sens sacrebleu bien ! cria Jean en pâlissant et en laissant tomber son épée.

Philippe la ramassa et la lui rendit.

— Allez, monsieur, lui dit-il, et ne faites plus de pareilles folies.

— Peste ! si j’en fais, je les paie, gronda le vicomte. Viens vite, ma pauvre Chonchon ; viens, ajouta-t-il s’adressant à sa sœur, qui venait de sauter en bas du carrosse et qui accourait pour lui porter secours.

— Vous me rendrez la justice d’avouer, madame, dit Philippe, qu’il n’y a pas de ma faute, et j’en suis aux plus profonds regrets d’avoir été poussé à cette extrémité de tirer l’épée devant une femme.

Et, saluant, il se retira.

— Dételez ces chevaux, mon ami, et reconduisez-les à leur place, dit Philippe au maître de poste.

Jean montra le poing à Philippe, qui haussa les épaules.

— Ah ! justement, cria le maître de poste, voilà trois chevaux qui reviennent. Courtin ! Courtin ! attelez-les tout de suite à la chaise de ce gentilhomme.

— Mais, notre maître…, dit le postillon.

— Allons, pas de réplique, dit l’hôtelier, monsieur est pressé.

Cependant, Jean continuait à pester.

— Mon cher monsieur, criait le maître de poste, ne vous désolez pas ; voilà des chevaux qui arrivent.

— Bon ! gronda Dubarry, ils auraient bien dû arriver il y a une demi-heure, tes chevaux.

Et il regardait en frappant du pied son bras percé d’outre en outre, que Chon bandait avec son mouchoir.

Pendant ce temps Philippe, remonté sur son cheval, donnait ses ordres comme si rien n’était arrivé.

— Partons, frère, partons, dit Chon en entraînant Dubarry vers la chaise.

— Et mon arabe ? dit-il. Ah ! ma foi, qu’il aille au diable ! je suis dans un jour de malheur.

Et il rentra dans la chaise.

— Allons, bon ! dit-il en apercevant Gilbert, voilà que je ne pourrai pas allonger mes jambes, à présent.

— Monsieur, dit le jeune homme, je serais désespéré de vous être importun.

— Allons, allons, Jean, dit mademoiselle Chon, laissez-moi mon petit philosophe.

— Qu’il monte sur le siège, parbleu !

Gilbert rougit.

— Je ne suis point un laquais pour monter sur votre siège, répondit-il.

— Voyez-vous ! fit Jean.

— Laissez-moi descendre et je descendrai.

— Eh ! mille diables, descendez ! cria Dubarry.

— Mais non, mais non ! mettez-vous en face de moi, dit Chon retenant le jeune homme par le bras ; de cette façon vous ne dérangerez pas mon frère.

Et se penchant à l’oreille du vicomte :

— Il connaît l’homme qui vient de vous blesser, dit-elle.

Un éclair de joie passa dans les yeux du vicomte.

— Très-bien ; alors qu’il reste. Comment s’appelle ce monsieur ?

— Philippe de Taverney.

En ce moment le jeune officier passait près de la voiture.

— Ah ! vous voilà, mon petit gendarme, cria Jean ; vous êtes bien fier à cette heure ; mais chacun aura son tour.

— C’est ce que nous verrons, quand la chose vous fera plaisir, monsieur, répartit Philippe impassible.

— Oui, oui, c’est ce que nous verrons, monsieur Philippe de Taverney ! cria Jean, en essayant de saisir l’effet que son nom lancé ainsi inopinément ferait sur le jeune homme.

En effet, Philippe leva la tête avec une vive surprise, dans laquelle entra un léger sentiment d’inquiétude ; mais, se remettant à l’instant même et ôtant son chapeau de la meilleure grâce du monde :

— Bon voyage, monsieur Jean Dubarry, dit-il.

La voiture partit avec rapidité.

— Mille tonnerres ! dit le vicomte en grimaçant, sais-tu que je souffre horriblement, petite Chon ?

— Au premier relais, nous demanderons un médecin pendant que cet enfant déjeunera, répondit Chon.

— Ah ! c’est vrai, dit Jean, nous n’avons pas déjeuné. Quant à moi, le mal m’ôte la faim ; j’ai soif, voilà tout.

— Voulez-vous boire un verre d’eau de la Côte ?

— Ma foi, oui, donnez.

— Monsieur, dit Gilbert, si j’osais vous faire une observation…

— Faites.

— C’est que les liqueurs sont une bien mauvaise boisson dans la situation où vous êtes.

— Ah ! vraiment ?

Puis, se retournant du côté de Chon :

— Mais c’est donc un médecin que ton philosophe ? demanda le vicomte.

— Non, monsieur, je ne suis pas médecin ; je le serai un jour, s’il plaît à Dieu, répondit Gilbert ; mais j’ai lu dans un traité à l’usage des gens de guerre que la première défense qu’on doit faire à un blessé, c’est l’usage de liqueurs, vins et café.

— Ah ! vous avez lu cela. Eh bien ! n’en parlons plus.

— Seulement, si monsieur le vicomte voulait me donner son mouchoir, j’irais le tremper dans cette fontaine, il envelopperait son bras de ce linge mouillé, et il en éprouverait un grand soulagement.

— Faites, mon ami, faites, dit Chon. Postillon, arrêtez ! cria-t-elle.

Le postillon arrêta ; Gilbert alla tremper le mouchoir du vicomte dans la petite rivière.

— Ce garçon-là va nous gêner horriblement pour causer ! dit Dubarry.

— Nous causerons en patois, dit Chon.

— J’ai bien envie de crier au postillon de repartir et de le laisser là avec mon mouchoir.

— Vous avez tort, il peut nous être utile.

— En quoi ?

— Il m’a déjà donné des renseignements d’une grande importance.

— Sur quoi ?

— Sur la dauphine ; et tout à l’heure encore, vous l’avez vu, il nous a dit le nom de votre adversaire.

— Eh bien ! soit, qu’il reste.

En ce moment, Gilbert revenait avec son mouchoir imbibé d’eau glacée.

L’application du linge autour du bras du vicomte lui fit grand bien, comme l’avait prévu Gilbert.

— Il avait ma foi raison ; je me sens mieux, dit-il ; causons.

Gilbert ferma les yeux et ouvrit les oreilles ; mais il fut trompé dans son attente. Chon répondit à l’invitation de son frère dans ce dialecte brillant et vif, désespoir des oreilles parisiennes, qui ne distinguent dans le patois provençal qu’un ronflement de consonnes grasses, roulant sur des voyelles musicales.

Gilbert, si maître qu’il fût de lui-même, fit un mouvement de dépit qui n’échappa point à mademoiselle Chon, laquelle, pour le consoler, lui adressa un gentil sourire.

Ce sourire fit comprendre à Gilbert une chose, c’est qu’on le ménageait : lui le ver de terre, il avait forcé la main à un vicomte honoré des bontés du roi.

Si Andrée le voyait dans cette bonne voiture !

Il en gonfla d’orgueil.

Quant à Nicole, il n’y pensa même point.

Le frère et la sœur reprirent leur conversation en patois.

— Bon ! s’écria tout à coup le vicomte en se penchant à la portière et en regardant en arrière.

— Quoi ? demanda Chon.

— Le cheval arabe qui nous suit !

— Quel cheval arabe ?

— Celui que j’ai voulu acheter.

— Tiens, dit Chon, il est monté par une femme. Oh ! la magnifique créature !

— De qui parlez-vous ?… De la femme ou du cheval ?

— De la femme.

— Appelez-la donc, Chon ; elle aura peut-être moins peur de vous que de moi. Je donnerais mille pistoles du cheval.

— Et de la femme ? demanda Chon en riant.

— Je me ruinerais pour elle… Appelez-la donc !

— Madame ! cria Chon, Madame !

Mais la jeune femme aux grands yeux noirs, enveloppée dans un manteau blanc, le front ombragé d’un feutre gris à longues plumes, passa comme une flèche sur le revers du chemin, en criant :

Avanti ! Djérid ! avanti !

— C’est une Italienne, dit le vicomte ; mordieu ! la belle femme ! si je ne souffrais pas tant, je sauterais à bas de la voiture et je courrais après elle.

— Je la connais, dit Gilbert.

— Ah çà ! mais ce petit paysan est donc l’almanach de la province ? Il connaît tout le monde !

— Comment s’appelle-t-elle ? demanda Chon.

— Elle s’appelle Lorenza.

— Et qu’est-elle ?

— C’est la femme du sorcier.

— De quel sorcier ?

— Du baron Joseph Balsamo.

Le frère et la sœur se regardèrent.

La sœur semblait dire :

— Ai-je bien fait de le garder ?

— Ma foi, oui, semblait répondre le frère.