Joseph Fourier (Arago)/3

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 305-326).
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RÔLE DE FOURIER DANS NOTRE RÉVOLUTION. — SON ENTRÉE DANS LE CORPS ENSEIGNANT DE L’ÉCOLE NORMALE ET DE L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE. — EXPÉDITION D’ÉGYPTE.


Tout à l’heure nous avions laissé Fourier à Paris, soumettant à l’Académie des sciences le travail analytique dont je viens de donner une idée générale. De retour à Auxerre, le jeune géomètre trouva la ville, les campagnes environnantes, et même l’école à laquelle il appartenait, vivement occupées des grandes questions de dignité humaine, de philosophie, de politique, qui étaient alors débattues par les orateurs des divers côtés de l’Assemblée nationale. Fourier s’abandonna aussi à ce mouvement des esprits. Il embrassa avec enthousiasme les principes de la révolution, et s’associa ardemment à tout ce que l’élan populaire offrait de grand, de juste, de généreux. Son patriotisme lui fit accepter les missions les plus difficiles. Disons que jamais, même au péril de sa vie, il ne transigea avec les passions basses, cupides, sanguinaires, qui surgissaient de toutes parts.

Membre de la Société populaire d’Auxerre, Fourier y exerçait un ascendant presque irrésistible. Un jour, la Bourgogne tout entière en a conservé le souvenir, à l’occasion de la levée de trois cent mille hommes, il fit vibrer si éloquemment les mots d’honneur, de patrie, de gloire ; il provoqua tant d’enrôlements volontaires, que le tirage au sort devint inutile. À la voix de l’orateur, le contingent assigné au chef-lieu de l’Yonne se forma, se réunit spontanément dans l’enceinte même de l’assemblée, et marcha sur-le-champ à la frontière. Malheureusement, ces luttes du forum dans lesquelles s’usaient alors tant de nobles vies, étaient loin d’avoir toujours une importance réelle. De ridicules, d’absurdes, de burlesques motions, y heurtaient sans cesse les inspirations d’un patriotisme pur, sincère, éclairé. La société populaire d’Auxerre nous fournirait, au besoin, plus d’un exemple de ces désolants contrastes. Ainsi je pourrais dire que, dans la même enceinte où Fourier sut exciter les honorables sentiments que j’ai rappelés avec bonheur, il eut, une autrefois, à combattre certain orateur, peut-être bien intentionné, mais assurément mauvais astronome, lequel voulant échapper, disait-il, au bon plaisir des administrateurs municipaux, demandait que les noms de quartiers du Nord, de l’Est, du Sud, de l’Ouest, fussent assignés aux diverses parties de la ville d’Auxerre, par la voie du sort.

Les lettres, les beaux-arts, les sciences, semblèrent un moment devoir ressentir aussi l’heureuse influence de la révolution française. Voyez, par exemple, avec quelle largeur d’idées fut conçue la réforme des poids et mesures ; quels géomètres, quels astronomes, quels physiciens éminents présidèrent à toutes les parties de ce grand travail ! Hélas ! d’affreux déchirements intérieurs vinrent bientôt assombrir ce magnifique spectacle. Les sciences ne pouvaient prospérer au milieu du combat acharné des factions. Elles eussent rougi de rien devoir aux hommes de sang, dont les passions aveugles immolèrent les Saron, les Bailly, les Lavoisier.

Peu de mois après le 9 thermidor, la Convention voulant ramener le pays vers des idées d’ordre, de civilisation et de progrès intérieurs, songea à organiser l’instruction publique ; mais où trouver des professeurs ? Les membres laïques du corps enseignant, devenus officiers d’artillerie, du génie ou d’état-major, combattaient aux frontières les ennemis de la France. Heureusement, dans cette époque d’exaltation intellectuelle, rien ne semblait impossible. Les professeurs manquaient, on décréta qu’il en serait créé sans retard, et l’École normale naquit. Quinze cents citoyens de tout âge, présentés par les chefs-lieux de district, s’y trouvèrent aussitôt réunis, non pour étudier, dans toutes leurs ramifications, les diverses branches des connaissances humaines, mais afin d’apprendre, sous les plus grands maîtres, l’art d’enseigner.

Fourier était l’un de ces quinze cents élèves. On s’étonnera, non sans quelque raison, je l’avoue, quand je dirai qu’il fut élu à Saint-Florentin, et qu’Auxerre parut insensible à l’honneur d’être représentée à Paris par le plus illustre de ses enfants. Mais cette indifférence sera comprise ; ensuite s’écroulera sans retour le laborieux échafaudage de calomnies auquel elle a servi de base, dès que je rappellerai qu’après le 9 thermidor la capitale, et surtout les départements, furent en proie à une réaction aveugle et désordonnée, comme le sont toujours les réactions politiques ; que le crime (pour avoir changé de bannière, il n’en était pas moins hideux) usurpa la place de la justice ; que d’excellents citoyens, des patriotes purs, modérés, consciencieux, étaient journellement traqués par des bandes d’assassins à gages devant lesquelles les populations restaient muettes d’effroi. Telles sont, Messieurs, les redoutables influences qui privèrent un moment Fourier du suffrage de ses compatriotes et le travestirent en partisan de Robespierre, lui que Saint-Just, faisant allusion à son éloquence douce et persuasive, appelait un patriote en musique ; lui que les décemvirs plongèrent tant de fois dans les cachots ; lui qui, au plus fort de la Terreur, prêta devant le tribunal révolutionnaire le secours de son admirable talent à la mère du maréchal Davoust, coupable du crime, à cette époque irrémissible, d’avoir envoyé quelques sommes d’argent à des émigrés ; lui qui, à Tonnerre, eut l’incroyable audace d’enfermer sous clef, à l’auberge, un agent du comité de salut public dont il avait surpris le secret, et se donna ainsi le temps d’avertir un honorable citoyen qu’on allait arrêter ; lui enfin qui s’attaquant corps à corps au proconsul sanguinaire devant lequel tout tremblait dans l’Yonne, le fit passer pour fou, et obtint sa révocation ! Voilà, Messieurs, quelques-uns des actes de patriotisme, de dévouement, d’humanité qui signalèrent la première jeunesse de Fourier. Ils furent, vous l’avez vu, payés d’ingratitude ; mais doit-on vraiment s’en étonner ? Espérer de la reconnaissance de qui ne pourrait la manifester sans danger, ce serait méconnaître la fragilité humaine et s’exposer à de fréquents mécomptes.

Dans l’École normale de la Convention, des débats succédaient de temps en temps aux leçons ordinaires. Ces jours-là, les rôles étaient intervertis : les élèves interrogeaient les professeurs. Quelques paroles prononcées par Fourier dans une de ces curieuses et utiles séances suffirent pour le faire remarquer. Aussi, dès qu’on sentit la nécessité de créer des maîtres de conférence, tous les yeux se portèrent-ils sur l’élève de Saint-Florentin. La précision, la lucidité, l’élégance de ses leçons, lui conquirent bientôt les applaudissements unanimes de l’auditoire difficile et nombreux qui lui fut confié.

À l’apogée de sa gloire scientifique et littéraire, Fourier reportait encore avec prédilection ses pensées sur 1794, et sur les efforts sublimes que faisait alors la nation française pour créer un corps enseignant. S’il l’avait osé, le titre d’élève de l’ancienne École normale eût été sans aucun doute celui dont il se serait paré de préférence. Cette école périt, Messieurs, de froid, de misère et de faim, et non pas, quoi qu’on en ait dit, à cause de quelques vices d’organisation, dont le temps et la réflexion eussent facilement fait justice. Malgré son existence si courte, elle donna aux études scientifiques une direction toute nouvelle qui a eu les plus importants résultats. En appuyant cette opinion de quelques développement, je m’acquitterai d’une tâche que Fourier m’eût certainement imposée, s’il avait pu soupçonner qu’à de justes, qu’à d’éloquents éloges de son caractère et de ses travaux, viendraient, dans cette enceinte même et par la bouche d’un de ses successeurs, se mêler de vives critiques de sa chère École normale.

C’est à l’École normale conventionnelle qu’il faut inévitablement remonter, quand on veut trouver le premier enseignement public de la géométrie descriptive, cette belle création de Monge. C’est de là qu’elle est passée, presque sans modifications, à l’École polytechnique, dans les usines, dans les manufactures, dans les plus humbles ateliers.

De l’École normale date aussi une véritable révolution dans l’étude des mathématiques pures. Alors des démonstrations, des méthodes, des théories importantes enfouies dans les collections académiques, parurent pour la première fois devant les élèves, et les excitèrent à refondre sur de nouvelles bases les ouvrages destinés à l’enseignement.

À part quelques rares exceptions, les savants, en possession de faire avancer les sciences, formaient jadis en France une classe totalement distincte de celle des professeurs. En appelant les premiers géomètres, les premiers physiciens, les premiers naturalistes du monde au professorat, la Convention jeta sur les fonctions enseignantes un éclat inaccoutumé, et dont nous ressentons encore les heureux effets. Aux yeux du public, un titre qu’avaient porté les Lagrange, les Laplace, les Monge, les Berthollet, devint avec raison l’égal des plus beaux titres. Si, sous l’Empire, l’École polytechnique compta parmi ses professeurs en exercice, des conseillers d’État des ministres, et le président du Sénat, n’en cherchez l’explication que dans l’élan donné par l’École normale.

Voyez dans les anciens grands colléges les professeurs, cachés en quelque sorte derrière leurs cahiers, lisant en chaire, au milieu de l’indifférence et de l’inattention des élèves, des discours laborieusement préparés, et qui, tous les ans, reparaissaient les mêmes. Rien de pareil n’existait à l’École normale : les leçons orales y furent seules permises. L’autorité alla même jusqu’à exiger des savants illustres, chargés de l’enseignement, la promesse formelle de ne jamais réciter des leçons qu’ils auraient apprises par cœur. Depuis cette époque, la chaire est devenue une tribune d’où le professeur, identifié pour ainsi dire avec ses auditeurs, voit dans leurs regards, dans leurs gestes, dans leur contenance, tantôt le besoin de se hâter, tantôt au contraire la nécessité de revenir sur ses pas, de réveiller l’attention par quelque observation incidente, de revêtir d’une forme nouvelle la pensée qui, dans son premier jet, avait laissé les esprits en suspens. Et n’allez pas croire que les belles improvisations dont retentissait l’amphithéâtre de l’École normale restassent inconnues du public. Des sténographes, soldés par l’État, les recueillaient. Leurs feuilles, après la révision des professeurs étaient envoyées aux quinze cents élèves, aux membres de la Convention, aux consuls et aux agents de la République dans les pays étrangers, à tous les administrateurs des districts. À côté des habitudes parcimonieuses et mesquines de notre temps, c’était certainement de la prodigalité. Personne toutefois ne se rendrait l’écho de ce reproche, quelque léger qu’il paraisse, s’il m’était permis de désigner dans cette enceinte même un illustre académicien, à qui les leçons de l’École normale allèrent révéler son génie mathématique dans un obscur chef-lieu de district !

Le besoin de remettre en évidence les importants services, aujourd’hui méconnus, dont l’enseignement des sciences est redevable à la première école normale m’a entraîné plus loin que je ne voulais. J’espère qu’on me le pardonnera. L’exemple, en tout cas, ne sera pas contagieux. Les louanges du temps passé, vous le savez, Messieurs, ne sont plus de mode. Tout ce qui se dit, tout ce qui s’imprime, tend même à faire croire que le monde est né d’hier. Cette opinion qui permet à chacun de s’attribuer un rôle plus ou moins brillant dans le grand drame cosmogonique, est sous la sauvegarde de trop de vanités pour avoir rien à craindre des efforts de la logique.

Nous l’avons déjà dit, les brillants succès de Fourier à l’École normale lui assignèrent une place distinguée parmi les personnes que la nature a douées au plus haut degré du talent d’enseigner. Aussi ne fut-il pas oublié par les fondateurs de l’École polytechnique. Attaché à ce célèbre établissement, d’abord avec le titre de surveillant des leçons de fortification, ensuite comme chargé du cours d’analyse, Fourier y a laissé une mémoire vénérée, et la réputation d’un professeur plein de clarté, de méthode, d’érudition ; j’ajouterai même la réputation d’un professeur plein de grâce, car notre confrère a prouvé que ce genre de mérite peut ne pas être étranger à l’enseignement des mathématiques.

Les leçons de Fourier n’ont pas été recueillies. Le journal de l’École polytechnique ne renferme même qu’un seul Mémoire de lui, sur le principe des vitesses virtuelles. Ce Mémoire, qui probablement avait servi de texte à une leçon, montre que le secret des grands succès du célèbre professeur consistait dans la combinaison, artistement ourdie, de vérités abstraites, d’intéressantes applications et de détails historiques peu connus, puisés, chose si rare de nos jours, aux sources originales.

Nous voici à l’époque où la paix de Léoben ramena vers la capitale les principales illustrations de nos armées. Alors les professeurs et les élèves de l’École polytechnique eurent quelquefois l’honneur insigne de se trouver assis, dans leurs amphithéâtres, à côté des généraux Desaix et Bonaparte. Tout leur présageait donc une participation active aux événements que chacun pressentait, et qui, en effet, ne se firent pas attendre.

Malgré l’état précaire de l’Europe, le Directoire se décida à dégarnir le pays de ses meilleures troupes, et à les lancer dans une expédition aventureuse. Éloigner de Paris le vainqueur de l’Italie, mettre ainsi un terme aux éclatantes démonstrations populaires dont sa présence était partout l’objet, et qui tôt ou tard seraient devenues un véritable danger, c’était tout ce que voulaient alors les cinq chefs de la République.

D’autre part, l’illustre général ne rêvait pas seulement la conquête momentanée de l’Égypte ; il désirait rendre à ce pays son antique splendeur ; il voulait étendre ses cultures, perfectionner les irrigations, créer de nouvelles industries, ouvrir au commerce de nombreux débouchés, tendre une main secourable à des populations malheureuses, les arracher au joug abrutissant sous lequel elles gémissaient depuis des siècles, les doter enfin sans retard de tous les bienfaits de la civilisation européenne. D’aussi grands desseins n’auraient pas pu s’accomplir avec le seul personnel d’une armée ordinaire. Il fallut faire un appel aux sciences, aux lettres, aux beaux-arts ; il fallut demander le concours de quelques hommes de tête et d’expérience. Monge et Berthollet, l’un et l’autre membres de l’Institut et professeurs à l’École polytechnique, devinrent, pour cet objet, les recruteurs du chef de l’expédition. Cette expédition, nos confrères en connaissaient-ils réellement le but ? Je n’oserais pas l’affirmer ; mais je sais, en tout cas, qu’il ne leur était pas permis de le divulguer. Nous allons dans un pays éloigné ; nous nous embarquerons à Toulon ; nous serons constamment avec vous ; le général Bonaparte commandera l’armée ; tel était, dans le fond et dans la forme, le cercle restreint de confidences qui leur avait été impérieusement tracé. Sur la foi de paroles aussi vagues, avec les chances d’un combat naval, avec les pontons anglais en perspective, allez aujourd’hui essayer d’enrôler un père de famille, un savant déjà connu par des travaux utiles et placé dans quelque poste honorable ; un artiste en possession de l’estime et de la confiance publiques, et je me trompe fort si vous recueillez autre chose que des refus ; mais, en 1798, la France sortait à peine d’une crise terrible, pendant laquelle son existence même avait été fréquemment mise en problème. Qui d’ailleurs ne s’était trouvé exposé à d’imminents dangers personnels ? Qui n’avait vu de ses propres yeux des entreprises vraiment désespérées conduites à une heureuse fin ? En faut-il davantage pour expliquer ce caractère aventureux, cette absence de tout souci du lendemain qui paraît avoir été un des traits les plus saillants de l’époque directoriale. Fourier accepta donc, sans hésiter, les propositions que ses collègues lui portèrent au nom du général en chef ; il quitta les fonctions si recherchées de professeur à l’École polytechnique, pour aller… il ne savait où ; pour faire… il ne savait quoi !

Le hasard plaça Fourier pendant la traversée sur le bâtiment qui portait Kléber. L’amitié que le savant et l’homme de guerre se vouèrent dès ce moment n’a pas été sans quelque influence sur les événements dont l’Égypte fut le théâtre après le départ de Napoléon.

Celui qui signait ses ordres du jour : « le membre de l’Institut commandant en chef l’armée d’Orient, » ne pouvait manquer de placer une Académie parmi les moyens de régénération de l’antique royaume des Pharaons. La vaillante armée qu’il commandait venait à peine de conquérir le Kaire dans la mémorable bataille des Pyramides, que l’Institut d’Égypte naquit. Quarante-huit membres, séparés en quatre sections, devaient le composer. Monge eut l’honneur d’en être le premier président. Comme à Paris, Bonaparte appartenait aux sections mathématiques. La place de secrétaire perpétuel, abandonnée au libre choix de la compagnie, fut tout d’une voix donnée à Fourier.

Vous avez vu le célèbre géomètre remplir les mêmes fonctions à l’Académie des sciences ; vous avez apprécié l’étendue de ses lumières, sa bienveillance éclairée, son inaltérable affabilité, son esprit droit et conciliant. Ajoutez par la pensée, à tant de rares qualités, l’activité que la jeunesse, que la santé peuvent seules donner, et vous aurez recréé le secrétaire de l’Institut d’Égypte, et le portrait que je voudrais en faire pâlirait à côté du modèle.

Sur les bords du Nil, Fourier se livrait à des recherches assidues sur presque toutes les branches de connaissances que comprenait le vaste cadre de l’Institut. La Décade et le Courrier de l’Égypte font connaître les titres de ses divers travaux. J’y remarque un mémoire sur la résolution générale des équations algébriques ; des recherches sur les méthodes d’élimination ; la démonstration d’un nouveau théorème d’algèbre ; un mémoire sur l’analyse indéterminée ; des études sur la mécanique générale ; un travail technique et historique sur l’aqueduc qui porte les eaux du Nil au château du Kaire ; des considérations sur les Oasis ; le plan de recherches statistiques à entreprendre sur l’état de l’Égypte ; le programme des explorations auxquelles on devrait se livrer sur l’emplacement de l’ancienne Memphis, et dans toute l’étendue des sépultures ; le tableau des révolutions et des mœurs de l’Égypte, depuis sa conquête par Sélim.

Je trouve encore, dans la Décade égyptienne, que, le premier jour complémentaire de l’an VI, Fourier présenta à l’Institut la description d’une machine destinée à faciliter les irrigations, et qui devait être mue par la force du vent.

Ce travail, si éloigné de la direction ordinaire des idées de notre confrère, n’a pas été imprimé. Il trouverait naturellement sa place dans un ouvrage dont l’expédition d’Égypte pourrait encore fournir le sujet, malgré les nombreuses et belles publications qu’elle a déjà fait naître : ce serait la description des fabriques d’acier, d’armes, de poudre, de drap, de machines, d’instruments de toute espèce que notre armée eut à improviser. Si, pendant notre enfance, les expédients que Robinson Crusoé met en œuvre pour échapper aux dangers romanesques qui viennent sans cesse l’assaillir, excitent vivement notre intérêt, comment dans l’âge mûr verrions-nous avec indifférence une poignée de Français, jetée sur les rives inhospitalières de l’Afrique, sans aucune communication possible avec la mère patrie, forcée de combattre à la fois les éléments et de formidables armées, manquant de nourriture, de vêtements, d’armes, de munitions, et suppléant à tout à force de génie !

La longue route que j’ai encore à parcourir me permettra à peine d’ajouter quelques mots sur les services administratifs de l’illustre géomètre. Commissaire français auprès du divan du Kaire, il était devenu l’intermédiaire officiel entre le général en chef et tout Égyptien qui pouvait avoir à se plaindre d’une attaque contre sa personne, sa propriété, ses mœurs, ses usages, sa croyance. Des formes toujours douces ; de scrupuleux ménagements pour des préjugés, qu’on eût vainement combattus de front ; un esprit de justice inflexible, lui avaient donné sur la population musulmane un ascendant que les préceptes du Koran ne permettaient guère d’espérer, et qui servit puissamment à entretenir des relations amicales entre les habitants du Kaire et le soldat français. Fourier était surtout en vénération parmi les cheiks et les ulémas. Une seule anecdote fera comprendre que ce sentiment était commandé par la plus légitime reconnaissance.

L’Émir Hadgy, ou prince de la caravane, que le général Bonaparte avait nommé en arrivant au Kaire, s’évada pendant la campagne de Syrie. On eut, dès lors, de très-fortes raisons de croire que quatre cheiks ulémas s’étaient rendus complices de la trahison. De retour en Égypte, Bonoparte confia l’examen de cette grave affaire à Fourier. « Ne me proposez pas, dit-il, des demi-mesures. Vous avez à prononcer sur de grands personnages : il faut ou leur trancher la tête, ou les inviter à dîner. » Le lendemain de cet entretien, les quatre cheiks dînaient avec le général en chef. En suivant les inspirations de son cœur, Fourier ne faisait pas seulement un acte d’humanité, c’était de plus de l’excellente politique. Notre savant confrère, M. Geoffroy Saint-Hilaire, de qui je tiens l’anecdote, raconte en effet que Soleyman el Fayoumi, le principal des chefs égyptiens, dont le supplice, grâce à notre confrère, s’était transformé si heureusement en un banquet, saisissait toutes les occasions de célébrer parmi ses compatriotes la générosité française.

Fourier ne montra pas moins d’habileté lorsque nos généraux lui donnèrent des missions diplomatiques. C’est à sa finesse, à son aménité, que notre armée fut redevable d’un traité d’alliance offensive et défensive avec Mourad-Bey. Justement fier du résultat, Fourier oublia de faire connaître les détails de la négociation. On doit vivement le regretter, car le plénipotentiaire de Mourad était une femme, cette même Sitty Néfiçah, que Kléber a immortalisée en proclamant sa bienfaisance, son noble caractère dans le bulletin d’Héliopolis, et qui, du reste, était déjà célèbre d’une extrémité de l’Asie à l’autre, à cause des révolutions sanglantes que sa beauté sans pareille avait suscitées parmi les mameluks.

L’incomparable victoire que Kléber remporta sur l’armée du grand vizir n’abattit point l’énergie des janissaires qui s’étaient emparés du Kaire pendant qu’on combattait à Héliopolis. Ils se défendirent de maison en maison avec un courage héroïque. On avait à opter entre l’entière destruction de la ville et une capitulation honorable pour les assiégés. Ce dernier parti prévalut : Fourier, comme d’habitude, chargé de la négociation, la conduisit à bon port ; mais, cette fois, le traité ne fut pas discuté, convenu et signé dans l’enceinte mystérieuse d’un harem, sur de moelleux divans, à l’ombre de bosquets embaumés. Les pourparlers eurent lieu dans une maison à moitié ruinée par les boulets et par la mitraille ; au centre du quartier dont les révoltés disputaient vaillamment la possession à nos soldats ; avant même qu’on eût pu convenir des bases d’une trêve de quelques heures. Aussi, lorsque Fourier s’apprêtait à célébrer, suivant les coutumes orientales, la bienvenue du commissaire turc, de nombreux coups de fusil partirent de la maison en face, et une balle traversa la cafetière qu’il tenait à la main. Sans vouloir mettre en question la bravoure de personne, ne pensez-vous pas, Messieurs, que si les diplomates étaient ordinairement placés dans des positions aussi périlleuses, le public aurait moins à se plaindre de leurs proverbiales lenteurs ?

Pour réunir en un seul faisceau les services administratifs de notre infatigable confrère, j’aurais encore à vous le montrer, sur l’escadre anglaise, au moment de la capitulation de Menou, stipulant diverses garanties en faveur des membres de l’Institut d’Égypte ; mais des services non moins importants et d’une autre nature, réclament aussi notre attention. Ils nous forceront même à revenir sur nos pas, à remonter jusqu’à l’époque, de glorieuse mémoire, où Desaix achevait la conquête de la haute Égypte, autant par la sagesse, la modération et l’inflexible justice de tous ses actes, que par la rapidité et l’audace des opérations militaires. Bonaparte chargea alors deux commissions nombreuses d’aller explorer dans ces régions reculées, une multitude de monuments dont les modernes soupçonnaient à peine l’existence. Fourier et Costaz furent les commandants de ces commissions ; je dis les commandants, car une force militaire assez imposante leur avait été confiée ; car c’était souvent à l’issue d’un combat avec des tribus nomades d’Arabes, que l’astronome trouvait dans le mouvement des astres, les éléments d’une future carte géographique ; que le naturaliste recueillait des végétaux inconnus, déterminait la constitution géologique du sol, se livrait à des dissections pénibles ; que l’antiquaire mesurait les dimensions des édifices, qu’il essayait de copier avec exactitude les images fantasques dont tout était couvert dans ce singulier pays, depuis les plus petits meubles, depuis les simples jouets des enfants, jusqu’à ces prodigieux palais, jusqu’à ces façades immenses à côté desquelles les plus vastes constructions modernes attireraient à peine un regard.

Les deux commissions savantes étudièrent avec un soin scrupuleux le temple magnifique de l’ancienne Tentyris, et surtout les séries de signes astronomiques qui ont soulevé de nos jours de si vifs débats ; les monuments remarquables de l’Ile mystérieuse et sacrée d’Éléphantine ; les ruines de Thèbes aux cent portes, devant lesquelles (et ce n’étaient cependant que des ruines !) notre armée étonnée s’arrêta tout entière pour applaudir.

Fourier présidait encore, dans la haute Égypte, à ces mémorables travaux, lorsque le général en chef quitta brusquement Alexandrie, et revint en France avec ses principaux amis. Ils se trompèrent donc, ceux qui, ne voyant pas notre confrère sur la frégate le Muiron, à côté de Monge et de Berthollet, imaginèrent que Bonaparte n’avait pas su apprécier ses éminentes qualités. Si Fourier ne fut point du voyage, c’est qu’il était à cent lieues de la Méditerranée quand le Muiron mit à la voile. L’explication cesse d’être piquante, mais elle est vraie. En tout cas, l’amitié de Kléber pour le secrétaire de l’Institut d’Égypte, la juste influence qu’il lui accorda dans une multitude d’occasions délicates, l’eussent amplement dédommagé d’un injuste oubli.

J’arrive, Messieurs, à l’époque, de douloureuse mémoire, où les agas des janissaires réfugiés en Syrie, désespérant de vaincre, à l’aide des armes loyales du soldat, nos troupes si admirablement commandées, eurent recours au stylet du lâche. Vous le savez, un jeune fanatique dont on avait exalté l’imagination dans les mosquées, par un mois de prières et d’abstinence, frappa d’un coup mortel le héros d’Héliopolis, au moment où, sans défiance, il écoutait avec sa bonté ordinaire le récit de prétendus griefs et promettait réparation.

Ce malheur, à jamais déplorable, plongea notre colonie dans une affliction profonde. Les Égyptiens eux-mêmes mêlèrent leurs larmes à celles des soldats français. Par une délicatesse de sentiment dont nous avons le tort de ne pas croire les mahométans capables, ils n’oublièrent point alors, ils n’ont jamais oublié depuis, de faire remarquer que l’assassin et ses trois complices n’étaient pas nés sur les bords du Nil.

L’année, pour tromper sa douleur, désira que les funérailles de Kléber fussent célébrées avec une grande pompe. Elle voulut aussi qu’en ce jour solennel on lui retraçât la longue série d’actions éclatantes qui porteront le nom de l’illustre général jusqu’à nos derniers neveux. Par un concert unanime, cette honorable et périlleuse mission fut confiée à Fourier.

Il est bien peu d’hommes, Messieurs, qui n’aient pas vu les rêves brillants de leur jeunesse aller se briser, l’un après l’autre, contre les tristes réalités de l’âge mûr. Fourier a été une de ces rares exceptions.

Reportez-vous, en effet, par la pensée, à 1789, et cherchez ce que l’avenir pouvait promettre à l’humble néophyte de Saint-Benoît-sur-Loir. Sans doute un peu de gloire littéraire ; la faveur de se faire entendre quelquefois dans les temples de la capitale ; la satisfaction d’ètre chargé du panégyrique de tel ou tel personnage officiellement célèbre. Eh bien ! neuf années se seront à peine écoulées, et vous le trouverez à la tête de l’Institut d’Égypte, et il sera l’oracle, l’idole d’une compagnie qui comptait parmi ses membres, Bonaparte, Berthollet, Monge, Malus, Geoffroy Saint-Hilaire, Conté, etc. ; et sans cesse les généraux se reposeront sur lui du soin de dénouer des difficultés en apparence insolubles, et l’armée d’Orient elle-même, si riche dans tous les genres d’illustrations, ne voudra pas d’autre interprète quand il faudra raconter les hauts faits du héros qu’elle venait de perdre.

Ce fut sur la brèche d’un bastion récemment enlevé d’assaut par nos troupes, en vue du plus majestueux des fleuves, de la magnifique vallée qu’il féconde, de l’affreux désert de Libye, des colossales pyramides de Gizeh ; ce fut en présence de vingt populations d’origines diverses que le Kaire réunit dans sa vaste enceinte, devant les plus vaillants soldats qui jamais eussent foulé une terre où, cependant, les noms d’Alexandre et de César retentissent encore ; ce fut au milieu de tout ce qui pouvait émouvoir le cœur, agrandir les idées, exciter l’imagination, que Fourier déroula la noble vie de Kléber. L’orateur était écouté avec un religieux silence ; mais bientôt, désignant du geste les soldats rangés en bataille devant lui, il s’écrie : « Ah ! combien de vous eussent aspiré à l’honneur de se jeter entre Kléber et son assassin ! Je vous prends à témoin, intrépide cavalerie qui accourûtes pour le sauver sur les hauteurs de Koraïm, et dissipâtes en un instant la multitude d’ennemis qui l’avaient enveloppé ! » À ces mots un frémissement électrique agite l’armée tout entière ; les drapeaux s’inclinent, les rangs se pressent, les armes s’entre-choquent, un long gémissement s’échappe de quelques milliers de poitrines déchirées par le sabre et par la mitraille, et la voix de l’orateur va se perdre au milieu des sanglots.

Peu de mois après, sur le même bastion, devant les mêmes soldats, Fourier célébrait, avec non moins d’éloquence, les exploits, les vertus du général que les peuples conquis en Afrique saluèrent du nom si flatteur de sultan juste ; et qui venait de faire à Marengo le sacrifice de sa vie, pour assurer le triomphe des armes françaises.

Fourier ne quitta l’Égypte qu’avec les derniers débris de l’armée à la suite de la capitulation signée par Menou. De retour en France, ses premières, ses plus constantes démarches eurent pour objet l’illustration de l’expédition mémorable dont il avait été un des membres les plus actifs et les plus utiles. L’idée de rassembler en un seul faisceau les travaux si variés de tous ses confrères, lui appartient incontestablement. J’en trouve la preuve dans une lettre, encore manuscrite, qu’il écrivit à Kléber, de Thèbes, le 20 vendémiaire an VII. Aucun acte public dans lequel il soit fait mention de ce grand monument littéraire, n’est d’une date antérieure. L’Institut du Kaire, en adoptant dès le mois de frimaire an VIII le projet d’un ouvrage d’Égypte, confiait à Fourier le soin d’en réunir les éléments épars, de les coordonner, et de rédiger l’introduction générale.

Cette introduction a été publiée sous le titre de Préface historique. Fontanes y voyait réunies les grâces d’Athènes et la sagesse de l’Égypte. Que pourrais-je ajouter à un pareil éloge ? Je dirai seulement qu’on y trouve, en quelques pages, les principaux traits du gouvernement des Pharaons, et les résultats de l’asservissement de l’antique Égypte par les rois de Perse, les Ptolémées, les successeurs d’Auguste, empereurs de Byzance, les premiers califes, le célèbre Saladin, les mameluks et les princes ottomans. Les diverses phases de notre aventureuse expédition y sont surtout caractérisées avec le plus grand soin. Fourier porte le scrupule jusqu’à essayer de prouver qu’elle fut légitime. J’ai dit seulement jusqu’à essayer, car, en ce point, il pourrait bien y avoir quelque chose à rabattre de la seconde partie de l’éloge de Fontanes. Si, en 1797, nos compatriotes éprouvaient au Kaire ou à Alexandrie, des outrages, des extorsions que le Grand Seigneur ne voulait ou ne savait pas réprimer, on peut, à toute rigueur, admettre que la France devait se faire justice elle-même, qu’elle avait le droit d’envoyer une puissante armée pour mettre les douaniers turcs à la raison. Mais il y a loin de là à soutenir que le divan de Constantinople aurait dû favoriser l’expédition que notre conquête allait, en quelque sorte lui rendre l’Égypte et la Syrie ; que la prise d’Alexandrie et la bataille des Pyramides ajouteraient à l’éclat du nom ottoman ! Au surplus, le public s’est empressé d’absoudre Fourier de ce qu’il y a de hasardé dans cette petite partie de son bel ouvrage. Il en a cherché l’origine dans les exigences de la politique. Tranchons le mot, derrière certains sophismes, il a cru voir la main de l’ancien général en chef de l’armée d’Orient !

Napoléon aurait donc participé par des avis, par des conseils, ou, si l’on veut, par des ordres impératifs, à la composition du discours de Fourier. Ce qui naguère n’était qu’une conjecture plausible est devenu maintenant un fait incontestable. Grâce à la complaisance de M. Champollion-Figeac, je tenais ces jours derniers dans mes mains, quelques parties des premières épreuves de la préface historique. Ces épreuves furent remises à l’Empereur, qui voulut en prendre connaissance à tête reposée avant de les lire avec Fourier. Elles sont couvertes de notes marginales, et les additions qui en ont été la conséquence s’élèvent à près du tiers de l’étendue du discours primitif. Sur ces feuilles, comme dans l’œuvre définitive livrée au public, on remarque l’absence complète de noms propres : il n’y a d’exception que pour les trois généraux en chef. Ainsi Fourier s’était imposé lui-même la réserve que certaines vanités ont tant blâmée. J’ajouterai que nulle part, sur les épreuves si précieuses de M. Champollion, on n’aperçoit de traces des misérables sentiments de jalousie qu’on a prêtés à Napoléon. Il est vrai qu’en montrant du doigt le mot illustre appliqué à Kléber, l’Empereur dit à notre confrère « Quelqu’un m’a fait remarquer cette épithète ; » mais après une petite pause il ajouta : « Il est convenu que vous la laisserez, car elle est juste et bien méritée. » Ces paroles, Messieurs, honoraient encore moins le monarque qu’elles ne flétrissaient dans le quelqu’un, que je regrette de ne pouvoir désigner autrement, ces vils courtisans, dont toute la vie se passe à épier les faiblesses, les mauvaises passions de leurs maîtres, afin de s’en faire le marchepied qui doit les conduire aux honneurs et à la fortune !