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Joseph de Maitre - Ce qu’il est et ce qu’il devient

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JOSEPH DE MAISTRE
CE QU’IL EST ET CE QU’IL DEVIENT

Mémoires politiques et Correspondance diplomatique de Joseph de Maistre, publiés par M. Albert Blanc, 1858.



Une révolution des plus singulières atteint en ce moment la mémoire de Joseph de Maistre. Pendant quarante ans, il a été l’oracle d’un grand parti politique et religieux, et l’exécration d’un autre parti : voici que tout à coup les rôles changent; bon nombre de ses disciples gémissent et se détournent de lui, ses ennemis l’embrassent et relèvent jusqu’au ciel. Tout le monde se trompe-t-il? ou sa renommée était-elle établie en sens inverse de ce qu’il était? Comment une erreur aussi universelle a-t-elle été possible en présence de tant de livres qu’il a laissés, si affirmatifs, si clairs d’expression, si dévoués aux uns, si hostiles aux autres? Et, chose peut-être non moins singulière, ce qui a causé ce revirement, jusqu’à présent inouï dans la littérature, c’est tout simplement la publication de quelques correspondances diplomatiques, confidentielles, pleines d’idées, de passion, de bon sens, de patriotisme. Mais ces lettres annoncent en même temps un travail inquiet, un certain tourment de ce grand esprit désorienté, qui semble sans cesse tressaillir, se réveiller comme d’un rêve, se replier sur lui-même, et ouvrir les yeux malgré lui. En un mot, on a cru que, transfuge posthume, il passait à ceux qu’il avait paru combattre toute sa vie. Jusqu’à quel point et en quel sens cette impression rend-elle la vérité?

On aurait pu, il est vrai, deviner, il y a longtemps, quelque malentendu dans cette renommée, aujourd’hui si étrangement déplacée. L’autorité religieuse pour laquelle il avait surtout combattu l’avait toujours suspecté, et dans les rangs les plus disciplinés il était recommandé de s’en défier. Sa manière de défendre la cause avait semblé dangereuse, et on ne lui pardonnait la plaidoirie qu’en faveur du zèle. D’autre part, ses adversaires les plus extrêmes étaient ceux qui accueillaient le plus favorablement beaucoup de ses pensées; par eux, elles s’étaient répandues dans la cause contraire plus encore que dans la sienne, et des sectes qui se portaient héritières et se posaient déjà aux lieu et place de l’antique domination qu’il croyait avoir affermie avaient pris d’avance ses idées comme leur bien.

C’est donc le moment de jeter un nouveau coup d’œil sur la série des principales œuvres de Joseph de Maistre. Disons sans retard que, si le siècle l’a si mal compris, c’est que l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg n’a jamais su se bien démêler lui-même. Les deux tiers de sa vie étaient presque écoulés lorsqu’une rupture violente la divisa jusque dans les profondeurs de l’esprit. Dans sa première période, il avait vécu dans les habitudes patriarcales d’une ville paisible, au sein des affections de famille, qu’il a souvent exprimées avec une grâce charmante, et dans l’exercice d’une magistrature qui l’attachait, par ses droits, par ses devoirs et par ses études, à la tradition et à l’ordre établi. Déjà cependant sa pensée avide aspirait à une autre nourriture, et il n’était pas sans goût pour les nouveautés. Souvent, dans ce cercle étroit, comme il le dit, au milieu « de petits hommes et de petites choses, » il se plaignait d’avoir à vivre et à mourir là, « comme une huître attachée à son rocher, » et il souffrait; « la tête chargée, fatiguée, aplatie par l’énorme poids du rien; » mais ce long temps, cette monotonie même l’appesantissaient dans le passé, et ses croyances comme ses sentimens prenaient cette force de l’âge que rien ne détruit plus. La révolution vint, avec des circonstances telles qu’elles justifient la haine de son cœur et excusent celle de son esprit. Alors commence une seconde période : le tourbillon qui l’emporte comme tant d’autres lui donne d’abord le vertige et comme une ivresse d’indignation; bientôt pourtant il aperçoit de nouveaux cieux et une nouvelle terre. Chargé de soutenir dans une cour lointaine les intérêts de son roi et de suivre d’un œil attentif les affaires de l’Europe, il voit en même temps rouler autour de lui les événemens extraordinaires dans lesquels Dieu écrit des idées nouvelles, et le mouvement hardi des opinions humaines qui en essaient l’interprétation : secoué par la révolution politique, il l’est encore plus par la révolution intellectuelle qu’elle contient. A l’âge où la vie est en quelque sorte faite, l’homme peut-il la défaire? Et d’un autre côté peut-il, surtout lorsqu’il a l’audace curieuse et ce besoin de vérité qui interroge tout, rester fixe dans l’enveloppe d’une première éducation? Quand tout change, est-il de force à ne changer en rien ? À quiconque a connu les déchiremens de la pensée, cette situation paraîtra terrible. Il dit quelque part d’après Sénèque : « Il est difficile à l’homme de n’être qu’un ; » magna res est unum hominem agere. Il cessa donc d’être un ; sa volonté resta d’un côté, son intelligence passa de l’autre. C’est ce que nous essaierons de montrer non-seulement dans sa politique, mais dans toute sa philosophie. Nous n’obéissons point à l’émotion du jour : c’est une impression reçue dans la première jeunesse de nos pensées, et qui, étant aujourd’hui justifiée, nous enhardit.

Dans cette discorde de l’âme, sa foi pratique demeura victorieuse ; mais les courans intérieurs et contraires qui se révèlent par l’analyse attentive de ses écrits furent une cause de tumulte dans ses pensées, d’excès dans le langage, de provocations paradoxales, et de ce ton hautain, injurieux, ou même, car il l’avoue, impertinent, qui lui ont fait tant d’ennemis, et qui affligent les plus sensés de ses admirateurs. M. de Rémusat a parfaitement dit de Bacon qu’il parle de plus haut qu’il ne pense. Joseph de Maistre, trop souvent, lorsqu’il est, comme il le dit lui-même, « en train, » pense de plus haut qu’il ne parle : c’est que, plus il sent d’obstacles en lui-même, plus il s’emporte à tout briser devant lui, et cet emportement abaisse le langage. Le travail à faire ici consiste donc à écarter, à pardonner, à tenir pour rien ses colères, ses saillies, ses exagérations, tout le contemporain, tout l’éphémère, et à ne voir de ses pensées que la pure généralité. Il faudra choisir et rassembler parmi ses idées celles qui sont constantes dans son esprit, celles qu’on retrouve partout dans son œuvre de vingt-cinq ans, celles qui se lient entre elles du commencement à la fin, et qui forment système : on aura droit alors d’appeler cet ensemble l’idée fondamentale de Joseph de Maistre. On verra en elle son passage d’un monde à un autre, oe qu’il croit être et ce qu’il est, ce qu’il est et ce qu’il devient.

Observons encore que toutes ses idées partent de la révolution française. Elle l’a ruiné, exilé, séparé pour vingt ans de sa famille, et ce n’est pourtant point là ce qui l’ébranlé le plus ; mais elle l’a atteint au fond de ses pensées, de ses croyances, de ses préférences morales : il s’est retourné contre elle, et il a engagé une lutte étrange, où il finit par céder sans s’avouer vaincu. Il l’attaque, et il l’accepte ; il en combat les théories, et il en tire les siennes, bien différentes ; elle lui est une hérésie contre laquelle il s’acharne, et elle lui est en même temps comme un texte du livre de la Providence, qu’il commente, dont il fait toute sa vie l’exégèse, et par lequel il s’élève jusqu’aux plus hautes questions de la théologie. Nous essaierons de suivre cette succession de pensées qui s’engendrent, l’une après l’autre, du fait capital des temps modernes : nous verrons d’abord comment il s’initie à ce fait de la révolution en lui-même, ensuite quelles idées plus générales il y puise sur les institutions politiques et la souveraineté, enfin comment, toujours sur la même base, il se dresse dans ses derniers jours et cherche à atteindre le problème de la théodicée.»


I.

A l’époque où Joseph de Maistre commençait à écrire, c’est-à-dire au sortir des proscriptions, des confiscations et des tribunaux révolutionnaires, lorsque le sang criait encore de toutes parts et que l’idée première s’y était éteinte, la révolution, devenue toute matérielle, ne montrait plus guère aux yeux fatigués qu’un drame horrible touchant à sa fin. On avait vu, dans les quatre années précédentes, ceux qui étaient chargés de conduire la société laisser tomber le pouvoir de leurs mains, et des hommes à l’esprit étroit, à la conscience pervertie, le ramasser et remplir leur fonction destructive avec une logique impitoyable. Ils avaient pénétré par toutes les brèches de la cité, parce qu’elle avait négligé de réparer à temps ses remparts, c’est-à-dire ses lois, ses mœurs, ses institutions. Armés de théories absolues, ils avaient marché droit devant eux, remplissant l’office d’une sorte de fatalité, achevant les ruines et s’y enterrant eux-mêmes. Aux fausses idées succédaient sous le directoire les mœurs corrompues; tout s’acheminait à la chute, au pouvoir militaire, aux bouleversemens européens, que de Maistre appelait d’avance les révolutions tamerlaniques. Qui aurait pu alors donner une définition nette et juste de la révolution? On appelait de ce nom tout ce qui s’était fait, bien ou mal, et le mal étant ce qu’il y avait de plus bruyant et de plus visible, on ne se figurait plus la révolution que comme un personnage gigantesque marchant tout d’une pièce sur une scène toujours sanglante. Ce n’était donc le moment pour personne de proposer des distinctions, d’analyser les élémens divers, de remonter aux causes, de juger les résultats, d’apprécier des institutions nouvelles, qui jusqu’alors n’avaient fait que crouler l’une sur l’autre. Encore moins les exilés, les proscrits, pouvaient-ils en porter un jugement calme et définitif, eux qui souffraient, et qui, de loin, n’apercevaient que des mouvemens incompréhensibles. Il n’y aurait donc pas à s’étonner que de Maistre en eût jugé comme tout le monde, et il est vrai qu’alors il vit surtout dans la révolution ses folies, ses terreurs, son drame; il la déclara satanique, et, ce mot une fois lâché, il ne le retira plus. Vingt ans plus tard, dans le livre du Pape, il l’appelait encore u satanique dans son essence, » tant cette première impression avait été forte et exclusive, tant elle avait agi sur son âme, plutôt comme une sensation que comme une idée. Cependant l’idée lui vint aussi après la sensation, et alors il appela la révolution un châtiment. Puis, roulant et développant dans son esprit la pensée religieuse comprise sous ce mot, il se demanda où était le crime qui avait appelé ce châtiment, et à quelle fin la Providence avait si rudement châtié. On voit déjà d’ici toute la question agitée dans les Soirées de Saint-Pétersbourg. C’est là en effet que naît sa théorie célèbre de l’expiation; c’est dans les faits de la révolution qu’il a d’abord lu ce problème, et elle fut pour lui en quelque sorte le coup de foudre qui mit le feu à son génie.

Quelle est donc la cause, quel sera le résultat de la révolution, considérée comme une manifestation de la Providence et comme un châtiment d’en haut? La cause n’en peut être que dans des crimes antérieurs; mais lesquels? Ceux-là seuls sont-ils coupables qui, dans l’incertitude des esprits et l’entraînement des premiers jours, ont «conseillé, approuvé, favorisé» les premières mesures révolutionnaires? Mais s’ils ont « embrassé la révolution française par un pur amour de la liberté et de la patrie, s’ils ont cru en leur âme et conscience qu’elle amènerait la réforme des abus et le bonheur public[1], ils peuvent être excusés sur leur bonne foi, » pourvu néanmoins que, sous ces beaux sentimens, il n’y ait pas, dans les profondeurs de la conscience, «une fibre coupable, » et qu’une brouillerie ridicule, un petit froissement de l’orgueil, une passion basse, une hypocrisie greffée sur la trahison, n’aient pas été leur mobile caché. Néanmoins les vraies causes, la culpabilité incontestable, remontent plus haut. Les vrais coupables sont les lettrés, les prêtres et les nobles : les lettrés, qui ont travaillé à affranchir le peuple de ses croyances religieuses, ou attaqué les bases de la propriété; le clergé, « que les richesses, le luxe et la pente générale des esprits avaient fait dégénérer, » qui souvent « cachait sous le camail un chevalier au lieu d’un apôtre, » et qui, surtout dans les derniers temps, était descendu, à peu près autant que la noblesse, de la place qu’il avait occupée dans l’opinion générale; enfin, en troisième lieu, la noblesse, qu’il traite (et elle était alors décimée et proscrite!) avec une dureté extrême, disant que « sa dégradation morale » fut la principale cause de la révolution, et qu’en la comparant aux portraits de ses aïeux, « on voyait avec évidence que ces races avaient dégénéré. » La noblesse, dit-il encore, ne doit s’en prendre qu’à elle-même de tous ses malheurs. Et que l’émigration ne crie pas contre ceux qui ont joué un rôle dans la révolution! Les causes de sa chute sont bien antérieures à ces événemens, et « tel noble à Coblentz pouvait avoir de plus grands reproches à se faire que tel noble du côté gauche de l’assemblée constituante. » Voilà pour les causes. Maintenant quels seront les résultats? C’est ici qu’il dépasse de beaucoup tous ceux qui, à cette époque, avaient essayé de les prévoir. Les politiques n’espéraient tout au plus de l’avenir que ce qu’ils avaient eux-mêmes demandé en commençant : un nouvel ordre civil, la liberté réglée, l’égalité devant la loi, l’administration centralisée, la justice uniforme. Quelques-uns rêvaient, dans l’ordre moral, une nouvelle religion avec des allégories sculptées et des temples de la Raison. De Maistre aussi annonce, comme résultat principal de la révolution politique, une révolution religieuse; mais il l’annonce comme devant se produire par interprétation ou par éclaircissement de la religion ancienne, ce qui est autrement sérieux et conforme aux lois de développement déjà connues par l’histoire. Cette pensée, dans un catholique sincère et soumis, a une tout autre importance que les hommages à l’Être suprême et les essais des théophilanthropes. Nous la voyons déjà, dès 1794, avant les Considérations, se présenter, encore vague, dans un discours à Mme de Costa : « Il faut avoir le courage de l’avouer, madame, lui disait-il; longtemps nous n’avions point compris la révolution dont nous sommes les témoins, longtemps nous l’avons prise pour un événement; nous étions dans l’erreur, c’est une époque. Peut-être pourrait-on déjà, sans témérité, indiquer quelques traits des plans futurs qui paraissent décrétés. » Ouvrons maintenant les Considérations. « Gardons-nous de perdre courage, dit-il, il n’y a point de châtiment qui ne purifie; il est doux, au milieu du renversement général, de pressentir les plans de la Divinité... Il me semble que tout vrai philosophe doit opter entre ces deux hypothèses, ou qu’il va se former une nouvelle religion, ou que le christianisme sera rajeuni de quelque manière extraordinaire. » Qu’est-ce donc qui lui inspire une prévision si étrange? C’est la profondeur même de la révolution, «l’affaiblissement général des principes moraux, la divergence des opinions, l’ébranlement des souverainetés, qui manquent de base, l’immensité de nos besoins, l’inanité de nos moyens. » En d’autres termes, c’est que la religion, dans son état actuel, ne peut plus pourvoir à l’état nouveau de la société affaiblie, divergente, aspirant à la vie morale, et n’ayant plus d’institution capable de lui distribuer le pain de vie. C’est donc la révolution qui en a manifesté la ruine, mais c’est elle aussi qui a déblayé le terrain pour la nouvelle construction. « Le serment cribla les prêtres, s’il est permis de s’exprimer ainsi. » C’est d’ailleurs dans le sein même du catholicisme, et par l’église même, que la révolution religieuse doit se réaliser; le clergé trouvera, dit-il, dans la contemplation de son œuvre future « ce degré d’exaltation qui élève l’homme au-dessus de lui-même, et le met en état de produire de grandes choses. » Nous aurons occasion, à propos des Soirées, d’examiner le sens et l’étendue de ces prédictions. Ajoutons seulement qu’à partir de cette époque les plans futurs, les plans divins, la révolution religieuse, apparaîtront ou se feront sentir à tout moment dans ses livres, dans ses lettres intimes, dans ses correspondances savantes, ou même diplomatiques. Entre autres exemples, en 1815, à propos de ce préambule de la sainte-alliance empreint de la couleur religieuse d’Alexandre, et qu’on venait de publier : « Une grande révolution religieuse en Europe est inévitable, s’écrie-t-il aussi, et déjà même elle est fort avancée; c’est ce que n’ignore aucun des hommes qui s’occupent de certaines recherches. La déclaration dont j’ai l’honneur de vous parler est une phase de cette révolution. »

Ce qu’il y a peut-être de plus singulier encore, c’est que cette rénovation religieuse devait, selon lui, s’accomplir non-seulement par l’église, mais par l’église et la France, la France, qui alors même venait d’abolir l’église sur tout son territoire. C’est que la France exerce une magistrature européenne par sa langue, par son prosélytisme, et cette magistrature, malgré tout ce qu’on voit, est religieuse. C’est pour cela même que « les plus grands efforts de la déesse Raison contre le christianisme se sont faits en France; l’ennemi attaquait la citadelle. » Il trouve même en France un fonds naturellement théocratique, dont le régime des druides et celui du moyen âge furent également l’expression. Voilà plusieurs idées qui aujourd’hui peuvent paraître banales, mais alors elles étaient toutes neuves; c’est de lui qu’elles nous viennent, et il les trouvait dans les circonstances les mieux faites pour qu’elles parussent absurdes de tout point. Ce n’est pas une vanité patriotique qui lui fait énoncer des propositions si invraisemblables; c’est une pure vue de son esprit, car il n’est pas Français, ni ne veut l’être. C’est aussi à cette vue générale sur la fonction tout à la fois religieuse et novatrice de la France qu’il faut rattacher tout ce qu’il disait, tout ce qu’il écrivait contre les projets de démembrement que nos ennemis complotaient alors. Un tel démembrement lui paraissait un attentat non-seulement contre le droit européen actuel, mais contre l’avenir le plus lointain de l’Europe. «On a voulu, dit-il, profiter, contre toutes les règles de la morale, d’une fièvre chaude qui était venue assaillir les Français pour se jeter sur leur pays et le partager. La Providence a dit que non; toujours elle fait bien... Mon opinion se réduit uniquement à ceci, que l’empire de la coalition sur la France et la division de ce royaume seraient un des plus grands maux qui puissent arriver à l’humanité. » Il y voit l’abrutissement de l’espèce humaine, « et, dit-il, ce qui vous étonnerait beaucoup, une plaie mortelle à la religion ; mais tout cela exigerait un livre. » Puis encore ailleurs ; « Que demandaient les royalistes? Ils demandaient la conquête de la France, ils demandaient donc sa division, l’anéantissement de son influence et l’avilissement de son roi, c’est-à-dire des massacres de trois siècles peut-être. Mais nos neveux, qui danseront sur nos tombeaux, riront de notre ignorance actuelle; ils se consoleront aisément des excès que nous avons vus et qui auront conservé l’intégrité du plus beau royaume après celui du ciel. »

Voilà donc l’idée de la révolution dans de Maistre, et cette idée, nous l’appelons fondamentale; c’est elle qui a, répétons-le, mis le feu à son génie, car elle respirera désormais dans toutes ses pensées, elle s’agitera dans tous ses écrits, jusqu’à cette dernière ligne des Soirées, qui fut, en 1821, interrompue par la mort. Au point de vue politique, la cause de la révolution est dans les abus antérieurs, dans l’inertie égoïste des pouvoirs publics, dans l’abaissement moral des classes gouvernantes. Ses calamités s’expliquent par les difficultés qui s’élèvent devant l’homme quand il ne s’amende pas : alors « la chaîne souple » qui attache son libre arbitre au trône de l’Éternel « se raccourcit tout à coup ; » une fatalité satanique se charge pour un moment d’exécuter les hautes œuvres des peuples. Bientôt pourtant les résultats se retrouvent, un nouveau monde sort des décombres de l’ancien, et l’horizon jette déjà « les brillantes clartés » qui éclaireront toutes les nations. Au point de vue religieux, chacun de ces trois mêmes faits lui apparaît déjà à une plus grande profondeur, comme le mystère de la destinée. Il y a une faute commune-à toute la nation, quoique tous ne l’aient pas individuellement commise, car la nation est une, et tous ses membres sont solidaires; il y a un supplice que le juste subit comme le coupable et pour lui ; du supplice même sort la régénération de la postérité, parce que l’expiation des ancêtres est réversible sur elle, Le christ de cette passion rédemptrice, chargé des péchés du monde, sacrificateur et victime, et vivifiant le monde par sa résurrection, c’est la France. Et déjà cette mystérieuse trilogie, s’agrandissant dans sa pensée jusqu’aux proportions de l’humanité entière, se pose devant lui comme le problème philosophique qu’il sondera plus tard par l’histoire universelle et par la raison. C’est ce qu’annonce ce long chapitre sur la guerre, sur l’effusion du sang, qui ne cesse pas, et qu’on ne peut étancher qu’en comprimant les désordres moraux et intellectuels qui la causent, sur l’usage inexplicable des sacrifices sanglans répandu parmi tous les peuples, et les dévouemens, « si fameux dans l’antiquité, » et dont le christianisme est un exemple consacré et agrandi, enfin sur la réversibilité des mérites et des souffrances comme solution du mystère, — car « il n’y a point de châtiment qui ne purifie, point de désordre que l’amour éternel ne tourne contre le principe du mal.» Voilà ce que de Maistre a vu du premier coup dans la révolution française; il l’a donc vue si profonde qu’il y a trouvé le germe de sa théodicée. Toutefois, avant de le suivre si haut, cherchons dans des détails d’un ordre inférieur comment il s’initie peu à peu au monde nouveau qu’il a d’abord mesuré d’un regard trop vaste, et voyons-le passer des opinions que sa jeunesse a reçues à celles qui vont lui venir de la contemplation des événemens et de la pratique des affaires

Si, pendant vingt ans, au sénat de Chambéry, il avait pu contracter ce sentiment excessif de l’autorité, qui est la tentation du magistrat, et qui a peut-être déterminé en lui, par le tour du caractère, le tour des opinions, il put apprendre par expérience, dès qu’il fut appelé à un contact plus immédiat du pouvoir, combien de petitesses, d’ignorances, d’ingratitudes et de tiraillemens anarchiques se cachent sous l’éblouissant fantôme de l’autorité absolue. Le roi de Sardaigne, dans ses plus grandes adversités, n’avait pu se défendre des hommes semblables à lui dont il s’était entouré, ombrageux, minutieux, pleins de préjugés, jaloux du mérite qui ne se recommande que de lui-même, et incapables de sortir de leur routine, même en présence des renversemens les plus complets. La vieille antipathie des gens de cour contre les gens de robe les divisait encore dans la ruine commune; quiconque osait conseiller l’alliance française, commandée par les circonstances, était réputé jacobin, et de Maistre n’échappait point à cette injure. Ils lui rendirent, dans sa mission à Saint-Pétersbourg, auprès de la seule cour qui pût et voulût servir la Sardaigne, et où lui seul pouvait réussir, sa situation insoutenable et ridicule. On accumulait sur lui à plaisir tous les dégoûts, comme pour le forcer à y renoncer, et, quand il y renonçait en effet, on exigeait qu’il restât. Ruiné par la confiscation française, envoyé en Russie, à travers l’Italie et l’Allemagne, presque sans argent, on ne lui tenait pas même compte des frais de son voyage : son traitement restait arriéré; sa femme, seule à Turin, vendait son argenterie pour vivre. Lui-même, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire, n’avait à Saint-Pétersbourg ni hôtel ni voiture; il lui fallut s’abriter d’abord dans une auberge, puis dans un appartement que venait de quitter un dentiste. Il ne pouvait paraître aux fêtes ni aux revues, faute d’un ruban ou d’un habit; souvent il ne pouvait sortir par le froid, faute d’une pelisse. Son gouvernement le réduisait à réclamer sans cesse, à disputer, à mendier son traitement. « Je prends le parti, monsieur le chevalier, de vous envoyer tout uniment une feuille de mon livre de comptes tel qu’il est griffonné par mon valet de chambre... Cela est horrible et insupportable... J’en ai honte comme si j’avais tort. » On lui donnait l’espoir d’être indemnisé après la paix : « Qu’est-ce que ma femme peut acheter avec un espoir? » Il demande la grand’croix de Saint-Maurice, afin de n’avoir pas l’air d’un commissionnaire ramassé dans la rue, puis un grade pour son fils, nommé secrétaire de légation, parce qu’en Russie qui n’a point de grade n’ost rien et ne figure nulle part : on lui refuse tout. Deux fois il donne sa démission, deux fois on la refuse ; fidèle sous l’injure, il obéit. À ces refus, à ce dénûment incroyable, s’ajoutent les soupçons injustes, les instructions défiantes et ridicules, les leçons ignares. Mais, tout fidèle qu’il était, de cette fidélité qu’osaient alors exiger les monarchies, et que nous appellerions d’un autre nom, il en vint bientôt à ressentir vivement, personnellement, l’absurdité d’un régime où des courtisans bornés, qui lisaient sa brillante correspondance avec une sorte de stupeur risible, pouvaient, du fond d’un cabinet clos au jugement public, déverser de pareilles avanies sur un homme qu’ils n’étaient pas capables de comprendre. Aussi se rappelle-t-il alors avec une certaine amertume qu’en 1802, au moment même de partir pour cette mission qu’il n’avait acceptée que par dévouement, ces hommes-là lui avaient même disputé le titre d’envoyé extraordinaire, parce qu’il supposait celui de gentilhomme de la chambre, « et que ma noblesse, dit-il, n’était pas encore assez ancienne pour cette dernière dignité… Quels éclats de rire, ajoute-t-il, ferait notre ami Napoléon, s’il voyait le roi mutiler son ministre auprès de la cour dont il attend tout, et cela de peur de s’écarter le plus légèrement d’un ordre de choses aussi impossible à rétablir que les murs de Babylone ! » Écoutez avec quelle poignante ironie il résume, en 1805, la conduite et le langage que, depuis quatre ans, son gouvernement semblait avoir tenus envers lui : « Partez, monsieur, et, quoiqu’on n’ose pas vous le dire bien clairement, partez sur-le-champ et sans voir la cour. Vous avez perdu vos biens, ce n’est point un mérite, et vous n’avez fait que votre devoir. Quittez l’aisance et la tranquillité, prenez un autre état sans connaître vos appointemens. Quittez votre femme et vos enfans pour un an, pour deux, pour quatre, pour dix, etc. Il se peut que vous rencontriez les embarras les plus cruels, la misère, l’humiliation ; mais on n’a besoin que de vos services, le reste n’est rien. — Je suis, ajoute-t-il, le chef d’une famille, peut-être la plus nombreuse de Savoie, ou plutôt de trois familles qui n’en faisaient qu’une, d’une douzaine de frères, beaux-frères ou cousins germains, tous tués, estropiés, ruinés dans cette guerre ; aucun des survivans n’a pris encore, au moment où je vous écris, le moindre service en France. Où me conduit cette route de l’honneur, invariablement suivie par moi et par tout ce qui m’appartient ? Au comble de l’avilissement. Tous les agrémens dont je jouis ici me viennent d’un prince étranger ; toutes mes peines, de mon maître[2]. » Mais il n’avait pas attendu si tard pour juger cet ancien régime monarchique que la révolution faisait tomber partout où elle pouvait atteindre. Il ne s’y est trompé qu’un instant, et il s’est promptement aperçu de la fragilité de ces vieux édifices qu’on appelait des gouvernemens forts. Dès 1794, il déclarait « qu’une révolution quelconque lui paraissait infaillible dans tous les gouvernemens. » — « Vous me dites que les peuples auront besoin de gouvernemens forts, sur quoi je vous demande ce que vous entendez par là? Si la monarchie vous paraît forte à mesure qu’elle est plus absolue, dans ce cas Naples, Madrid, Lisbonne, etc., doivent vous paraître des gouvernemens vigoureux. Vous savez cependant et tout le monde sait que ces monstres de faiblesse n’existent plus que par leur aplomb. Soyez persuadé que, pour fortifier la monarchie, il faut l’asseoir sur les lois, éviter l’arbitraire, les commissions fréquentes, les mutations continuelles d’emplois et les tripots ministériels. » L’année suivante, il écrit de nouveau au secrétaire d’état contre le gouvernement militaire, qui est, dit-il, « l’horreur de ce siècle, » et vers le même temps il répète sa pensée, avec quelques précautions adroites, au roi lui-même, en lui conseillant de « satisfaire pleinement sur ce point l’opinion générale. » Enfin en 1804, écrivant au comte d’Avaray, il avoue franchement que la situation grandit de plus en plus à ses yeux. Il s’agissait de «tourner l’opinion » en faveur de Louis XVIII et de préparer un changement désiré; mais où en était l’opinion? que lui promettre? quels seront les besoins? qu’aura laissé la révolution après elle? « La révolution en France, lui dit-il, est trop grande pour la tête d’un homme. Au commencement, j’ai battu la campagne comme tous les autres, et j’ai été un peu moins sot que les autres, en ce que je me suis douté plus tôt que je l’étais; depuis que j’ai commencé à comprendre de quoi il s’agissait, je suis devenu timide, et j’ai appris à me défier de tous nos petits calculs. »

Ce qu’il demande aux institutions libres, c’est qu’elles conviennent au pays qui les adopte, c’est qu’elles soient tirées de son passé historique; il n’y a point de nation en Europe « qui n’ait, dit-il, dans les monumens les plus purs de sa législation, tous les élémens de la constitution qui lui convient. » Si ce peuple ne sait pas en tirer parti, « il est fort inutile qu’il en cherche d’autres : c’est une marque qu’il n’est pas fait pour la liberté, ou qu’il est irrémissiblement corrompu. » La représentation nationale, historiquement, ne se trouve-t-elle pas dans toutes les monarchies de l’Europe? « Elle est vivante dans la Grande-Bretagne; ailleurs, elle est morte ou elle dort. » C’est pourquoi, s’il admire la constitution anglaise, il ne veut pas pour cela qu’on la transplante là où les mêmes élémens n’existent point. « J’admire, dit-il, leur gouvernement, sans croire cependant, je ne dis pas qu’on doive, mais encore qu’on puisse le transporter ailleurs; je me prosterne devant leurs lois criminelles, leurs arts, leurs sciences, leur esprit public. » Et dans une note inachevée on trouve encore ces mots : « Il faut être bien aveugle et bien injuste pour envier à la Grande-Bretagne le pouvoir et l’influence bien légitimement dus à son génie, à son admirable constitution et à son esprit public. » Ainsi au temps même de sa plus vive irritation il définissait les gouvernemens absolus, non des pouvoirs forts, mais des monstres de faiblesse; il les déclare en outre l’horreur du siècle. La puissance et la gloire de l’Angleterre sont dans l’esprit public anglais et dans la constitution qui le crée; seulement il faut que la liberté soit une production indigène, et non une forme empruntée, une apparence qui couvrirait les réalités sans y tenir, et qu’un souffle dissiperait.

A chaque phase des événemens, son esprit cherche l’idée qu’elle contient, et, tout en s’attachant de préférence à ce qu’il y a de stable dans les choses, il ne craint pas pourtant d’envisager comme caduc ce qu’il aimerait à voir stable. En 1802, il voit déjà Bonaparte empereur, et il se demande ce que c’est que légitimité, ce que c’est qu’usurpation. « Il y a des usurpations très criminelles dans leur principe, dit-il, auxquelles cependant il plaît à la Providence d’apposer le sceau de la légitimité par une longue possession. J’aime bien mieux Bonaparte roi que simple conquérant. Cette farce impériale n’ajoute rien du tout à sa puissance, et tue sans retour ce qu’on appelle proprement la révolution française, c’est-à-dire l’esprit révolutionnaire. » On voit qu’il distingue ici entre la révolution et l’esprit révolutionnaire, qui sont en effet deux choses très différentes. Ce n’est pas qu’il croie définitif cet avenir de Bonaparte; il pense au contraire que sa « commission » est de rétablir la monarchie, après quoi « il disparaîtra, lui ou sa race. » Jamais un simple particulier n’a commencé une dynastie royale : Charlemagne, Hugues Capet, Guillaume III, étaient nés princes ; leurs familles étaient « mûres pour la royauté, » quand elles la prirent. Cependant « il n’y a qu’un usurpateur de génie qui ait la main assez ferme et assez dure » pour rétablir l’ordre. Les uns, remarque-t-il encore en 1809, croient sa puissance légitime et sa dynastie établie, les autres le regardent comme un aventurier coupable. Ces deux opinions sont également fausses, « et la dernière l’est peut-être plus que l’autre. » Dans son mémoire de 1810, u Bonaparte n’est qu’un immense zéro, une nullité toute-puissante. Rien ne lui résiste; mais son action est purement destructive, et il ne fait que balayer la place pour les architectes futurs.» Personne n’a le droit de dire : C’est fini. On l’a dit après Marengo, après Austerlitz, après Friedland. Toujours « il sortira quelque chose de dessous terre qui prolongera les convulsions, et l’on ne cessera de se massacrer jusqu’à ce que la maison de Bourbon soit à sa place. » Il semblerait que cette pensée dût être toute-puissante sur son esprit, car elle ne lui arrive pas seulement de sa prévoyance raisonnée, mais encore de ses préférences personnelles, de ses traditions de famille, de ses alliances de parti. Et néanmoins, quand il reporte son regard dans la sphère plus vaste de ce qu’il appelle les lois du monde, il admet aussi qu’il y a des familles « usées au pied de la lettre. » Si donc la maison de Bourbon est « usée et condamnée par un de ces jugemens de la Providence dont il est impossible de se rendre raison, il est bon, dit-il, qu’une nouvelle race commence une succession légitime. » Les fleurs de lis peuvent périr, « mais la suprématie de la France est éternelle autant que les choses humaines peuvent l’être. »

Certes, il fallait une rare liberté d’esprit pour écrire ces choses en ce temps, au milieu d’un tel entourage, et dans l’obscurité des événemens inaccomplis. Mais voyez quels pas il va faire encore, et comme il se laisse entraîner au mouvement qu’il reconnaît irrésistible! «Toute grande révolution, dit-il, agit toujours plus ou moins sur ceux mêmes qui lui résistent, et ne permet plus le rétablissement total des anciennes idées. Nous le voyons par la commotion religieuse du XVIe siècle, qui a opéré une révolution très sensible même chez les catholiques. » Et ailleurs : « Les fidèles même seront considérablement changés par la révolution, rien n’est plus certain. Tel qui désire le roi très sincèrement, et qui le lui aura écrit, sera très capable de dire, le lendemain de la révolution : Cette mesure est tyrannique, le roi n’a pas le droit de faire cela. » Voici donc enfin sa conclusion dernière; l’aveu lui répugne, mais il sera franc et complet; il va déclarer, non sans grandeur, tout ce qu’il voit dans l’avenir par ces trois articles, extraits de son mémoire de 1810 : « 1° S’il y a quelque chose de malheureusement évident, c’est l’immense base de la révolution actuelle, qui n’a d’autres bornes que le monde. — 2° Cette révolution ne peut point finir par un retour à l’ancien état de choses, qui paraît impossible, mais par une rectification de l’état où nous sommes tombés; tout comme la révolution immense causée par l’invasion des Barbares dans l’empire romain ne finit point par l’expulsion de ces Barbares, mais par leur civilisation et leur établissement définitif, qui créa l’état féodal de l’Europe. — 3° Mille et mille raisons historiques, politiques, morales, métaphysiques même, se réunissent pour faire croire que rien ne peut faire reculer la France, et que. Le repos ne peut être rendu au monde que par elle. » Donc il faut accepter ce qui est. Et ici qu’entend-il par ce qui est? Il le dit encore avec peine, mais il le dit : c’est « la liberté, l’égalité, l’esprit de résistance et d’examen, qui ne plaisent que trop à la nature corrompue. » Il proteste donc, mais il cède; il protestera souvent encore par des retours hostiles, car ces transformations de l’esprit sous la force des choses sont douloureuses; peut-être aussi fallait-il protester pour se faire écouter de ceux qu’il voulait convaincre et les porter à se résigner comme il se résignait. Trouverait-on pourtant, vers 1810, quelqu’un qui eût défini aussi grandement cette révolution, « dont la base est le monde, » dont l’importance égale celle de la chute de l’empire romain, et qui a pour ne plus reculer « mille et mille raisons» déduites de tous les ordres des connaissances humaines?

Maintenant que nous le connaissons un peu mieux, demandons-lui son avis sur cette grande question italienne, qui concentre aujourd’hui en elle toute la politique de l’Europe. Sera-t-il pour l’Autriche? Sera-t-il pour l’agrandissement de la monarchie piémontaise, et osera-t-il associer à cette espérance héréditaire de la maison de Savoie l’idée de liberté politique qui en est la condition pratique? À cette question les réponses affluent. Rien de plus affirmatif ni de plus persévérant que son opinion sur l’antagonisme irrémédiable entre le Piémont et l’Autriche, qui ne peut finir, assure-t-il, que par l’expulsion de l’une ou la destruction de l’autre. « La maison de Savoie, dit-il en 1803, a une tendance naturelle, avouée par la saine politique, à s’agrandir dans le nord de l’Italie, » et c’est ce qui lui attire a la haine implacable de l’implacable maison d’Autriche. » Il répète en 1805 que si le roi de Sardaigne se résigne « à voir la maison d’Autriche dominer de Venise à Pavie, c’en est fait de la maison de Savoie : vixit. » Puis encore : « Tant qu’on n’aura pas établi une puissance respectable dans le nord de ce beau pays, on n’aura rien fait. » Il faut y réunir Gênes et Venise. « Si vous rendiez Venise et Gênes à elles-mêmes, elles tomberaient en pièces sans que personne s’en mêlât. Que voulez-vous faire de ces républiques faites ou refaites par la France? Elles n’ont qu’une fausse vie... Il faut les détruire et s’en servir pour redonner une assiette à l’Italie et à l’Europe. » Et il avait inspiré cette idée à l’empereur Alexandre, dont le plan était de laisser la Savoie à la France, et de réunir au Piémont les deux républiques et Milan. Telles étaient, il y a plus d’un demi-siècle, les pensées de Joseph de Maistre sur la question d’aujourd’hui. Réciproquement l’Autriche dirigeait sa patiente et tortueuse politique vers le résultat contraire : laisser écraser le Piémont par les Français, afin de le reprendre ensuite pour le garder, telle était sa maxime. Il faut lire cette lettre mordante où il décrit le perfide procédé autrichien. « Il y a douze ans environ, dit-il, que l’excellent empereur François II disait à un sujet distingué de sa majesté : Comment a-t-on pu croire que je voulais m’approprier quelques possessions du roi de Sardaigne? — Qui? moi? » Ici de Maistre distingue avec un ironique respect la maison d’Autriche du cabinet autrichien : c’est, dit-il, avec la maison que subsistent les alliances, les parentés, la justice, la bonne foi, et c’est le cabinet qui n’a ni foi, ni loi, ni honneur; or c’est le cabinet qui gouverne. Que dit donc le cabinet? « Laissons chasser le roi de Sardaigne, nous reprendrons ses possessions aux Français. — Qui? moi? » Ainsi en effet a-t-il pris Bologne au pape; ainsi a-t-il partagé les états de Denise; ainsi a-t-il fait le traité d’Amiens, «chef-d’œuvre de politique délicate, de vues profondes, d’élégante clarté; qui? moi? » Ainsi encore, quand Souvarof proposait au cabinet autrichien de rétablir le roi de Sardaigne, ce cabinet lui répondait : Non. Et lorsqu’un plénipotentiaire français disait à Lunebourg : Il faudra cependant penser à placer le roi de Sardaigne de quelque manière, ce n’est pas la maison certes, mais bien le cabinet qui répondait : Et quelle nécessité qu’il y ait un roi de Sardaigne? « Dieu nous préserve, ajoute de Maistre, de soupçonner que la maison entre pour quelque chose dans cette pensée aimable! — Qui? moi? » Cette lettre est de 1812. Aussi ne trouve-t-il jamais l’expression trop forte quand il s’agit de son aversion pour cette dangereuse rivale. « Si je n’ai point de fiel contre la France, n’en soyez pas surpris, je le garde tout pour l’Autriche... Cette maison d’Autriche (ce n’est plus, comme on voit, le cabinet) est une grande ennemie du genre humain, et surtout de ses alliés. Je la déteste cordialement. » Après la chute de Napoléon, il s’opposait encore à la ligue des princes italiens, proposée par l’Autriche : les motifs qu’il alléguait au comte de Nesselrode, au nom du roi, étaient « qu’il n’y aurait plus, après une telle alliance, d’équilibre, plus d’égalité politique, que l’Italie s’y éclipserait, que tous les princes italiens ne seraient plus que les vassaux de l’Autriche, et que bientôt ils n’existeraient plus. »

Cette haine constante, réfléchie, quelquefois exagérée dans l’expression, ne s’adressait donc pas seulement, comme on l’a dit, à l’Autriche des Kaunitz et des Thugut; elle avait pour cause une rivalité « naturelle » entre les deux puissances, c’est lui-même qui le dit, naturelle par le seul fait de la présence d’un gouvernement autrichien en Italie. Il sentait d’ailleurs trop bien qu’une nation qui a une langue, une littérature, une histoire, ne doit pas être sujette d’une autre nation, et sans doute il aurait demandé l’affranchissement de la Lombardie, lors même que le Piémont n’y aurait eu aucun intérêt. J’en citerai pour preuve un passage trop peu remarqué dans le livre du Pape: c’est une généreuse pensée qu’il n’a jamais démentie, et je ne sais si on trouverait ailleurs une revendication mieux motivée, plus grave ou plus profondément sentie du droit de nationalité. « Le plus grand malheur pour l’homme politique, dit-il, c’est d’obéir à une nation étrangère. Aucune humiliation, aucun tourment de cœur ne peut être comparé à celui-là. La nation sujette, à moins qu’elle ne soit protégée par quelque loi extraordinaire, ne croit point obéir au souverain, mais à la nation de ce souverain; or nulle nation ne veut obéir à une autre, par la raison toute simple qu’une nation ne sait pas commander à une autre. Observez les peuples les plus sages et les mieux gouvernés chez eux, vous les verrez perdre absolument cette sagesse et ne plus ressembler à eux-mêmes lorsqu’il s’agira d’en gouverner d’autres. La rage de la domination étant innée dans l’homme, la rage de la faire sentir n’est peut-être pas moins naturelle; l’étranger qui vient commander chez une nation sujette au nom d’une souveraineté lointaine, au lieu de s’informer des idées nationales pour s’y conformer, ne semble trop souvent les étudier que pour les contrarier; il se croit plus maître à mesure qu’il appuie plus rudement la main.... Aussi tous les peuples sont convenus de placer au premier rang des grands hommes ces fortunés citoyens qui eurent l’honneur d’arracher leur pays au joug étranger; héros s’ils ont réussi, martyrs s’ils ont échoué, leurs noms traversent les siècles[3]. » N’est-il pas vrai que ceci est tout à fait dans la plus grande manière de Machiavel à ses meilleurs momens? Et que veut-on de plus de Joseph de Maistre? Après avoir rapproché toutes ces déclarations que lui arrachait le contact des événemens, ne sera-t-il pas permis de conclure que s’il eût vécu jusqu’à nos jours, il eut bientôt compris, aussi bien que ses plus illustres compatriotes, la solidarité de l’indépendance nationale et des institutions libres? N’aurait-il pas compris que la révolution, vue dans ses conséquences légitimes et n’ayant, comme il disait, « d’autre base que le monde, » devait aussi s’étendre tôt ou tard sur son pays, et qu’il valait mieux l’y organiser à temps et d’en haut que d’attendre qu’elle eût creusé par en bas ces mines redoutables qui font sauter les vieilles ruines, quand elles sont trop massives et trop résistantes ?

Détachons-le donc, par la pensée, de la période où il a vécu, transportons-le dans nos relations nouvelles, et puisque nous connaissons déjà ses tendances intimes, rendons-nous compte de ce qu’il aurait pensé par ce qu’il aurait vu. Ce matérialisme impie, né de la corruption du dernier siècle, et mêlé si malheureusement et si illogiquement à la réforme politique, il l’aurait vu s’éclipser peu à peu et s’éteindre à la lumière d’une philosophie plus pure. Il aurait vu s’effacer dans tous les esprits sérieux, sous l’influence de la révolution même, une fois assise, ce vice intellectuel qui était son vrai grief contre elle, qui était le vrai principe de sa haine, et que, dans la confusion du bouleversement, il n’avait point su séparer assez des élémens durables et légitimes. Il l’aurait vu disparaître, non devant des mandemens ou des index appuyés du bras séculier, mais par la force d’une discussion loyale et acceptée. Il eût vu, par la pratique des institutions libres, se rétablir sous une forme plus grande et plus sûre cette fonction politique des classes supérieures, qui les améliore elles-mêmes et justifie leur existence, tout en élevant la pensée publique par l’examen toujours ouvert des plus hautes questions. Il eût vu, dans cette chaleur des esprits, féconde en combinaisons nouvelles, ses propres idées fermenter même parmi ses adversaires, prendre une place dans la philosophie, se répandre dans l’histoire, susciter une littérature, une poésie, un art animés de sève chrétienne. Malheureusement il n’a pu connaître que les trois ou quatre premières années de ce nouvel âge, années tracassières, réactionnaires, agressives, dernières ébullitions d’une si longue tempête ; mais s’il eût eu le temps de voir encore, avec une santé meilleure et un esprit plus calme, se démêler les énigmes d’une révolution finie, s’expliquer les équivoques, se résigner les passions, qui peut douter qu’il n’eût donné une éclatante adhésion aux choses nouvelles, lui, cet esprit si attentif aux signes des temps, qui semblait même quelquefois les devancer, et qui, sans jamais suivre lâchement le va-et-vient des opinions régnantes, s’attachait toujours à déchiffrer dans les événemens les caractères durables et marqués du sceau providentiel? Pour quiconque l’a beaucoup lu, il serait bien impossible, malgré sa hauteur et son âpreté, de le comprendre en dehors de ce beau groupe italien des Manzoni, des Balbo, des Pellico, des Rosmini, et de tant d’autres du même rang par l’esprit et par l’âme. Le ciel de la patrie l’aurait adouci, et il n’eût point fait dissonance parmi eux. Qu’est-ce donc après tout que cette aspiration de l’Italie à l’indépendance, si ce n’est sa propre aspiration? Qu’est-ce que cette effervescence publique du Piémont contre l’Autriche, si ce n’est sa propre haine, sa haine cordiale et convaincue, rapprochée de l’action par un concours universel? Qu’est-ce que cette pensée de construire le Piémont sous l’amphithéâtre des Alpes, pour servir de forteresse à l’indépendance italienne, si ce n’est sa propre pensée réchauffée et vivifiée dans l’embrassement de la liberté politique?


II.

On a déjà pu remarquer que, soit dans son premier ouvrage, soit dans ses lettres, lors même qu’il n’est question que d’affaires particulières ou des événemens du jour, de Maistre vise naturellement aux mystères de la vie, aux généralités de l’histoire. S’il hasarde une conjecture sur l’avenir des dynasties royales, ou de la révolution, ou du premier consul, il lève les yeux sur l’humanité et y cherche quelque commune loi qui puisse l’éclairer sur le fait présent. C’est Là en effet la direction constante de son esprit, et c’est ce qui explique son penchant à prédire, car la prédiction suppose des lois régulières dans la marche des choses humaines. Nous verrons donc, en jetant un coup d’œil sur la partie théorique de ses idées, que toute sa philosophie repose sur ces deux bases : les lois du monde, comme il les appelle, et l’histoire, ou en d’autres termes le consentement du genre humain, qui les manifeste et les confirme.

Les renseignemens nous manquent pour remonter sûrement aux influences qui, dès avant la révolution, avaient dû préparer son esprit à ces vues plus larges, si étrangères jusqu’alors aux lettres françaises. On sait qu’il avait été membre d’une loge maçonnique qui fut suspecte et dissoute quand les premiers troubles menacèrent son pays. Il est peu probable que ces loges fussent, au moins dans leur tendance, parfaitement exemptes de l’esprit novateur. Au moins avait-il une haute idée des disciples de Saint-Martin, qu’il appelle des «chrétiens exaltés, » dont le christianisme annonçait des « mystères ineffables, nullement inaccessibles à l’homme. » Il reconnaît leur piété, et il est, dit-il, si fort pénétré des livres et des discours de ces hommes-là, qu’il ne leur est pas possible de placer dans un écrit quelconque une syllabe qu’il ne reconnaisse. » Aussi n’est-il pas difficile de discerner en lui, à toutes les époques, plus d’une de leurs empreintes. Ce qu’il blâme surtout chez eux, c’est leur dédain pour la hiérarchie, le caractère individuel de leur doctrine, et cela se comprend; il était, lui, homme d’autorité, et conformément à la tradition universelle il voulait une doctrine instituée, un sacerdoce. De plus, versé dans la littérature italienne et magistrat, il avait lu le jurisconsulte Vico, qu’il cite. Or ce n’est pas là un génie qu’on puisse fréquenter sans en retenir quelque chose, et plus d’une encore de ses idées pourrait être ramenée à cette source. Il paraît aussi avoir été frappé de bonne heure des vues palingénésiques de Charles Bonnet. A Saint-Pétersbourg, au milieu d’une société instruite, réunie de tous les points de l’Europe, où il aimait à discuter de toutes choses et où on aimait à l’entendre, il n’échappa point à la philosophie allemande; il a dû connaître l’Éducation du genre humain de Lessing; au moins connaissait-il les travaux de Heyne et des nouveaux mythologues, précurseurs de l’interprétation rationaliste de nos livres sacrés; il dissertait sur ce dernier point avec le comte Potocki. Il cherchait les analogies des religions et lisait les études comparées de Wilson sur les cultes de l’Inde et de la Grèce. Platon était sa lecture favorite. C’en est assez pour juger qu’il était en commerce avec les esprits généralisateurs et les interprètes les plus libres des dogmes et des institutions humaines. Or, de même que les révolutions politiques, d’après l’aveu qu’il nous a déjà fait, agissent « même sur ceux qui résistent, » et chargent à leur insu « même les fidèles, » ainsi en est-il des révolutions intellectuelles. Cette science nouvelle, qui, laissant à l’écart les formules autorisées, sonde les dogmes religieux pour en trouver l’identité et interroge les sphinx de toutes les nations, s’est logée à son insu dans les replis de son intelligence, et de là elle le conduit plus loin qu’il ne pense. Sans doute, dans ces lectures assidues, qu’il fait toujours «la plume à la main, » il tient peu de compte des systèmes, il n’en parle même pas; il n’entend pas non plus en faire un à lui; son système est le christianisme catholique. A ce christianisme toutefois il adapte les idées qu’il recueille ; il les ordonne en une théorie distincte du dogme, mais qui lui est parallèle et qui le justifie par la raison humaine, de sorte qu’il le rationalise, et arrive par là au même but que la critique. Sa philosophie consiste à considérer la religion comme un ensemble de « lois du monde divinisées dans le cercle religieux, » ce qui en déplace la base. Seulement cette direction intime ne se déclare que progressivement, à mesure que son « inspiration, » comme il ne craint pas de dire, le pousse en avant, et nous la verrons se révéler d’abord dans la théorie politique, dont nous allons d’abord nous occuper.

L’histoire est la manifestation du gouvernement temporel de la Providence. « Nous sommes tous attachés au trône de l’Éternel par une chaîne souple, qui nous retient sans nous asservir. Ce qu’il y a de plus admirable dans l’ordre universel des choses, c’est l’action des êtres libres sous l’action divine. Librement esclaves, ils opèrent tout à la fois volontairement et nécessairement; ils font réellement ce qu’ils veulent, mais sans pouvoir déranger les plans généraux. » Leur action est régulière et produit certains effets dans le cours ordinaire des choses; « mais, dans les temps de révolution, la chaîne qui lie l’homme se raccourcit brusquement, son action diminue et ses moyens le trompent. » Ces lignes, les premières que de Maistre ait écrites pour le public, établissent son point de départ. Sans doute il y manque quelque chose à la précision des termes; mais la pensée dans son ensemble est juste et grandement exprimée. On a attaché trop d’importance à un mouvement d’éloquence biblique par lequel il introduit ici le merveilleux, qui n’y est nullement nécessaire, et trouve bon d’appeler la révolution un miracle. Le miracle est trop souvent un moyen oratoire chez des écrivains religieux; on dirait qu’ils savent tous, et à propos de tout, les desseins éternels. Dans l’histoire, cette prétention viiine la liaison des effets et des causes; tout y devient miracle, ou plutôt il n’y en a plus, il n’y a plus qu’anarchie prophétique. Récemment encore, un savant moine ne voulait-il pas qu’on en mît davantage dans l’histoire de France, et qu’entre autres choses la politique de Charlemagne à l’égard de la papauté fût déclarée miraculeuse? De Maistre a pu tomber dans cet excès comme dans beaucoup d’autres, mais ici comme ailleurs ce n’est qu’un excès qui affecte peu l’ensemble de ses idées. En général il considère la Providence comme gouvernant par des lois qu’elle s’est une fois données, et la pensée qui réellement constitue le germe de sa doctrine politique est, comme on verra, celle-ci : que, dans la société comme dans la nature, il y a des raisons finales et une action divine régulière qui président à la croissance des institutions et à la formation de la souveraineté, que le devoir de l’homme public est de les contempler sans cesse pour y conformer ses déterminations libres, et que si, au lieu d’adapter librement ses desseins à cet ordre une fois décrété, qui se développe lentement dans la suite des temps, il prétend y substituer ses petites inventions politiques et usurper les fonctions de créateur et d’organisateur de l’humanité, les lois qu’il méconnaît n’en suivront pas moins leur cours et l’écraseront lui-même sous ses vaines constructions.

Il faut distinguer les institutions, qui sont les organes destinés à remplir les fonctions de l’état, à réaliser la vie commune, et qui se relient entre elles sous le nom de constitution, et la souveraineté, qui est le pouvoir éminent, central, partout présent, pour modérer, concilier, activer et décider en dernier ressort. Si la révolution française, qui est toujours, avons-nous dit, le texte qu’il commente et où il puise, a été mauvaise, elle l’a été, selon lui, par deux erreurs principales et radicales, qui se résument en une usurpation des prérogatives de la Providence, et qui, à ce titre, lui ont attiré la peine sanglante qu’elle a subie. Premièrement, quant aux institutions, elle en a fait table rase, et voulu créer à neuf une société sans racines, fondée sur des formules abstraites, sur un modèle imaginaire, répudier le passé comme un néant, et instituer l’avenir dans une forme absolue et par conséquent immobile. Deuxièmement, quant à la souveraineté, la révolution l’avait placée dans le peuple, attribuant la pensée directrice à l’ignorance grossière, l’initiative à la stérilité, la puissance à l’impuissance. Il prétend, lui, que les institutions sont des œuvres divines et vivantes organisées dans le genre humain, toujours formées d’élémens préexistans, c’est-à-dire historiques, que l’homme modifie, élimine et renouvelle, puisqu’elles changent, mais qu’il ne peut réformer dans leur fond, ni interrompre dans leur vie continue, ni arrêter dans l’immobilité d’une prétendue perfection. Et la souveraineté, elle, n’est point dans le nombre, mais dans l’unité, ni dans l’instinct aveugle, mais dans l’intelligence, ni dans les masses d’en bas, mais dans un pouvoir placé en haut, dans une famille, un corps ou une puissance élective dont la légitimité résulte aussi d’une longue suite de circonstances providentielles, indépendantes des plans conçus par les hommes. Ces deux questions, dont la solution est déjà indiquée dans les Considérations, sont traitées plus particulièrement, la première dans l’Essai sur le principe générateur des constitutions humaines, la seconde dans le livre du Pape.

« Aucune constitution ne peut être écrite a priori. Une constitution est une œuvre divine; l’action humaine n’y entre que d’une manière subordonnée, ou comme simple instrument. Seulement, lorsque la société se trouve déjà constituée sans qu’on puisse dire comment, il est possible de faire déclarer ou expliquer par écrit certains articles particuliers; mais presque toujours ces déclarations sont l’effet ou la cause de très grands maux, et toujours elles coûtent aux peuples plus qu’elles ne valent. Ce qu’il y a de fondamental et d’essentiellement constitutionnel dans les lois d’une nation ne saurait être écrit. La véritable constitution anglaise est cet esprit public admirable, unique, infaillible, au-dessus de tout éloge, qui mène tout, qui sauve tout. Ce qui est écrit n’est rien[4]. » On voit déjà, remarquons-le tout de suite, poindre dans ces sentences, au milieu de belles et profondes pensées, l’erreur par excès, par intempérance logique, qui est sa maladie. Il condamne avec raison les constitutions écrites a priori, il nie que les élémens de la société soient construits par l’homme; mais bientôt la limite de sa pensée lui échappe, s’efface à sa vue, et voilà qu’il désapprouve tout ce qui est écrit. Nous reviendrons sur ce point : il faut avant tout dégager sa pensée pure.

« Les racines des constitutions politiques existent donc avant toute loi écrite, et une loi constitutionnelle n’est et ne peut être que le développement ou la sanction des droits préexistans. L’homme peut sans doute planter un pépin, élever un arbre, le perfectionner par la greffe, le tailler en cent manières; mais jamais il ne s’est figuré qu’il avait le pouvoir de faire un arbre. » On voit ici plus clairement sa pensée, un peu obscurcie pour nous à cause de l’habitude que nous avons d’appeler constitution l’acte délibéré qu’on désigne par ce nom. Pour de Maistre, la constitution est l’ensemble des élémens, des forces sociales, des classes, des faits acquis, dont cet acte n’est que la déclaration, le règlement, la conciliation. Ce qui va suivre l’expliquera parfaitement. Toutes les constitutions libres se sont formées, selon lui, de deux manières : ou elles ont en quelque sorte « germé » insensiblement, par la réunion d’une foule de circonstances qui paraissent fortuites, ou bien elles ont un auteur unique qui fonde la nation, en constitue les élémens, apparaît aux hommes comme un phénomène, et s’en fait obéir. Dans le premier cas, la constitution ne résulte pas d’une délibération; a les circonstances y font tout; les hommes ne sont que des circonstances; les actes constitutifs ne sont que des titres déclaratoires de droits antérieurs, dont on ne peut dire autre chose, sinon qu’ils existent parce qu’ils existent. » Et quand les hommes s’en mêlent outre mesure, il arrive qu’en courant à un but, ils en atteignent un autre auquel ils ne songeaient pas : observation très choquante, il est vrai, pour la sagesse humaine, mais que des souvenirs assez récens doivent nous faire supporter.

Partout donc, à l’origine, on trouve non-seulement des coutumes et des lois, mais « un souverain et une aristocratie, qui n’ont ni date ni auteurs. » dans la suite des temps, du sein de cette organisation élémentaire et restreinte s’élèvent et grandissent les classes inférieures de la population. Le peuple acquiert des droits, assez souvent par la concession des souverains : ceux-là ont une date; mais ces concessions mêmes ne sont pas volontaires, ni absolument du fait de l’homme; elles étaient précédées d’un état de choses qui les nécessitait et ne dépendait de personne. Dans le second cas, c’est-à-dire lorsqu’il y a une action individuelle, ou de puissans législateurs à l’origine des états, il ne faut pas croire qu’ils soient puissans par eux-mêmes, que leur mission n’ait pas été préparée de longue main, ni qu’ils produisent rien de nouveau. Ils sont rois, ou nobles de haute race, c’est-à-dire qu’ils ont un passé qui les a faits ce qu’ils sont, et qui leur sert de piédestal; ils n’agissent point en vertu de leur science, ils n’opèrent point par le raisonnement; ils apparaissent revêtus d’avance d’une puissance indéfinissable. Ils parlent, et on leur obéit : ils commandent par instinct, par impulsion, par une certaine force morale a qui plie les volontés comme le vent courbe une moisson; » mais encore, avec cette puissance extraordinaire, a ne font-ils que rassembler des élémens qui préexistent dans les coutumes et le caractère des peuples, » et de plus c’est au nom de la Divinité qu’ils se présentent. « On distingue à peine le législateur du prêtre, » et leurs institutions, comme celles de Numa, consistent surtout en cérémonies et fêtes religieuses. Au reste, « ces hommes merveilleux, ajoute-t-il très-judicieusement, n’appartiennent peut-être qu’au monde antique et à la jeunesse des nations, » c’est-à-dire à ces époques peu connues où les récits populaires personnifiaient dans quelques personnages réels ou fictifs de longues suites d’événemens. A vrai dire, ces grands législateurs n’ont point d’existence authentique, et tout se ramène à la formation lente et progressive décrite en premier lieu.

Ainsi jamais nation n’a pu se donner la liberté (ou plutôt écrire sa liberté), si elle ne l’a pas; lorsqu’elle commence à réfléchir sur elle-même, ses lois sont déjà faites; toute nation libre avait dans sa constitution naturelle des germes de liberté aussi anciens qu’elle. Il est donc vain de vouloir constituer une nation; il est plus vain d’imaginer, comme Hume, un plan de république parfaite. Tous ces plans, par cela même qu’ils sont complets, ne s’appliquent à rien, parce qu’il n’y a rien de m faire; il n’y a qu’à constater, à réparer, à développer les faits et les droits existans, peu à peu et avec mesure. Tous ces plans, étant théoriques, c’est-à-dire fondés sur des principes généraux, ne conviendraient qu’à l’homme en général. « Or il n’y a point d’homme dans le monde, il n’y a que des hommes. J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc., je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan; mais, quant à l’homme, je ne l’ai rencontré de ma vie : s’il existe, c’est bien à mon insu. » C’est donc peu « que de l’esprit, des connaissances et de l’exercice, pour apprendre le métier de constituant. Des hommes ne peuvent pas, un beau matin, dire à d’autres hommes : Faites-nous un gouvernement, comme on dit à un ouvrier : Faites-nous une pompe à feu ou un métier à bas. » En un mot, «étant données la population, les mœurs, la religion, la situation géographique, les relations politiques, les richesses, les bonnes et les mauvaises qualités d’une certaine nation, trouver les lois qui lui conviennent, » tel est le problème politique : le résoudre pour l’homme abstrait, c’est faire un thème, c’est tenter un ouvrage qui porte en lui non le sceau divin, mais le signe de la destruction.

Certes il y avait de la profondeur et de la fécondité dans ces observations; elles ouvraient des vues immenses sur l’histoire; c’était le génie de Machiavel et de Vico examinant la plaie de la révolution française. Qu’on se reporte à ce temps où la philosophie était encore emprisonnée chez nous dans le cercle étroit de Condillac, et où l’histoire était presque toute dans Vertot et dans Velly. Avec quel sûr coup d’œil il mesure tout le mouvement de l’histoire d’Angleterre pour confirmer ses principes! «La constitution anglaise a-t-elle été faite a priori? Quels hommes d’état ont jamais été assemblés pour se dire entre eux : Créons trois pouvoirs, balançons-les de telle et telle manière, etc.? Jamais on n’y a pensé. » La constitution anglaise est l’ouvrage des circonstances, et le nombre de ces circonstances est infini. Les lois romaines, les lois ecclésiastiques, les lois féodales, les coutumes saxonnes, normandes et danoises, les privilèges, les prétentions et les préjugés de tous les ordres; les guerres, les révoltes, les révolutions, la conquête, les croisades, toutes les vertus, tous les vices, toutes les connaissances, les erreurs, les passions; tous ces élémens enfin, agissant ensemble et formant par leur mélange et leur action réciproque des combinaisons multipliées, ont produit, après plusieurs siècles, l’unité la plus complexe et le plus bel équilibre de forces politiques qu’on ait jamais vu dans le monde. Et « puisque ces élémens ainsi projetés dans l’espace se sont arrangés en si bel ordre, sans que, parmi cette foule innombrable d’hommes qui ont agi dans ce vaste champ, un seul ait jamais su ce qu’il faisait par rapport au tout, ni prévu ce qui devait arriver, il s’ensuit que ces élémens étaient guidés dans leur chute par une. main infaillible, supérieure à l’homme[5]. » Mais l’Amérique! objectera-t-on. Voilà bien une république créée par délibération, sur des principes généraux, et a priori. L’Amérique, répondra de Maistre, n’échappe point à la règle; la république des États-Unis n’est point une création, mais une simple coordination d’élémens déjà bien établis. Ce ne sont pas les théories qui l’ont faite; elle existait dans presque toutes ses conditions avant d’être déclarée. Elle avait un roi, il est vrai, mais elle ne le voyait pas; il lui était étranger, presque inaperçu, un lien fictif avec la métropole, facile à rompre, et dont la rupture n’ôtait rien au gouvernement intérieur que quelques embarras et vexations dont on pouvait se passer. Elle avait la démocratie, apportée d’Angleterre par les émigrans, et incarnée dans leurs coutumes et leurs privilèges, démocratie politique corroborée encore par la démocratie religieuse dont l’esprit les avait fait émigrer. Les trois pouvoirs existaient dans l’organisation de chaque province. En un mot, c’étaient des colonies de républicains : où est la merveille qu’en se séparant du roi d’Angleterre, elles se soient trouvées en république?

Pour apprécier la valeur de ces idées, qui parurent étranges, nuageuses, inouïes aux esprits limpides et superficiels de son temps, il suffit de se demander quel chemin elles ont fait, et si elles se sont répandues dans les œuvres importantes du demi-siècle qui s’est écoulé depuis. Quel est en effet, parmi les produits intellectuels de cette époque, le plus grand et le plus durable dans l’ordre des sciences morales? N’est-ce pas cette introduction de la philosophie dans l’histoire, de l’histoire dans la philosophie, qui, ouvrant à l’une et à l’autre de nouveaux aspects, leur a permis de pénétrer plus avant qu’on n’avait fait encore, avec des idées générales et en même temps positives, dans la vie commune du genre humain, de décrire cette germination insensible, cette végétation progressive de la société, d’en analyser les élémens indépendans de la volonté humaine, et d’effacer, trop peut-être, dans l’ensemble des circonstances qui les entourent, les grands personnages historiques, qui ne sont eux- mêmes que des circonstances? Il paraît singulier, au premier abord, que cette voie d’études sociales ait surtout été frayée par des écrivains émigrés, tels que de Maistre et de Bonald : toutefois la chose s’explique. Heurtés par la révolution, ils se mirent à étudier leur propre ruine. Ils demandèrent à la société ébranlée où étaient donc ses principes stables et ses lois régulières. Quel que fût leur but immédiat, ils y portèrent un esprit large et pénétrant; leurs erreurs même étaient puisées à une grande profondeur. Aussi leurs pensées gagnèrent-elles de proche en proche même leurs adversaires, et peut-être surtout leurs adversaires. Veut-on un riche commentaire des principes résumés ci-dessus? Il est dans les travaux historiques de M. Guizot sur l’histoire de France et sur l’origine du parlement d’Angleterre. Là on voit surgir l’un après l’autre ces élémens qui préexistent aux lois et aux chartes; on voit le conquérant, l’aristocratie absolue et serrée, le prêtre parlant au nom de Dieu, se constituer par leur force propre, contribuer à une organisation future qu’ils ne devinent pas, se déplacer et se remplacer pendant que d’autres naissent inaperçus pour les remplacer à leur tour, et chaque individu remplir ainsi, sans le savoir, de sa courte vie, une minute de cette longue vie sociale qui se-déroule dans la pensée divine. Ces droits du peuple, à la fois conquis et concédés, que les souverains accordent, selon de Maistre, mais qu’ils n’accordent que quand une nécessité de circonstance les leur arrache, on en voit le drame historique dans l’émancipation de nos communes, décrite pour la première fois sous le vrai sens par Augustin Thierry dans ses Lettres sur notre histoire. Et cette prédisposition républicaine de l’Amérique anglaise, qui n’est devenue république que parce qu’elle l’était déjà, ne fait-elle pas aujourd’hui le prolégomène ordinaire des historiens modernes des États-Unis, plus intéressant et plus instructif que leur histoire même? Cette formation insensible de la république américaine n’a-t-elle pas été développée par Bancroft et quelques autres si exactement dans le sens de Joseph de Maistre, que les trois ou quatre remarques de celui-ci pourraient presque être prises pour le sommaire de leurs découvertes?

Malheureusement, et nous l’avons déjà dit, tout cela dans de Maistre n’est pas pur. Ce triste et amer plaisir de contrarier sa partie adverse, de la pousser à bout par la passion polémique, de lui jeter, comme il disait, « des os à ronger, » sentiment aussi indigne de son génie qu’irrespectueux envers la vérité, nous trouble sans cesse dans la lecture de cet Essai sur le Principe générateur des constitutions, et fait tomber le livre des mains. Parce qu’on a trop écrit ou mal écrit, il pousse jusqu’à l’extravagance son aversion pour toutes les lois écrites. Son véritable objet était d’attaquer seulement les constitutions écrites a priori et dérivant d’hypothèses métaphysiques; mais dès que ces constitutions de papier se présentent à son esprit, l’humeur monte, et des exagérations puériles viennent arrêter l’essor des pensées les plus sages et les plus vraies. La liberté des Anglais, dit-il, est dans leur esprit public : « ce qui est écrit n’est rien, » comme si leurs chartes successives, simplement déclaratoires, si l’on veut, n’avaient pas été en même temps des points d’appui pour cet esprit public, et des points de repère pour passer d’un droit acquis à un autre! « Plus on écrit, dit-il encore dans sa colère, plus l’institution est faible. — L’écriture, même postérieure, est pour ces institutions le plus grand signe de nullité….. A mesure qu’elles sont parfaites, elles écrivent moins Ce qu’il y a d’essentiel et de fondamental ne saurait être écrit sans exposer l’état.... La faiblesse et la fragilité d’une constitution sont précisément en raison directe de la multiplicité des articles écrits. La constitution essayée pour sauver la Pologne a été vaine et malheureuse parce qu’elle a été écrite. On dira : Rien n’y manque, tout est prévu, tout est écrit, et précisément parce que tout sera prévu, discuté et écrit, il sera démontré que la constitution est nulle. »

Ainsi, règle générale, nulle constitution écrite ne saurait être légitime. C’est une règle que de Maistre donne pour infaillible. « Plus il y aura d’hommes qui s’en seront mêlés, plus ils y auront mis de délibération, de science et d’écriture surtout, et enfin de moyens humains dans tous les genres, et plus l’institution sera fragile. » C’est dans le même trouble de l’esprit qu’il prédit hardiment que la ville de Washington ne sera pas bâtie, ou ne s’appellera pas Washington, parce que les hommes ont écrit dans une loi qu’il en serait ainsi. Son tort est ici de voir trop exclusivement ce qu’il voit, et d’oublier, en regardant d’un côté, les autres faces qu’il a cependant déjà reconnues, mais auxquelles il ne pense plus. Occupé avant tout des lois générales de la Providence, l’action particulière de l’homme s’efface trop de son esprit; cette chaîne souple qui nous rattache au trône de l’Éternel, en nous laissant pourtant une assez grande latitude dans l’ordre immuable des choses, semble entièrement contractée. La liberté humaine, la coopération de l’homme à sa propre destinée, il semble l’absorber dans une sorte de fatalisme qu’on lui a plus d’une fois reproché[6]. On a eu tort : ce ne sont que les contradictions de la fougue; ce sont des vides dans la pensée; ce sont encore, ce qui est pis, de mauvais alliages, des ressentimens incurables, des partialités étroites. Il a des vérités d’or qui ne sortent qu’à moitié d’une gangue sans valeur. Plus calme, plus à la hauteur de son propre esprit, il eût montré lui-même, c’en était bien l’occasion, que la plus belle prérogative de l’homme est précisément de déclarer par sa raison, d’écrire dans ses lois, les lois que la Providence divine écrit elle-même dans les faits. Le seul fait d’écrire n’immobilise point; l’écriture n’est point ineffaçable; Dieu lui-même, c’est de Maistre qui l’a dit, efface souvent pour écrire de nouveau. L’écriture est devenue l’immense répertoire du passé; par elle s’accroît l’éducation du genre humain ; toute religion s’en appuie, pourquoi pas toute législation? Il devait donc, sans rien ôter à la Providence, donner un peu plus de part à l’homme dans la construction des états; il fallait lui laisser ses délibérations, ses tentatives même périlleuses, ses lois écrites, toujours corrigibles. Tous ces efforts ne lui sont-ils pas imposés par sa responsabilité? et le labeur n’en est-il pas assez pénible en lui-même, et d’ordinaire assez humiliant par le résultat, pour qu’on le lui pardonne?

Nous arrivons maintenant à la souveraineté. La première erreur de la révolution, comme on l’a vu, son premier attentat contrôle gouvernement temporel de la Providence a été de vouloir créer sur des plans absolus des institutions sans passé, par conséquent étrangères au développement historique qui est la manifestation de Dieu. Sa seconde erreur, son second attentat a été de poser la souveraineté du peuple, rêve contre nature, impossibilité, tromperie : théorie qu’on a vue à l’œuvre, fabriquant des lois électorales qui pliaient toujours le principe à l’avantage du parti triomphant, qui l’éludaient au moment même où elles l’appliquaient, qui « bornaient les droits du peuple à élire des électeurs, lui défendaient de donner des mandats à ses mandataires, compliquaient à l’infini les rouages d’une machine toujours dérangée[7] ; » en un mot, un escamotage, de sorte qu’il n’y avait en réalité ni souverain, ni opposition. Où est donc, de bonne foi, le souverain? Il est là où s’exerce la souveraineté; il est, soit le monarque, appuyé sur une aristocratie qui est le prolongement de la souveraineté même, soit une combinaison multiple de pouvoirs constitués, comme en Angleterre, soit une démocratie effectivement agissante, comme elle est possible dans les petites républiques. Néanmoins, dans toutes ces combinaisons, la souveraineté est sujette à bien des inconvéniens; partant, l’oppression et la discorde sont possibles. Dans les monarchies en particulier, c’est-à-dire dans les grands états, les souverains peuvent être tellement mauvais, qu’on ne les supporte que parce que l’anarchie est encore pire. « La race audacieuse de Japhet n’a cessé de graviter vers la liberté; elle veut être aussi peu gouvernée que possible; elle chasse ses maîtres, leur oppose des lois, et essaie mille formes de gouvernemens pour les réprimer ou pour s’en passer. Le problème est donc de savoir comment on peut restreindre le pouvoir souverain sans le détruire[8]. » Pour cela, c’est peu d’avoir des constitutions, il faut les faire exécuter contre le souverain; mais si un corps ou un magistrat en avait le droit, ne serait-il pas souverain lui-même? C’est peu d’accorder au peuple un droit de résistance, il faut encore qu’il l’exerce; mais quand l’exercera-t-il? comment et par qui? Les grandes républiques sont impraticables, les gouvernemens constitutionnels pleins d’abus, l’exemple isolé de l’Angleterre ne prouve rien. On est donc entre le despotisme et l’anarchie. Comment sortir de là? En reconnaissant, dit-il, une souveraineté supérieure à la première, universelle, indépendante et désintéressée entre les nations, représentant la raison prise à ses sommités divines, c’est-à-dire la religion. Le pape, dans les grandes circonstances, pourrait délier, dispenser les peuples du devoir de l’obéissance, comme au moyen âge, et ainsi la résistance à la souveraineté aurait lieu sans compromettre le principe de la souveraineté. Demander à un pouvoir supérieur la dispense d’obéir au pouvoir, ce n’est pas débiliter, c’est au contraire fortifier le pouvoir même, en reconnaissant que de soi-même on ne peut rien contre lui. — Telle est l’étrange proposition que ce penseur, ce briseur d’utopies, qui savait si bien son monde, semble adresser aussi sérieusement que possible à l’Europe du XIXe siècle !

Le livre du Pape, par les vues alors neuves qu’il présentait, a fait révolution dans les opinions régnantes sur la papauté du moyen âge. Il a relevé ce grand rôle, pitoyablement travesti depuis la réaction du XVIe siècle. Il l’a montrée, non plus ambitieuse, astucieuse, usurpatrice et tyrannique, mais comme un pouvoir régulier et reconnu dans la république chrétienne et féodale, comme une autorité médiatrice, garante et modératrice entre les princes et les peuples, en même temps qu’arbitre international, usant de son pouvoir surtout pour réprimer la guerre, pour conserver « dans ce moyen âge, devenu fou et corrompu, » la sainteté des mariages et les principes de la famille, et pour rendre la souveraineté supportable aux hommes. Mais comment de Maistre a-t-il pu songer que cette constitution du moyen âge fût applicable à l’Europe moderne, partagée en tant de sectes et minée par le scepticisme, à « cette religieuse Europe, qui, dit-il ailleurs, avait éclaté de rire » en lisant la déclaration un peu mystique de la sainte-alliance, bien moins contraire pourtant à toutes ses tendances que cette bizarre résurrection de la théocratie? Comment a-t-il pu oublier ce qu’il écrivait à peu près dans le même temps, que certains élémens de la révolution, « la liberté, l’égalité, la résistance, l’examen, » avaient gagné « même les fidèles,» que tout cela ne reculerait plus, et n’avait d’autre base que le monde ? Comment a-t-il pu vouloir, contre tous ses principes, constituer ce pouvoir a priori par une délibération européenne, — et cela à titre d’infaillible, au milieu de la rébellion universelle contre toute infaillibilité ? Pourtant alors, en pleine possession de ses facultés et de son expérience, il vivait non dans un cloître à l’abri de tous les bruits du monde, mais dans la région la plus positive des affaires, où il se signalait par le tact des hommes et des choses, et où l’on n’a pour ainsi dire d’autre occupation que de percer à jour toute sorte d’illusions. Le prendre absolument à la lettre, ne serait-ce pas taxer ce diplomate railleur d’une invraisemblable absurdité ? et ne faut-il pas chercher sous cette forme du passé une idée plus générale, conforme à celles que nous lui avons déjà trouvées, et déposée là pour l’avenir, qu’il croyait toujours entrevoir ?

Ici nous touchons au dogme. C’est donc le moment d’interroger à fond la pensée de de Maistre. Rappelons-nous d’abord deux choses : l’une qu’il est un croyant sincère, l’autre qu’il est un esprit très libre ; or en pareil cas il est « difficile à l’homme d’être un. » Les plus profonds moralistes, les mystiques qui se sont le plus repliés sur eux-mêmes, ne tarissent pas sur l’obscurité des abîmes de la conscience ; mais ce n’est pas seulement la conscience morale qui s’enveloppe sans cesse d’illusions et nous trompe sur nos plus intimes dispositions : la conscience de l’esprit se connaît souvent bien moins encore, et il s’en faut que nous sachions toujours quelles idées se cachent dans nos idées. Ces complications, ces prolongemens obscurs de nos pensées se forment surtout dans les temps et dans les hommes qui innovent. La révolution n’avait pas seulement détruit l’ancien régime, mais aussi l’ancienne controverse. De Maistre est forcé d’innover. Il écrit, dit-il, de nouveaux argumens, parce qu’on n’écoute plus les anciens. Le prêtre, par cela seul qu’il est prêtre, est suspect de répéter ce qu’on sait déjà et ce qui ne persuade plus, tandis que lorsqu’un laïque aborde les hautes questions, on lui prête volontiers l’oreille. Que veulent dire ces mots voilés, si ce n’est que les textes et l’autorité, l’ancienne critique et les anciens argumens sont repoussés d’avance, et qu’il faut des preuves laïques, c’est-à-dire purement rationnelles ? Il n’était pas seul à comprendre cette situation, dont les conséquences sont immenses ; nulle part elle ne s’explique mieux que dans une lettre de Lamennais adressée à de Maistre en 1821. « Je suis étonné, lui dit-il, que Rome ait eu tant de peine à comprendre vos magnifiques idées sur le pouvoir pontifical. Si je jugeais des Romains par les livres qui nous viennent de leur pays, j’aurais quelque penchant à croire qu’ils sont un peu en arrière de la société. On dirait à les lire que rien n’a changé dans le monde depuis un demi-siècle. Ils défendent la religion comme ils l’auraient défendue il y a quarante ans. Ce genre de preuves ne fait plus aucune impression sur les esprits, comme je sais tous les jours à même de le remarquer. Je connais même plusieurs personnes qui, de chrétiennes qu’elles étaient, sont devenues incrédules en lisant les apologies de la religion. Depuis que la raison s’est déclarée souveraine, il faut aller droit à elle, la saisir sur son trône et la forcer, sous peine de mort, de se prosterner devant la raison de Dieu. » Il serait impossible de mieux résumer et la nécessité des circonstances et le nouveau mouvement philosophique qui en sortait pour les croyans, et qui continue de nos jours; mais l’ardent apôtre qui, dans sa foi non moins sincère que celle de son modèle, écrivait alors l’Essai sur l’Indifférence voyait-il bien clair dans la conscience de son esprit? Le temps pour lui a résolu ce problème. De Maistre de son côté faisait peu de cas des objections romaines. « Il sentait en lui, disait-il, une certaine force indéfinissable qui lui faisait éprouver le besoin de répandre ses idées, » et il prétendait avoir « quelque droit de croire que cette espèce d’inspiration était quelque chose[9]. » Et ainsi, tout en protestant d’ailleurs de sa soumission, et en n’écartant, comme Vico, Descartes et tant d’autres, la révolution que par hypothèse, il suivait son sens propre. Cette inspiration dont il parle n’est autre que celle du siècle, et ce qui l’entraîne, c’est une révolution intellectuelle contenue dans la révolution politique.

Or en quoi consiste cette nouvelle apologie qu’il substitue à l’ancienne, désormais usée et impuissante? Elle consiste à rationaliser le dogme, c’est-à-dire à introduire la raison, comme une autorité suffisante, dans le mystère même. De Maistre ne renie point pour son compte les anciens argumens fondés sur des faits miraculeux, mais il les abandonne à leur désuétude. Il dédaigne la théologie humblement appliquée aux textes à l’entrée du sanctuaire, et il en lève le voile d’une main hardie pour montrer à son siècle qu’il n’y a là que les lois ordinaires de la Providence. L’oracle inspiré peut se taire sans inconvénient : le dogme n’est plus incompréhensible, ni définitif; il est, comme toute science, mais dans la plus haute des sphères, rationnel, universel, progressif.

Il est rationnel. « Les dogmes ne sont que des lois du monde divinisées, des notions innées et déposées dans les traditions de tous les peuples. » — « Les vérités théologiques ne sont que des vérités générales, manifestées et divinisées dans le cercle religieux, de sorte que l’on ne saurait en attaquer une sans attaquer une loi du monde[10]. » dans le détail, il applique cette pensée à chaque dogme qu’il aborde; ici, c’en est un que le christianisme a consacré « en s’emparant d’une idée naturelle; » là, c’est une vérité « qui dépend de la nature des choses, et qui n’a nul besoin de s’appuyer sur la théologie; » cet autre « a sa profonde racine dans la nature humaine et dans une opinion universelle; » aussi Tertullien, « en disant que l’homme est naturellement chrétien, a dit certainement plus qu’il ne croyait dire. » Lui cependant ne dit-il pas aussi plus qu’il ne croit dire, et s’il va plus loin que Tertullien dans le naturel, où va-t-il ?

Le dogme est universel; on pouvait déjà le conclure de ce qui précède. De Maistre s’empare d’une ancienne maxime, quod semper, quod ubique, etc., « ce qui a été cru toujours, partout, et par tous; » et cette maxime, autrefois renfermée dans le cercle de l’église, il l’étend à tous les peuples et à tous les temps, et la traduit ainsi : « Toute croyance constamment universelle est vraie, et toutes les fois qu’en séparant d’une croyance quelconque certains articles particuliers aux différentes nations, il reste quelque chose de commun à toutes, ce reste est une vérité[11]. » Ce serait « un ouvrage d’un nouveau genre, et qui ne serait pas des moins convaincans, » que celui où l’on réunirait les analogies religieuses des peuples. On voit ici combien l’idée était nouvelle dans la controverse catholique, et quelle portée il lui donne : ce n’est pas un pur traditionalisme tel qu’on a voulu le constituer depuis, c’est quelque chose de plus. Au reste, c’est aux martinistes qu’il l’a empruntée. « Je suis, dit-il, entièrement de l’avis de ce théosophe qui a dit de nos jours que l’idolâtrie était une putréfaction. Qu’on y regarde de près, on verra que, parmi les opinions les plus folles, les plus indécentes, les plus atroces, parmi les pratiques les plus monstrueuses et qui ont le plus déshonoré le genre humain, il n’en est pas une que nous ne puissions délivrer du mal (depuis qu’il nous a été donné de savoir demander cette grâce), pour montrer ensuite le résidu vrai, qui est divin[12]. » Il voudrait qu’en souvenir des missionnaires on élevât une statue à Jésus-Christ dans quelque ville opulente assise sur une antique savane; « on lirait sur le piédestal : « l’OSIRIS CHRETIEN, dont les envoyés ont parcouru le monde, etc. » Il admet d’ailleurs de fort bonne grâce, et comme une analogie de plus, le terme de mythologie pour exprimer ces faits merveilleux dont la tradition populaire orne tous ses récits, et qui sont en même temps un témoignage du sens divin de l’humanité et une forme des idées morales. « Toute religion, dit-il, pousse une mythologie; mais celle de la religion chrétienne est toujours chaste, toujours utile et souvent sublime, sans que, par un privilège particulier, il soit jamais possible de la confondre avec la religion même. Voilà la mythologie chrétienne; c’est la vérité dramatique, qui a sa valeur et son effet indépendamment de la vérité littérale, et qui n’y gagnerait même pas. » Comme on voit, il fait encore ici ses réserves; pourtant, sur ce sujet, il s’oublie quelquefois, et on croirait aisément, à lire certains passages, que, si sa curiosité venait plus souvent s’incliner au bord du symbolisme, il y tomberait : par exemple, à propos du miracle d’Attila, que l’apparition d’un ange effraya devant saint Léon : « Nous n’y voyons, dit-il, nous autres modernes, que l’ascendant d’un pontife; mais comment peindre un ascendant? Sans la langue pittoresque des hommes du Ve siècle, c’en était fait d’un chef-d’œuvre de Raphaël. Au reste, nous sommes tous d’accord sur le prodige : un ascendant qui arrête Attila est bien aussi surnaturel qu’un ange, et qui sait même si ce sont deux choses?» Voilà les anges à peu près supprimés, tant il va vite quand il s’abandonne! et la science des mythes n’est-elle pas tout entière dans ce peu de lignes? Appuyez un peu, vous aurez tout Strauss!

Le dogme est progressif; les révélations se succèdent dans l’histoire, elles éclatent à chaque grande transformation de l’état social. La première fut donnée au premier homme avec le langage articulé; la seconde aux patriarches, c’est-à-dire à l’association nomade connue sous le nom de tribu; la troisième à Moïse, pour la nation sédentaire; la quatrième par le Christ, avec l’unité dans la hiérarchie, image et instrument de la fraternité morale; il annonce lui-même la cinquième, destinée à réunir toutes les sectes et à devenir réellement universelle, c’est-à-dire catholique. La religion « est soumise à la loi générale » du développement, et sur ce point il pousse victorieusement les protestans, qui auraient voulu l’amener l’église à son état primitif, comme s’il était possible de remonter les siècles. Supposer que tout ce qu’on ne trouve point dans les temps primitifs est un abus, « c’est chercher dans un enfant au maillot les véritables dimensions d’un homme fait. C’est pitié de voir d’excellens esprits se tuer à vouloir prouver par l’enfance que la virilité est un abus, tandis qu’une institution quelconque, adulte en naissant, est une absurdité au premier chef, une véritable contradiction logique.» Aussi voudrait-il que l’église n’eût jamais écrit ses décisions, qui l’ont rétrécie, qui l’empêchent encore d’embrasser le genre humain. C’est l’hérésie qui l’y a forcée; c’est Luther et Calvin qui ont fait le concile de Trente. «L’état de guerre éleva ces remparts vénérables autour de la vérité; ils la défendent sans doute, mais ils la cachent; ils la rendent inattaquable, mais par là même moins accessible. Ah! ce n’est pas ce qu’elle demande, elle qui voudrait serrer le genre humain dans ses bras! » Ce n’est pas l’écriture une fois tracée, c’est la parole éternellement vivante qui doit interpréter le dogme, afin que chacun y trouve selon son esprit, que le peuple y prenne ce qu’il peut atteindre, et que le savant s’y élève plus haut. Les protestans disent : «Nous ne croyons qu’à la parole de Dieu. » «C’est nous qui croyons à la parole, dit de Maistre, tandis que nos chers ennemis s’obstinent à ne croire qu’à l’Écriture, comme si Dieu avait pu ou voulu changer la nature des choses et communiquer à l’Écriture la vie et l’efficacité qu’elle n’a pas ! L’Écriture sainte n’est-elle donc pas une écriture? N’a-t-elle pas été tracée avec une plume et un peu de liqueur noire? Sait-elle ce qu’il faut dire à un homme et ce qu’il faut cacher à un autre? Leibnitz et sa servante n’y lisaient-ils pas les mêmes mots? Si la parole éternellement vivante ne vivifie l’Écriture, jamais celle-ci ne deviendra parole, c’est-à-dire vie. » Ce qu’il dit du dogme, il le dit aussi de l’organisation de l’église : elle est monarchique par la nature des choses, la vaste étendue de l’association chrétienne exige la monarchie; mais « les évêques de Rome n’étaient point dans les premiers siècles ce qu’ils furent depuis, » aucun acte formel n’a déterminé leur autorité, et sur cette question, pourtant fondamentale, de savoir quelle est cette autorité, il n’y a que des faits, des antécédens, point de loi. Elle va se resserrant ou s’élargissant pour s’adapter aux temps et aux nécessités, n’écoutant « qu’une certaine sagesse politique éclairée par la conscience universelle. »

Si l’on a bien mesuré la portée de ces principes, qui « humanisent » les dogmes, comme on disait à Rome, et réduisent tout à ce gouvernement général de la Providence, qui régit d’après de certaines lois de formation et de croissance toutes les religions comme tous les états, on comprendra mieux sa théorie de souveraineté pontificale, on en verra disparaître une contradiction, et, si l’on y trouve toujours un anachronisme, on y reconnaîtra aussi un sens très élevé, quoique sous une forme impossible.

La difficulté était grande : que faire de l’infaillibilité? Comment l’offrir au monde? Mais cette force indéfinissable, cette « inspiration qui est bien aussi quelque chose, » le poussent; il va droit sur l’écueil. Qu’est-ce que l’infaillibilité? Une question de mots. On appelle ainsi dans l’ordre spirituel ce qui dans le temporel s’appelle souveraineté; «ce sont deux mots parfaitement synonymes. » L’infaillibilité «n’est point un privilège particulier» de l’église; c’est un « droit commun à toutes les souverainetés possibles. » Ne faut-il pas partout un pouvoir qui ait le dernier mot? dans l’ordre judiciaire même, « ne faut-il pas absolument en venir à une puissance qui juge et n’est pas jugée? » Toute souveraineté, quelle que soit sa forme, soit qu’elle parle par un bill ou par un fetfa, n’est-elle pas en définitive absolue? ne prononce-t-elle pas en dernier ressort, de manière à rendre à l’instant l’obéissance obligatoire? « dans la pratique, c’est absolument la même chose de n’être pas sujet à l’erreur, ou de ne pouvoir en être accusé. » L’infaillibilité n’est donc plus autre chose que la suprématie, a une même chose sous deux noms différens. » C’est là une de ces vérités qui dépendent de la nature des choses, et qui « n’ont nullement besoin de s’appuyer sur la théologie. » Voilà donc le dogme de l’autorité infaillible humanisé, rationalisé comme les autres. A prendre cette explication à la lettre, l’équivoque est trop grossière, le tour de force trop puéril; nous nous refusons à croire qu’il en ait été entièrement dupe. Il est impossible qu’il n’ait pas vu l’énorme abîme qui sépare l’infaillibilité telle que l’église l’entend de la souveraineté civile et du dernier ressort judiciaire : la première, qui force non-seulement la soumission, mais l’assentiment, la conviction même, la foi, et qui fixe à jamais non-seulement le jugement particulier sur un fait, mais la loi même dont il émane, lors même qu’elle n’aurait pas été antérieurement définie; la seconde, qui n’impose que le respect et l’obéissance extérieure, sans agir sur la conviction, sans empêcher qu’on ne la discute, qu’on ne la combatte, qu’on n’en change les arrêts pour l’avenir par une nouvelle législation.

Si étranges qu’elles soient, ces assertions s’expliquent cependant par l’état mixte où s’agite l’esprit de l’écrivain. Il faut peut-être avoir éprouvé cet état pour comprendre avec quelle force une âme en transition peut, de bonne foi, allier les contraires. Quel homme, dit Fénelon, va jusqu’au bout de sa raison? D’un côté, de Maistre se trouve en présence de sa propre orthodoxie, qu’il réserve toujours, du clergé, dont il ménage les traditions d’école, et de l’état présent de l’église, d’où il faut nécessairement partir, puisque c’est par elle-même qu’il entend la renouveler. De l’autre côté, par où l’appelle son but, il voit l’ordre rationnel, le seul qu’il croie désormais efficace; les laïques, qui n’écoutent que ce qui procède de cet ordre; puis les plans divins, qu’il annonce en précurseur, et qu’évidemment il croit préparer. Comment passer d’une rive à l’autre, si ce n’est à la faveur de cette équivoque à demi volontaire dont on s’enveloppe parfois pour soi-même plutôt encore que pour les autres? C’est pourquoi il amasse des nuages pour couvrir l’union divine qui doit féconder l’avenir. On peut encore comprendre ici pourquoi il regrettait si amèrement que l’église ait tant écrit, qu’elle se soit liée par tant de définitions, qui la rendent « inattaquable, » il est vrai, mais aussi « moins accessible, » c’est-à-dire moins apte à l’universalité, et qui l’empêchent d’élargir ses bras pour « y serrer le genre humain.» Eh bien ! puisque le mot d’infaillibilité est écrit, qu’on laisse le mot et qu’on change la chose; c’est d’ailleurs le train ordinaire des transformations de ce monde. Que l’infaillibilité devienne, puisque nos temps la repoussent, la souveraineté; que l’esprit vivifie la lettre qui aurait tué! Après tout, si ce passage est devenu nécessaire, n’est-ce pas un signe irréfragable qu’il est providentiel ? Dieu ne saura-t-il pas maintenir sa loi, de quelque manière que les hommes y arrivent? Que peut perdre le dogme à être reconnu comme une expression des lois du monde, rationnelle, universelle, progressive? L’ordre divin pour être élargi n’en reste pas moins ce qu’il est. « Toute constitution est une œuvre divine, » a-t-il dit en parlant des constitutions humaines. Si les hommes y croyaient en ce sens, puisqu’ils ne veulent plus y croire dans l’autre, qu’y perdrait la constitution de l’église? et à quoi bon pour elle deux manières d’être divine?

Si maintenant, écartant de cette doctrine l’application directe et chimérique que de Maistre lui assigne, on en retire l’idée essentielle, on pourra l’estimer à sa valeur et s’expliquer la remarquable influence qu’elle a exercée sur des doctrines bien différentes. Elle n’exprime en effet autre chose que la tendance souvent déçue, mais constante, des temps modernes vers la suprématie de l’intelligence dans le gouvernement des sociétés, opposée à toute souveraineté brutale, soit de la force, soit du nombre. Saint-Martin avait déjà repris cette idée, dont l’origine est platonicienne. — D’où vient, s’était-il demandé, qu’il y a des inférieurs et des supérieurs dans la société politique, puisque les hommes primitifs, sortis parfaits de la création, étaient nécessairement égaux? De ce que, « dans l’état de réprobation qui a suivi la chute, les uns, se souvenant de leur gloire et cherchant à y remonter, s’élèvent et s’épurent en raison de l’usage libre de leurs facultés intellectuelles, tandis que les autres succombent, s’abaissent et laissent en eux le principe divin se défigurer de plus en plus. Or il n’y a point d’autre infériorité que celle-là. Les premiers sont donc supérieurs aux autres, et doivent les gouverner. Voilà la véritable origine de l’empire temporel de l’homme sur ses semblables[13]. » C’est donc le règne des saints et des sages que Saint-Martin annonce; mais il n’y a là aucune idée précise de hiérarchie. Comment les sages et les saints arriveront-ils au pouvoir? La suprématie sacerdotale de Joseph de Maistre diffère du principe vague de Saint-Martin en ce qu’il apporte une institution toute faite, établie partout, qui a présidé à la naissance de tous les états civilisés, qui a ramené à la civilisation tous les barbares. Partout, aux âges héroïques, les prêtres défendaient le peuple, excommuniaient ou détrônaient les princes; des oracles étaient consultés au sanctuaire commun des diverses tribus; l’histoire du moyen âge n’est que la reproduction à cet égard des anciennes histoires, et « ce n’est encore là, dit-il, qu’une de ces lois générales du monde qu’on ne remarque pas assez, et qui cependant sont d’une incontestable évidence. »

Il s’est trompé pour avoir voulu donner à la forme la fixité du principe, pour avoir « mesuré sur l’enfant les proportions de l’homme fait,» pour avoir, par conséquent, failli aux idées qu’il soutenait lui-même dans l’Essai sur le principe générateur des constitutions humaines. Si son imagination, plus contenue et plus régulière, lui avait permis d’avoir toujours présentes toutes ses pensées, il eût réfléchi que la croissance insensible des sociétés suppose le changement, qu’en marchant elles passent d’un milieu dans un autre et s’y modifient; il n’eût pas considéré seulement le principe de la vie, mais aussi les âges de la vie. Sa constitution européenne, calquée sur le passé, est aussi artificielle que les constitutions révolutionnaires qui l’ont tant irrité et si bien inspiré ; c’est un idéal immobile qui stériliserait la fécondité des manifestations de la Providence.il n’a pas même vu dans sa grandeur possible le système catholique de l’unité du sacerdoce et de l’universalité du dogme. Au lieu de le mêler encore aux choses contingentes, aux intérêts compliqués, aux questions souvent inextricables de la politique, il devait au contraire le renfermer plus étroitement dans la sphère éternelle des vérités morales, et lui confier, avec les rites qui en sont l’expression, ce fonds commun d’idées et de sentimens qui seul réalise l’unité du genre humain, laissant aux peuples le soin d’en pratiqueras conséquences. L’intelligence peut-elle se concentrer encore? Ne faut-il pas, sous peine de destruction, qu’elle soit diffuse dans la démocratie, puisque celle-ci seule a la force? Elle n’a plus besoin de dispense pour se faire droit; elle ne se dispense que trop elle-même. Les rois n’existent que parce qu’ils l’écoutent. Les uns l’ajournent par les concessions qui calment, les autres la répriment par une réaction qui corrige; mais tous l’observent et ne commandent qu’en lui obéissant d’avance. Elle est une force qui n’a pas encore ses organes complets, mais qu’on ne peut détruire; il n’y a donc qu’à répandre sur elle la lumière religieuse, afin que, souveraine de fait, mais nullement infaillible, elle sache se conduire elle-même dans l’avenir mystérieux où elle entre.

Il nous reste à suivre, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, le dernier essor de cet esprit si complexe : cet examen complétera et confirmera l’interprétation que nous en avons donnée.


LOUIS BINAUT.

  1. Considérations sur la Finance, ch. 2.
  2. Mémoires politiques et correspondance diplomatique de J. de Maistre, publiés par M. Albert Blanc, 1858. Ces documens sont accompagnés d’un récit et d’un commentaire continu, qui révèlent dans M. Albert Blanc un talent véritable et élevé ; il nous fait espérer une suite à cette importante publication.
  3. Du Pape, liv. II, chap. 7.
  4. Essai sur le Principe générateur.
  5. Essai sur le Principe générateur.
  6. Revue d’Edimbourgg, octobre 1852.
  7. Considér., ch. IV, VII.
  8. Du Pape, liv. Il, ch. 2.
  9. Du Pape, Discours préliminaire.
  10. Du Pape, liv. Ier, chap. Ier.
  11. Principe générateur.
  12. Éclaircissement sur les Sacrifices.
  13. Saint-Martin, Des Erreurs et de la Vérité.