Joubert juge de paix

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Joubert juge de paix
Revue des Deux Mondes6e période, tome 18 (p. 358-398).
JOUBERT JUGE DE PAIX

Nous retrouvons Joubert à Montignac en 1791. Il y demeure presque deux années. Et il est juge de paix.

On ne s’attendait pas trop qu’il fit ce chemin, ou plutôt ce détour. Lui-même ne s’y attendait pas ; et, à vrai dire, ces deux années, s’il les a consenties, il ne les a pas voulues. D’ailleurs, il les a bien menées, sans négligence, avec tout le soin qu’il apportait à ses devoirs, fussent-ils un peu hasardeux et fussent-ils un peu médiocres.

Il est juge de paix élu. Et nous verrons, avec lui, comment fonctionnèrent, dès le début, ces magistratures électives que l’Assemblée constituante avait inventées et qui eurent à remplacer soudain l’ancien système judiciaire. Une tradition s’était rompue : on lui substituait une nouveauté hardie, qu’on improvisait et qui, du jour au lendemain, devait gouverner les mœurs publiques.

Ces deux années de révolution, nous les verrons dans une petite ville, à cent trente lieues de Paris : spectacle très pittoresque ; et, en outre, spectacle digne de l’intérêt le plus vif. La révolution, qui a son origine et son foyer dans Paris, se répand vite par tout le royaume. Comment s’y répand-elle ? Et comment les petites villes la reçoivent-elles ? La révolution, qui est faite à Paris, — faite par des Parisiens ou par des gens qui, détachés de leur province et venus à Paris pour se muer en législateurs, visent aux principes et à l’universelle idéologie, — comment va-t-elle se présenter à de petites villes pour qui elle n’est pas faite ? Les provinces de l’ancienne France s’étaient lentement développées sous le gouvernement général de la monarchie : celle-ci, en maintenant leur unité française, préservait aussi leur individualité régionale. Chacune d’elles, docile aux volontés de la synthèse royale, avait sa réalité particulière ; elle avait ses coutumes, créées par sa spontanéité, consacrées par le temps. Mais voici du nouveau, et qui vient de la capitale lointaine, et qui est imposé subitement, du nouveau théorique et non vivant, du nouveau abstrait.

On n’a pas une opinion assez complexe de la révolution, quand on la juge à Paris seulement ; il faut encore examiner comment ont réagi à son égard les divers élémens de la patrie française. Le prodige, c’est que tout ne se soit pas. immédiatement détraqué. Notons-le, ces législateurs parisiens ou parisianisés ont eu, parmi leur niaiserie néfaste, une sorte d’obscur génie : étant donné ce qu’ils tentaient, c’est merveille qu’ils n’aient pas fait pis encore. Notons surtout, comme la cause de leur demi-réussite, la puissante et admirable vitalité de ce pays, sa souple et magnifique faculté d’adaptation, qui lui permit de survivre à la plus périlleuse aventure. Mais, d’abord, il traversa une terrible crise.

Entre les provinces françaises, le Périgord était, sous l’ancien régime, l’une des plus indépendantes : et, autant dire, l’une de celles que le régime généralisé risquera le plus de gêner dans leurs habitudes ; mais aussi l’une des plus turbulentes et les plus riches en fortes têtes qu’échauffera l’occasion politicienne. De sorte que la révolution, même malfaisante et même déplaisante, séduira les Périgourdins. Avant la révolution, la bourgeoisie de Périgueux constituait une féodalité ; ces bourgeois se disaient « citoyens seigneurs de Périgueux. » Or, cette oligarchie de notables avait créé, en réaction, des goûts, des velléités révolutionnaires ; et c’est de quoi profitera la révolution venue de Paris.

Tout cela, cette crise, avec ses profonds malaises, avec ses incidens ridicules et avec la diversité de ses péripéties, regardons-le dans cette petite ville du Périgord où Joseph Joubert nous conduit. Regardons cette crise autour de Joubert, qui la subit en quelque manière et qui aussi la consacre. Il est le centre du sujet : il en est et la grâce et la dignité.

Joubert n’était pas revenu à Montignac, depuis treize ans que son départ de jeune homme avait si durement peiné sa mère. Ces treize ans, il les avait passés à Paris, presque continuement. Et je crois qu’il n’était pas très content de lui ni du cours que prenait sa destinée.

Il était venu à Paris pour y faire de la littérature : il n’en avait pas fait beaucoup. Il avait commencé plusieurs travaux : il ne les avait pas menés à bien. Il avait essayé d’organiser son existence, pratiquement et moralement : aucune de ses tentatives n’avait réussi. Il avait vécu un peu au hasard, non qu’il fût très aventureux ; même, il ne l’était pas du tout. Et il eût aimé des journées quiètes, où il pût lire, songer, travailler à la perfection de son esprit : et les circonstances l’avaient jeté dans le tumulte. Il avait fait du journalisme : un peu. Mais il n’allait pas assez vite et il ne possédait pas, lui si réfléchi, la gaillardise que ce genre exige. Ses articles ne le satisfaisaient pas ; et ils arrivaient toujours en retard. Il avait compté sur les philosophes, pour qu’ils devinssent ses maîtres : et il avait eu auprès d’eux maintes déceptions. Il avait rencontré des amis, la plupart imparfaits : et notamment Fontanes. Avec ce drôle d’homme, il s’était mis en tête, sinon de s’enrichir, au moins de gagner sa vie : et cela ne se fit pas. Les entreprises, parfois audacieuses, où ils se lancèrent n’aboutirent à rien de bon. Puis Fontanes avait une allure que Joubert hésitait souvent à suivre. Il était jeune ; et il avait eu des histoires d’amour, dont il ne gardait ni joie ni fierté. Il avait vécu assez mal, sans faute grave, mais tout autrement que sa jeune sagesse ne l’eût voulu.

En 1786, Mme Joubert, devinant probablement le marasme où il était, profita de l’occasion que lui offrait l’installation parisienne d’Arnaud, son fils cadet, pour venir à Paris voir ce qui, somme toute, se passait. Avant de retourner à Montignac, elle alla faire une visite de quelques jours à un cousin Desmonds, un ancien militaire, qui s’était retiré à Villeneuve-le-Roi, près de Sens. Elle emmena Joseph : et il connut ainsi cette petite ville, qui tout de suite l’enchanta et qui devait le prendre à Montignac et à Paris, plus tard. Ce pays, dit Arnaud Joubert[1], « nous charma d’abord par sa riante position, ses agréables vallons, ses coteaux les plus beaux de tous les pays de vignobles et ses charmantes promenades, surtout par une allée de peupliers d’une lieue de long. » Joubert aima si bien Villeneuve-le-Roi qu’il y revint, pour un plus long séjour, à la fin de 1787. Il passa chez le cousin Desmonds toute l’année suivante et ne revint qu’au début de 1789 à Paris, « cette ville où l’air est perpétuellement remué. « Il y recommença de vivre sans beaucoup de suite et sans bonheur.

Le 26 avril 1790, il perdit son père. Je ne sais pas le chagrin qu’il éprouva de cette mort. Il n’y a presque rien de l’année 1790 sur ses carnets.

Je le crois désemparé. Quand sa mère l’appellera, il viendra. Mme Joubert ne désirait que de l’avoir auprès d’elle, à Montignac. Elle le considérait toujours comme un enfant et rêvait de veiller sur lui. Mais, à Montignac, que ferait-il ? et quelle position, digne de lui, de ses talens, lui procurer ? Tout parut s’arranger le mieux du monde, quand l’Assemblée constituante organisa les justices de paix.

Pour accepter de n’être que juge de paix à Montignac, Joubert n’a-t-il pas relâché beaucoup de son ambition ? Peut-être ; et ainsi nous enseigne la vie à nous borner. Mais aussi ne méconnaissons pas la singulière importance qu’on attribua, en 1790, à l’institution de cette magistrature nouvelle. Ce fut un bel enthousiasme et qu’attendrissait une sorte de sentimentalité politique et philosophique.

L’idée est de ce Thouret, qui eut de moins bonnes idées et qui, par exemple, substituant aux vivantes provinces les départemens administratifs, contribua grandement à défigurer l’ancienne France. Il exposa fort bien son projet, fit un tableau de la vie paysanne et de ses chamailleries quotidiennes, « qui ne peuvent être jugées que par l’homme des champs, lequel vérifie sur le lieu même l’objet du litige et trouve dans son expérience des règles et des décisions plus sûres que la science des formes et des lois n’en peut fournir aux tribunaux. » Il ajoutait, dépassant comme un orateur sa pensée : « L’agriculture sera désormais plus honorée, le séjour des champs plus recherché, les campagnes seront peuplées d’hommes de mérite dans tous les genres ! » Ce fut, dans l’assemblée, un enchantement. Un député s’écria : « C’est un père au milieu de ses enfans ; il dit un mot, et les injustices se réparent, les divisions s’éteignent, les plaintes cessent ; ses soins constans assurent le bon- heur de tous : voilà, le juge de paix[2] ! » Prugnon déclara que le nom seul de ces juges « avait droit d’intéresser » et que « ce mot faisait du bien au cœur[3]. » Le 7 juillet, l’on vota et les juges de paix eurent pour eux l’unanimité des législateurs.

Ils eurent pour eux l’opinion publique : la promesse d’une justice prompte, familière, peu onéreuse et qui enfin ne grossît pas jusqu’au torrent de la ruine le filet d’eau d’une bisbille, une telle promesse avait de quoi se faire des amis. En outre, on multiplia, autour de la nouvelle magistrature, ces phrases qui étaient à la mode du jour. Le 16 janvier 1791, quand, sur la place de l’Hôtel-de-Ville, en présence du peuple, Bailly reçut le serment des juges de paix parisiens, il leur dit : « Messieurs, la confiance de vos concitoyens vous appelle à des fonctions augustes et paternelles. Magistrats du peuple, vous serez toujours près de lui pour l’éclairer et le guider ; vous serez toujours présens, pour ainsi dire, à l’origine de toutes les divisions ; vous entendrez la discussion des premiers intérêts, lorsqu’ils seront encore simples et faciles à éclaircir, avant que les préventions soient établies et que les haines soient nées. Ministres de la paix au milieu de vos frères, vous allez donc resserrer tous les liens ; en conservant l’union des familles, vous servirez les mœurs et, en établissant la paix particulière, vous préparerez la paix publique[4]. »

Voilà présenter les choses joliment et sous les plus engageans dehors. Si l’on avait dit aux juges de paix la sèche vérité : — Vous jugerez, dans votre canton, les affaires les plus petites et qui ne valent pas la peine de déranger les tribunaux ; vous aurez pour cela un traitement annuel de six cents livres, et voilà tout, — l’on n’eût point excité le zèle de ces modestes magistrats. Puis, en disant la sèche vérité, l’on n’eût pas été sincère : telles sont les exigences de l’emphase, qui est une infirmité plutôt qu’un mensonge.

Joubert n’était pas emphatique ; et je doute que l’ait dupé cette rhétorique loyale. Cependant l’idée de Thouret, que le commentaire public embellissait, put le séduire ou, du moins, le disposer favorablement. A Montignac, dans la famille Joubert, ce dut être beaucoup mieux encore, on le devine. Mme Joubert, qui souhaitait passionnément de ramener son fils au bercail et qui pleurait son mari, se rappela que Jean Joubert avait eu l’ambition de voir Joseph Joubert magistrat : et ainsi tout allait s’arranger selon les vœux anciens et récens, au gré des souvenirs et des espérances.

Joseph Joubert était éligible. « Il faut, avait dit Thouret, que tout homme de bien, pour peu qu’il ait d’expérience et d’usage, puisse être juge de paix. » Et l’on avait eu soin de n’imposer aux candidats nulles conditions difficiles. On ne leur demandait pas d’être hommes de lois : ils jugeraient en équité, ce qui réclame du bon sens, et non des études. Ils auraient trente ans accomplis. Peut-être, au moment de leur candidature, ne seraient-ils pas domiciliés dans le canton, ni même dans le district ; mais, élus, ils résideraient assidûment parmi leurs ouailles quelquefois enragées. Ils devaient seulement payer les contributions qui étaient requises de tout candidat aux fonctions administratives : quant à son fils, Mme Joubert y pourvoirait.

Un juge de paix, disait la loi, par canton ; et, dans chaque ville de deux mille habitans au moins, un juge de paix particulier. Bref, Montignac aurait son juge de paix particulier : ne serait-ce pas Joseph Joubert ?...


L’élection ne se fit pas sans de grandes difficultés’ ; et le redit montre à merveille le trouble que jeta dans les petites villes, assez tranquilles jusque-là, l’invasion de la politique. Sans doute fut-ce un peu, dans toute la France, la même agitation, plus ou moins vive, qu’à Montignac. Dans la région périgourdine, en tout cas, les incidens furent nombreux. A La Cassaigne, l’élection du juge de paix est annulée par le Département : des citoyens qui n’avaient pas droit au suffrage ne s’étaient pas abstenus de voter ; puis on avait omis de faire prêter aux électeurs le serment patriotique. De nouvelles opérations furent ordonnées ; et, cette fois, le Département fit ces recommandations : « Vous inviterez vos citoyens à porter à cette opération toute la gravité et le sang-froid que son importance exige[5]. » A Thenon, de même, il fallut recommencer le scrutin ; et à Rouffignac, où d’abord on trouva plus de bulletins qu’il n’y avait de votans. Les électeurs méridionaux préludaient sans retard, et dès leur coup d’essai, à leurs plus remarquables et audacieuses fantaisies.

Joubert ne se mêla point à ces aventures. Dans ses souvenirs inédits, Arnaud Joubert raconte que son frère « se laissa nommer » juge de paix. C’est bien l’exacte vérité. Il ne vint même pas à Montignac pendant la période électorale, soit que la chose ne le tentât guère, soit qu’il sentit ou qu’on sentît pour lui qu’il était personnellement peu apte à faire campagne politique, soit qu’une sorte de nonchalance qui est assez bien dans son caractère l’eût engagé à épargner un long voyage au cas où il ne serait pas élu, soit qu’il eût à Paris des attaches qu’il rompait difficilement.

Il resta donc à Paris. Son élection est du 28 novembre 1790 ; et la confirmation du scrutin est du 12 décembre. Il ne se pressa point d’aller à Montignac. Il est à Paris le 18 janvier 1791. A quatre heures et demie de l’après-midi, ce jour-là, il se promène derrière le chevet de Notre-Dame ; il regarde la Seine, haute et gonflée, le ciel couvert de nuages dont il examine la variété. Il note sur son carnet tout cela, en latin, et ajoute : tempore tamen mihi satis jucimdo et felici. Le dimanche 23 janvier 1791, il est encore à Paris. Il continue de se promener, en baguenaudant et en méditant. La crue de la Seine l’intéresse. Et il note, avec un peu d’éloquence, ou de plaisanterie : « Inondation. La Seine a voulu voir la Bastille détruite. Elle invoqua les eaux du ciel, qui l’ont portée au pied des murs où régnoient ces fameuses tours que les habitans de Paris ont mises par terre depuis trois fois trois mois, neuf jours. » D’ailleurs, il est en train de lire Lucain ; et c’est peut-être la Pharsale qui, en l’occurrence, gonfle ainsi son langage.

En l’absence du candidat, la campagne électorale fut organisée et menée pour lui par son beau-frère, ce Jean Boyer qui avait épousé Catherine Joubert[6]. Ce Jean Boyer paraît avoir été un garçon très actif et adroit. Il dépensa, pour l’élection de Joseph Joubert, un vif entrain.

Quelques mois plus tard, un certain Waurillon de la Bermondie le dénonçait, « à l’instigation du peuple, » au lieutenant général criminel de la sénéchaussée et siège présidial de Sarlat, François Lavech des Fauries, comme un citoyen dangereux[7], Il le désignait, avec le « petit despote » Élie Lacoste, médecin, et quelques autres particuliers, comme jaloux d’» opprimer le peuple. » Et ce Waurillon de la Bermondie a l’air un peu fou. Sa plainte, où il y a certainement des exagérations et probablement des calomnies, contient aussi des élémens de vérité : elle montre fort bien Montignac en proie à la politique.

Boyer, « glorieux d’avoir fait un maire à sa fantaisie, » résolut de faire aussi un juge de paix. Et, pour « faire tomber les suffrages sur un certain Joubert, » il envoya (dit Waurillon de la Bermondie), quelques jours avant le scrutin, « des émissaires dans les maisons pour accaparer tous les suffrages qu’il pourroit. » Voyant que cette manœuvre ne suffirait pas, il « tenta d’éloigner les citoyens actifs et timides en faisant dire par un certain Jean Degain... que, si le sieur Joubert n’étoit pas nommé ou, ce qui revient au même, que, si le sieur Borredon étoit nommé, il y auroit la moitié de la ville de décapitée. » Puis un certain Martin, tambour municipal, fut chargé d’annoncer que « ceux qui ne voudroient pas ledit Joubert, il faudroit les saigner. »

Joubert fut élu ; et son élection, « généralement applaudie[8]. » Il y eut même de l’enthousiasme. Il y eut aussi du mécontentement. Borredon, le candidat malheureux, avait ses partisans, qui n’acceptaient pas volontiers sa défaite. Des protestations furent formulées et signées.

Le 1er décembre, à l’assemblée qui se tenait dans la chapelle des Pénitens, Borredon le déconfit donna lecture de ces protestations. Il lut aussi le texte des lois du 28 mai et du 1er juin 1790, qui prescrivaient le serment individuel des électeurs : or, on avait négligé cette formalité. Le sieur Pommarel, président de l’assemblée, dut insérer au procès-verbal cette omission. Waurillon de la Bermondie était dans l’affaire. Le président le pria de relire à haute voix les décrets. Waurillon de la Bermondie, pour ce, tire le livre de sa poche. Alors Boyer, « d’un ton furieux, » crie « qu’on ne doit pas ajouter foi à ces décrets ni au porteur. » Le porteur (c’est Waurillon) somme le président d’imposer silence à Boyer et de le punir. Boyer s’élance vers lui : des citoyens le maintiennent ; et Mérilhou, le maire, appelle la garde. Waurillon de la Bermondie, là-dessus, déclare « qu’il est d’un insolent de crier à la garde et de la faire courir la baïonnette en avant sur un citoyen qui lisoit une loi par ordre du président, que c’étoit manquer à l’assemblée et enfreindre la loi, puisque la garde ne devoit être requise que par le président et introduite dans l’assemblée que de son consentement exprès. » Cependant la garde, appelée par Mérilhou, fonce (dit Waurillon de la Bermondie) sur ledit Waurillon, qui est frappé de coups dé poing, de pied et de crosse de fusil. Il se sauve. Ses adversaires le poursuivent, assure-t-il, pour l’égorger. Il arrive devant la porte de l’escalier qui mène à la tribune des pénitens ; il entre et ferme la porte derrière lui. Il la ferme trop vite, de sorte qu’il est pris, le malheureux, par le pan de son habit. Cela donne à ses ennemis le temps de l’atteindre. Ils lui mettent la main à la gorge. Et lui, de crier à l’assassin. Grand tumulte, s’il faut l’en croire. Les gens sortent de l’église, où ils étaient pour l’office. Ou sonne le tocsin. Les gardes lâchent Waurillon et le laissent partir, dès qu’ils voient la foule approcher... « Ce fait prouve, remarque-t-il. Un dessein prémédité de la part de quelques intrigans. » Il ajoute : « La justice ne sauroit trop sévir contre de pareils forfaits et réprimer les coupables. »

Même si Waurillon de la Berrmondie exagère volontiers sur quelques points, il n’invente pas tout. Et il reste au moins que l’élection de Joubert fut, à Montignac, l’occasion d’un assez violent désordre. On l’imagine, lui, à Paris, recevant ces nouvelles, — et ne se pressant pas d’arriver.

Borredon le vaincu et ses partisans, Pebeyre fils, Dourssat, La Bermondie et d’autres, n’abandonnèrent pas la partie. Ils adressèrent une réclamation aux administrateurs du département de la Dordogne. Ils posaient en principe que « l’observation des lois » est « le plus solide appui de l’État » et que « nul ne doit se permettre de s’en écarter. » Ils affirmaient que « les décrets sur l’éligibilité aux places de juges de paix sont clairs. » Et « cependant, messieurs, la ville de Montignac s’est manifestement écartée de ces principes sacrés, dans le choix qu’elle a fait d’un certain Joubert pour son juge de paix... Vous sçavés assés, messieurs, que sur ce rapport le sieur Joubert n’est pas citoyen éligible ; et vous ne balancerés pas à prononcer la nullité de sa nomination. Dans cette position vraiment fâcheuse, nous avons recours à votre justice, affin qu’il vous plaise statuer sur la légalité ou illégalité de la nomination du prétendu Joubert[9]... »

Avant d’aller au Département, l’affaire fut soumise au directoire du district. Conseillée évidemment par Jean Boyer, Mme Joubert composa un mémoire, qu’elle envoya au district, lequel le devait transmettre au Département.

Voici ce mémoire. « Messieurs, Joseph Joubert, mon fils aîné, homme de loix... » A vrai dire, on ne voit pas du tout comment Joubert mérite cette qualité d’homme de lois. A-t-il, sans qu’on en possède aucun témoignage, étudié la jurisprudence à Toulouse, quand il était aux Doctrinaires ? Je ne le crois pas. Et Arnaud Joubert, dans la Notice historique qu’il a fait imprimer pour quelques amis à la mort de son frère, dit que ce frère était « tout à fait étranger aux lois. » Il y avait dans la famille un homme de lois, — un petit homme de lois : — c’était précisément ce jeune Arnaud Joubert que sa mère amenait à Paris en 1786 et plaçait chez un procureur au Châtelet. Mais Joseph Joubert n’est pas homme de lois : homme de lettres, seulement. D’ailleurs, nous l’avons vu, la qualité d’homme de lois n’était pas exigée du candidat aux justices de paix. Mme Joubert, à tout hasard, décernait à son fils ce titre qui, du moins, ne pouvait pas nuire ; et c’est Jean Boyer certainement qui dictait. Reprenons la lecture du mémoire : « homme de loix, âgé de trente-sept ans ou environ, habitant la ville de Paris depuis seize ans, a été élu juge de paix de la ville de Montignac. Cette-nomination à peine faite, le sieur Labrousse plus jeune, surnommé Borredon, a élevé des griefs contre son élection et n’a pu fonder sans doute ses moyens que parce qu’on veut douter que les voix ayent porté ou sur mon fils aîné ou quelqu’un de ses frères... » Et nous nous demanderons si peut-être les meneurs de la campagne électorale n’ont pas utilisé le moins du monde la confusion qui pouvait être faite entre Joseph Joubert homme de lettres et Arnaud Joubert homme de lois… Mme Joubert continue d’énumérer les moyens que mettent en avant les adversaires de son fils : « 2° sur le défaut du serment prêté individuellement par les votans et requis par le décret ; 3° enfin sur le défaut de la contribution de dix journées de travail, etc. » C’était le taux de contribution nécessaire à l’éligibilité.

Mme Joubert répond sur ces trois points. Sur le premier point, — confusion des frères Joubert, — elle répond que ce n’est là qu’une « chicane. » Sur le deuxième point, — prestation du serment individuel : — « le serment individuel prétendu ordonné n’est connu que par des journaux, etc. » Troisième point : « Pour démontrer que le sieur Joubert paye pour sa part une imposition plus que suffisante, je vous produirai les actes de propriété qu’il s’est acquis, consistans en deux reconnoissances de mille livres chacune, etc. » En conséquence, « la demoiselle Joubert attend avec confiance que l’administration déclarera n’y avoir lieu à délibérer et confirmera par une ordonnance solennelle l’élection du sieur Joubert. »

Le directoire du district de Montignac estima démontré que Joseph Joubert payait une imposition suffisante pour être éligible et avait les qualités nécessaires pour être nommé juge de paix. Il ne s’occupa aucunement de la confusion qui avait pu se faire entre les différens frères Joubert. Mais il examina la question du serment. Les électeurs avaient prêté serment « en commun. » Or, lisons l’article 4 du décret du 28 mai 1790 : « Après le serment civique, prêté par les membres de l’assemblée dans les mêmes termes ordonnés par le décret du 4 février dernier, le président de l’assemblée ou de chacun des bureaux prononcera avant de commencer les scrutins cette formule de serment : Vous Jurés et promettes de ne nommer que ceux que vous aurés choisis en votre âme et conscience comme les plus dignes de la confiance publique, sans avoir été déterminés par dons, promesses, sollicitations ou menaces ; cette formule sera écrite en caractères très lisibles, exposés à côté du vase du scrutin. Chaque citoyen, apportant son bulletin, lèvera la main et, en la mettant dans le vase, prononcera à haute voix : Je le jure. » Voilà ce que commandait le décret du 28 mai 1790. Le directoire du district de Montignac, considérant que ce serment individuel était « la seule barrière que l’Assemblée nationale eût pu opposer aux démarches des intrigans, » fut d’avis qu’on ne pouvait « ni le suppléer ni l’omettre. » L’assemblée électorale de Montignac l’avait omis : donc les élections faites par cette assemblée étaient nulles. Le directoire observait qu’un décret de nullité avait, pour cause pareille, frappé les opérations de l’assemblée primaire de Colmar. Il ajoutait : « Au surplus, comme, dans les requêtes, il est question de cabale, le directoire estime encore, sur les conclusions du procureur syndic, qu’il y a lieu à nommer deux commissaires pour assister aux nouvelles opérations. » Cette décision, qui annule l’élection de Joubert, est du 2 décembre 1790.

Ainsi échouait le grand effort de Jean Boyer, sa brigue industrieuse. Ainsi échouait aussi le tendre espoir de Mme Joubert. Elle dut passer de mauvais jours à se demander si le nouveau scrutin serait, comme le premier, favorable à ses vœux maternels : sans doute devina-t-elle, pour en souffrir, le mystérieux caprice des troupes électorales.

Mais le directoire du district n’avait prononcé qu’en premier ressort : la décision finale appartenait au directoire du Département.

Celui-ci, le 12 décembre, considéra que le serment prescrit par le décret du 28 mai paraissait « se confondre avec le serment civique que fait prêter le président avant la votation » et que le second pouvait « être regardé comme surérogatoire et un surcroît de précaution. » Le serment individuel n’était pas prescrit « à peine de nullité : » l’annulation des scrutins de Colmar avait eu pour cause le manque du premier serment, serment collectif, « le seul qui semble vraiment essentiel ; » « il n’existe aucun exemple ni aucune probabilité que le défaut du second serment emporte la nullité de l’élection. » Le décret du 28 mai avait été envoyé dans les provinces avant la formation des corps administratifs. Ainsi, nombre de municipalités ne l’avaient ni reçu, ni connu. De sorte que toutes ou presque toutes les nominations de juges de paix, dans la Dordogne, seraient à recommencer, la prestation du second serment n’ayant généralement pas été faite. Avec beaucoup de sagesse, le directoire du Département observait que « la multiplication des assemblées primaires fatigue et incommode le peuple et qu’il seroit infiniment dangereux de le rebuter d’y revenir et de laisser dans les nouvelles élections le champ libre aux intrigans qui ne manqueroient pas de s’y rendre. » Il ajoutait : « Considérant enfin que la nomination du sieur Joubert est généralement applaudie, que la crainte qu’elle ne fût attaquée a déjà soulevé le peuple du canton et qu’il pourroit résulter des troubles majeurs de la convocation d’une nouvelle assemblée primaire... et attendu que les autres reproches faits audit sieur Joubert sont sans fondement ou suffisamment détruits, » l’élection de Joubert est maintenue[10].

Voilà Joubert décidément juge de paix à Montignac. L’opposition dut continuer quelque temps, comme en témoigne la nouvelle réclamation tentée, le 11 janvier suivant, par Waurillon de la Bermondie. Mais, après la décision du directoire départemental, l’affaire était finie.

Il est à remarquer, dans tout cela, qu’en 1790, après sa longue absence, Joubert, à Montignac, n’était plus guère connu. Avec malveillance, les adversaires de son élection l’appellent « un certain Joubert, » comme si l’on ne savait pas trop qui ce pût être, voire « un prétendu Joubert, » comme si l’on n’était pas sûr qu’il existât le moins du monde ; ne le confondait-on pas avec l’un ou l’autre de ses frères ?... Cependant il fut élu ; son élection, accueillie avec beaucoup de faveur. Ce beau résultat, c’est évidemment sa famille, et surtout Boyer, qui l’obtint. Mais on peut croire qu’en outre il fut aidé par le fait de sa qualité parisienne. Mme Joubert, dans sa réclamation, ne manque pas de noter qu’il habite depuis seize ans (elle se trompe, ou bien elle exagère, de trois ans) la ville de Paris. Les lois et toutes les nouveautés attrayantes venaient de Paris : on fut sensible à ce parisianisme d’un garçon qui viendrait aussi de là-bas pour être juge de paix à Montignac. Cela me semble attesté par un article qui, le mercredi 5 janvier 1791, célébra, dans le Journal patriotique du département de la Dordogne, « la dignité et l’élévation » du choix fait par Montignac : « Une petite ville s’est éminemment distinguée par le choix qu’elle a fait de M. Joubert cultivant à Paris depuis quinze ans la littérature, la philosophie et les arts. Historien profond et aussi sage qu’éloquent moraliste, ce citoyen est connu par son patriotisme et sa modération, par les préférences qu’il a données à la philosophie sur la fortune dans le temps des anciennes places, par ses liaisons avec les grands hommes passés qui ont influé sur la révolution, par l’estime qu’il a inspirée aux écrivains célèbres à qui il a fait part de ses travaux et surtout par son peu d’empressement pour une célébrité qu’il a mieux aimé mériter qu’obtenir, Ce n’est pas le canton de Montignac, c’est le département de la Dordogne que nous félicitons d’un choix si honorable et d’une acquisition si précieuse. » L’auteur de cet article est François Lamarque, — naguère M. de Lamarque, avocat au parlement de Paris, — maintenant Lamarque tout simplement et juge au tribunal du district de Périgueux, plus tard conventionnel, député aux Cinq-Cents, — et chevalier de l’Empire. Peut-être Joubert a-t-il connu à Paris ce Lamarque. Et l’article de ce Lamarque n’est pas une merveille. Le rédacteur écrit assez vite ; il emploie des formules souvent médiocres. Mais je crois apercevoir qu’il fait sa rédaction sur des notes qu’on lui a fournies ; et je crois que ces notes viennent de Joubert lui-même : je crois l’y reconnaître au personnage qu’il trace de lui et qui est bien le personnage qu’il voulait être, comme en témoigne ce brouillon de 1799 que j’ai analysé précédemment. La préférence qu’il a donnée à la philosophie sur la fortune au temps des anciennes places, son peu d’empressement pour une célébrité qu’il a mieux aimé mériter qu’obtenir : tout cela est de lui. Sans doute, ne venant pas à Montignac pour sa campagne électorale, avait-il envoyé du moins les éléments de ce qu’on devrait dire de lui.

Mais il est élu : il n’a plus qu’à venir. Il attendit que fût apaisé le tumulte auquel avait donné lieu, malgré lui, son élection. Et il partit pour Montignac, je suppose, au commencement de février.


En tout cas, il était à Montignac le 6 mars. Ce jour-là, solennellement, il prêta son serment de juge de paix ; devant la municipalité assemblée avec le conseil de la commune dans la chambre du conseil.

Joubert a trente-huit ans bientôt. Il est grand et mince. Comme juge de paix, il ne porte point un costume particulier. L’Assemblée constituante a supprimé, pour les magistrats, la robe, uniforme d’ancien régime et qui convenait dans l’ « édifice monstrueux de la chicane, » Elle tint à honneur de ne donner aucun costume particulier aux juges de paix, cela pour des raisons un peu risibles et charmantes, « attendu que leurs fonctions sont toutes fraternelles et pacifiques et que le bien qu’ils sont à portée de faire à leurs concitoyens est suffisant pour leur attirer la considération publique sans qu’il soit nécessaire de la provoquer par des signes extérieurs[11]. » Mais, si fraternel qu’on soit et pacifique, on a ses petites coquetteries. Les juges de paix du département de l’Aube firent savoir au Comité de constitution qu’ils ne seraient point fâchés de se voir décerner un bel et flatteur uniforme[12]. Le Comité de constitution répondit, avec une touchante gravité : « Le juge de paix doit regarder comme une distinction précieuse de ne porter aucun costume distinctif, qui serait un véritable hochet d’enfant lorsqu’il ne doit avoir que la haute considération attachée à son utilité et à son importance pour le bien public... » Le Comité de constitution n’était pas un écrivain ; mais il avait des principes de simplicité déjà républicaine. Puis, réservant aux vanités humaines l’avenir, il ajoutait : « On verra cependant s’il est avantageux de lui donner quelque marque extérieure dans certains cas. »

Joubert prononça le serment que voici : « Je jure d’être fidèle à la Nation, à la Loy et au Roy et de maintenir de tout mon pouvoir la constitution du royaume décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le Roy, et de remplir avec zèle et impartialité les fonctions de mon office. » Il signa, et les membres de la municipalité après lui[13].

Le lendemain, 7 mars, il fut élu « notable » et adjoint au conseil municipal pour la répartition de l’impôt. Le lendemain, 8 mars, il prêta serment comme notable. Et il allait ainsi, de sermens en sermens, au gré des lois et des décrets qui multipliaient à merveille les formalités et les solennités. Le public était fort touché de ces cérémonies. La révolution préludait par de grandes inventions judiciaires ; et il fallait bien donner quelques dehors imposans à un appareil tout neuf, qu’on venait d’improviser et qui, pour émouvoir les imaginations, avait besoin d’artifice. Joubert est le seul officier de justice que Montignac eut alors à introniser. L’Assemblée nationale, qui avait établi à Montignac le siège du district, donna le tribunal à Terrasson, petite ville située à quinze kilomètres de là, sur la route de Brive. Montignac ne possédait que son juge de paix, M. Joubert. Mais, à Terrasson, l’installation des juges se fit avec beaucoup d’éclat. Coups de canon, sonneries de cloches marquèrent « le plaisir que goûtaient déjà les citoyens d’être jugés par ceux qu’ils avaient élus. » La garde nationale se mit en armes pour recevoir les détachemens des environs ; elle escorta le conseil de la commune, la municipalité et les juges, qui se rendirent à l’église paroissiale, la musique militaire jouant le Ça ira. L’on entendit la messe ; puis on mena les juges à leur tribunal. Il y eut des discours « analogues aux circonstances, » pleins « d’éloquence et de civisme. » Les juges prêtèrent serment. « Le sieur Lachambeaudie, » — père, je crois, du fabuliste, — « commissaire du Roi, prêta le serment devant le tribunal. Cet ex-conseiller de la ci-devant cour présidiale de Sarlat ne négligea rien pour prouver qu’il était entièrement dépouillé des préjugés de sa robe et donna par ses paroles de nouvelles preuves de son zèle et de son attachement pour la chose publique... » Enfin, la commune donna un repas « splendide » aux nouveaux juges et à l’état-major des gardes nationales invitées[14].

Telles étaient les cérémonies auxquelles Joubert se trouva mêlé dès son retour à Montignac. Son arrivée tardive lui en épargna quelques-unes ; il en eut encore beaucoup. Je ne suis pas sûr que Mme Joubert ait grandement aimé tout ce manège du civisme. Pourtant, si l’on faisait jurer à son fils fidélité à la Nation, il la jurait aussi au Roi ; et, si l’on chantait le Ça ira, les hardis cortèges allaient néanmoins à la messe.

La petite ville de Montignac, depuis quelque temps, n’était plus la même ; et il fallait en prendre son parti. Elle n’avait jamais été somnolente ni même extrêmement sage. Mais elle devenait terrible, si violente qu’elle en était méconnaissable. A chaque instant, des attroupemens, des querelles et des injures, des batailles même, et de petites émeutes. Les femmes n’étaient pas plus calmes que les hommes.

Un jour, le 14 mars, pendant une séance municipale à laquelle assistait Joubert, le procureur de la commune entra, et, aussitôt, il prit la parole. Il était profondément affligé du désordre et des excès de toute espèce qu’il voyait à Montignac, vivement affecté des propos indécens qu’on faisait courir touchant la garde nationale et les citoyens. Il avait hâte de remédier à un tel état de choses, dont les suites seraient funestes. Que proposait-il ? Une proclamation de l’assemblée : — et voilà tout !... C’était, ce procureur, un personnage éloquent, mais naïf. Une chose l’étonnait, l’ébaubissait ; la voici : « Comment se peut-il qu’avant la révolution, vivant comme frères et amis, la révolution nous ait séparés d’intérêts, d’intimité et de concorde ? » Pauvre procureur, et simple d’âme, qui avait pris au sérieux les annonces de la fraternité !... Comment se peut-il ?... Et il cherchait. Jadis, à Montignac, les gens de la rive gauche et ceux de la rive droite se taquinaient les uns les autres : il avait suffi d’établir un pont sur la Vézère pour les accorder. Cette fois, quel pont lancer entre les gens de droite et de gauche ? Le procureur ne savait pas ! Dans l’incertitude, il déclarait que, si la ville était divisée en deux partis opposés de principes et de sentimens, c’était la faute aux « ennemis du bien public et à leurs agens : » des hommes « hardis et sans pudeur » avaient « semé la terreur et la méfiance parmi les esprits faibles et les plus propres à servir leurs abominables projets, » — n’est-ce pas ?...

Joubert voyait à Montignac, en petit, ce qu’il aurait vu à Paris ; mais il le voyait de plus près, il le voyait mieux, et il avait tout à côté de lui les motifs de son prochain dégoût. Cependant il croyait encore, pour quelque temps, cédant à l’illusion commune, qu’une ère nouvelle et raisonnable naîtrait de l’agitation provisoire.


Il dut entrer en fonctions dès le lendemain du jour qu’il prêta serment. Les mêmes électeurs qui l’avaient nommé désignèrent aussi quatre (ou peut-être six) prud’hommes qui, deux par deux et de deux en deux mois, lui serviraient d’assesseurs. Seulement, les assesseurs ne recevaient aucun traitement et, par suite, ils ne montraient pas beaucoup de zèle. Joubert eut quelquefois de la peine à se procurer leur concours indispensable ; mais il avait soin de les traiter avec complaisance. Le jeudi 17 mars 1791, tout au début de sa magistrature, il écrit à l’un d’eux : « Je prie M. Oranger de vouloir bien m’apprendre s’il lui seroit possible de remplir ses fonctions d’assesseur demain matin à onze heures. Je lui présente le bon soir. — Joubert[15]. » Je ne sais pas si M. Oranger put assister Joubert à l’audience du 18 mars.

Pour compléter son tribunal, le juge de paix avait encore un greffier qu’il désignait lui-même et qui prêtait serment devant lui seul. Joubert choisit un Queyroy, l’un de ses cousins, car sa grand’mère, femme de Claude Joubert, était une Thoinette Queyroy. Et il traitait son greffier, nous le verrons, très gentiment.

Il y avait, chaque semaine, trois audiences régulières. En dehors de cela, le juge de paix était sans cesse à la disposition des parties, pour toute affaire qui demandât de la célérité. Il tenait ses audiences chez lui, tout bonnement, pourvu que les portes fussent ouvertes à tout venant ; et ainsi la vieille maison de la rue du Cheval Blanc, — aujourd’hui, rue de la Liberté, — se transforma en justice de paix.

Quel plaisir on aurait à se figurer un peu exactement Joubert qui reçoit à son tribunal les gens irrités, les apaise, au moins les engage à parler plus doucement, les écoute, argumente avec eux, leur démontre la futilité de leurs ressentimens et ne les persuade pas toujours, mais leur donne de bons avis et, au bout du compte, tranche à sa guise le débat ! Je devine sa patience. Il ne ressemble pas à l’ami qu’il aura plus tard, à ce Chateaubriand qui, ambassadeur à Londres, regrette de consacrer « une petite case de sa cervelle » à des dossiers médiocres et, quand il fouille dans sa mémoire, d’y « rencontrer MM. Usquin, Coppinger, Deliège et Piffre. » Cette hauteur intellectuelle et ce dédain d’artiste ne sont pas de Joubert. Il est méticuleux et attentif ; il accorde à la plus petite affaire un soin délicat. Et sa bonhomie fait merveille ; la finesse de son esprit le dispense d’être dupe. Il sait, quand il le faut, conclure et nettement.

Je voudrais l’imaginer assez pour le voir, l’entendre. Mais, à défaut de lui, j’ai eu la chance de trouver, — non sans peine et avec plus de joie, — dans une armoire, au grenier de la mairie de Montignac, parmi des paperasses, de la poussière et des souris, toute une liasse de ses jugemens, signés de lui et, la plupart, d’un bout à l’autre écrits de sa main.

Le plus ancien de ces modestes documens, — qui ont l’intérêt de nous montrer au jour le jour la vie d’un magistrat de petite ville sous la révolution, ce magistrat d’ailleurs étant Joubert, — est du 22 mars 1791. Le nommé Pierre Marfonds, avec une nommée Léonarde Bray, se présenta au juge de paix. On accusait Marfonds d’avoir tenu contre Léonarde Bray des propos injurieux et nuisibles à la réputation de cette fille. Donc, il venait, — et, probablement, amené par la fille, — rendre hommage à la vérité. Ces propos, il les déclarait, avec une sorte de spontanéité, calomnieux et faux ; et Léonarde, fille d’honneur et de conduite, fille de vertu. « Et, pour le rétablissement de la paix et l’union entre les parties, nous, juge de paix, avons reçu ladite déclaration, dont Léonarde Bray nous a précédemment déclaré être contente et satisfaite ; et il est convenu que la minute de cette déclaration, écrite par nous et souscrite par Pierre Marfonds, demeureroit en dépôt dans notre greffe, pour expédition en être faite aux requérans en tous temps et en cas de besoin. »

Cette Léonarde, nous la retrouverons : c’est une gaillarde. Et un gaillard, ce Marfonds, que nous retrouverons également, toujours en querelle avec Léonarde. Leur bisbille commence au mois de mars 1791. Et Joubert leur a dit de bonnes paroles, qui ont disposé Léonarde à la mansuétude, Marfonds à la courtoisie. Il a dépensé, en leur faveur, la plus ingénieuse dialectique ; il croit les avoir accordés et il se félicite d’avoir été, dans sa petite ville, un artisan de bonne entente.

Il a d’autres soucis. Dès le début de 1790, les Montignacois ont créé une « Société populaire » dont les grands hommes sont Desmonds, homme de loi, qui devint procureur de la commune ; Mérilhou, qui devint maire, et son frère qui, après Joubert, sera juge de paix ; un Requier, parent de Joubert ; un Granger, qui devint l’un de ses assesseurs ; et surtout Élie Lacoste, le médecin, l’un des meneurs de l’opinion montignacoise. C’est lui qui a rédigé le cahier des doléances de la commune. Nous l’avons vu ennemi de La Bermondie et, sans doute, mêlé avec Boyer à l’élection de Joubert. Il prétend écrire « avec le crayon mâle de la vérité. » En 1789 déjà, il est monté en chaire, à l’église Saint-Pierre et il a tenu des propos enflammés. Il sera député à la Législative, conventionnel et votera la mort de Louis XVI. Il dénoncera Saint-Just comme fauteur de division. Emprisonné après l’insurrection de Prairial, il recouvrera la liberté par l’amnistie de l’an IV et alors, assagi, reviendra dans son pays pour y être de nouveau médecin.

La Société populaire de Montignac est plus bavarde qu’agissante : c’est, en somme, les habitués du pont qui ont pris un titre, choisi une salle de palabres et qui font de la politique, assez vaguement. Mais, le 4 janvier 1791, la Société changea de nom, s’appela Société des Amis de la Constitution et prétendit être, comme telle, reconnue par la municipalité. Celle-ci accorda ce qu’on lui demandait, l’accorda sans plaisir et, — disait-elle, posant ainsi ses conditions, — « dans l’espérance que les personnes bien nées qui composeront cette assemblée garderont toutes les règles de la modération et qu’elles n’entreprendront rien d’une certaine conséquence sans la participation de la municipalité. » Deux pouvoirs étaient dressés l’un en face de l’autre.

Dès son arrivée à Montignac, Joubert fut invité à entrer dans la Société des Amis de la Constitution : les registres portent sa signature.

Le 2 avril, Mirabeau mourut. Le 8 avril, la municipalité ordonna qu’un service de deuil fût célébré, le 12, dans l’église Saint-Pierre ; et tous les citoyens porteraient le deuil pendant trois jours. L’instituteur, — un tiède, — interdit à ses écoliers de prendre part à cette manifestation : la municipalité arrêta que l’école serait fermée le 12 et que l’instituteur avec ses écoliers assisterait au service funèbre, afin « de donner aux jeunes gens l’exemple du patriotisme et de la religion. » Les Amis de la Constitution résolurent de faire mieux encore. Ils ouvrirent une souscription en vue d’élever, à Montignac, une pyramide en l’honneur de Mirabeau. M. Joubert, juge de paix, figure, sur la liste de souscription, pour six livres. Il y aurait péril à conclure de là que Joubert fût un grand admirateur de Mirabeau ; mais il cédait au sentiment général. D’ailleurs, on connut les papiers dits de l’armoire de fer, qui détruisaient la renommée civique de Mirabeau : et l’idée de la pyramide fut abandonnée. Mais avant cela, que de discours !

Au mois de septembre, une loi ôta aux sociétés populaires toute efficacité politique. Les Amis ne se réunirent plus que pour lire les papiers publics et commenter inutilement les nouvelles. Ils ne reprirent leur puissance qu’à la fin de l’année 1793, quand Joubert avait quitté Montignac depuis longtemps.

Joubert dut assister à bien des séances du conseil général. Sa signature est sur les registres : le 25 mars 1791, quand il s’agit d’acheter pour la commune des biens nationaux, notamment l’église des Cordeliers ; le 12 juin 1792, quand il s’agit d’établir un collège à Brive ; le 29, quand il s’agit de fixer le traitement de divers agens de la commune, etc. Il est en relations fréquentes avec le conseil municipal et avec le directoire du district, qui ont, sur toutes sortes d’affaires, à se réunir au conseil général. Sa magistrature n’est pas uniquement consacrée à l’œuvre judiciaire, mais aussi à l’administration et à la politique.

Une affaire qui l’occupa singulièrement fut la célébration de Jean Grangier dit Barbefine et de Pierre Cailloud dit Lachenau. C’est toute une histoire, et si attrayante qu’il faut la conter par le menu. Le 8 décembre 1790, quand Joubert était encore à Paris et peu de semaines avant qu’il allât regarder, au chevet de Notre-Dame, la crue de la Seine, la petite Vézère, à Montignac, fit des siennes : elle déborda, elle inonda le voisinage, elle eut des flots de torrent déchaîné. Un enfant de huit ans, Joseph Faure, tomba dans l’eau. Il se noyait si un brave homme de pêcheur, Grangier dit Barbefine, ne fût monté dans sa barque et, au risque de chavirer tant la rivière était méchante, ne l’eût sauvé. Comme Grangier détachait sa barque et se lançait à son exploit, Pierre Cailloud se dévêtait et, nageur, s’apprêtait ; il n’eut point à se jeter : Grangier revenait, avec l’enfant. Voilà un simple et heureux sauvetage. Il émut les Montignacois. Et puis les Montignacois pensèrent à autre chose, notamment aux élections, qui les soulevaient comme la mauvaise saison la rivière.

Dans le courant de janvier 1791, l’on était, à Montignac et ailleurs, tout à la vertu : c’est le commencement des révolutions. Tout à la vertu, et tout au peuple, et tout à une sorte d’éloquence attendrie quant au peuple et à la vertu. L’on ne manqua point de penser au dévouement courageux de Grangier dit Barbefine. Les officiers municipaux de Montignac écrivirent aux administrateurs du Département : « La justice et l’humanité nous engagent à mettre sous vos yeux un événement qui a le plus grand droit à votre attention et à votre charité... » Charité : c’est un mot qu’on bannira du vocabulaire civique ; mais alors on est encore un peu obscurantiste, sans le vouloir... « Dans une forte inondation, un enfant de huit ans tomba dans la rivière. Plusieurs furent témoins de sa chute, sans qu’aucun osât ni pût lui donner le moindre secours. A leurs cris qui se faisaient entendre de toutes parts, le nommé Grangier dit Barbefine arrive, qui, vivement touché par ces lamentations et plus encore par la perte de ce pauvre enfant, entreprend de le sauver. Au risque de se perdre lui-même, il se met dans un bateau, traverse le courant qui était d’une rapidité étonnante et va prendre l’enfant à trois cents pas de l’endroit où il était tombé... » Les officiers municipaux de Montignac demandent une récompense pour le vaillant sauveteur[16].

Le 2 février, le Département, pour plus ample informé et pour avis, envoyait l’affaire au district de Montignac. Le directoire du district fit une enquête : plusieurs de ses membres avaient assisté à la scène « effrayante et attendrissante. » Et, le 15 février, délibérant à ce propos, il dit : « Considérant que l’on ne peut trop récompenser le citoyen qui expose sa vie au plus grand danger pour sauver celle de son semblable ; considérant d’ailleurs que la ville de Montignac, sujette à de fréquentes inondations, mérite plus que partout ailleurs de tels encouragemens, le directoire estime qu’il y a lieu à accorder au susnommé la somme de cent livres. » Voilà Barbefine pourvu. Le directoire ne s’en tint pas là. Comme il récompensait la vertu, il aima ce travail. Il inventa Cailloud dit Lachenau, qu’on oubliait et qui, somme toute, n’avait rien fait, que de se déshabiller promptement, mais qui avait eu de bonnes velléités : . la vertu est déjà dans ses primes intentions. « Le directoire ne doit pas passer sous silence une action encore plus étonnante... » Il faut, en pareil cas, exagérer... « Au moment qu’une troupe de citoyens assemblés regardait la mort de cet enfant comme inévitable, un d’eux se détache, court, sur le bord de l’eau, se dépouille et, sans être effrayé du danger, qu’il courroit, alloit se jetter à la nage pour sauver cet enfant ou : périr avec luy... » Il y allait ; et il faudrait être du Nord pour songer qu’il n’y alla point... « Le courage que l’on connoit à ce citoyen ne permet pas de douter que le nommé Cayou dit Lachenau n’eût exécuté son héroïque projet — si, au même instant, ledit Barbefine ne se fût élancé dans le bateau, qui par cette action sauva sans doute à la fois l’enfant et le malheureux qui vouloit courir, à son secours... » Le directoire du district trouvait le projet de Cailloud plus étonnant encore que l’acte de Barbefine ; pourtant, s’il accordait cent livres à Barbefine, il n’en donnait que trente-six à Cailloud. L’on s’emporte ! c’est l’enthousiasme ; puis on se calme et on remet les choses au point.

Le Département reçut la délibération du district. Mais il avait beaucoup à faire, pour la rentrée des impôts, et mille choses ; puis, à Périgueux, les exploits de Barbefine et de Cailloud n’excitaient pas les imaginations comme au bord de la Vézère ; puis il y a, même au début des révolutions, des jours où la vertu est priée d’attendre. Le Département n’examina que le 26 mai la délibération du district. Il l’approuva. Il prit en considération le « civisme » des sauveteurs ; et, « vu leur peu de fortune, » il voulut récompenser leur dévouement « de manière à satisfaire leur patriotisme » et aussi « leur intérêt. » Il décida « que la commune de Montignac serait extraordinairement assemblée aux jour, lieu et heure indiqués par le conseil général afin qu’en présence de tous les citoyens, et au nom de la patrie le nommé Grangier reçoive des témoignages de la reconnaissance que doit la patrie à ceux de ses membres qui exposent leur vie pour lui conserver des citoyens, et le nommé Cailloud des éloges de sa bonne volonté qu’il a si ouvertement démontrée pour le même sujet ; qu’il serait fait un procès-verbal qui contiendra non seulement le narré de l’action des nommés Grangier et Cailloud, mais encore la description de la cérémonie ci-dessus ordonnée... » Une copie pour Grangier, une autre pour Cailloud et une autre pour le Département, qui la communiquera à tous les districts. Tout cela, pour satisfaire le patriotisme des sauveteurs. Quant à leur intérêt, le département consentait à leur donner de l’argent, oui, mais « à titre de secours et a raison de leur pauvreté, non comme récompense, » car « ces belles actions ne doivent jamais être récompensées avec de l’argent. » Le principe posé ainsi, la « charité » mise à sa place, le Département grattait un peu sur la générosité du district ; il diminuait Cailloud principalement : Barbefine aurait quatre-vingt-trois livres, et Cailloud vingt[17].

Le conseil général de la commune de Montignac fut convoqué en séance extraordinaire le 8 juin. Et il arrêta ce qui suit : « Le mardi 14 du courant, troisième fête de la Pentecôte, à l’issue des vêpres, la municipalité et les notables réunis partiront de la maison commune avec le nommé Grangier dit Barbefine et Cahiou dit Lachenaux et se rendront, au son du tambour et environnés de la garde nationale, dans l’église paroissiale dite de Saint-Pierre où tous les citoyens seront invités à se trouver par une proclamation qui sera publiée et affichée à cet effet. Là, en présence du public, de la municipalité et des notables, Grangier et Cahiou seront loués et félicités, au nom de la patrie, de leur courage et de leur zèle pour le salut des citoyens et on annoncera les récompenses que le département a cru devoir accorder à leur action. M. Joubert, juge de paix et membre du conseil général de la commune, est chargé de porter la parole dans cette occasion au nom de la municipalité... Le directoire du district de Montignac sera invité a cette cérémonie vraiment civique, afin de lui donner par sa présence plus d’appareil et plus d’éclat<ref> Registres de la municipalité (mairie de Montignac). </<ref>. »

Ainsi, pour le discours, on s’adressait à M. Joubert ; non que ce fussent là ses attributions : le maire semblait naturellement désigné pour le grand rôle d’orateur, dans cette fête municipale. Mais, sans doute, on se fiait à l’éloquence de M. Joubert, homme d’étude, ami des orateurs parisiens ; et l’on avait eu la bonne idée de croire que personne ne le vaudrait en la circonstance. C’est ainsi que Joubert, qui ne fut pas académicien, eut cependant à prononcer le premier discours sur les prix de vertu : ce noble usage, si fécond, préluda par les sauveteurs et, on le sait, continua pareillement. Un genre naît.

La fête se déroula comme elle avait été annoncée. Il faut imaginer, dans le cortège des conseillers municipaux et généraux qui accompagnent les deux héros de la cérémonie, le héros efficace et le héros d’intention, M. Joubert en beau costume. L’austère modestie que les législateurs imposaient premièrement aux juges de paix n’a point tenu. Dès la fin de mars, on leur a décerné l’uniforme que souhaitaient la plupart d’entre eux. Et M. Joubert, avec la culotte courte, porte l’habit à la française, le chapeau rond, relevé par le devant et surmonté d’un panache de plumes noires. Il a sur le côté gauche de l’habit, sur le cœur, un médaillon ovale, en étoffe, bordure rouge et, sur le fond bleu, cette inscription en lettres blanches : La loi et la paix. Le concours du peuple émerveillé regarde ces magistrats, ces administrateurs qui honorent magnifiquement la vertu populaire. On a choisi un jour férié, afin que tout le monde fût là, tout Montignac et les amis des communes voisines. Dans la foule et, croyons-le, aux premières places, il y a les sœurs, frères et cousins de M. Joubert, toute la parenté, Jean Boyer, Warwick de maire et de juge de paix, qui triomphe avec le grand homme qu’il a imposé, et Mme Joubert, la maman du grand homme : elle triomphe aussi, avec timidité, non sans crainte. Il y a, dans cette cérémonie, de quoi l’émouvoir, quand elle va entendre son fils, et de quoi la déconcerter, quand son fils, qui n’est pas entré dans les ordres, va parler à l’église. C’est une singulière idée qu’on a eue de placer à l’église paroissiale cette cérémonie civique. Ce n’est pas encore une idée impie : on a soin d’attendre la fin des vêpres. C’est déjà une idée assez désinvolte, qui emprunte, pour le civisme, l’édifice religieux, et. qui s’habitue ainsi ou se prépare à l’usurper.

En l’honneur, de Grangier dit Barbefine et de Cailloud dit Lachenau, M. Joubert lut un charmant discours[18]. Il est fort long ; je n’en puis donner ici que des passages. « Jean Grangier et Pierre Cailloud, c’est pour vous qu’on s’est assemblé. C’est pour vous seuls que tant de pompe est étalée à tous les yeux. C’est pour vous qu’on a pris ces armes, qu’on a levé ces étendarts, que nos magistrats ont marché, qu’ils ont déployé leurs échappes, que le public s’est empressé, qu’on est accouru dans ce temple où nous sommes tous devant Dieu ; et c’est pour vous seuls que ma voix se fait entendre en ce moment... Apprenez, qui que vous soyez, vous tous présens à cette fête, que les lois nouvelles sont justes, que la patrie est libérale, que l’autorité populaire est favorable à la vertu ; et ne tardez plus à aimer les trois pouvoirs qui nous gouvernent, en voyant deux pauvres pêcheurs qu’on honore à l’égal des rois... »

Voilà l’exorde. En le recopiant, quelques années plus tard, Joubert ajouta cette note amusante, et qui caractérise le judicieux changement de ses opinions. C’est à propos des trois pouvoirs : « On disoit alors la nation, la loi, le roi ; c’étoit le délire du temps : même celui de quelques sages. Les autres n’en sont pas guéris. ».

Puis Joubert invoquait l’enfant du sauvetage : « Paroissez, enfant fortuné, vous qui n’en étiez pas connu (de Grangier ni de Cailloud), lorsque les cris d’un autre enfant leur annonçant votre désastre, ils accoururent sur la berge, au lieu d’où partoit cette voix. Et là, vous découvrant au loin, entouré des bouillonnemens de la Vézère débordée avec un fracas si terrible, ils ne délibérèrent pas, mais foulèrent aux pieds la crainte, mais continuèrent leur route, mais poursuivirent leur essor, mais abandonnèrent la terre, mais s’élancèrent dans leur barque et repoussèrent nos rivages avec tant d’intrépidité, aveugles et sourds aux dangers, sitôt qu’ils eurent vu le vôtre. Joseph Faure âgé de huit ans, vous qui seriez enseveli dans le sein de la vaste mer où vont se perdre nos rivières et dès longtemps ne vivriez plus si ceux-ci n’avoient pas vécu et n’avoient pas été hardis, paroissez dans cette assemblée avec vos deux libérateurs... »

Joubert, qui aime les légendes, raconte que déjà des récits merveilleux entourent le sauvetage du petit Joseph Faure. On dit que, quand il fut dans la barque, le flot s’apaisa comme par miracle et que l’enfant fut ramené comme en un berceau, Joubert invente ce joli trait : « Et vous ne craignîtes rien, parmi tant de sujets de crainte, que le blâme de vos tuteurs et le courroux de votre mère. » Puis, jouant avec l’allusion marine : « Croissez pour servir la patrie, au tillac ou à la manœuvre, dans les tempêtes politiques, et pour aider vos bienfaiteurs, en secret et publiquement, dans les orages de la vie. Ils sont battus de tous ses vents ; ils sont en proye à ses tourmentes. Ils en éprouvent les détresses : ils en habitent les rochers... « Joubert, assez drôlement, fait un sort égal à Barbefine et à Cailloud ; « car vous êtes inséparables, et qui voudroit vous séparer ? »

Le récit du sauvetage commence d’une façon délicieuse : « C’étoit l’heure où chaque famille est rappelée à son foyer par nos coutumes domestiques, et où le silence des rues, aussi désertes que muettes à cette hauteur du soleil, annonce au voyageur qui passe dans les murs de notre cité que les travaux et les loisirs, également interrompus, ont parmi nous pour intervalle, comme au temps où vivoient nos pères, le repas du milieu du jour. Leur départ n’eut qu’un seul témoin... « Et puis : « Eux-mêmes étoient donc attendus au sein de leurs pauvres familles. Leur toit exhaloit sa fumée, leur siège étoit mis à sa place... Ils oublièrent leurs maisons et ils s’oublièrent eux-mêmes. Ils écoutoient une autre voix. Ils entendoient un autre appel. Ils acceptoient une autre invitation... »

Je ne sais pas si ce discours eut un grand succès. Je crois que oui. Certes, il ne semble pas exactement approprié à la simplicité villageoise qui devait l’accueillir. C’est pour cela qu’il a dû plaire. Un auditoire modeste n’aime pas qu’on se soit incliné vers lui ; et, quitte à ne pas tout comprendre, il goûte qu’on lui offre des merveilles, même difficiles. Joubert avait travaillé son discours avec ce scrupule méticuleux, avec cette coquetterie subtile où, sans doute, on sent la recherche, mais où l’on voit aussi la trouvaille. Il avait, comme dans ses écrits les plus achevés, veillé au rythme de ses phrases, balançant avec soin les octosyllabes qui font, de ses paragraphes, des strophes et donnent à la pensée ainsi rendue l’accent d’un poème plutôt que l’accent oratoire.

Au total, un singulier discours. Un discours cependant, et où ne manque pas la rhétorique, où ne manque même pas la rhétorique de l’époque révolutionnaire. C’est, par endroits, le ton de l’époque ; ce l’est avec modération : et Joubert, à l’église, a nommé Dieu. Mais il a parlé de la Nation ; et l’exubérance avec laquelle il a vanté ces pêcheurs qu’on traite comme des rois est bien du temps où les rois déclinent à mesure que le peuple monte. Il y a entre ces idées, si l’on peut dire, démocratiques et la fine préciosité de la forme un contraste qu’il n’a peut-être pas souhaité, qu’il a certainement aperçu, et tel qu’on y prend un malin plaisir, tel en effet qu’on se demande si l’éloge de Barbefine et de Cailloud n’est pas enveloppé de quelque ironie à laquelle se serait amusé Joubert. Mais non ; ou, plus exactement, son ironie est bonhomie : il ne se moque pas. Ce qui donne à beaucoup de ses écrits l’air de l’ironie, c’est que, de nature, il est un homme extrêmement solitaire. Pour sortir de lui-même et aborder les autres gens, il lui faut maintes cérémonies. Et il s’apprête et, pour ainsi dire, fait toilette. Alors, il n’a pas toute spontanéité. Cela n’empêche pas qu’il soit parfaitement sincère. Mais il s’est dédoublé : le moi qu’il montre n’est pas tout lui-même. Ces complications de l’esprit sont visibles surtout dans un exercice oratoire où un simple orateur eût donné, sans marchander, tout son vain cœur expansif. Voilà le caractère de ce discours si étrange, si drôle et, dans l’œuvre de Joubert, si particulier.

Cela, c’est la grande occasion, la solennité. Dans le tran-tran quotidien, Joubert est assez occupé par son métier de juge de paix. Ses attributions, comme en témoignent ses jugemens et procès-verbaux, sont très nombreuses. C’est à lui que revient la charge de poser les scellés. Puis il décerne des mandats d’amener, les fait exécuter par la gendarmerie et met en prison préventive les inculpés que jugeront les tribunaux compétens. Une fois, c’est le garçon de boutique d’un armurier : il a volé un canon de fusil. Une autre fois, c’est une femme qu’on a dénoncée comme lançant de faux « billets de confiance. » Joubert l’interroge, il examine les billets ; et, comme complice éventuel, il fait arrêter le mari.

La plupart du temps, il ne s’agit que de petites querelles d’argent. Le juge de paix est compétent, et sans appel, pour les causes dont l’intérêt n’excède pas cinquante livres et, avec appel, jusqu’à cent livres. Joubert tâche d’amener à la bonne intelligence les disputeurs. Ensuite, il copie très exactement la formule de son jugement sur les modèles fournis par le Code de la justice de paix qu’a imprimé Didot le jeune et qu’on trouve, en province, dans tous les bureaux de poste. Sous ce titre engageant, Dormi secure, il y avait, au moyen âge, des recueils de plans pour les sermons des prédicateurs. Le code est le Dormi secure du juge de paix.

Jean Lapeyre réclame à Jean Lasserre une somme de cinq livres. Eh bien ! il aura trois livres ; et qu’il s’en contente ! On réclame à Élie Oranger vingt-sept livres. Granger, devant le juge de paix, compte à ses réclamans les vingt-sept livres ; et tout est dit. Claire Cournu réclame à Jean Larivière douze livres. Joubert condamne Larivière à payer, dans la quinzaine, les douze livres et les dépens, qui montent à une livre, deux sols, six deniers. Jean Larivière est mauvais payeur. Quelques semaines plus tard, il est encore appelé devant le juge de paix, pour seize livres, en payement d’une mouture à lui vendue. Il ne se présente pas : il est condamné à payer sous peine de contrainte par les voies de droit.

Le 25 septembre 1791, Boutan réclame à Taray le payement de ses droits de métive et quatre livres seize sols pour des fournitures de comestibles. Eh bien ! pour les droits de métive, Taray donnera trois picotins de blé, pas plus, car Boutan reconnaît avoir déjà reçu un quarteron de grain. Les quatre livres seize sols, Taray les devra payer, à moins qu’il ne prouve que Boutan ne lui réclamait pas davantage avant de recevoir un acompte. On imagine la dispute des bonshommes, les aveux, les restrictions, l’embrouillement, et Joubert qui, faute de pièces démonstratives, arrête au passage les faits certains, les faits probables.

Sauf pendant une partie du mois de novembre 1791, où il est absent, — je ne sais pas où il est ; et alors Tardif, l’assesseur, fait fonction de juge de paix chez lui-même Tardif, — Joubert a constamment à examiner ces petites histoires insignifiantes et tatillonnes. Il s’y montre soigneux de joindre la douceur à l’équité. Par exemple, Pierre Blanc réclame à Fontaine vingt livres, pour du bois dont il a prouvé la livraison. Et Fontaine reconnaît avoir acheté ce bois, l’avoir reçu, devoir vingt livres ; mais quoi ? l’ « état de sa fortune » ne lui permet pas de s’acquitter avant la Saint-Martin. Joubert le condamne à payer dans les quarante jours. Et c’est charmant, parce que nous sommes le 2 octobre et que la Saint-Martin tombe le 11 novembre, tout juste dans quarante jours. Ainsi Fontaine payera quand il avoue qu’il peut le faire.

Les plaideurs vont et viennent. Il y en a qu’on revoit sans cesse, tantôt demandeurs et tantôt défendeurs. Ainsi le notaire Vignal, à qui Jean Julia réclame treize livres. Il fait défaut : on le réassigne. Le voici : et il est condamné à payer les treize livres, plus les dépens. Un peu plus tard, le voici encore. Il réclame vingt livres à Jean Perrier. Et c’est donc Jean Perrier qui fait défaut : le notaire Vignal en profite.

Si les débiteurs ne se gênent pas pour manquer à l’appel de leur nom, les assesseurs aussi en prennent à leur aise. Les plaideurs sont là ; l’un d’eux est, en personne, M. le maire. Ils ont affirmé, l’un ceci, l’autre cela. Il s’agit de dresser procès-verbal de leurs dires. Et il manque l’un des assesseurs. On l’attend. Il ne vient pas. Que faire ? Joubert s’adresse aux parties, leur demande si elles tiendront pour valable un procès-verbal signé de lui et d’un seul assesseur. — Oui, répondent-elles. Joubert leur fait signer cet engagement. Et il juge avec un assesseur ; voilà tout.

Les femmes sont très occupantes. Les femmes et les filles. Un jour, c’est la demoiselle Michel qui vient trouver Joubert et le prie d’enregistrer sa déclaration de grossesse. Elle dénonce « pour auteur » François Clédat, qu’elle accuse « de l’avoir séduite sous promesse de mariage après quatre années de fréquentation assidue et publique et approuvée par la mère de Clédat. » Joubert écrit et signe. Une insupportable mégère, c’est la veuve L’Été. Oranger, — l’un des nombreux Granger de Montignac, celui-ci procureur de la commune, — avait à bail une maison qu’il sous-loua à la veuve L’Eté. Mais, à l’expiration du bail de Granger, la veuve ne déménage pas. Elle dit qu’elle rendra les clés d’un jour à l’autre : elle ne les rend pas. Granger l’assigne. Elle ne bouge pas. Joubert lui donne vingt-quatre heures pour décamper, « à peine d’y être contrainte par éjection de ses meubles. »

Et puis, nous retrouvons Léonarde Bray, cette Léonarde que Pierre Marfonds avait calomniée. Au mois de mars 1791, Joubert a cru les réconcilier. Pas du tout ! Un an plus tard, querelles nouvelles. Marfonds réclame à Léonarde cent francs qu’elle lui doit peut-être. Et voici toute une petite scène de village. Plusieurs témoins. Du monde. Soudain, Queyroy, le greffier, s’en va. L’audience est interrompue. Aura-t-on dérangé ces gens inutilement ? Joubert consulte son code. Il prend la plume ; il écrit : « Et en cet endroit de l’audition, une cause légitime ayant éloigné notre greffier, et son absence pouvant être contraire aux parties pour la perte de leur temps. et celui des témoins si l’audition était remise à un autre jour, nous juge de paix avons rempli les fonctions du greffier absent selon qu’il est permis aux juges de paix, par décision du comité relatée à la page 58 du Code de paix. » On entend le témoin Pierre de Bière. Environ trois semaines avant le carnaval, il descendait le chemin du château pour se rendre à la grande place. Il entendit Marfonds demander de l’argent à Léonarde, qui répondit : — « Ne fais pas tant de bruit pour cent francs que je te dois. Je les ai employés en marchandises ; je te les remettrai. » Joubert insiste. Il faut que le témoin précise toutes les circonstances d’heure et de lieu : c’était auprès du jardin de Marfonds, vers onze heures, pas un dimanche, un jour ouvrable. Et il ne sait pas autre chose. Deuxième témoin : Jacques Martin. Mais Léonarde le récuse comme « suspect de subornation. » Il y a deux semaines, elle l’a rencontré. Il était ivre ; il lui a dit : — « Écoute, Léonarde. J’ai entendu parler, de toi aujourd’hui, et il s’agit pour toi d’une affaire de grande conséquence.... » On voulait. lui faire dire que Marfonds avait prêté de l’argent à Léonarde. Mais : — « Pour rien au monde, je ne le dirai, » Léonarde le récuse comme parent de Marfonds : or, Marfonds et Martin nient cette parenté. Elle le récuse comme débiteur de Marfonds : Martin accorde que son père devait de l’argent à Marfonds ; mais lui, Pierre, a tout payé. Léonarde le récuse comme débiteur du sieur Castelane, beau-père de Marfonds : Martin consent. On l’entend tout de même. Le mercredi précédant le mardi gras, à l’heure du marché fini, environ midi, Martin sortait du cabaret de la Négrille, Il y était entré pour chercher Antoine Lacabane et l’inviter à déjeuner. Il sortit et vit Marfonds causant avec Léonarde. Il s’arrêta, ayant besoin de s’arrêter. Il entendit Marfonds dire à Léonarde : — « Eh bien ! Léonarde, quand me remettras-tu mes cent francs ? » et Léonarde répondre : — « Je sais bien que je te les dois. Je les ai employés à acheter des marchandises, mais je te les remettrai. » Il n’entendit que cela. Il ne vit pas autre chose : Marfonds rentrait chez lui. Comment Martin sait-il que Marfonds rentrait chez lui ? Et Joubert pousse le témoin. C’est que Marfonds, venant de la halle, suivait le chemin qui mène à sa maison. Et lui, Martin, après cela ? Il s’en alla dîner chez Castelane. Dîner ? Ne venait-il pas d’inviter un ami à déjeuner ? Joubert s’étonne que Martin n’eût pas déjeuné, à l’heure de dîner. Martin répond qu’il a bu « deux coups » avant de quitter son domicile. Mais la Négrille a deux maisons : où alla Martin ? — A la maison vieille, sise dans la Teillade (c’est la rue où l’on débarrasse le chanvre de son écorce). Martin n’a-t-il pas parlé à Marfonds ? Oui, d’abord. Sous la halle ; et pour l’inviter à déjeuner. Plus tard, à la Négrille, il cherchait un troisième convive. Et Marfonds a répondu : — « Je vais à la maison et reviendrai dans le moment. » Quoi ?... Martin disait avoir conjecturé que Marfonds rentrait chez lui. Maintenant, Marfonds le lui a dit ? Martin répond « qu’il a dit la vérité. » Puis, avant de s’éloigner, comment n’a-t-il pas rappelé à Marfonds sa promesse de venir déjeuner ? C’est qu’il ne voulait pas interrompre la conversation de Marfonds et de Léonarde. Marfonds au moins est-il venu déjeuner ? Il n’est pas venu. Où était précisément Martin, quand il a entendu Marfonds et Léonarde ? Devant la porte du faiseur de chaises. Léonarde et Marfonds étaient séparés de lui par la longueur d’une autre maison. N’est-il pas étonnant qu’il les ait entendus de si loin ? Il les a entendus. Il n’a rien à dire de plus. On devine, dans tout cela, des roueries. Joubert les soupçonne ; et il tâche de dépister le mensonge. Sa subtilité de dialecticien est aux prises avec la malice paysanne. Il renvoie le jugement à la prochaine audience. Mais je n’ai pas le procès-verbal de la prochaine audience et j’ignore ce que devint la querelle de Marfonds et de Léonarde.

Ainsi travaille, à Montignac, Joubert. Sa compétence est limitée aux petites affaires. Mais la loi ordonne que nulle affaire ne soit portée au tribunal du district sans qu’il ait été fait d’abord un essai de conciliation. Le demandeur doit premièrement appeler son adversaire devant le juge de paix, lequel tentera d’épargner un procès. Joubert, avec ses deux assesseurs, se réunit alors en « bureau de paix. » Quelquefois il convainc les plaideurs : et l’un paye à l’autre ce qu’on lui réclame. Quelquefois, il nomme des arbitres. Le plus souvent, il exhorte les parties à « terminer à l’amiable ; » il leur propose « divers moyens de conciliation ; » il les leur propose sans nul succès ; et il les renvoie « à se pourvoir sur leurs prétentions respectives devant les juges compétens. »


Telles sont les occupations de Joubert. Sans doute lui a-t-il fallu quelque temps pour s’habituer à elles, pour s’habituer aussi à ses compatriotes retrouvés qui, après une longue absence, l’étonnent, le déconcertent. Il a prévu cette difficulté. Peu de jours avant de quitter Paris pour Montignac, il notait : « Dire vivement et avec feu des choses froides, coutume des Méridionaux. C’est que leur vivacité ordinaire vient de leur sang, non de leur âme. » Ces gens parlent beaucoup. Et Joubert, lui, est un grand ami du silence. Il écrit : « Entendez-vous ceux qui se taisent ? » Il a plus de peine à entendre ceux qui parlent énormément.

Puis il se reprend, peu à peu. Malgré les audiences, les procès- verbaux, le tracas perpétuel, il travaille. Il s’est mis à de fortes lectures. Il lit assidûment le Cratyle, et note : « La lecture de Platon est comme l’air des montagnes. Elle ne nourrit pas, mais elle aiguise nos organes et donne le goût des bons alimens. » Et il note : « Par le souvenir, on remonte contre le temps, par l’oubli, on en suit le cours. » Il note : « Dans tous ces temps de trouble, on fait et on souffre de grands maux. » Il note : « Quand l’événement est ancien, l’histoire a déposé sa lie. » Mais il vit dans le tumulte présent. Il lit Platon ; et, animé par sa lecture, il lit en lui-même.. Il note ensemble des extraits de Platon et ses pensées à lui. C’est la méthode qui l’amuse le plus. Il lit les douze livres des Lois et il écrit les élémens de sa politique. Ce n’est pas celle d’un énergumène. Il écrit, par exemple : « Il faudroit qu’il y eût pour les peuples une histoire secrette des bienfaits des rois et des princes, et pour ceux-ci une autre histoire secrette des justes châtimens que les peuples ont quelquefois infligés aux princes et aux rois. Les rois ne devroient lire que celle-ci et les peuples que celle-là. » Je crois qu’il juge ses contemporains, quand il écrit : « Vous ne semez là que des ronces ; elles porteront des épines. » Il se méfie des improvisateurs sociaux et leur dit : « Nous sommes dans le monde ce que sont les mots dans un livre. Chaque génération en est comme une ligne, une phrase... » Il sépare énergiquement la religion et le reste : « Hommes, mêlez-vous des choses humaines ; dieux, mêlez-vous des choses divines. » La philosophie l’entraîne assez loin dans l’incertitude : « Dieu ! soit que vous soyez un, ou soit que vous soyez plusieurs... » Et cette opinion d’un pessimiste narquois : « C’est l’ouvrier qui a fait le monde ; l’homme fut fait par ses apprentis. » Il compose une prière de philosophe : ; « Dieu ne peut pas être connu. Faites, à Dieu cette prière : Être sans fin et sans commencement, vous êtes ce que l’homme peut concevoir de meilleur. Comme un rayon de la lumière est enfermé dans tout ce qui brille, un rayon de votre bonté reluit dans tout ce qui est vertu. Tout ce que nous pouvons aimer et qui est aimable montre une part de votre esprit, une apparence de vous-même. Toutes les beautés de la terre ne sont qu’une ombre projettée de celles qui sont dans le ciel. Rendez-nous semblables à vous autant que notre nature grossière permettra cette ressemblance, afin que nous soyons participans de votre bonheur autant que le permet cette vie. »

Ses idées sociales, on en trouve l’indication dans ces lignes : « Les hommes naissent inégaux. Le grand bienfait de la société est de diminuer cette inégalité autant qu’il est possible et, c’est à ce but qu’elle doit tendre en rendant le faible fort, le pauvre riche, l’ignorant éclairé et le malade bien portant, et procurant à tous la sûreté, la propriété nécessaire, l’éducation et les secours. » Lisant Aristote, il écrit : « Les hommes ont partagé les terres ; ils n’auroient dû partager que les fruits. »

Pour occuper Joubert, il y a aussi une grande tendresse qui lui est venue à l’égard de Mlle Moreau, de Villeneuve-sur-Yonne. Mlle Moreau perd en peu de temps un frère, une amie ; Joubert lui adresse, deux fois la semaine, de douces et pénétrantes lettres consolatives. Dans ces lettres, on lit : « J’ai de grandes occupations et de grands devoirs. Il me reste si peu de temps qu’il ne m’est pas même possible de me souvenir de vous à mon aise... » Et puis, du 3 août 1791 : « Les événemens, qui ont donné partout beaucoup d’occupation aux hommes publics, ne leur ont pas permis de se livrer entièrement et avec assiduité à leurs affections privées. J’ai éprouvé plus qu’un autre cette contrariété et, dans les premiers momens de votre perte, je n’ai pas pu m’affliger aussi parfaitement que je l’aurois voulu... »

Dans l’exercice d’une magistrature modeste, il avait conscience d’être un homme public, non pour en tirer vanité, mais pour accomplir un devoir.


Les derniers temps qu’il passa à Montignac, il se mêla d’une aventure assez comique, assez petite, importante pour la commune et qui, sur les bords de la Vézère, excita grandement les passions. Il y avait rivalité entre Montignac et Terrasson, gros bourg bâti en terrasse et où, dit Latapie, on avait l’humeur vive et satirique.

Le 23 août 1790, l’Assemblée constituante désigna les localités où siégeraient les tribunaux de chaque district. Et Montignac était le siège du district, mais Terrasson fut choisi comme siège du tribunal. C’était un honneur, et aussi un avantage matériel, par la fréquente et profitable venue des plaideurs. Montignac fut blessé, courroucé même. Or, le district était composé de sept cantons ; et Terrasson se trouvait à l’extrémité du district. Montignac organisa une intrigue et insista, auprès des cantons, sur la difficulté qui résultait pour eux de la situation mal commode de Terrasson. Six cantons, tous excepté Terrasson, quarante-huit paroisses contre douze, adressèrent à leurs députés une pétition tendant à ce que le tribunal fût transporté à Montignac. Les députés considérèrent que « cette expression du vœu public » devait être transmise à l’Assemblée nationale. Le Comité de constitution répondit qu’il fallait en référer aux administrateurs du Département. Ceux-ci refusèrent d’aller dans le sens qu’indiquaient les députés ; et Terrasson fut ainsi consacré dans son privilège : il installa son tribunal, Montignac se résignait mal ; Montignac attendit et guetta l’occasion de faire pièce à son rival[19].

L’occasion ne se présenta que deux années plus tard, lors du renouvellement des tribunaux, le 20 septembre 1792. Les électeurs, « en vertu des pouvoirs reçus de leurs commettans, » arrêtèrent que le tribunal serait irrévocablement fixé à Montignac. Le directoire du district les approuva, considérant que l’Assemblée nationale avait affirmé la souveraineté du peuple. Donc, le peuple, assemblé en collège électoral, était souverain ; et Terrasson « heurtait de front la souveraineté du peuple. » C’était opposer à la Constituante la Convention ; c’était assez habile. Terrasson passa outre, convoqua les juges. Mais le district cassa cette convocation[20].

Le 20 octobre, la querelle prit un caractère aigu. La municipalité de Terrasson envoya au district un nommé Chalard qui, sur les quatre heures du soir, se présenta, porteur d’un message énergique. Le directoire pria l’un de ses membres, le citoyen Sorbier, d’étudier le message et de composer un rapport. Là-dessus, Chalard « s’échauffe ; » il exige une décision « dans la minute. » On l’invite à observer que le problème est important et veut au moins un court délai. Il sort ; et, à cinq heures et demie, il envoie au district un huissier faisant sommation de répondre. Le directoire répond qu’il répondra le lendemain. Le lendemain matin. Sorbier donne son rapport ; son avis, adopté, est remis au secrétaire, « pour l’expédier. » Chalard s’échauffe de nouveau. Il réclame son mémoire : avec la décision du district, son mémoire sera expédié au Département. Chalard prétend le porter lui-même au Département ; on le lui refuse. Il envoie encore l’huissier, cette fois chez le secrétaire du district. Le directoire écrit aux administrateurs du Département, avec une fausse douceur : « Les membres du directoire font volontiers le sacrifice de ce qui leur est personnel ; mais, revêtus des fonctions honorables d’administrateurs, il est de leur honneur et de leur devoir de maintenir la hiérarchie des pouvoirs et de ne pas souffrir qu’un individu soi-disant envoyé de sa municipalité vienne faire des actes tortionnaires tendant à violenter leurs délibérations, qui doivent émaner de la sagesse et de la tranquillité. » Il reproche à ce Chalard de n’avoir négligé « aucun moyen pour le vexer de la manière la plus offensante. » Quant à lui, directoire du district, sa délicatesse ne lui a pas permis de prendre des « mesures vigoureuses ; » il compte sur la sagesse du Département[21].

Le Département déféra l’affaire à la Convention. Il ordonna qu’en attendant, la justice suivit son cours : jusqu’à l’arrêt de la Convention, les juges continueraient de siéger à Terrasson[22]. C’était compter sur la sagesse de deux petites villes en colère. Montignac convoqua les juges nouvellement élus. Terrasson fit de même. Le district, partisan de Montignac, annula la convocation de Terrasson. Le Département, lui, annula les deux convocations. Dans l’incertitude, les juges nouvellement élus choisirent le séjour qui leur plaisait le mieux. Un juge et un suppléant, Terrasson ; trois juges, avec le commissaire national, Montignac. Et voilà un singulier tribunal, dont les membres siègent à quinze kilomètres les uns des autres.

Le directoire du district écrivit aux « Conventionnaires. » Il leur représenta que cette division privait de justice les justiciables et laissait dans l’esprit des paisibles citoyens une incertitude dangereuse. Il ne voulait pas être « le spectateur tranquille du désordre. » Il suppliait les représentans de se prononcer le plus tôt possible, — et de confirmer « le vœu de l’assemblée électorale, qui est celui des six septièmes du district. » Les « Conventionnaires » avaient d’autres occupations. Le district sentit qu’il fallait insister. Il insista le 30 octobre. Il demandait quoi ? un quart d’heure. Et ce n’était pas pour Montignac ni (certes) pour Terrasson, mais pour l’équité. « La justice souffre, la fermentation règne, et le peuple est impatient du grand acte de justice qui va émaner de ses représentans... L’intérêt du district vous est cher, sans doute. Hâtez-vous de satisfaire le vœu des six septièmes d’un district prêt à périr avec ses administrateurs pour la grande cause de la liberté universelle. » Les « Conventionnaires » avaient autre chose en tête. Alors, le 16 novembre 1792, le district décida de se passer d’eux. Il écrivit tout droit au ministre Roland, « avec cette franchise digne d’une administration vraiment républicaine. » Il priait Roland de solliciter la Convention : « Oui, vertueux Roland, ou la loi triomphera, ou nous périrons pour son entière exécution ; telle est notre profession de foi. » Je ne sais ce que fit Roland : rien, probablement. Montignac continua de lutter. Montignac envoya saisir à Terrasson les registres et papiers du greffe. Et le district écrivait à la municipalité de Terrasson : « Vous n’ignorez pas, citoyens, que les corps administratifs et municipaux ne doivent se mêler en rien de ce qui seul concerne l’ordre judiciaire... » Et que faisait donc ce district ?... « Vous êtes trop prudent et trop ami des lois pour mettre la moindre opposition à la remise de ces papiers absolument nécessaires pour le bien de la justice. »

On le voit, l’affaire est compliquée. Terrasson ne renonce pas au privilège qu’il tient de la Constituante. Montignac, en spéculant sur le principe de la souveraineté populaire, a fait une sorte de coup d’Etat. La loi est pour Terrasson ; le district est pour Montignac. Et en déférant la cause à la Convention le département n’arrange rien, la Convention ayant autre chose à faire.

C’est alors que le district eut recours à Joubert. Il n’était pas facile d’intéresser à une petite querelle de bourgades périgourdines les Conventionnels de Paris. Il était plus facile d’atteindre les commissaires de la Convention, Carnot, Garreau et Lamarque envoyés par elle aux frontières des Pyrénées et qui, pour lors, se trouvaient à Libourne. Joubert leur fut envoyé. Son entrevue avec les commissaires de la Convention nous est révélée par une lettre qu’il adressa, pour rendre compte de son effort, aux administrateurs du district : « Aux administrateurs composant le directoire du district, à Montignac-sur-Vézère. Citoyens administrateurs du district, vos réclamations et vos plaintes ont obtenu l’attention qui leur étoit due. Le reportement provisoire du tribunal à Montignac est maintenu par toute l’authorité des commissaires de la Convention et cette authorité est sans limites dans tout ce qui intéresse aussi essentiellement l’ordre public. Il est ordonné à la municipalité de Terrasson de rentrer dans ses bornes et de livrer les papiers du greffe au greffier, comme vous le verrez par l’arrêté cy-joint. Un libre cours est enfin rendu à la justice interrompue. Agréez, citoyens, que je me félicite de n’avoir pas été inutile aux efforts de votre zèle et de votre amour pour le bien général de mon pays. — J. Joubert président du tribunal de conciliation. Bordeaux, 1er de l’an 1793, an 2e de la R. F. — P. S. Les ordres des commissaires arrêtés à Libourne le 26 décembre n’ont pu être définitivement expédiés que ce jour 1er janvier[23]. »

Ainsi Joubert avait très bien emporté l’affaire. Dans leur arrêté (daté, non du 26, mais du 25 décembre 1792), les commissaires de la Convention s’appuient sur « l’exposé qui leur a été fait au nom des citoyens de six cantons sur sept composant le district de Montignac : » ils ne citent pas nommément Joubert, comme ne le cite pas le district, sur le registre où il copie l’arrêté des commissaires. Et l’on ignorerait son initiative, sans la trouvaille de cette lettre. Il n’aimait point à faire montre de lui-même ; et, comme il se plaisait à publier ses écrits sans les signer, cette activité cachée était celle qu’il désirait.

L’arrêté des commissaires de la, Convention fut enregistré à Montignac le 5 janvier 1795. Il résume évidemment les argumens fournis par Joubert. Il note que Terrasson est à l’extrémité du département, que Montignac est central, et plus peuplé, plus fréquenté ; il invoque les décisions prises par l’assemblée électorale de Montignac. Il note,— et c’est assez gai, — que l’un des cinq juges élus au renouvellement ; des tribunaux, « né à Terrasson et y habitant, » y tient des audiences, tout seul, et y prononce des jugemens, élevant ainsi, de son autorité privée, tribunal contre tribunal. Il ordonne, « au nom de la Convention nationale et en vertu des pouvoirs à nous délègues par les décrets, » que le tribunal soit établi à Montignac ; que le juge récalcitrant y vienne et que le greffe soit transporté à Montignac[24]. Grâce à Joubert, Montignac triomphe.

Terrasson ne se soumit pas facilement. Le juge récalcitrant, Élie-Guillaume Bouquier, frère cadet de Gabriel Bonquier le conventionnel, refusait de quitter sa ville natale. La municipalité révoquait en doute les pouvoirs des commissaires de la Convention et gardait les papiers du greffe. Le citoyen Nicolas Sorbier, commissaire national, adressa au district une pétition tendant à suspendre les officiers municipaux de Terrasson. Le district fit connaître aux commissaires « l’acte incivique et désobéissant » de ces officiers : il avait pris un arrêté de suspension, qu’il espérait voir confirmer par le Département. Il fallut écrire au Procureur général, lui envoyer un gendarme, le supplier de faire diligence. Je ne sais pas combien de temps dura l’affaire. Mais Joubert n’était plus là.


Sa lettre du 1er janvier 1793, Joubert la signe « Joseph Joubert, président du tribunal de conciliation. » Il n’est plus juge de paix. Les tribunaux de conciliation, dans chaque district, servaient comme de « bureaux de paix » pour les parties domiciliées dans les ressorts de différentes justices de paix. Ils étaient composés de six membres, que désignait le conseil général. Joubert avait été nommé président de ce tribunal, je ne sais à quelle date, sans doute à la fin d’octobre 1792, quand il cessa d’être juge de paix ; et il donna bientôt sa démission pour quitter Montignac.

Pourquoi renonça-t-il à être juge de paix ? Eh bien ! cette magistrature, qui avait donné de si grandes espérances, ne tarda guère à décevoir tout le monde. Dès le printemps de l’année 1791, Lamarque, dans le Journal patriotique du Département de la Dordogne, s’étonne que « la sublimité de l’institution des justices de paix » se détériore. Les juges de paix devaient remédier à « des maux incalculables ; » et Lamarque se demande pourquoi ils ne le font pas. C’est qu’ils jugent selon la lettre, au lieu d’ « entrer dans le cœur des hommes pour les amener à l’oubli des injures, au désintéressement, à la paix ; » c’est que « pour donner des cédules et des sentences, il ne faut que des mains ; pour concilier, il faut une âme. » Et l’on n’a pas trouvé une telle âme dans chaque canton. En 1792, le ministre de la Justice déplore le peu d’expérience des juges de paix : les uns sont trop mous, les autres trop raides. Les audiences sont souvent levées, faute d’assesseurs : « ces bonnes gens, qui ont besoin de travailler pour vivre, ne veulent pas s’assujettir aux audiences pour rien. » En 1793, Carnot, dans le rapport qu’il adresse, avec Lamarque et Garrau, à la Convention, écrit : « Des juges de paix, dans les campagnes, font un métier honteux de ce qui ne devroit être que l’exercice d’un ministère paternel et consolant : on leur reproche infiniment de despotisme et une avidité indigne du caractère respectable dont la confiance publique les a revêtus. » Certes, on n’adresse pas de tels reproches au parfait Joubert ; mais enfin la profession de juge de paix a perdu sa première poésie, une partie même de sa dignité.

Pendant l’année 1792, les choses avaient pris une tournure nouvelle, et telle que Joubert ne devait pas l’aimer. Ainsi, l’on changea la formule du serment. Joubert, le 7 octobre, jura d’ « être fidèle à la Nation et de maintenir de tout son pouvoir la liberté et l’égalité ou de mourir à son poste. » Il jura ; et il signa.

S’il jura, c’est que ses fonctions touchaient à leur fin et qu’il n’avait pas du tout l’intention de solliciter le renouvellement de son mandat. Comment, tel que nous le connaissons, fût-il resté ? Le 22 septembre, le procureur syndic convoquait ainsi les électeurs : « Lorsque, de toutes parts, les despotes réunissent les forces de leurs esclaves pour nous égorger ou nous asservir, que des Français assez lâches pour le désirer mettent tout en œuvre dans l’intérieur pour seconder les projets de nos ennemis, vous ne devez laisser en place que des citoyens qui soient sincèrement passionnés pour l’Egalité et la Liberté et résignés à tout souffrir, tout sacrifier pour les défendre... Dans le cas où vous jugeriez à propos d’investir de votre confiance quelqu’un qui ne l’aurait pas été déjà, je vous invite à écarter soigneusement tous ceux en qui vous connaitrez de la répugnance à faire valoir les mesures que l’Assemblée nationale et le pouvoir exécutif croiront devoir leur prescrire. Pour que la nouvelle révolution puisse nous conduire à des résultats avantageux, il faut que tous ceux que vous destinez à la servir ayent une trempe d’âme assez forte pour s’élever à la hauteur de la journée du dix, et assez d’onction pour faire germer dans l’âme de leurs concitoyens les grands principes sur lesquels reposent le bonheur et la prospérité de la Nation. Je suis, avec fraternité, le Procureur syndic[25]. » Nous voilà fort loin de la douce magistrature qu’avait imaginée l’Assemblée constituante et à l’aménité de laquelle Joubert avait été sensible. Sous cette forme nouvelle, elle n’a plus de quoi séduire cet homme intelligent et sage.

L’élection des nouveaux juges de paix, dans le district de Montignac, fut fixée au 28 octobre. Joubert ne se présenta certainement pas. Et Borredon, je n’en sais rien. Mérilhou fut élu. Il fut installé le 3 novembre. Et Desmons, procureur de la commune, lui adressa ce discours : « Citoyen, le peuple l’a nommé juge de paix. Ce titre t’impose de grands devoirs, de grandes obligations. En les remplissant, tu éprouveras des sensations bien délicieuses qui te récompenseront. L’homme vertueux qui fait le bien goûte une satisfaction douce, voluptueuse. Chaque citoyen, en te donnant son suffrage, s’est dit : Mérilhou calmera nos différends, il apportera la paix dans nos ménages, il garantira nos propriétés et la justice nous sera rendue par l’organe d’un ami[26]… » Etc., etc. Il y en a long : ces orateurs révolutionnaires n’épargnent pas les mots, ni les phrases. Desmons ne dit rien de Joubert. Évidemment, Joubert n’était pas à la hauteur de la journée du dix. Sans doute ne le regrettait-on pas. Et lui ne regrettait rien. La pauvre Mme Joubert elle-même dut approuver, malgré son chagrin, que son fils s’en allât.

Avant de s’en aller, Joubert rendit à sa ville natale un dernier service, en lui faisant donner les tribunaux. Je crois même qu’après l’élection de Mérilhou, il n’ajourna que pour cela son départ.

Il avait vu la Révolution. Et, plus tard, il écrira : « Les révolutions sont des temps où le pauvre n’est pas sûr de sa probité, le riche de sa fortune et l’innocent de sa vie. » Il revint à Paris. Il assista au procès de Louis XVI. Et, plus tard, il écrira : « La Révolution a chassé mon esprit du monde réel en me le rendant trop horrible. » Peu à peu, il se composera un univers de sentimens et d’idées, ou il s’enfermera, où il oubliera volontairement les démentis qu’inflige au rêve et à l’espérance la brutale vérité ; il organisera, pour son plaisir anodin, des systèmes de pensée, de mélancolie et de toute fantaisie mentale, qu’il abritera soigneusement contre la vie et ses risibles héros.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Souvenirs inédits. (Archives de M. Paul du Chayla.)
  2. Cité dans le Code de la Justice de paix, de l’imprimerie de P. Fr. Didot le jeune. Paris, 1790.
  3. Cf. Edmond Seligman, la Justice en France pendant la Révolution, t. I (Paris, 1901), p. 286 et 302.
  4. Cité par Paul Robiquet, le Personnel municipal de Paris pendant la Révolution. Paris, 1890, p. 438.
  5. Archives de la Dordogne, L. 570.
  6. 9 octobre 1779. Registres de l’état civil, mairie de Montignac.
  7. Archives de la Dordogne, B. 1599, pièce 7. Le document est du 11 janvier 1791.
  8. Archives de la Dordogne, L1, fol. 142 V°.
  9. Archives de la Dordogne, L. 516.
  10. Registre des délibérations du directoire du département de la Dordogne (Archives de la Dordogne. L1, fol. 142, V° et 143).
  11. Article Ier du titre VII du règlement.
  12. Code de la justice de paix (édition déjà citée), deuxième cahier, janvier 1791.
  13. Registres de la municipalité (mairie de Montignac).
  14. Journal patriotique du département de la Dordogne, n° VIII, 27 février 1791.
  15. Collection du Sorbier.
  16. Archives de la Dordogne, L. 158.
  17. Archives de la Dordogne, L. 3, f° 48.
  18. J’en ai retrouvé, plusieurs brouillons et une rédaction que Joubert refit plus tard. (Archives de Mme Henri de Lander.) Les brouillons portent les dates du 19 et du 29 avril, du 28 mai et prouvent ainsi que Joubert s’était mis à la besogne dès avant la délibération du conseil général.
  19. Archives de la Dordogne, L. 516.
  20. Id. L. 518, n° 387.
  21. Archives de la Dordogne, L. 524.
  22. Id. L. 518, n° 393.
  23. Collection du Sorbier.
  24. Archives de la Dordogne, L. 518.
  25. Archives de la Dordogne, L. 570.
  26. Registres de la municipalité (mairie de Montignac).