Journal/Année 1895
ANNÉE 1895
lus je vais, plus j’enfonce. Pas de projets, pas d’avenir,
et sentir sa vie s’en aller comme cela !…
Dieu ? une espérance vague, un pis-aller de compensation.
Je ne voudrais pas ne plus souffrir, je voudrais n’avoir jamais souffert.
Le ciel consolera-t-il jamais d’une vie perdue ?
Je n’aime en toutes choses que les transcendances, les supériorités, et tout m’échappe.
Vingt ans aujourd’hui. Mon Dieu… j’aurais tant de choses à dire, mais je ne veux rien demander. Je ne vois que vous seul, mon Dieu, au haut du long chemin que je vais parcourir.
Je veux croire, mais je veux tout lire, je ne croirai tranquillement qu’après avoir tout lu. Peut-être alors ne pourrai-je plus croire. Je ne veux avoir peur ni d'un côté ni de l’autre, je ne reculerai ni devant les conséquences les plus ascétiques, ni devant les plus désespérantes négations.
S’il s’agissait d’une souffrance morale, la mélancolie pourrait être distraite « par ces légers plaisirs qui font aimer la vie » ; moi je ne suis pas distrayable. Qu’est-ce que la résignation ?
Le désespoir accepté.
Je crois qu’il ne faut pas se plaindre de trouver la vie longue ; c’est une mélancolie, mais ce n’est pas la pire. Pour que le temps semble long, il faut l’avoir senti, qu’il ait laissé une impression. Mais quand on est pour ainsi dire immobilisé dans le temps, tous les moments se rapprochent et se confondent. On a besoin d’apprendre son calendrier par cœur pour s’assurer qu’on vit 24 heures par jour et 8 jours par semaine.
Cette dépréciation du temps mène loin ! Fernande disait qu’elle se trouve vieille ; moi aussi, mais pas comme elle. Je me trouve vieille parce qu’entre la vieillesse et moi, je vois si peu de choses.
Tante H… accepte l’idée du néant, est-ce une force ou une faiblesse ? « On ne souffre plus. » D’abord je déclare qu’on s’illusionne sur ce qu’on souffre. Et puis on ne vit pas pour ne pas souffrir, mais pour être heureux, heureux avec supériorité, avec superfétation.