Journal (Eugène Delacroix)/10 novembre 1823

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 39-42).

10 novembre. — « Je voudrais qu’une femme ait la franchise, avec un homme qui est son ami, de s’expliquer comme le font deux hommes ensemble. Pourquoi êtes-vous venue rue de Grenelle ? C’est plus que des procédés. Ce que je hais le plus, c’est l’incertitude. Dis-moi, chère amie, que nous te sommes également chers. Et pourquoi rougir ? La femme est-elle autrement faite que nous ? Est-ce que nous nous faisons grand scrupule de faire notre cour à un objet qui nous captive momentanément ? Enfin, fais ta profession d’amour. Dis que ton cœur est assez vaste pour deux amis, car ni l’un ni l’autre n’est amant ; je ne serai pas jaloux, et je ne me regarderai pas comme coupable en te possédant. C’est de toutes les manières que je voudrais m’emparer de toi. Avec quelles délices je t’ai pressée sur mon cœur ! Toi-même, tes accents étaient vrais. Tu me dis : « Qu’il y a longtemps, cher ami, que je ne t’ai vu ainsi ! » Mais quoi, ne jamais te voir ! Ne pourrai-je, du moins, si tu es malade, aller moi-même savoir de tes nouvelles ? N’y a-t-il pas quelque moyen ?… »

Et toi, mon pauvre ami ? tu es à plaindre. On n’éprouve pas ce que tu éprouves… Je crois être plus heureux, parce que je me contente de moins… Elle ne nous voit pas coupables du tout en nous abandonnant l’un à l’autre. « Je me mets à votre discrétion », a-t-elle dit.

Ce que je désire vivement, c’est qu’il puisse cesser de l’aimer. Ce jeudi, je l’attends avec bien de l’impatience ; mais après, il n’y en aura plus ; mais elle-même, elle se résout bien facilement à se passer de moi ! Quelle me le dise elle-même, et je serai tranquille.

Même jour. —

« Bonne et chère J…, j’use de tous les privilèges de mes vacances pour me donner la consolation de vous écrire, en attendant celle de vous voir. Ce jeudi, j’y pense beaucoup trop pour un homme qui n’en veut pas souvent de semblables. Quels doux et cruels moments pour moi, bonne amie ! Il me semble que ma lettre va vous ennuyer. N’imaginez pas que je ne vous écrive que pour envoyer mes rêveries, bien tristement (dans tout cela, ma tristesse vient de ce que, comme son véritable ami avant tout, je ne puis la voir, etc.) et chèrement méditées, hélas ! à cette même place où je vous ai vue hier si bonne pour moi. Je veux vous demander une chose sur laquelle je n’ai pas insisté. Soyez assez bonne pour venir demain…

Je suis un grand et indigne indiscret : mais pensez que vous devez m’oublier après ce jeudi… Ah ! pourquoi, bonne J…, n’être pas entièrement franche avec moi ? Pourquoi n’être pas tout à fait l’amie de celui dont le cœur sera toujours plein de votre chère image, et qui donnerait tout pour vous ? Quel doux sentiment vous m’inspirez ! Mais n’appuyons pas sur tous ces sentiments-là. Il y a tant d’affections délicates dans tout, et singulières dans tout ceci, que la tête s’y perd, quand on veut s’en rendre compte : il n’y a que le cœur dont l’instinct soit sûr ; il ne ma jamais trompé sur le degré d’intérêt qu’on me porte.

Adieu ! Adieu donc ! Je compte beaucoup sur vos bontés : vous savez aussi que nous avons des articles à dresser, puis mille choses à nous dire, dont je ne me suis souvenu qu’au moment où je vous ai quittée Tout cela demande bien du temps.

Mes sottises me font rougir de pitié… Que cette vie est triste ! toujours des entraves à ce qui serait si doux ! Quoi ! si vous tombiez malade, je ne pourrais aller moi-même vous demander de vos nouvelles et vous voir à votre chevet ! Enfin ! il en est ainsi… et adieu encore une fois, et la plus tendre et la plus sûre amitié pour la vie. »