Journal (Eugène Delacroix)/11 mars 1850

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 423-425).

Lundi 11 mars. — Repris le dernier tableau de fleurs.

A notre comité chez Pleyel à une heure.

Le soir, chez Mme Jaubert[1]. Vu des portraits et dessins persans, qui m’ont fait répéter ce que Voltaire dit quelque part, à peu près ainsi : Il y a de vastes contrées où le goût n’a jamais pénétré ; ce sont ces pays orientaux, dans lesquels il n’y a pas de société, où les femmes sont abaissées, etc. Tous les arts y sont stationnaires.

Il n’y a dans ces dessins ni perspective ni aucun sentiment de ce qui est véritablement la peinture, c’est-à-dire une certaine illusion de saillie, etc. : les figures sont immobiles, les poses gauches, etc… Nous avons vu ensuite un portefeuille de dessins d’un M. Laurens[2], qui a voyagé dans toutes ces contrées.

Chose qui me frappe surtout, c’est le caractère de l’architecture en Perse. Quoique dans le goût arabe, tout néanmoins est particulier au pays ; la forme des coupoles, des ogives, les détails des chapiteaux, les ornements, tout est original. On peut, au contraire, parcourir l’Europe aujourd’hui, et depuis Cadix jusqu’à Pétersbourg, tout ce qui se fait en architecture a l’air de sortir du même atelier. Nos architectes n’ont qu’un procédé, c’est de revenir toujours à la pureté primitive de l’art grec. Je ne parle pas des plus fous, qui font la même chose pour le gothique ; ces puristes s’aperçoivent tous les trente ans que leurs devanciers immédiats se sont trompés dans l’appréciation de cette exquise imitation de l’Antique. Ainsi Percier et Fontaine ont cru dans leur temps l’avoir fixé pour jamais. Ce style, dont nous voyons les restes dans quelques pendules faites il y a quarante ans, paraît aujourd’hui ce qu’il est véritablement, c’est-à-dire sec, mesquin, sans aucune des qualités de l’Antique.

Nos modernes ont trouvé la recette de ces dernières dans les monuments d’Athènes. Ils se croyaient les premiers qui les aient regardés ; en conséquence, le Parthénon devient responsable de toutes leurs folies. Quand j’ai été à Bordeaux, il y a cinq ans, j’ai trouvé le Parthénon partout : casernes, églises, fontaines, tout en tient. La sculpture de Phidias obtient le même honneur auprès des peintres. Ne leur parlez même pas de l’antique romain ou du grec d’avant ou d’après Phidias.

J’ai vu, parmi les dessins faits en Perse, un entablement complet, chapiteaux, frise, corniche, etc., entièrement dans les proportions grecques, mais avec des ornements qui le renouvellent complètement, et qui sont d’invention.

— Dans la journée, j’avais été chez Pleyel, me réunir à ces messieurs pour finir l’affaire de Clésinger.

— Se rappeler dans les dessins persans ces immenses portails à des édifices qui sont plus petits qu’eux ; cela ressemble à une grande décoration d’opéra dressée devant le bâtiment. Je n’en sache pas d’exemple nulle part.

  1. Dans son charmant livre intitulé Souvenirs, Mme Jaubert a écrit d’intéressantes notes sur Delacroix et ses séjours à Augerville chez Berryer : « Delacroix, aimable, séduisant, d’une politesse exquise, sans aucune exigence, jouissait pleinement à Augerville d’une sorte de vacance qu’il s’accordait. » Elle y raconte une anecdote très intéressante sur les rapports de Delacroix avec la princesse Belgiojoso.
  2. Jules Laurens peintre et lithographe, né en 1825, élève de Paul Delaroche. En 1847, il fut chargé par le gouvernement d’accompagner Hommaire de Hell, envoyé en mission en Turquie, en Perse, en Asie Mineure, et il dessina pendant ce voyage des sites, des types, des costumes qui étaient encore peu connus. Il a publié en 1854 la relation de ce voyage.