Journal (Eugène Delacroix)/12 janvier 1824

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 51-53).

Lundi 12 janvier. — Ce matin, rendez-vous avec Raymond Verninac, pour voir M. Voutier, qui vient de la Grèce où il a été employé avec distinction, et qui va y retourner. C’est un bel homme, il à l’air d’un Grec ; sa figure marquée de petite vérole et les yeux petits, mais vifs, et il semble plein d’énergie. Ce qu’il a vu cent fois, avec une nouvelle admiration, c’est le soldat grec qui, après avoir renversé son ennemi et l’avoir foulé de son talon, crie avec enthousiasme : Tito Eleutheria ! Au siège d’Athènes, où les Grecs avaient poussé leurs ouvrages jusqu’à portée du pistolet des murailles, il empêcha un soldat de tuer un Turc qui paraissait aux créneaux, tant il fut frappé de sa belle tête.

— Massacres de Scio durant un mois. C’est à la fin de ce mois que le capitaine Georges d’Ipsara, avec, je crois, cent quarante hommes, fit incendier le vaisseau-amiral ; tous les principaux officiers y périrent et le capitan-pacha lui-même. Les Grecs se sauvèrent sains et saufs. Un vaisseau qui portait de Candie à Constantinople la tête du brave Balleste, officier français, avait relâché à Scio et s’était paré de son horrible trophée. Le vaisseau fut incendié, et la tête du brave Balleste eut un tombeau digne de lui.

— En sortant de déjeuner avec Raymond Verninac et M. Voutier, été au Luxembourg. Je suis rentré à mon atelier saisi de zèle et, Hélène étant arrivée peu après, j’ai de suite fait quelques ensembles pour mon tableau. Elle a emporté malheureusement une partie de mon énergie de ce jour.

— Le soir, Dimier[1] nous donne un punch chez Beauvilliers[2].

— Mardi dernier, 6 janvier, dîné chez Riesener, avec Jacquinot et la fille du colonel, son frère[3]. Elle n’a pas de beaux traits, mais je désire vivement conserver longtemps l’impression de sa physionomie italienne, et surtout cette netteté de teint (sans avoir précisément un beau teint), et cette pureté de formes. J’entends cet arrêté, ce tendu de la peau qui n’appartient qu’à une vierge. C’est un souvenir précieux à garder pour la peinture, mais je le sens déjà qui s’efface.

— Hier dimanche 11, dîné chez la maîtresse de Leblond ; aucune impression que vulgaire.

— C’est donc aujourd’hui lundi 12 que je commence mon tableau.

  1. Probablement Abel Dimier, sculpteur, né en 1794.
  2. Restaurant du Palais-Royal, qui eut son heure de réputation avant la Révolution, jusqu’en 1793, et reprit ensuite sa vogue sous l’Empire et la Restauration.
  3. Sans aucun doute le général Charles Jacquinot, cousin germain de Delacroix.
    Son frère, le colonel Nicolas Jacquinot, devint sénateur sous l’Empire.