Journal (Eugène Delacroix)/14 mai 1830

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 142-144).

Mercredi 14 mai. — Article sur Michel-Ange[1]. Heureux homme ! il a pétri le marbre et animé la toile, etc. Mais qu’importe après tout, si la nature vous a donné, dans quelque genre que ce soit, d’animer, de faire vivre ! Quel bonheur de rendre la vie, l’âme ! — Chacun des plans, dans l’ombre, ou plutôt dans tout effet de demi-teinte, doit avoir chacun son reflet particulier ; par exemple, tous les plans qui regardent le ciel, bleuâtres ; tous ceux qui sont tournés vers la terre, chauds, etc., et changer soigneusement, à mesure qu’ils tournent. Les plans de côté reflétés verts ou gris.

Dans Véronèse, le linge froid dans l’ombre, chaud dans le clair.

Quand il y a beaucoup de figures, qu’elles aient bien l’air de se correspondre comme grandeur, suivant le plan où elles sont.

La pâleur dans les reflets indique, plus que le reste, la pâleur, ou de la maladie, ou de la mort. Burnet[2]dit que Rubens entoure ordinairement la masse de lumière de l’ombre, et ne se sert de vigueur dans le clair que pour lier. Sa lumière est composée de teintes fraîches, délicates, etc. Au contraire, dans les ombres des teintes très chaudes qui sont de l’essence ordinaire du reflet et ajoutent ainsi à l’effet du clair-obscur. Il n’y met surtout pas de noir.

Mettre dans l’ombre des tons feuille morte (Van Dyck), bruns, opposés au rouge.

La Femme au bain : pour les chairs, teinte locale plate ; pour les clairs, de rouge de Venise et blanc, dans laquelle, suivant l’endroit des clairs, jaune de Naples et blanc, de jaune de Naples, blanc et noir pêche, de blanc et noir pêche. Les ombres préparées avec tons de reflets orangés les plus chauds et des tons gris d’ombre par places, tels que blanc, jaune Naples et terre d’ombre, etc.

Un grand avantage de composer toujours les mêmes tons est pour la facilité de retoucher et de rentrer dans ce qu’on a fait.

Il y a beaucoup d’académique dans Rubens, surtout dans son exécution, surtout dans son ombre systématiquement peu empâtée et marquant beaucoup au bord.

Le Titien est bien plus simple sous ce rapport, ainsi que Murillo.

  1. Cet article parut dans la Revue de Paris en 1830. Delacroix avait inscrit en tête de son étude ce fragment des poésies du grand artiste qui peint si exactement la hauteur et la fierté d’âme qu’il admirait en lui par-dessus toutes choses : « J’ai du moins cette joie, au milieu de mes chagrins, que personne ne lit sur mon visage ni mes ennuis ni mes désirs. Je ne crains pas plus l’envie que je ne prise les vaines louanges de la foule ignorante… et je marche solitaire dans les routes non frayées. »
  2. John Burnet, graveur et peintre anglais, né en 1784, mort en 1862 ; auteur d’un grand nombre de planches remarquables.