Journal (Eugène Delacroix)/15 avril 1853

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 158-160).

Vendredi 15 avril. — Le préfet nous dit ce matin à notre comité, où on débattait une question de cimetière, qu’à propos de l’insuffisance des cimetières de Paris il existait un projet d’un sieur Lamarre ou Delamarre, qui proposait sérieusement d’envoyer les morts en Sologne, ce qui aurait l’avantage de nous en débarrasser et de fortifier le terrain.

J’avais été, avant la séance, voir les peintures de Courbet[1]. J’ai été étonné de la vigueur et de la saillie de son principal tableau[2] ; mais quel tableau ! quel sujet ! La vulgarité des formes ne ferait rien ; c’est la vulgarité et l’inutilité de la pensée qui sont abominables ; et même, au milieu de tout cela, si cette idée, telle quelle, était claire ! Que veulent ces deux figures ? Une grosse bourgeoise, vue par le dos et toute nue sauf un lambeau de torchon négligemment peint qui couvre le bas des fesses, sort d’une petite nappe d’eau qui ne semble pas assez profonde seulement pour un bain de pieds. Elle fait un geste qui n’exprime rien, et une autre femme, que l’on suppose sa servante, est assise par terre, occupée à se déchausser. On voit là des bas qu’on vient de tirer : l’un d’eux, je crois, ne l’est qu’à moitié. Il y a entre ces deux figures un échange de pensées qu’on ne peut comprendre. Le paysage est d’une vigueur extraordinaire, mais il n’a fait autre chose que mettre en grand une étude que l’on voit là près de sa toile ; il en résulte que les figures y ont été mises ensuite et sans lien avec ce qui les entoure. Ceci se rattache à la question de l’accord des accessoires avec l’objet principal, qui manque à la plupart des grands peintres. Ce n’est pas la plus grande faute de Courbet. Il y a aussi une Fileuse[3] endormie, qui présente les mêmes qualités de vigueur, en même temps que d’imitation… Le rouet, la quenouille, admirables ; la robe, le fauteuil, lourds et sans grâce. Les Deux Lutteurs montrent le défaut d’action et confirment l’impuissance dans l’invention. Le fond tue les figures, et il faudrait en ôter plus de trois pieds tout autour.

O Rossini ! O Mozart ! O les génies inspirés dans tous les arts, qui tirent des choses seulement ce qu’il faut en montrer à l’esprit ! Que diriez-vous devant ces tableaux ? Oh ! Sémiramis !… Oh ! entrée des prêtres, pour couronner Ninias !

  1. En ce qui touche l’opinion de Delacroix sur Courbet et le réalisme, nous nous sommes expliqué dans notre Étude (voir t. I, p. xxx, xxxi). Voici ce que le maître écrivait dans un des albums de son Journal : « Eh ! réaliste maudit, voudrais-tu par hasard me produire une illusion, telle que je me figure que j’assiste en réalité au spectacle que tu prétends m’offrir ? C’est la cruelle réalité des objets que je fuis, quand je me réfugie dans la sphère des créations de l’Art. » Et plus loin : « Il existe un peintre allemand nommé Denner, qui s’est évertué à rendre dans ses portraits les petits détails de la peau et les poils de la barbe : ses ouvrages sont recherchés et ont leurs fanatiques. Véritablement ils sont médiocres et ne produisent point l’effet de la nature. On objectera peut-être que c’est qu’il manquait de génie ; mais le génie même n’est que le don de généraliser et de choisir. » Baudelaire a merveilleusement commenté les causes de l’antipathie d’Eugène Delacroix pour l’art de Courbet.
  2. Le tableau auquel Delacroix fait allusion est celui qui figura au Salon de 1853 sous ce titre : Demoiselles de village. Ce sont deux baigneuses, l’une debout, vue de dos, l’autre assise sur l’herbe. Chenavard raconte que Delécluze disait de cette dernière : « Cette créature est telle, qu’un crocodile n’en voudrait pas pour la manger. »
  3. Cette Fileuse figurait à l’Exposition universelle de 1889.