Journal (Eugène Delacroix)/15 juillet 1848

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 378-381).

Dimanche 15 juillet. — J’écris à Peisse[1], à propos de son article du 8. Lundi 23 juillet. — Je dînais chez Mme de Forget avec Cavé, sa femme, etc.

Le soir, M. Meneval[2] me parlait de l’affreuse conduite des généraux et maréchaux de l’Empereur, à Arcis-sur-Seine ou sur Aube. M. F…, logeant dans une autre maison que celle de l’Empereur, et traversant une place pour se rendre près de lui, trouva un groupe de généraux, parmi lesquels le maréchal Ney, qui délibéraient entre eux s’ils ne feraient pas subir à leur bienfaiteur le sort de Romulus : le tuer, l’enterrer là, leur semblait un moyen comme un autre de se débarrasser et d’aller jouir dans leur hôtel ; c’était, disaient-ils, le fléau de la France, etc. L’Empereur, à qui M. F… raconta la chose avec l’émotion concevable, se contenta de dire qu’ils étaient fous.

Le maréchal Ney fut le plus inconvenant vis-à-vis de lui, après la bataille de la Moskowa,… se plaignant qu’en ménageant la garde, il l’avait privée des fruits d’une victoire plus complète. Ce fut encore lui le plus cruel à Fontainebleau ; il alla jusqu’à menacer l’Empereur de lui faire un mauvais parti, s’il n’abdiquait pas.

Dans le cours de la campagne de Russie, dans un village où l’Empereur, étant logé à l’étroit, n’avait pu avoir près de lui le prince Berthier, M. Meneval, ayant été le trouver pour les affaires de l’armée, le trouva la tête dans les mains, la figure couverte de larmes ; il lui demanda la cause de son chagrin. Berthier ne craignit pas de lui dire combien il était affreux de se voir contrarié sans fin dans ses entreprises : « A quoi sert, disait-il, d’avoir des richesses, des hôtels, des terres, s’il faut sans cesse faire la guerre et compromettre tout cela ? »

Napoléon n’opposait que la patience à leurs plaintes et à leurs reproches souvent odieux ; il les aimait, malgré leur ingratitude, et comme de vieux compagnons.

Avant les dernières années, me disait M. Meneval, personne n’avait osé se permettre une observation devant un ordre de lui… La confiance l’avait en partie abandonné, mais point du tout la sûreté et la fermeté de son génie, comme la campagne de France l’a si bien prouvé. Si à Waterloo, à la fin de la bataille, il eût eu sous la main cette réserve de la garde qu’il refusa d’engager à la Moskowa, il eût encore gagné la bataille, malgré l’arrivée des Prussiens.

Je demandai à M. Meneval s’il n’avait pas été tout à fait indisposé à la Moskowa, suivant l’opinion accréditée généralement. Il fut effectivement souffrant et atteint, surtout après la bataille, d’une telle extinction de voix qu’il lui fut impossible de donner un ordre verbal. Il était obligé de griffonner ses ordres sur des chiffons de papier ; cependant il avait toute sa tête. Mais après la bataille de Dresde, l’indisposition subite dont il fut saisi paralysa toutes les opérations, entraînant la défaite de Vandamme, etc.

Pendant le consulat, il était fort souffrant de la gale rentrée qu’il avait contractée au siège de Toulon. Il s’appuyait contre sa table, se pressant le côté avec les mains dans des crises de souffrances violentes. Sa pâleur, sa maigreur, à cette époque, expliquent cet état maladif. Corvisart le débarrassa, au moins en apparence, de son mal, mais il est probable que le mal dont il mourut doit sa cause première à cette cruelle maladie.

  1. Louis Peisse, littérateur, né à Aix en 1802. fut d’abord conservateur des objets d’art au Mont-de-piété de Paris, puis conservateur du Musée des études à l’École des Beaux-Arts. Il a publié des articles de critique et de philosophie dans le Producteur, le National, la Revue des Deux Mondes, les Salons de 1841 à 1844, dans ce dernier recueil. La lettre en question, qui figure dans la Correspondance (t. II, p. 18), contient des remerciements au critique pour un article élogieux que celui-ci avait fait paraître dans le Constitutionnel après le Salon de 1849.
  2. Baron de Meneval, né en 1778, mort en 1850. Ancien secrétaire du premier Consul, et plus tard de l’Empereur ; il accompagna Napoléon dans ses campagnes, fut nommé baron et maître des requêtes au conseil d’État. Il vécut dans la retraite à partir de la seconde Restauration, et se consacra à la publication des souvenirs historiques sur l’Empire.